Avec ou sans Ferdinand Brunetière, sur le chemin critique

En 1896, au moment où Maurras publie son Prologue d’un essai sur la critique, la référence incontournable en la matière s’appelle Ferdinand Brunetière. Ce personnage haut en couleurs, bien oublié de nos jours, dirige alors la Revue des deux mondes depuis près de vingt ans. Académicien, professeur à l’École normale supérieure, il est l’auteur d’une multitude de volumineux ouvrages qui font autorité. Maurras, pourtant, ne lui consacre qu’un paragraphe du Prologue, et c’est pour som­mairement l’exécuter.

Brunetière développe alors une vision générale de la littérature qui s’inspire du darwinisme ; ce que Zola cherchait à fonder pour l’expression littéraire elle-même, Brunetière l’étend au discours sur la littérature toute entière et sur son histoire. Inutile de préciser que tout ceci est loin de convaincre Maurras. Mais cela vaut-il d’y consacrer de longs développements ?

Le déclencheur viendra un peu plus tard, lorsque Brunetière annonce qu’il se rapproche de la foi. En fait il se rallie à la démocratie chrétienne naissante, lui apportant un renfort de poids qui en modifie le centre de gravité. D’ailleurs, les écrits de Brunetière qui sont aujourd’hui aisément accessibles sont ceux de ses dernières années (il mourra en 1906), consacrés à son cheminement vers la croyance et à la traduction politique qui en découle.

Maurras fait alors paraître le 14 janvier 1899 dans la Revue encyclopédique Larousse une étude circonstanciée, La Décadence de M. Ferdinand Brunetière vue de la fin du siècle, dans laquelle il reconnaît certains mérites à Brunetière, bien qu’il y proclame également que celui-ci n’a ni goût ni jugement, ce qui est pour le moins sévère s’agissant d’un critique !

Mais au-delà des termes de cette décadence, qui donne en passant à Maurras l’occasion de régler leur compte aux Parnassiens, ce texte contient nombre d’éléments qui viennent compléter le Prologue et annoncer L’Avenir de l’intelligence, si bien qu’il sera ensuite republié à diverses reprises, même si entre temps Brunetière est tombé dans l’oubli.

Il reparaîtra ainsi, d’abord en 1913 dans l’ouvrage Charles Maurras et la Critique des lettres, préfacé par Henri Clouard, avec deux autres études consacrées à Barrès et à Verlaine, puis en 1923 dans le recueil L’Allée des philosophes, enfin sous une forme réduite des deux tiers, dans les Œuvres capitales, sous le titre Brunetière ou le faux critique.

Un obscur recoin réservé à l’espoir

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Pendant les années d’occupation, la production journalistique de Charles Maurras se réduit ; le papier manque, et la censure est omniprésente. La rareté fournit l’occasion de prendre un certain recul avec une actualité dramatique, pour toujours y revenir avec un message d’unité et d’espoir.

Ainsi, le 29 septembre 1943, Maurras publie dans Candide le récit d’une histoire vécue dans son jardin de Martigues, la réapparition subite d’un fruit merveilleux dont on croyait l’arbre porteur perdu à jamais ; c’est l’« Apologue sous un figuier ».

La Providence s’y laisse prendre à faire aux mortels un don gratuit et inattendu, heurtant frontalement toute la mystique de l’action que Maurras enseigne depuis des années. À celui qui prêche un engagement incessant, affirmant qu’aucun effort n’est vain mais que sans effort aucun résultat ne sera obtenu, voilà que la nature et le Hasard viennent combler l’oisif de bienfaits inespérés. Il y faut une leçon tout de même, et ce sera, comme le croyaient les Anciens, la grâce qui finira par émerger de la barbarie pour sourire au « misérable peuple des hommes ».

En 1949, cet article est réédité avec quelques autres productions des mêmes années dans un recueil à faible tirage, Inscriptions sur nos ruines, sous le nouveau titre La Figue-Palme.

Le maurrassisme et la notion de contre-révolution

De Maurras à la contre-révolution, le lien semble être évident et d’affirmation facile. Maurras n’était-il pas « contre la Révolution » ? les noms de Maistre et Bonald ne viennent-ils pas spontanément quand on évoque Maurras et sa formation ? et les contre-révolutionnaires ne se sont-ils pas incarnés longtemps dans l’Action française au point que l’on a pu peiner à en distinguer ailleurs ?

À y regarder de près, cependant, les choses sont plus nuancées et révèlent des articulations plus fines : mettre en valeur ces nuances et questionner avec une méthodologie serrée d’histoire des idées cette notion de contre-révolution est le propos de Tony Kunter, qui s’entretient avec neuf personnes liées à ces thèmes par leurs fonctions, leurs champs de compétence ou leur histoire personnelle comme familiale :

Michel Fromentoux ;
Nicole Maurras ;
Jean de Bonald ;
Hilaire de Crémiers ;
Pierre Pujo ;
Claude Goyard ;
Henri Gept ;
Stéphane Giocanti ;
Jean Bastier.

Servitudes et grandeurs de la critique

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Pendant ses premières années d’écriture, les articles que le jeune Charles Maurras publiait dans diverses revues avaient pour première fonction de lui assurer ses fins de mois. Les sujets en étaient variés, mais l’actualité littéraire y tenait naturellement la première place, car telle était la demande des lecteurs et des abonnés.

La fin du dix-neuvième siècle marqua en effet l’apogée fugace de l’écrit, du livre et du journal, du théâtre et à la poésie. L’espace aujourd’hui occupé par le cinéma et la télévision, l’image et l’écran, l’enregis­trement et la communi­cation, demeurait alors propriété sans partage de la littérature. La critique avait de ce fait une position centrale, majeure, et Maurras y acquit rapidement ses galons.

Si bien qu’en 1896, à l’âge de 28 ans, il a assez d’expérience pour rédiger une théorie de la critique. Ce sera fait en une nuit, comme il le racontera beaucoup plus tard. Il lui donne un tour modeste, l’intitulant Prologue d’un essai sur la critique, laissant entendre qu’il ne s’agit que d’un prélude à de plus longs développements, à une Somme qu’on imagine monumentale.

Mais cette Somme, cet Essai ne viendra jamais. Maurras avait fait le tour de la question, et il ne jugea pas nécessaire d’aller au delà de ce Prologue, dont le texte se suffit à lui-même et n’appelle pas de longs développements qui en émousseraient le tranchant. Il a cependant des allures d’inachevé, le huitième et dernier chapitre consacré aux Destinations de la critique se contentant de quelques « fragments », qu’on imagine griffonés au petit matin avant l’heure limite de remise du manuscrit.

Publié dans la Revue encyclopédique Larousse, le Prologue ne reparaîtra que 31 ans plus tard, dans la Revue universelle de Jacques Bainville, puis, comme de nombreux articles de jeunesse de Maurras, sous forme d’édition au tirage limité. Ce sera en 1932, avec une couverture ornée d’un curieux dessin géométrique. Promu alors au rang de texte maurrassien majeur, il sera repris dans les Œuvres capitales puis, à titre posthume, en tête de Critique et Poésie.

La présentation analytique du Prologue annonce quelque peu L’Avenir de l’intelligence, qui suivra six ans plus tard, mais on en retiendra surtout la théorie que Maurras fait du goût, puis du style, pour lequel il se place en continuateur du discours prononcé 143 ans plus tôt par Buffon devant l’Académie française.

Signalons aussi l’article « Maurras critique » d’Antoine Compagnon.

Le brave Wladimir ou la sage princesse ?

Dans le prologue et l’épilogue du Mont de Saturne, publiés en même temps que le conte en 1950 mais dont on ignore la date d’écriture, deux personnages se font face. Entre eux, objet de leur désaccord, il y a le cadavre de Denys Talon. L’écrivain s’est bien suicidé, comme il l’avait écrit et décrit. Il avait alors environ quarante ans.

Nous vous proposons aujourd’hui ces deux textes réunis mais édités séparément du Mont de Saturne.

La ligne de vie de Denys Talon indiquait qu’il ne mourrait qu’à quatre vingt ans. Et le corps retrouvé dans sa chambre est celui d’un vieillard ! Le policier Wladimir, qui prend le temps de lire le manuscrit autobiographique de Denys Talon, pense avoir trouvé la clef de l’énigme ; en une nuit d’agonie, l’écrivain a vieilli de quarante ans. Le défi présomptueux qu’il a lancé à l’échéance inéluctable de sa destinée aura échoué. Malgré lui, la prédiction chiromancique se sera vérifiée, et, dans un temps accéléré, Denys Talon aura vécu en quelques heures toutes les tranches de la vie qui lui était promise et auxquelles il pensait pouvoir se soustraire.

De tout cela, l’avisée Princesse ne croit pas un mot. Quelle farce ! Ce n’est qu’un coup littéraire, elle en est persuadée. Denys Talon aura monté cette macabre supercherie pour mieux vendre son livre ! Il se sera procuré un macchabée flétri chez les carabins, et le crédule Wladimir n’y a vu que du feu.

Que dire de ce plaisant dialogue ? Maurras s’y met-il un tant soit peu en scène ?

On aimerait se laisser aller dans ce sens, tant Maurras aura fait de Denys Talon un autre soi-même. Mais les éléments d’identification sont bien minces, et il sera plus sage de n’y voir qu’un bouquet de fictions et de fantaisies.

La scène ne se passe pas vers 1948 (année où Maurras atteint ses 80 ans), mais plutôt vers 1930 (Jean Chiappe est préfet de police), voire quelques années plus tôt (Henri Bergson, au sommet de la célébrité, commence à virer au gourou). Mais est-ce suffisant pour penser que Maurras situe l’échec de sa vie au moment de la condamnation papale de 1926 ?

Wladimir est un brave garçon, mais il entend les mots au premier degré et fait trop aveuglément confiance aux maîtres qu’il s’est donnés. Peut-on pour autant voir en lui un de ces Camelots activistes qui se sont lancés à corps perdu dans la Cagoule, pour perdre peu à peu tout sens des réalités politiques et du Bien commun ?

Quant à la Princesse, elle incarne le bon sens, une intelligence toute féminine faite de finesse et de mesure, et peut-être aussi la tentation de céder au confort de ces élites bourgeoises qui, de 1937 à 1942 ou 1944, porteront Maurras l’académicien au faîte de l’intelligence officielle en nettoyant sa pensée de toute dimension subversive ?

Ne plus savoir raison garder, ou ne plus chercher à changer le monde ? Dilemme buridanien d’autant plus synonyme de mort que l’énigme de l’âge du cadavre de Denys Talon est, par nature, une fiction sans solution… Et c’est Henri Bergson qui en fait les frais.

Si Maurras semble avoir des comptes à régler avec ce philosophe, ce n’est certainement pas pour le contrer sur ses théories du temps ; ce sujet peut certes justifier quelques piques amusées, guère davantage. Mais Bergson n’a pas été qu’un penseur ; il aura aussi laissé utiliser son immense prestige pour cautionner le pacifisme de la Société des Nations. Il s’est identifié à la conviction que le meilleur rempart contre les guerres réside dans le développement de l’éducation, choses que Maurras a toujours qualifié de nuées. Comme bien d’autres, Bergson avait les mains pures, mais il n’avait pas de mains…