Le Zola désolant d’avant J’accuse

Émile Zola, l’icône incontournable de la bien-pensance sociale, la référence des références du courage, de la probité et de la droiture, l’homme qui avec Jean Jaurès et Victor Hugo compte une avenue dans chaque commune de France qui se respecte, Émile Zola, ce monument de la morale moderne, de l’humanisme démocratique, aurait-il eu des zones d’ombre ?

Ou du moins, est-il pensable qu’il ait pu être attaqué, critiqué, moqué, rejeté par des gens qui n’auraient pas été d’affreux cléricaux, des piliers de l’intolérance, des fourriers du fascisme ?

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Rendons à Blériot ce qui est à Blériot

En publiant récemment l’article de Maurras sur l’industrie tel qu’il a été repris en 1931 dans le recueil Principes, nous confessions notre ignorance sur sa première date de parution. Tout au plus envisagions-nous qu’il ne soit pas sans rapport avec la première traversée de la Manche par Blériot, le 24 juillet 1909.

Un lecteur érudit nous a apporté la solution de l’énigme. Qu’il soit ici remercié ! L’article a été effectivement publié pour la première fois dans L’Action française du 7 août 1909, et repris en 1933, avec mention de la source, dans le Dictionnaire politique et critique — mais sous une rubrique de portée générale où nous n’avions pas eu l’idée de le chercher. En revanche il est bien absent, ce que nous nous expliquons mal, de Mes Idées politiques, et il a été explicitement composé à propos de l’exploit de Blériot, comme l’indiquent le premier et le dernier paragraphe, qui n’ont pas été repris dans Principes, ceci expliquant cela…

Premier paragraphe :

Il me faut répliquer aux taquineries amicales de quelques lecteurs un peu offusqués, disent-ils, de mon admiration désordonnée pour le vol du français Blériot sur la Manche et, généralement, pour toutes les prouesses de nos inventeurs, quels qu’ils soient. Mon péché est bien vieux, et je le commets cent fois le jour ; me sentant toujours prêt à le recommencer, mieux vaut s’en expliquer une bonne fois.

Dernier paragraphe :

Ceux qui m’ont reproché de leur faire perdre pied dans les nues avec Blériot remercieront le héros français de nous avoir menés, par un autre chemin, aux racines des choses, sujet coutumier de nos réflexions.

La passion de Maurras pour l’aviation ne se démentira pas par la suite, comme en témoignent nombre d’articles quotidiens du temps de la Grande Guerre, et cet extrait de la préface de La Musique intérieure de 1925 :

Tandis que ces pensées, et bientôt les vers et les strophes qui les élevaient à la dignité de la poésie, roulaient comme des astres sur les parties liantes de mon esprit, il était impossible de ne pas reconnaître qu’elles me ramenaient dans les voies royales de l’antique espérance au terme desquelles sourient la bienveillance et la bienfaisance d’un Dieu. Quelle synthèse subjective pourrait aboutir autre part ? Mais, parallèlement à ce chemin montant que suivait la méditation comme une prière, se développait, sans la contredire, autre forme du même effort, le grave cantique viril, circonspect, examinateur, mais nullement timide, jamais découragé, des entreprises de l’action et de l’invention, de l’art audacieux et de la science victorieuse. Lorsque j’étais enfant, du même esprit dont je suivais la céleste ascension des âmes et des anges, il m’était arrivé d’imaginer un type de navire volant qui tournât le dos à la nuit pour suivre, à vitesse d’étoile, le flot de pourpre et d’or de ces couchants vermeils qui font briller aux yeux, et par là même au cœur, un autre rêve d’immortalité de joie et d’amour : entre cet ancien rêve personnel ainsi ranimé et celui, plus ancien, de tous les esprits de ma race, la composition n’avait pas à choisir. Comme une barque prise entre deux mouvements trouve de la douceur à les suivre l’un après l’autre, je me confiais à ce double cours balancé, avec une espèce de foi obscure, quelque chose assurant qu’à défaut de mon âme, le Poème saurait aborder quelque part.

Citons également l’article que publie Maurras le 24 septembre 1913, lendemain de la première traversée de la Méditerranée par Roland Garros :

C’est le Temps des philosophes et des mythologues, le temps des horloges et des pendules que le splendide exploit de l’aviateur Garros semble menacer de plein cœur.

De Saint-Raphaël à Tunis, les vaisseaux mettent aujourd’hui une quarantaine d’heures environ. Garros fendant les voies de l’air a dévoré le même espace en quatre heures trois quarts. Ainsi une distance de 900 kilomètres s’est contractée au point de n’en figurer que la dixième partie au point de vue du temps.
On peut faire en 240 minutes ce qui en exigeait hier 2400. Que la même progression se poursuive, qu’un autre mode plus rapide soit découvert d’ici quelques années, le même vol s’opérerait en 24 minutes, c’est à dire en 1440 secondes et bientôt, de réduction proportionnelle en réduction proportionnelle (pourquoi pas ? ), en 144 secondes, et ces deux minutes douze secondes réduites à leur tour au dixième finiraient par composer une division du temps sensiblement égale à l’absence de temps, c’est à dire à la simultanéité ; on serait (ou bien peu s’en faudrait pour l’épaisseur de nos sens) tout à la fois à Saint-Raphaël et à Tunis, au même moment !

Voilà qui fait bondir le cœur de curiosité, d’orgueil, d’espérance, mais peut-être aussi d’inquiétude. Après avoir admiré la magnanimité héroïque de l’aviateur, aussi ingénieux et adroit qu’intrépide, il faut se représenter les conditions de vie nouvelle qui s’offrent au genre humain. On se plaint et on souffre déjà d’une vie trépidante ; que sera-ce quand la trépidation elle-même abolie, on jouira d’une espèce d’ubiquité ? Je me demande où sera la place de la pensée, de la méditation et de ses lentes mesures.
En glorifiant Vigny l’autre jour, on a généralement oublié les beaux vers gnomiques où le poète des Destinées a rappelé les conditions qui s’imposent non seulement à la Poésie, mais à la science à la sagesse et à toutes les conduites vraiment dignes de l’homme qui dirige, de haut, la Muse :

Car il faut que ses yeux sur chaque objet visible
Versent un long regard comme un fleuve épanché,
Qu’elle interroge tout avec inquiétude,
Et des secrets divins se faisant une étude,
Marche, s’arrête et marche avec le col penché…

La marche et le repos seront pratiquement abolis ; qu’en sera-t-il de la vie ?

La solution commune de tant de questions si diverses est invariable : discipline et discipline. Si, moralement, intellectuellement, socialement, les principes de l’ordre ne sont pas renforcés, l’homme ne pourra que rouler tout entier aux dissolutions.

Ici, Maurras sort quelque peu de son émerveillement devant les prouesses technologiques, et laisse sa place à l’inquiétude. S’il cite Alfred de Vigny, c’est qu’on vient de commémorer le cinquantenaire de sa mort (17 septembre 1863). Or dans son poème La Maison du Berger, on trouve de curieuses prémonitions sur les futures conquêtes de la science, notamment aux strophes 18 et 19 (sur 48) d’où est extraite la citation reprise par Maurras :

La distance et le temps sont vaincus. La science
Trace autour de la terre un chemin triste et droit.
Le Monde est rétréci par notre expérience
Et l’équateur n’est plus qu’un anneau trop étroit.
Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne,
Immobile au seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un calcul silencieux et froid.

Jamais la Rêverie amoureuse et paisible
N’y verra sans horreur son pied blanc attaché ;
Car il faut que ses yeux sur chaque objet visible
Versent un long regard, comme un fleuve épanché ;
Qu’elle interroge tout avec inquiétude,
Et, des secrets divins se faisant une étude,
Marche, s’arrête et marche avec le col penché.

Une préface à Platon

Sans être familier pour le grand public, le nom de Léon Robin (1866–1947) reste connu des philosophes et des hellénistes : outre un Platon qui est une bonne introduction, il a signé, parmi quantité d’autres livres et articles, un ouvrage resté classique sur La Pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique. Il fut également l’un des traducteurs importants de Platon en français.

L’Amitié de Platon fut précisément écrite par Maurras pour préfacer un volume de ces traductions de Platon : celle du Banquet suivi du Phédon, en 1933.

Cette Amitié a en outre paru à part dans la Revue universelle des 1er et 15 février 1933, puis sous forme de plaquette, puis comme livre d’art en 1936, enfin dans le recueil Les Vergers sur la mer en 1937.

Après guerre, le nom de Maurras deviendra encombrant pour les éditeurs, et l’on ne verra plus ce texte servir de préface aux traductions de Léon Robin, qui seront elles rééditées à de très nombreuses reprises ; les œuvres complètes de Platon dans la collection de la Pléiade sont encore aujourd’hui « traduites, présentées et annotées par Léon Robin ».

Le texte est révélateur de ce que Maurras, que l’on pourrait sans doute tirer sans trop de scrupules du côté de la philosophie politique ou morale, n’est cependant pas un philosophe : sa lecture de Platon reste celle d’un humaniste — certes distingué, les citations multipliées le prouveraient s’il en était besoin — ou d’un honnête homme excellemment formé dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est que son attention n’est pas attirée par les articulations fines des concepts platoniciens : Maurras procède par les articulations larges et parfois lâches du texte, plus proche en cela de Victor Cousin ou de Sainte-Beuve que de Léon Robin qu’il préface. Encore faut-il préciser qu’il n’était sans doute pas lui-même mécontent de ce qu’en procédant ainsi plus par les conclusions platoniciennes que par l’étude de l’élaboration proprement philosophique d’une pensée, il ne se livrait pas à une démarche philosophique : Maurras n’a jamais prétendu être métaphysicien, et il est sans doute révélateur qu’il ait préfacé le Phédon et le Banquet, non le Parménide ou le Philèbe.

Aussi on n’en sera pas étonné : c’est essentiellement à l’influence platonicienne, à sa réception et à ce qu’elle produisit dans l’histoire intellectuelle de la France que Maurras est sensible ; le tableau historique qui remplit les premières parties du texte le montre clairement, la suite le dit d’une autre manière, qui parle à grands traits, à propos du Banquet, des conceptions platoniciennes de l’amour : n’y voit-on pas Auguste Comte et Clotilde de Vaulx convoqués au détour d’un paragraphe ?

Enfin il faut remarquer à l’occasion de ce texte l’approche de l’homosexualité par Maurras : sans doute il la condamne et la voit comme une tare, fidèle en cela aux enseignements sexuels hygiénistes du dix-neuvième siècle et du premier vingtième siècle. Cependant, il faut souligner que contrairement à certains hellénistes ou érudits du moment, il ne la dissimule pas, et ne se dissimule pas la difficulté qu’elle représente dans sa vision de Platon. Si la solution trouvée par Maurras, qui revient à voir dans Platon et sa réflexion sur l’amour une préfiguration du catholicisme marial via les grandes figures féminines de la littérature occidentale, nous paraît aujourd’hui un peu naïve dans sa position toute a posteriori et son manque de problématisation, l’effort fait pour passer de la difficulté que lui pose l’homosexualité dans sa lecture des textes à une solution qui ne revient pas à balayer le problème sous le tapis est porteuse d’une certaine modernité, même si cette modernité n’est en partie plus la nôtre. Elle est en tous cas éloignée du discours académique qui était alors courant, embarrassé et puritain, voire simplement négateur de l’homosexualité antique.