Les premiers articles de Charles Maurras

Le Livre d’Or du Jubilé littéraire de Charles Maurras est paru en juillet 1937. C’est un ouvrage de luxe tiré à 341 exemplaires, dont 200 réservés aux souscripteurs qui se sont inscrits pendant l’année 1936 sur une liste de « bienfaiteurs de l’Action française ». Les dates ont une certaine importance, car à quel millésime, 1886 ou 1887, faut-il faire remonter les débuts littéraires de Charles Maurras ?

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Louis XIV

On a souvent pu faire de Maurras un théoricien de la monarchie, en l’absence même d’une vaste synthèse sur le sujet, tant les textes paraissent abondants qui donnent cette théorie par bribes ou par pans plus ou moins étendus, qu’il n’y aurait ensuite qu’à relier entre eux par ce que l’on n’appelait pas encore des copiés-collés quand l’entreprise fut commencée, du vivant même du Maître.

Reste que cette manière de procéder, pour être utile et même irremplaçable, ne s’en fait pas moins au prix d’une certaine distorsion.

Certains textes sont utiles pour contrebalancer ce qu’elle a de systématique, de trop ordonné et parfois d’un système artificiel opposé aux intentions de Maurras lui-même. Ainsi ce texte sur Louis XIV tiré de l’Almanach de l’Action française pour l’année 1936 : loin des réflexions institutionnelles ou de théorie politique au sens habituel d’une réflexion sur les pouvoirs et leur organisation, elle part de la figure de Louis XIV, figure il faut bien le dire un peu rebattue, et le texte qui s’ouvre sur une évocation des mensonges de l’instruction républicaine muée en propagande grossière n’évite pas la difficulté : face au Louis XIV grotesquement travesti d’un maréchal des logis mal embouché, on attend le Louis XIV en image naïve et édifiante d’une certaine tradition royaliste.

Il n’en est rien : si les grandeurs du règne sont évoquées, passage obligé, ce n’est pas pour nourir une image pieuse ou fondre une statue équestre là où l’adversaire crayonnait une caricature. C’est pour évoquer l’utilité toujours présente du grand siècle et du grand Roi, en comparant la guerre de Succession d’Espagne et la guerre espagnole de Napoléon. Éprouvantes l’une comme l’autre, désatreuses même à bien des égards, mais la première « fertile » et la deuxième « stérile » écrit Maurras.

Ainsi l’excellence de Louis XIV, celle des conceptions royales à ce moment clef de notre histoire, ne se mesure ni à l’aune d’une image idéalisée ou caricaturée, ni à celle de conceptions politiques — soyons plus clairs : de conceptions idéologiques — dont procéderaient ces images contraires. Mais à l’aune de ce qui dure dans le temps et y perdure dans son excellence ou son utilité.

La guerre d’Espagne de 1709 nous soutenait encore en 1914. (…) Son [Louis XIV] art, son goût, son génie portent conseil, leçon, exemple, par les enseignes qui furent propres à sa grandeur : cette grandeur qui fait les délices et l’orgueil des élites du genre humain parce que son principe n’est pas de briller dans le temps, mais de lutter et de tenir énergiquement contre lui.

Cela écrit peu avant que ne s’ouvre une troisième guerre d’Espagne dont on avait déjà pressenti des signes inquiétants en 1935. Les élections de février 36 allaient tout précipiter, on sait que ne pas avoir à garder notre frontière pyrénéenne n’aura été d’aucun secours face à l’impréparation, aux erreurs et aux impuissances républicaines de l’été 40.

Jacques Bainville, l’infaillible précision

Moins d’un an après la mort de Jacques Bainville, au tout début de 1937, Lectures, son premier livre posthume, est publié chez Fayard. Maurras lui donne une préface que la Revue universelle fait paraître en avant-première dans son numéro du 1er décembre 1936.

Maurras est incarcéré à la Santé depuis le 29 octobre ; ce texte qui est d’abord un hommage à l’ami dont la place laissée vide ne sera jamais comblée est aussi une première et courte ébauche de La Politique naturelle qu’il rédigera en prison les semaines suivantes. L’évocation du génie de Bainville est en effet la meilleure introduction possible à des considérations sur la méthode en histoire, en politique et en sciences sociales, sur la nature des lois de la marche des sociétés et sur les méfaits de l’esprit de système.

La disparition prématurée de Jacques Bainville, cadet de onze ans de Maurras, sera pour l’Action française une perte irrémédiable. Elle est le pendant de celle d’Henri Vaugeois, survenue vingt ans plus tôt. Dans l’un et l’autre cas, Maurras décrit ces départs comme de véritables amputations personnelles. Cependant les effets ne s’en feront sentir que de manière diffuse et différée ; car dans l’immédiat, ce sont les conséquences des incidents survenus lors de l’enterrement de Jacques Bainville qui détermineront tant l’histoire que les réactions et le comportement du mouvement royaliste, face au régime, à ses dissidences et à la montée de la puissance militaire allemande.

Prodige de précision et de lucidité, et surtout de rapidité dans le diagnostic, le personnage de Bainville s’installera peu à peu dans les esprits comme un mythe associé à un âge d’or de l’Action française, une référence que chacun invoquera à l’appui de ses propres positions, et l’objet d’incessantes lamentations uchroniques : qu’eût-il fait, s’il était encore parmi nous ?

Une préface à Platon

Sans être familier pour le grand public, le nom de Léon Robin (1866–1947) reste connu des philosophes et des hellénistes : outre un Platon qui est une bonne introduction, il a signé, parmi quantité d’autres livres et articles, un ouvrage resté classique sur La Pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique. Il fut également l’un des traducteurs importants de Platon en français.

L’Amitié de Platon fut précisément écrite par Maurras pour préfacer un volume de ces traductions de Platon : celle du Banquet suivi du Phédon, en 1933.

Cette Amitié a en outre paru à part dans la Revue universelle des 1er et 15 février 1933, puis sous forme de plaquette, puis comme livre d’art en 1936, enfin dans le recueil Les Vergers sur la mer en 1937.

Après guerre, le nom de Maurras deviendra encombrant pour les éditeurs, et l’on ne verra plus ce texte servir de préface aux traductions de Léon Robin, qui seront elles rééditées à de très nombreuses reprises ; les œuvres complètes de Platon dans la collection de la Pléiade sont encore aujourd’hui « traduites, présentées et annotées par Léon Robin ».

Le texte est révélateur de ce que Maurras, que l’on pourrait sans doute tirer sans trop de scrupules du côté de la philosophie politique ou morale, n’est cependant pas un philosophe : sa lecture de Platon reste celle d’un humaniste — certes distingué, les citations multipliées le prouveraient s’il en était besoin — ou d’un honnête homme excellemment formé dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est que son attention n’est pas attirée par les articulations fines des concepts platoniciens : Maurras procède par les articulations larges et parfois lâches du texte, plus proche en cela de Victor Cousin ou de Sainte-Beuve que de Léon Robin qu’il préface. Encore faut-il préciser qu’il n’était sans doute pas lui-même mécontent de ce qu’en procédant ainsi plus par les conclusions platoniciennes que par l’étude de l’élaboration proprement philosophique d’une pensée, il ne se livrait pas à une démarche philosophique : Maurras n’a jamais prétendu être métaphysicien, et il est sans doute révélateur qu’il ait préfacé le Phédon et le Banquet, non le Parménide ou le Philèbe.

Aussi on n’en sera pas étonné : c’est essentiellement à l’influence platonicienne, à sa réception et à ce qu’elle produisit dans l’histoire intellectuelle de la France que Maurras est sensible ; le tableau historique qui remplit les premières parties du texte le montre clairement, la suite le dit d’une autre manière, qui parle à grands traits, à propos du Banquet, des conceptions platoniciennes de l’amour : n’y voit-on pas Auguste Comte et Clotilde de Vaulx convoqués au détour d’un paragraphe ?

Enfin il faut remarquer à l’occasion de ce texte l’approche de l’homosexualité par Maurras : sans doute il la condamne et la voit comme une tare, fidèle en cela aux enseignements sexuels hygiénistes du dix-neuvième siècle et du premier vingtième siècle. Cependant, il faut souligner que contrairement à certains hellénistes ou érudits du moment, il ne la dissimule pas, et ne se dissimule pas la difficulté qu’elle représente dans sa vision de Platon. Si la solution trouvée par Maurras, qui revient à voir dans Platon et sa réflexion sur l’amour une préfiguration du catholicisme marial via les grandes figures féminines de la littérature occidentale, nous paraît aujourd’hui un peu naïve dans sa position toute a posteriori et son manque de problématisation, l’effort fait pour passer de la difficulté que lui pose l’homosexualité dans sa lecture des textes à une solution qui ne revient pas à balayer le problème sous le tapis est porteuse d’une certaine modernité, même si cette modernité n’est en partie plus la nôtre. Elle est en tous cas éloignée du discours académique qui était alors courant, embarrassé et puritain, voire simplement négateur de l’homosexualité antique.