Le Zola désolant d’avant J’accuse

Émile Zola, l’icône incontournable de la bien-pensance sociale, la référence des références du courage, de la probité et de la droiture, l’homme qui avec Jean Jaurès et Victor Hugo compte une avenue dans chaque commune de France qui se respecte, Émile Zola, ce monument de la morale moderne, de l’humanisme démocratique, aurait-il eu des zones d’ombre ?

Ou du moins, est-il pensable qu’il ait pu être attaqué, critiqué, moqué, rejeté par des gens qui n’auraient pas été d’affreux cléricaux, des piliers de l’intolérance, des fourriers du fascisme ?

Eh bien, il faut en prendre son parti. Le Zola que Maurras nous décrit, pièces à l’appui, dans un article publié le 14 mars 1896 dans la Revue encyclo­pédique, est un personnage orgueilleux, imbuvable et irascible, qui a perdu ses disciples et que le jeunesse littéraire repousse. Et parmi ces cadets qui ne voient en lui qu’une vieillerie dépassée incapable de se renouveler, un auteur à fric qui n’écrit que pour vendre et qui pense plus à vendre qu’à écrire, on trouve de jeunes Juifs qui deviendront peu après les cadres fondateurs du sionisme…

Curieux Zola, dont la vulgate moderne ne veut retenir que le fameux « J’accuse » en imaginant sans doute qu’il a été rédigé sur le Massillia. On ne sait plus guère ce que fut le Naturalisme, ni ses liens étroits et revendiqués avec des conceptions de la science et de la société qui prévalaient alors, et qui ont été cent fois dépassées depuis par de nouvelles vagues des progrès de la connaissance et des modes associées. On ne veut voir dans la série des Rougon-Macquart qu’un documentaire sur la misère du peuple, forcément objectif puisque l’indignité est du côté des riches. On ne veut voir en Zola qu’un précurseur clairvoyant en toutes choses, le littéraire, le social, les mœurs, la peinture, la démocratie… et on y arrive fort bien, car aux hagiographes serviles rien n’est impossible.

L’impasse du Naturalisme fut dénoncée en public dès le 18 août 1887, quand Le Figaro publia une déclaration connue sous le nom du « Manifeste des Cinq ». Neuf années plus tard, la page semblait tournée : le Naturalisme est mort, et Zola sera vite oublié.

Il ne le sera pas, car il tentera avec l’affaire Dreyfus un coup de poker qui s’avérera gagnant, au-delà de toute mesure. Il se refera devant l’Histoire officielle une virginité inattaquable. Et le Zola oublié, c’est désormais celui des années précédant le « J’accuse », ces années de gourou désavoué bavant de rancœur et fourbisseur d’anathèmes.

Les ambiguïtés survivront néanmoins. Lorsqu’en 1933 il s’agira de commémorer à Médan le souvenir de Zola, qui prononcera le discours d’éloge funèbre du Naturalisme ? Ce fut un jeune écrivain, médecin de son état et encore largement inconnu, dont nous publions pour l’occasion le curieux plaidoyer : un certain Louis-Ferdinand Céline, qui ne passe pas aujourd’hui pour avoir été un parangon de tolérance et de démocratie !

L’article de Maurras sera repris en 1925 dans le recueil Barbarie et Poésie. Il ne concerne pas que Zola et le Naturalisme ; il évoque une autre école dépassée, le Parnassisme, à travers la figure de son survivant Catulle Mendés, et l’école à la mode, le Symbolisme et son prophète Mallarmé.

L’opinion de Maurras sur Mallarmé préfigure l’analyse plus complète qu’il fera juste après la mort de ce dernier. Au passage, Maurras nous apprend par le menu comment Mallarmé a été élu « Prince des Poètes » après la mort de Verlaine, alors que lui-même avait fait campagne pour Jean Moréas dans un article où il se laisse aller, vis à vis de Verlaine, à quelques critiques qu’il ne reprendra plus par la suite ; autant Mallarmé restera un « irritant et scandaleux échec » (préface de La Balance intérieure), autant Verlaine sera élevé au rang de « Maître et témoin de ma vie d’esprit ».