pdf

Sur Verlaine

I

Les meilleures pages de Paul Verlaine ne sont peut-être pas celles que l'on cite le plus. Je compte, pour ma part que les honnêtes gens, comme ils cessent déjà d'avoir du goût pour l'ataxie et les autres lésions nerveuses, d'ici peu se détourneront d'Il pleure dans mon cœur et de Le ciel est par dessus le toit… Une génération d'écrivains languissants a longtemps proposé ces pauvretés à notre estime mais enfin elle meurt, et nous commençons à connaître nos véritables sentiments.

Paul Verlaine laisse un grand nom ; mais je ne sais s'il laisse une œuvre. Il est vrai que, sauf les plaquettes publiées à la fin de sa vie, il n'a pas fait, à proprement parler, de mauvais livre. Tous ses livres sont distingués. II y a du bon jusque dans les Poèmes saturniens et jusque dans Bonheur. Mais, non plus, il ne lui est jamais arrivé de rien soutenir de parfait. Je doute qu'il y ait aucun de ses poèmes, et même aucune de ses strophes, qui se lie jusqu'au bout. Je mets à part sa prose, prose d'humeur, parfois piquante ; elle fait toutes les grimaces, elle a donc tous les caractères, hormis, je pense, les caractères de la beauté.

Il faut garder de Paul Verlaine quelques vers isolés, qui sont admirables. Ce sont des soupirs ou des cris ; ce sont les courtes étincelles émanées d'un foyer divin. Assurément, un tel auteur naquit poète Et, loin que l'habileté lui fit défaut le moins du monde, il ne manquait ni de science ni de goût. Ce goût, s'il fut mauvais, le fut de parti-pris. On peut dire que Paul Verlaine a voulu et qu'il a préparé et raffiné ses pires fautes. Peu d'hommes ont mieux su ce qu'ils faisaient ; mais il était vraiment pervers.

II

J'imagine qu'il fut formé pour avertir et menacer les écrivains de son « Parnasse ». Il leur a révélé une profonde vérité. Par Verlaine, les mieux doués d'entre tous ces mauvais ouvriers purent, du moins, sentir qu'il n'y a pas de véritable talent où il n'y a point de génie. Le plus adroit mécanicien a besoin de la force d'imagination et de la sensibilité ; il en faut, et beaucoup, pour composer seulement des souliers qui aillent bien ; il en faut davantage encore pour réussir quelque sonnet qui soit néanmoins un poème. Les Parnassiens manquaient de ces dons essentiels. Par son succès plus encore que par son œuvre, Verlaine fit entendre à ses malheureux compagnons qu'ils étaient déjà morts, ou qu'ils n'en valaient guère mieux.

Paul Verlaine a rendu à la Renaissance des Lettres un service d'un autre genre ; car il a poussé à l'extrême les conséquences de la poétique mise en cours vers 1830. Les Romantiques déclaraient la liberté de l'art : il l'a pratiquée, lui, et d'un zèle sauvage et fou. Il a perdu la langue, abîmé le style, et réduit à rien la pensée. D'un si profond degré d'humiliation, tout esprit généreux n'a pu que rebondir vers la lumière, l'ordre, la force, la grâce virile et les autres disciplines de la beauté.

Autre bonheur. L'exemple de Verlaine aura contribué à perdre un grand nombre de sots. Cela est bon, même pour eux. Leur infortune fut si claire et leur perte si assurée que tous les autres spectateurs en prirent avis pour eux-mêmes… Il est des bâtiments qui n'eussent jamais fait une navigation : mais ils ont quelquefois la chance de couler dès la sortie du port, sur des fonds si propices que toute leur quille est en l'air et que l'on peut même y allumer des feux pour la nuit. Grâce à Verlaine, un tas de jeunes gens tinrent ce rôle bienfaisant et profitable et, de mauvais bateaux, devinrent d'utiles épaves. Ils marquent bien la route que nous ne suivrons pas.

III

Mais il me reste à désigner un successeur à Paul Verlaine, qui, dit-on, hérita de Leconte de Lisle le sceptre de la poésie.

Voter ainsi me plaît assez : un tel usage tend à rétablir dans la littérature les coutumes et les mœurs d'une monarchie. Que les lettres soient en République, ce plébiscite ne me montre que mieux combien il est vrai que les hommes ont le goût naturel de l'autorité.

Toutefois, il y a ici pour moi un léger embarras : et je tiens à m'en dégager.

L'auteur des Poèmes barbares 1 vivait, que je ne me cachais à personne de le tenir pour l'infime subalterne de Paul Verlaine ; et, dès lors, je tenais aussi Jean Moréas pour ce qu'il était, c'est-à-dire le maître et l'aîné véritable de ces deux vieillards d'une inégale stérilité. Il ne me semblait même point qu'il fût tolérable de voir ensemble ces trois noms : comparables entre eux, et pour de communes misères, ni Leconte de Lisle, ni Verlaine ne me paraissaient approcher de l'auteur délicieux des Allégories Pastorales, d'Enone au clair visage, du Bocage moral et plaisant et de tant d'autres poèmes du même charme.

Je dirai donc que le sceptre de la poésie était tombé en une sorte de déshérence depuis la mort d'André Chénier. De très grands hommes, et doués magnifiquement, entre lesquels personne ne pourra oublier le nom de. Lamartine, n'ont fait que le toucher à peine, sans le relever. Soit le malheur des temps, la décadence de la langue, l'affaiblissement des esprits ou le règne odieux de la populace dans les lettres, soit quelque autre raison, ont fait que notre France se trouvait justement le plus pauvre de poésie lyrique au moment même où tout le monde se mêlait de chanter et pensait même défier un Racine ou un La Fontaine.

On vit d'ailleurs des défaillances presque coupables. Quel dommage, n'est-il pas vrai, que le divin auteur de Leuconoé des Noces Corinthiennes, de la Prise de Voile, de l'Ode à la Lumière et des charmants poèmes épars dans le Lys Rouge, que M. Anatole France ait ainsi délaissé la poésie dès sa jeunesse ou qu'il n'y ait fait que des retours trop rapides ! Notre tradition naturelle brillait d'un doux éclat sous les traits innocents de ses filles antiques. Mais il est vrai qu'il se voyait entouré de tant de barbares ! La solitude eût mieux valu qu'une pareille compagnie. C'est dans la solitude que notre Mistral a grandi. Ce génie sans pareil a refait pour les provinces de langue d'oc un ouvrage analogue à celui de Dante pour l'Italie et de Goethe pour l'Allemagne.

Mais c'est de poésie française qu'il s'agit maintenant. Depuis l'apparition du Pélerin Passionné, et surtout depuis les retouches essentielles qu'il a faites à ce beau livre, Jean Moréas, mon maître et mon ami, m'est le signe vivant de la poésie nationale. Il en porte la destinée et on lui saura gré de l'excellente influence qu'il a prise sur ses disciples dont je tiens à nommer au moins M. Raymond de la Tailhède. Jean Moréas nous fait remonter à nos sources. Cet heureux Athénien, après nous avoir restauré plus d'un genre lyrique, l'ode, la chanson, l'épigramme, l'épître, même la satire et surtout l'élégie, qu'il a rendue si belle, nous promet une tragédie : la première représentation d'une nouvelle Iphigénie, imitée d'Euripide, dont quelques scènes achevées courent déjà de main en main, verra tous ces instincts classiques, refoulés depuis soixante ans aux veines de la France, prendre enfin leur revanche du désastre de Hernani.

Charles Maurras
  1. Leconte de Lisle. [Retour]

Texte paru dans la revue la Plume, no 163 du 1er février 1896, p. 103-105. Numéro consacré à un congrès des poètes. Divers auteurs étaient invités à écrire ce qu'ils pensaient de Verlaine, mort récemment, et à désigner qui mériterait de lui succéder.

Vous pouvez télécharger ce texte au format Adobe PDF.

Retourner à la liste des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.