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Prologue d'un essai sur la critique

Introduction à l'édition de 1932

À LUCIEN MOREAU

Mon cher ami, vous souvient-il de cette esquisse inachevée ? Elle a paru à la fin de 1896 dans notre vieille Revue encyclopédique Larousse. Vous y étiez secrétaire de la rédaction. Votre oncle, mon ami vénéré, M. Georges Moreau, la dirigeait. Votre cher et regretté père l'administrait.

En réimprimant ces feuillets d'après le manuscrit retrouvé, un peu plus étendu que le premier texte public, et que, d'ailleurs, je charge de nombreuses retouches de détail, il faut bien déclarer que l'œuvrette ressemble à bon nombre de mes autres œuvres, car elle vous doit d'exister.

C'était le temps, le beau temps de nos premières disputes, non politiques, mais littéraires. Vous n'étiez pas encore allé à Poestum 1 où vous deviez être touché de la grâce dorique. Je revenais d'Athènes, et la Revue retentissait de mes blasphèmes contre une multitude d'écrivains à la mode. Leurs dévots répondaient, clabaudaient, menaçaient. Devant l'insipide tapage vous me dîtes que ces fureurs pourraient se calmer et, en tous cas, le public impartial en juger, à la condition que je fisse un exposé général de principes rendant raison de mes carnages. Je vous avais promis sur le champ de tenter quelques chose dans cette direction. Le plaisir d'y songer m'empêcha d'en écrire. Les semaines coururent d'été en automne. Quand l'hiver arriva, je n'avais pas noué mon fruit. Vous m'en demandiez des nouvelles. J'y pense, répondais-je, et rien n'était plus vrai, car je ne faisais que cela. D'autres fois je vous avouais que cela avançait, mais sans avoir écrit un mot ; ces principes voluptueusement caressés semblaient se méfier de la plume et de l'encre, et vouloir mûrir en esprit.

Or, un soir, cette sommation me parvint : il vous fallait la pièce au lendemain midi. Ma montre marquait ce que l'on appellerait aujourd'hui la vingt-et-unième heure… Je m'enfermai rue du Dragon, dans la petite pièce chauffée d'un poêle à feu continu et écrivis sans débrider. Minuit sonna, l'aube blanchit, j'écrivais toujours. Je ne quittai cette table des Muses qu'une quarantaine de minutes avant midi, cent pages abattues, qui représentaient tout au moins le prologue du grand œuvre amicalement réclamé. Je n'avais pas encore ainsi travaillé : quatorze heures de suite !

Noir de noble poussière, il fallut m'étriller à grande eau pour pouvoir sortir. M'étant jeté dans un vieux fiacre qui remontait la rue de Rennes, j'accablai le cocher de prières, de promesses, d'injures, pour le déterminer au plus improbable galop. Il arriva comme vous fermiez malignement vos portes et vous prépariez à descendre perfidement votre degré ; il n'était que midi moins cinq ! De bonne foi, vous respirâtes. J'étais sauvé. L'honneur aussi. Nous bouclerions l'année avec Les Principes, et vous iriez les vérifier à Poestum. 

Mon cher ami, aviez-vous vingt ans ? Je n'en avais pas trente. La soixantaine bien sonnée, qui m'avertit, me donne le droit de vous dire que nous aurons décrit ensemble un des plus beaux cycles de l'intimité de l'esprit. Par quels temps difficiles ! Sous quels maux publics et privés ! La longue adversité vaincue imprime à deux noms accolés sur la même feuille un petit accent de trophée. Sans fausse modestie ni gloriole vaine, on peut être sensible au plaisir du regard promené sur un hier lointain, où tout a poli et passé, non la confiance, non l'amitié.

Relirez-vous ceci ? Mon indiscrétion ne vous épargnera pas cette peine. Alors, je vous prie, allez jusqu'aux notes et voyez que la juste fureur de rétablir la vérité, pour parer aux nigauderies comme aux impostures, n'a rien cédé encore aux frimas du vieil âge. Soyons des amis et des ennemis très sûrs, pourvu que l'amitié, comme l'inimitié, soit en règle avec le bon sens ; tout cela se tient trop pour être démembré et, comme dit Térence, « aut haec cum illis sunt habenda, aut illa cum his amittenda sunt 2 ».

Conservons-nous entiers, pour la cause qu'il faut servir, jusqu'à nos derniers souffles !

1931

Prologue d'un essai sur la critique

Entre les reproches que peut recevoir un critique, il en est qui tombent d'eux-mêmes ou qui se défont l'un par l'autre. Un écrivain m'a refusé, un jour, tout droit de juger les poètes sous le prétexte que ma prose manquait de poésie ; j'aurais pu lui montrer le même défaut dans ses vers. Un autre veut absolument qu'un critique sans complaisance soit un sophiste plein de ruse, mais exempt de conviction, un rhéteur fatigué, mais souple, comme il en naît quand le raffinement extrême d'une race l'a conduite à la décadence ; là-dessus le pauvre critique se sentirait inquiet s'il ne se présentait un troisième censeur pour le classer, tout au contraire, dans le groupe inculte et sauvage des primitifs.

Il ne faut rien répondre. Le dépit, la rancune des auteurs contestés, l'inquiétude et l'indignation naïve de leur entourage sont des fureurs bien naturelles. La plus claire des discussions n'y saurait rien changer. Le critique sera bien sage de se taire. Il prendra garde seulement de ne pas trop se réjouir de tant d'injures maladroites. Même, il fera bien de chercher si quelqu'une de ces sottises n'enferme une idée vraie et un reproche juste, afin de faire son profit de ce qui devait le blesser.

Les objections auxquelles il faut répliquer en détail intéressent plutôt un genre littéraire que la personne d'un auteur, un mode de style plutôt qu'un ouvrage particulier. Il est vrai qu'elles sont innombrables. Mais on peut s'en tenir aux chefs principaux. Un procédé meilleur encore est d'exposer en détail sa propre doctrine, de telle sorte que le lecteur puisse voir les fondements, justes ou non, mais nets et simples, des opinions manifestées au jour le jour. Peut-être que ces Entretiens sur les Lettres gagneront de l'aisance et de la clarté si je rapporte ici mon idée de la critique, de son principe, de sa règle, de sa destination.

Sans y mettre plus de système ou de méthode que n'en comporte la matière, je procéderai avec ordre. Mais le soin que je prends deviendrait inutile, si je ne commençais par détruire un grand préjugé.

I
Dignité de la critique

La critique est rangée entre les arts mineurs. Je n'oublierai jamais sur ce sujet un mot de Catulle Mendès 3. Il venait de complimenter un jeune écrivain de je ne sais quel petit essai de critique.

— Maintenant, cher ami, apportez-moi, dit-il, quelque chose de personnel.

M. Mendès est un lettré fort érudit, en même temps qu'un adroit conteur et un versificateur qui passe pour habile. Mais c'est aussi le contraire d'un esprit libre. Il représente en perfection les idées de son temps. Aussi son témoignage doit-il être gardé comme un indice de l'état de l'esprit public. Prenons, afin d'éviter de longs détours, ce mot de « personnalité » pour synonyme de talent et de génie, et voyons ce que voulait dire M. Mendès, bien d'accord en ceci avec la commune opinion.

L'esprit critique est une chose, le talent du poète ou du conteur en est une autre, tout opposée. Le critique ne produit pas, puisqu'il « critique » et l'on ajoute même, par conversion des termes, que le poète et le romancier, qui produisent, ne critiquent pas… Nous pouvons rapporter sans sourire ces sentiments. Ils ne nous paraissent étranges qu'à la réflexion. Mais ils paraissent bien étranges quand on songe à qui les professe ou les professait : Flaubert, Goncourt, Zola, Coppée, Silvestre 4, enfin les réalistes et les parnassiens. Ces messieurs estiment que c'est produire que de « tourner » et de « menuiser » un sonnet sur l'aspect d'un jardin, la couleur d'une rue ou la courbe d'une colline, c'est produire que de décrire des arbres, des maisons, des épées, des fleurs, des amphores ; c'est produire que de restituer une à une les formes et les couleurs qui composent le monde. Ils le pensent. Ils appellent ce travail une création. Mais d'extraire le sens d'un livre, de peindre la figure des idées d'un auteur, d'en expliquer la suite et la génération, cela, à les entendre, est le fait d'une activité inférieure et ne ressemble en rien à leur noble métier 5.

Pourtant les deux œuvres sont exactement les mêmes. Il n'y a de différence réelle que dans le sujet. Ce que les romanciers et les poètes descriptifs accomplissent avec des matériaux empruntés au vaste monde, il est des critiques descriptifs qui le réalisent absolument de même, avec des éléments empruntés à ce petit monde construit de main d'homme que l'on trouve sur les rayons des bibliothèques.

Et s'il y a, certes, un autre art que le descriptif, plus haut, plus noble et plus puissant, il y a une autre critique que la descriptive. De même que la description d'un livre peut valoir la description d'une prairie ou d'un palais, pour l'effort mental dont elle est le signe, comme pour l'effet esthétique produit ; ainsi l'invention d'un caractère, l'histoire d'une vie, l'imagination d'un type ou d'un ordre de beauté peut attester la même force et donner la même émotion, que tout cela soit fait d'après les livres ou d'après nature. Le poète sent, choisit, assemble, ordonne d'après un rythme qu'il invente ; enfin il fixe et il exprime ce qu'il a senti et créé. On retrouve chacun de ces mouvements en critique ; il y faut ainsi, et au même degré, sentir, choisir, grouper, ordonner, créer, composer, finalement écrire.

« Le critique, dit-on, ne tire pas tout de lui-même.

— Mais, me montrera-t-on que le poète ait fabriqué de son propre fonds les fleurs, les fruits, les eaux, les étoiles et toutes les images dont il a rempli ses poèmes ? Comme au critique, sa matière lui est donnée. »

Il semble pourtant que la matière du critique soit peut-être d'un grain plus fin. Le poète travaille sur l'ensemble des ouvrages de la nature qui se sentent, se voient, se rêvent. Le critique s'attache en particulier aux œuvres humaines. Le poète fait, si l'on veut, l'abrégé de la substance de l'univers. Il traduit, il nous rend sensibles les beautés possibles ou réelles du monde. Mais le critique extrait l'essence de cette essence de beauté.

Je ne sais pas d'esprit un peu délicat et puissant qui de nos jours n'ait essayé cet instrument de la critique. Et nos œuvres critiques seront peut-être celles que retiendra le plus justement la postérité. Un Sainte-Beuve et un Renan auront de vives chances de faire oublier quelque jour les Flaubert, les Leconte 6, peut-être même les Hugo. Mais les critiques osent à peine convenir de la juste idée qu'ils se font de leur dignité. Ils croient devoir réserver leur vrai sentiment, comme s'il s'agissait d'une vérité trop nouvelle.

C'est une vieille vérité. Les Anciens ne l'ignoraient pas. Il y eut dans l'ancienne Athènes des espèces de critiques (on les appelait des rhapsodes) qui, tout en remplissant peut-être fort bien cet office, hésitaient, à la façon des nôtres, sur l'importance de leur charge littéraire ; mais ils se forgeaient, en revanche, la chimère d'une critique en quelque sorte scientifique. Ion 7 fut de ce nombre. Dans le dialogue qui porte le nom de ce rhéteur, on voit Socrate lui montrer en riant la vérité sur le rhapsode et la rhapsodie :

« Il me paraît, répond Ion à une adroite question de son maître, que les poètes, par une faveur divine, sont auprès de nous les interprètes des dieux.

— Et vous autres rhapsodes, lui demande Socrate, n'êtes-vous pas les interprètes des poètes ?

— Cela est vrai.

— Vous êtes donc, répond Socrate, les interprètes d'interprètes. » 8

Il ajoute que cette seconde interprétation n'a pas lieu, plus que la première, sans une aide divine. Le rhapsode est un homme inspiré comme le poète ; Ion lui-même, qui récite et explique Homère comme personne, Ion, qui défie « Métrodore de Lampsaque, Stésimbrote de Thasos et Glaucon de dire d'aussi belles choses que lui sur Homère », Ion est possédé d'Homère, comme Homère était possédé du ciel, de la terre et de tout ce que voit le soleil. C'est un « homme divin ». Il ne manquerait pas de surpasser Homère, comme l'œuvre d'Homère, étant humaine, passe la nature et la vie, si les dieux avaient donné au rhapsode Ion un génie égal à la fonction sublime qu'il avait reçue d'eux. Ion a manqué de génie. C'est là-dessus que porte tout le solide de l'ironie de Platon. Mais, depuis, sont nés Sainte-Beuve, et Renan, et France. Notre corps d'état grandit avec eux.

II
Espèces de critiques

Les récents empiétements de la critique contemporaine doivent être comptés entre les causes du mépris où retombe aujourd'hui cet art. On fait, sous couleur de critique, à propos d'écrivains vivants ou morts, des études et des rêveries de psychologie, où rien n'est négligé que le soin de nous dire la valeur des livres cités, comptés, analysés. On fait de la critique descriptive, on s'efforce de nous peindre la forme, la couleur, le mouvement d'un style ; mais l'auteur se dérobe au moment décisif. Quand il faut juger et conclure, la synthèse est perdue de vue.

On fait de la critique historique, où les deux genres qui précèdent sont combinés. L'intérieur, l'extérieur, les alentours des œuvres se trouvent explorés avec une patience extrême, une verve digne d'éloge. L'auteur, son monde et son pays revivent ; mais, s'il y a, là-dedans, quelque bel endroit, de quel genre en est la beauté, et qu'est-ce que les hommes s'accordent à sentir devant elle, on s'applique à le négliger entièrement, ou l'on se contente de le dire à la dérobée, avec une espèce de honte. Ç'a été le défaut de l'école de Taine, et Sainte-Beuve avait donné dans ce travers en définissant sa propre méthode. Mais dans la pratique de l'art, il y échappait par sa grâce, parce qu'il avait l'esprit bon et le sens aigu. Partout où le promenaient ses curiosités, qu'il aimait à dire savantes, le mot tombait naturellement de sa plume pour exprimer, avec une force très claire, de véritables jugements. Il n'en convenait pas toujours. Il préférait se faire appeler botaniste. Il était bien ce qu'il était.

La valeur de la critique philologique et grammaticale, celle qui dépouille attentivement les textes, en compte les syllabes, sait sentir et fixer la valeur des moindres traits du langage, est certainement très considérable. Je ne sais pourquoi, cependant qu'on exagère l'importance des autres modes, on rit parfois de celui-là. Il est rude, difficile, un peu sec au lecteur. Mais il rend des services. Autant que la descriptive, plus peut-être que la psychologique et que l'historique, cette critique nous rend compte de l'état des pièces à voir, et elle permet au sentiment de s'étendre et de se borner avec exactitude à ses véritables objets 9.

Est-ce de la critique ?

On a soutenu, il est vrai, qu'en la mêlant avec les autres, on peut obtenir une critique « scientifique ». C'est une expérience dont on ne m'abusera plus. Qu'il y ait matière à saisir dans les livres, des reflets, des échos précis du monde où les auteurs naquirent, Taine en est le garant. Que, de plus, les livres puissent également représenter les goûts, les sentiments et les préférences de leurs auteurs, c'est encore possible, et je ne contredirai pas Émile Hennequin 10 ; il a fait une observation nouvelle et curieuse, qui eût gagné à de plus libres développements. Les vues de Taine et d'Hennequin peuvent même être organisées en corps de science, mais à la condition de sortir de la critique et de faire retour à l'histoire, à la politique, à l'économie. Ces sciences, si toutefois ce mot convient, donneront à notre art un concours précieux ; elles en resteront distinctes.

Un genre de critique supra-scientifique est celui des esthéticiens, soit qu'ils vérifient, à coup sûr, dans les ouvrages de l'esprit, les conséquences et les retentissements des idées qu'ils ont découvertes à la source de l'Être ; soit que, déguisés en naturalistes, ils instituent des classements et croient étudier des métamorphoses qui n'existent que dans les figures de leur langage. La méthode de M. Ferdinand Brunetière n'est pas moins dérisoire que celle de M. Lévêque 11. Il convient pourtant de le dire, ni l'un ni l'autre ne se trompe sur la fonction de la critique. Ils savent qu'elle consiste très précisément à choisir. Mais, d'une part, M. Lévêque estime qu'il y a en nous un type précis, immobile et tombé du ciel qui représente la beauté et auquel nous comparons les ouvrages avant de dire s'ils sont beaux ou laids. Il ne semble point voir que le jugement esthétique est chose bien plus délicate, encore que plus simple : un cas de sensibilité. D'autre part, M. Brunetière, qui n'est guère platonicien, s'occupe beaucoup moins du sentiment qu'il manifeste, assez souvent sans rien sentir, que d'instituer des vues générales auxquelles il attribue une rigueur extrême. On l'en a justement repris. Il manque à ses systèmes inflexibles d'être fondés sur une expérience littéraire qui soit vraiment propre à l'auteur ; il leur manque, de plus, ces expressions de réserve courtoise, de doute, d'incertitude et de modestie qui ne sont pas de simples précautions du discours puisqu'elles témoignent que l'on traite d'une manière d'histoire humaine la plus fine, la plus instable, la plus vivante, la plus spirituelle aussi. Tous les mots sont trop forts pour saisir cette complexité, plus divine encore qu'humaine ; car les mots ont été forgés pour le plus grossier commerce de la vie. Pour qu'une critique s'élève au-dessus de l'expression directe du plaisir et de la peine que les livres nous font, pour qu'elle pose des lois et qu'elle en discute sans trop d'incertitude ni d'impropriété, il faut que son langage soit porté à la perfection. Ce n'est pas le langage de M. Brunetière.

J'ai gardé pour la fin une espèce de critique qu'il convient d'appeler morale, mais qui est aussi religieuse. Elle a fourni de beaux chapitres à des hommes de goût, un Saint-Marc Girardin 12, un Chateaubriand. Il convient de la célébrer avant que de la définir. Cette critique consiste, en effet, dans son principe, à juger de la beauté d'une œuvre d'après ses relations avec une certaine idée morale ou religieuse de la vie. Là, encore une fois, la critique sort d'elle-même. Il y a de beaux livres entièrement mauvais et pernicieux. Il y a des livres excellents qui ne sont pas beaux. Quoi qu'on puisse penser de la rencontre, à l'infini, du beau et du bien, on ne peut pas dire qu'ils ne soient pas distincts, puisqu'on les trouve tels au courant de toute l'histoire littéraire. Il n'y a même pas entre eux de rapport fixe. La santé morale contribue, je pense, à former le sens de la beauté. Mais, non seulement son contraire, la maladie, peut produire le même effet, la santé elle-même peut épaissir et amortir l'impression esthétique. Si l'immoralité, comme tout ce qui affaiblit l'âme, risque de détruire le sens du beau, elle n'est pas non plus incapable de l'affiner. Il est donc fort insuffisant pour un critique de vanter la dignité de la vie des poètes qu'il recommande ; seraient-ils de vrais saints, c'est de leur œuvre seule, en tant que belle ou laide, que la critique se soucie, et, strictement, leur caractère moral ne mérite, à bien parler, qu'un prix de vertu.

Il faudrait aussi chasser de la critique la notion du mérite et du démérite. Je n'admire pas de beaux vers pour l'effort qu'ils ont pu coûter à leur auteur. Je n'épargne point les mauvais pour la peine ou le temps qu'on a pris à les faire 13. Il ne faut pas préférer Corneille à Racine parce que le premier a ouvert la voie au second et lui a rendu la perfection accessible. Si Racine a marché dans cette voie ouverte, s'il a fait ce qu'ont négligé vingt-cinq millions de Français, ses contemporains, s'il a atteint le but approché par ses devanciers, n'en doutons pas, c'est Racine qui est admirable ; en ce cas, Corneille sera justement appelé plus puissant ouvrier que Racine, on le comparera justement à Hercule, à Thésée, à tous les héros, et j'y applaudirai à condition qu'on n'ôte pas à l'autre le juste laurier d'Apollon.

De telles distinctions fâcheront les esprits confus. Je m'y complais, et non pas, comme ils me le reprocheront, pour séparer, pour isoler ce qui est uni et lié, mais pour empêcher qu'on lie mal à propos, ou qu'on nomme lié ce qui est tenu fort distinct.

De même, en matière religieuse, on fera bien de ne point mêler trop de dogmatique à la critique. Le christianisme a créé des sentiments nouveaux, ou il a développé d'anciens sentiments ; mais il n'a pas créé un sens nouveau non plus qu'une idée nouvelle de la beauté. Rien de tel n'apparaît dans aucun dogme précis des Églises catholique ou protestante. Racine a écrit Athalie, Phèdre, les Cantiques spirituels, selon des principes de goût qu'il avait en commun avec Sophocle et Horace. Ce grand exemple fera voir que ni les cultes ni les mœurs n'entraînent la critique dans leurs variations. Il faut bien qu'elle consiste en quelque autre chose.

III
La critique proprement dite

La critique littéraire proprement dite consiste à discerner et à faire voir le bon et le mauvais dans les ouvrages de l'esprit, discernement qui suppose deux opérations tantôt consécutives, tantôt simultanées : le sentiment et l'élection.

Il n'est pas de bonne critique qui n'excelle ensemble à sentir et à choisir.

La sensibilité fournit à la critique ce que l'École médiévale aurait volontiers appelé une matière. Il faut qu'elle soit abondante. Des impressions fines, riches, fortes, rapides, forment déjà comme l'aliment et le moteur, brut encore, de la verve critique. Du meilleur au pire s'étend une gamme presque infinie ; il faut que le critique en distingue le mieux possible les nuances. Il faut qu'il sache, en même temps, garder aussi le sens précis des différences générales. Car une sensibilité trop attentive à ces infimes dégradations par lesquelles se font beaucoup de changements perd la vue des couleurs distinctes. Son œil lent se traîne, indécis, et c'est une malade qui se rend incapable de rien mesurer. Les comparaisons qu'elle fait ont un air puéril ; elle manque de proportion dans le jugement, faute d'en assigner les termes.

Pour qui se figure ainsi toute chose comme contiguë aux autres, et pour ainsi dire, compénétrée ou compénétrante de toute part, et débordée ou débordante, que choisir ? Or, sans le choix point de critique. Dans le choix réside l'essence, non seulement de tous les arts, mais de la vie elle-même. Les savants et les philosophes peuvent discuter à leur gré de la constitution des êtres et de la commune trame de la nature. Ils peuvent effacer, comme avec l'estompe légère, les limites du doux et de l'amer, de l'agréable et du douloureux. Leurs vues pourront être conformes à la réalité ; mais aucun des arts ne s'occupe de ce qui est. Les arts se meuvent, comme cette vie qu'ils expriment, dans le cercle des apparences. Il apparaît qu'il faut choisir si l'on veut vivre et si l'on veut créer de la vie.

Personne n'aime les contraires. Je dis aimer, et je voudrais faire entendre ce mot dans toute sa force. Les personnes qui demandent aux Lettres leur passe-temps ou leur utile gagne-pain concilieront toutes choses facilement ; je parle de celui pour qui les Belles Lettres sont une passion. Celui-là entend bien que, s'il aime Racine pour les raisons précises et essentielles qui font que Racine est Racine, il ne saurait en même temps aimer Hugo pour les raisons qui le font différer des autres et qui le font aimer d'être lui. Il faut choisir entre les deux, il faut chercher à l'un et à l'autre la commune mesure qui permette de les classer.

Le syncrétisme est le contraire des méthodes critiques, et, par conséquent, poétiques. Appeler tout le monde bon poète ou bon écrivain peut être l'effet d'une indifférence naturelle ou d'une indulgence pleine de charme. Hugo tolérait et louangeait tous les mauvais poètes qui lui faisaient écho, car ils portaient pierre à sa gloire, mais il supportait mal une citation de Racine. Et rien de plus juste après tout ! Victor Hugo avait grand tort d'être ce qu'il était, mais, étant tel, il faisait bien de détester l'auteur de Phèdre et de ne point le déguiser. La complaisance de la nouvelle critique sue au contraire le mensonge et l'inconséquence, l'insincérité et l'irréflexion. On l'a décorée, comme il convenait, d'un mot impropre, et nommée Éclectisme, sans réfléchir que l'Éclectisme 14 enferme au contraire une idée fort claire de choix intelligent et d'exacte sévérité.

Donc, et à peu près comme la cellule choisit, entre les sucs, celui qui lui doit convenir et rejette les autres, comme aussi le poète, entre les mots et les idées, se saisit des uns pour les faire servir à ses ouvrages, en laissant de côté l'inutile pernicieux, le critique élit, entre les impressions d'art qu'il a recueillies dans les livres, celles qui lui ont plu, repousse et exclut tout le reste.

Ainsi du moins procède le critique excellent. Celui-là ne suit d'autre maître que son plaisir. Ce qui lui plaît est adopté sans hésitation ; il s'abandonne au naturel avec une confiance naïve. Il ne soupçonne même pas qu'il puisse se tromper, car il sait et pense qu'il a bon goût.

Tel est le vrai critique.

Nous voilà sur un grand mystère.

IV
Du goût

On a beaucoup ri chez les Français du XIXe siècle, de cette idée qu'il y ait de bons ou de mauvais goûts. Cependant, plus j'y songe, plus il me semble que cette notion ait de force et de vérité. Au goût se marque la personne. Lorsque les apparences physiques d'un homme et son goût manifeste se trouvent discordants, croyez plutôt que les premières sont menteuses, c'est son goût qui le peint. Le goût exprime et trahit l'homme. Si la remarque est juste, je m'en servirai pour définir, indirectement mais précisément, le bon goût : c'est le goût de l'homme parfait.

Il y a un homme parfait. Je veux dire qu'il n'est pas difficile de concevoir un homme qui remplisse exactement l'idée de notre condition commune et qui puisse nous servir de modèle à tous. On me pardonnera de ne point décerner à cet être fictif, et cependant plus vrai que tout, le sobriquet de Beau Idéal ; on se sert de ce mot toutes les fois que l'on veut parler allemand ou sortir du sujet à la faveur d'une terminologie imprécise. Les personnes qui raisonnent de l'idéal n'entendent plus par là l'ensemble des qualités qui fondent et achèvent un être, mais, comme elles disent dans leur jargon, quelque chose de plus, quelque chose au-delà. L'homme parfait remplit la définition de l'homme ; l'homme idéal, tel qu'on l'entend autour de nous, la crève toujours par endroit. Je me hâte de dire que toujours la saillie est compensée par un beau creux, et les extravagances par d'affreuses lacunes.

L'homme parfait ne s'entend pas d'une figure médiocre dans laquelle s'équilibrent les défauts et les qualités de l'être humain. Je songe à la limite de la puissance humaine. Les monstrueux, les excessifs, les boursouflés ne passent point cette limite, quoiqu'on ait l'habitude de le dire communément. Ils restent fort loin en deçà, comme les médiocres. L'homme ne conçoit rien au-delà de cette limite sur laquelle vivent ses dieux.

Or, en deux mots, l'homme est un animal qui raisonne. Cette vieille définition me semble bien la seule qui puisse satisfaire. Ni la moralité, ni la sociabilité, ni certes le sentiment, ne sont particuliers à l'homme. Il n'a en propre que la raison ; c'est ce qui le distingue, sans l'en séparer, du reste de la nature. Cette nature est représentée en lui tout entière. Elle est dans son corps qui a poids, nombre et mesure ainsi que les métaux, organisation comme les végétaux, sensibilité et mouvement comme les animaux et qui paraît ainsi la couronne de notre terre. Sa raison est sans cesse nourrie, aiguisée, avivée, éclairée des tributs que le monde lui paye par ces trois canaux. Il faut qu'une raison, ainsi aiguillonnée par la nature entière, développe toute l'ampleur de ses énergies dans la mesure exacte où cela ne peut nuire à l'expansion parfaite d'un corps florissant ; la raison poussée à l'extrême, qui dessécherait l'animal, épuiserait ses propres sources. Quant à une cellule exclusive du corps, elle épaissirait l'âme et lui ôterait sa raison. Le plus subtil des Athéniens buvait ainsi coup sur coup sans perdre la tête, puis raisonnait divinement. Les convives de son Banquet l'en ont admiré de tout cœur.

Pour exprimer l'accord naturel de ces deux puissances, l'on emploie d'ordinaire une image fort vicieuse ; on parle d'équilibre comme si les objets pouvaient être mis en balance. Ils ne sont pas pareils. C'est ordre qu'il faudrait nommer cette conformité d'un être à tous les éléments de sa destinée.

Quel doit être le sens critique d'une créature humaine composée de telle sorte que ses instincts, ses impressions, ses sentiments, ses passions portés au plus haut point soient conduits et régis par une pensée plus puissante, elle-même affermie, soutenue, excitée par l'abondance du naturel ? Ses ardeurs animales n'usurperont jamais un office de direction, qui n'appartient qu'au jugement et à la raison ; mais, puissante et robuste, sa raison ne courra point de vaines nuées. Aucune sécheresse, mais point de mollesse non plus ; des formes pleines et nerveuses ; philosophe et, à l'occasion, métaphysicien même, mais avec rigueur, sens du réel, vraie poésie ; pénétré de toutes les chaleurs douces de la vie, mais stable et assuré contre elles au besoin : telle est l'idée générale que l'on peut se faire du goût chez un homme accompli. On verra tout à l'heure les raisons pour lesquelles il est constant qu'il n'y a pas de goût meilleur.

Le sens d'un critique peut participer de deux manières de ce bon goût ; naturellement, je l'ai dit, et aussi par l'étude exercée, l'imitation judicieuse et soutenue d'un juste modèle. Du temps qu'il subsistait une compagnie soucieuse d'élégance et de perfection, Molière pouvait écrire avec vraisemblance que, dans les arts, la grande règle était d'abord de plaire, mais de plaire aux honnêtes gens. L'instinct des honnêtes gens de son temps n'était point mauvais ; la moyenne de leurs jugements composait une sorte de règle vivante. C'est un état dont nous nous sommes éloignés ; le jugement public a subi tant de corruptions, transmises de père en fils depuis près d'un siècle, aggravées par l'éducation et accentuées par les modes ! Les meilleurs d'entre nous, même ceux qui essaient de réagir un peu, demeurent si gâtés que l'on n'est pas surpris de la brave déclaration échappée un jour à M. Ferdinand Brunetière : « Où irions-nous, grands Dieux ! si nous aimions ce qui nous plaît ! »

La critique est affaire de sensibilité ; elle n'est rien que la sensibilité réfléchie. Lorsque le goût est sain, il suit le chœur des Muses et des Grâces, il n'aime que les belles choses pour lesquelles il est né. La critique n'a qu'à le suivre. Mais, s'il est corrompu, il faut qu'elle lui rende la pureté et la santé ; qu'il retrouve la vue nette de son objet, avant d'entreprendre au dehors !

V
Objet propre du goût et nature du style

Que goûte l'esprit dans les livres ?

On doit supposer que c'est le style ou que ce n'est rien.

« Mais, dit-on, la pensée ?

— La pensée, c'est le style encore. »

Il est pénible d'encourir l'accusation de paradoxe lorsqu'on énonce une vérité si ancienne, mise dans tout son jour par les plus grands esprits. Nous pouvons lire textuellement dans notre langue les plus justes paroles qui aient été dites sur le style ; il suffit d'ouvrir l'admirable discours de Buffon 15. Il a cinq pages. Nous préférons nous en tenir aux vains jugements qui sont les signes (en même temps qu'ils ont été les causes) d'une dégénérescence profonde.

Notre siècle se représente le style comme une chose extérieure à la pensée des écrivains. On distingue le fond d'un livre, je veux dire les idées, les sentiments, les récits ou les caractères ; le style est mis à part c'est un élément de la « forme » ! Cette forme est imaginée comme un habit qu'un sentiment ou une idée peuvent recevoir ou dépouiller sans difficulté. Nos professeurs ont réussi à faire de la rhétorique et de la poétique je ne sais quoi de matériel ; on s'en va y quérir des formes, des modules, et on les y rapporte quand on s'en est servi.

Le style consiste dans l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées. Buffon qui le disait ne disait pas assez. Le style représente le mode de la conception de chaque pensée puisqu'une pensée comme une molécule physique forme déjà un monde d'impressions, de sensations, et de sentiments. Avant que nous ayons songé à unir ces idées, à les mettre en propositions et en raisonnements, en figures et en tableaux, un auteur inconnu, qui n'est autre que notre propre vie intérieure, a déjà travaillé, dépouillé, abrégé et simplifié, à la manière d'un sculpteur, les matériaux bruts de notre expérience. Cette activité, échauffée, mesurée et conduite selon le génie de chacun, ne peut manquer de le révéler, car elle a son style et qui plus tard se retrouvera dans le choix des mots qu'emprunte la plume. Est-il témoin plus éclairé de l'être de l'homme en son fond !

Buffon écrit plus bas : « Ces choses sont hors de l'homme, le style, c'est l'homme même. » Ces choses ! Il serait juste d'ainsi nommer ce monde inférieur composé des impressions venues du dehors, si l'on n'y découvrait le rudiment d'une forme humaine, partant d'un style. Nous savons que l'âme est active jusque dans sa façon de souffrir l'empreinte des choses. Un embryon de style se trouve ainsi former l'élément spirituel, l'élément humain des échos que les Mondes jettent au fond de nous.

La place du style s'accroît naturellement au fur et à mesure que l'âme se livre à des opérations plus dignes d'elle. Les sensations, en tant que senties, ont bien leur style propre, mais en tant qu'elles se succèdent, elles reflètent l'ordre mécanique des choses, par là elles échappent tout à fait aux prises du goût. C'est pourquoi, je le dis en passant, l'on peut trouver dans l'art impressionniste des « notations » d'une qualité curieuse, mais on n'y trouve aucun style proprement dit, et l'homme de goût s'en détournerait s'il y avait un impressionnisme accompli et réalisé. Par bonheur, il n'y en a pas.

Quelque effort que fassent ses laborieux artisans pour s'entraîner à vivre en pauvres esclaves, ils ne peuvent se délivrer des habitudes historiques de l'esprit humain. Des notions générales naissent en eux spontanément ; mais ils font de leur mieux pour en rompre les liaisons et pour revenir à l'amorphe. En vain, pourtant, les malheureux s'appliquent-ils à se « déformer », le succès reste médiocre et, si bien qu'ils s'astreignent à faire des livres aussi décousus que les feuilles d'un calendrier, toujours quelque chose d'involontaire et d'inconscient y introduit la forme humaine, comme pour attester qu'après mille siècles d'humanité et quarante de civilisation, l'impressionnisme absolu s'est rendu impossible. C'est ainsi que les vagues lumières d'intelligence qui traversent la prunelle d'un Bochiman témoignent que le règne humain, aux plus bas étages de l'art, ne peut plus se réduire à un reflet brut de la vie.

Le style s'accentue au fur et à mesure que la puissante faculté à laquelle convient le nom de Fantaisie accumule et développe des inventions plus cohérentes ou plus vives et se défait des liens pesants qui la limitaient au réel. Dès qu'elle se connaît et se juge avec les sentiments qui sont réservés à un être raisonnable, le style manifeste ces relations de dépendance et de conséquence que l'expérience sensible ne suffisait pas à donner ; il acquiert la simplicité savante de l'Esprit. Un feu presque divin l'échauffe qui crée, qui renouvelle, qui déplace, transporte, corrige, modifie, selon des décisions qui expriment toute sa force, les matières brillantes qui lui sont venues d'autre part.

Le style alors est libre, j'entends que l'élément humain devient sa loi, son roi. Il vaut par sa valeur, par l'enthousiasme qui l'emporte et qui le soulève, par les nobles conventions, par les sublimes dispositions de pensées que détermine l'esprit pur. Alors comme le dit Buffon, avec une audace superbe, « toutes les beautés intellectuelles qui s'y trouvent, tous les rapports dont il est composé sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l'esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet ».

Cette théorie de Buffon peut paraître dangereuse si on la comprend mal. Interprétée convenablement, il n'y a rien de plus fécond. On y voit que la force du style se confond avec celle de la pensée. Tant valent l'une et l'autre ! Ou plutôt, elles sont une même chose puisque, dans la pensée, tout ce qui n'est point style, c'est-à-dire ordre et mouvement, n'est point pensée, mais simple combustible ou résidu de l'art de penser. Quand la force du style prévaut et gagne dans un livre, c'est le signe que la pensée, c'est-à-dire son caractère libre et humain, se dégage du même élan. Allons plus loin. Disons la vérité à laquelle devait converger tout ceci, à savoir que le style est ce que nous nommons proprement la beauté ; nous ne pouvons pas les voir séparés, et l'une grandit avec l'autre, à proportion qu'elle est plus simple, c'est-à-dire mieux composée, à proportion qu'elle est plus libre et plus active, donc plus touchante ou plus émouvante, et qu'elle mène à l'ordre et aux lumières de la raison, les confuses chaleurs de l'immense univers où nous baignons tous.

S'il est juste de dire que le goût littéraire ne s'intéresse et ne s'applique, en somme, qu'au style, ce n'est pas un petit objet !

La plupart des erreurs du Goût sont venues de ce qu'il se trompe sur son terme. Il est facile d'en donner un exemple clair. Au commencement du XIXe siècle, on se mit en tête de regretter l'absence d'une littérature nationale chez nous. Ce désir eût été légitime si de bons yeux n'eussent été capables de voir qu'il était déjà satisfait. Une littérature nationale signifie un ensemble d'ouvrages dont le style soit conforme au génie national, car la littérature, hors du style, n'est rien. Nos romantiques ne l'entendirent pas ainsi. Esther leur semblait juive, et Le Cid espagnol. Ils voulaient des romans, des poèmes, des pièces de théâtre dont les sujets fussent français au lieu d'être grecs ou latins. On leur en fit tant qu'ils voulurent. Ils furent délivrés des Grecs et des Romains. Quelque vingt ans plus tard, les lecteurs furent fort surpris de voir que ces ouvrages à titres et à héros français étaient tous étrangers, gothiques et barbares par leur contexture secrète.

Sur des sujets turcs, hellènes, hébreux ou latins, Racine et Chénier, La Fontaine et Ronsard ont été mille fois moins étrangers à notre sensibilité native que les dramaturges de 1830 traitant des sujets nationaux qu'ils dépouillaient des caractères de la nation.

VI
Les principes du goût

S'il me plaisait de faire ici le charlatan, j'appellerais les principes du goût des lois scientifiques ; ces modestes observations pourraient faire ainsi leur fortune. Elles n'ont malheureusement rien de scientifique. Ce sont bien des principes, mais de l'ordre empirique. Seulement, dans les arts et dans la politique, l'expérience mérite qu'on la regarde comme une grande maîtresse de vérité.

Les plus importants et les plus utiles préceptes que nous ont laissés les anciens soit pour l'éloquence ou pour la poésie, ne sont autre chose que les sages et judicieuses réflexions qu'ils avaient faites sur les ouvrages de leurs plus célèbres écrivains.

Fénelon parle ainsi. Il ne refusait pas son crédit aux observations dont il marquait ainsi l'origine.

Je sais bien ce que l'on objecte. On objecte l'évolution. L'évolution est cependant le type même de la quantité négligeable en cette matière. Soit ! le monde se développe, nous le savons. Mais nous savons aussi qu'il a pour champ d'évolution deux infinis et que la plus légère modification exige des milliers de siècles. Chez les hommes, l'écorce des mœurs tombe assez aisément comme elle se remplace ; mais que connaissons-nous d'essentiel à l'homme qui se soit altéré depuis quatre mille ans ? Un sauvage tout nu est apte à recevoir des vérités scientifiques que les plus grands esprits du moyen-âge ignorèrent ; il suffira de lui passer un pantalon pour l'installer à temps dans quelque collège, preuve évidente que, si l'objet des sciences se découvre et s'étend, l'appareil de la connaissance reste à peu près le même dans les états de civilisation les plus variés. L'homme historique devait être dans sa moyenne de tous les âges ce qu'il est aujourd'hui. Il y a des différences du plus au moins entre les peuples et les temps. Mais si, dans un écart de compas qui peut embrasser jusqu'à trente siècles, il se trouve que les principes de la critique se vérifient sans varier, il est à croire qu'ils auront le même bonheur pour toutes les durées possibles de l'esprit humain. S'ils changent lorsque changera le fond de l'homme, et quand cet animal ne sera plus assez clairement distingué par la faculté de raison, on peut en prendre son parti sans redouter de trop menaçantes incertitudes.

Depuis Horace et Fénelon les gens de goût s'attachent à louer la simplicité. Ils la recommandent comme le meilleur point de l'art d'écrire.

Plus on dégage sa pensée des ornements qui ne font pas corps avec elle, mieux elle se montre, rien n'est perdu de son effet. Grande ou petite, haute ou moyenne, elle prend tout ce qu'elle a de son relief. Les pensées médiocres ont d'ailleurs rarement la force de se mettre ainsi nues et seules ; elles ne viennent qu'en cortège, par envie de se rehausser. Mais on les voit à peine, et l'œil hésite entre tant de formes et de teintes papillotantes ; aucun plaisir sincère, quelquefois même du dégoût.

Tels critiques contemporains affectent d'adorer le contraire de la simplicité. Ils assurent communément que, si le simple les enchante, le complexe les divertit. Ils s'amusent à en débrouiller les secrets ; c'est un jeu de lettré habile et nonchalant. L'amour véritable de la poésie et des lettres s'accommode assez mal de plaisirs qui ne sont guère faits que de petites peines senties à contre-cœur et adroitement rebroussées. On ne peut comparer le simple et le complexe à deux fruits différents, l'un froid et l'autre chaud, l'un doux et l'autre amer, l'un fondant, l'autre ferme, et qui peuvent produire des agréments variés. Les impressions que donnent le simple et le complexe ne viennent point d'essences aimables ou désagréables en elles-mêmes, elles correspondent au degré plus ou moins fort de l'expression dans une lecture, c'est-à-dire le plus ou moins de génie et de force dans un auteur. Un style simple garde solidement toute pensée. Il la livre telle qu'elle est, en quelques mots soudains. Un style compliqué la dérobe toujours. Rien n'y demeure fixe et pur. Qui peut aimer tout cela jusque chez les poètes ne ressent qu'un médiocre amour de la poésie, ou, misérablement, il en aime les artifices, les bagatelles ou le métier.

Un auteur répondra que son sujet est fort complexe, ses pensées nombreuses et que, bien que le simple lui semble préférable, il désespère d'y parvenir. Déconseillons-lui dans ce cas de prendre la plume. Ou plutôt, disons-lui de l'empoigner de tout son cœur, pour analyser son sujet, pour en trouver le centre ou découvrir quelque moyen de distinguer l'essentiel d'avec l'accessoire afin que ceci tombe et que cela soit mis en valeur.

Il est des accessoires qu'on ne peut supprimer ; en ce cas, on les soumet au sujet central. Ce travail qui s'appelle composition, est conseillé par tous les maîtres. La réflexion leur donne raison. Pourquoi renfermer dans un même tableau deux sujets différents d'égale importance ! Il vaut mieux peindre deux tableaux.

Un goût sévère exige encore que l'on mêle le moins possible les genres et les procédés, à plus forte raison les arts. Sans doute il est ingénieux de montrer en littérature les talents d'un joli coloriste, ou de faire une espèce d'opéra avec des phrases pauvres de sens, mais qui consonnent. Ces transpositions valent, aux yeux de quelques-uns, pour la difficulté vaincue. C'est ce qui les dégrade au jugement des meilleurs. Le vrai poète cherche à fixer la belle pensée qui le tourmente par les moyens directs la cernant tout entière. L'idée ne lui viendra jamais de se servir de la technique d'un autre art. Nos petits apprentis jouent avec les pinceaux faute de savoir en user.

Tout cela découle d'un principe d'économie, principe qui condamne, tout aussi bien que ceux qui se font enlumineurs ou symphonistes en poésie, les écrivains qui veulent déployer en français les grâces du tudesque ou le genre de sensibilité qui est propre à l'esclavon. Efforts gâchés, travaux perdus ; quand ils réussissent à déterminer une mode, ils sont criminels.

Quelle que soit la tradition d'une littérature ou d'une langue, et toutes choses étant égales d'ailleurs, ce qui se tente en conformité avec son génie réussit mieux que sur quelque plan qui s'oppose aux habitudes millénaires. L'observation tombe sous le sens.

Là, tout conseille, aide, guide, seconde le poète. Il n'y trouve que les rencontres d'une émulation généreuse. Ceux qui s'en passent sont bien rares. On ne voit pas dans toute l'histoire littéraire l'exemple d'un seul grand poète qui ait montré à la communauté de ses devanciers l'ingratitude et la négligence qui se témoigne de nos jours au chœur des maîtres. Dante qui est Dante trouve une phrase dédaigneuse pour ceux qui, ignorants et sans art, ne croient qu'à leur propre génie.

Ces génies arrogants sont pauvres. Malgré tout, ils subissent la tradition, qu'ils nient. Mais celle qu'ils subissent est toute prochaine, si prochaine, parfois, qu'ils n'en ont plus le sentiment.

Ainsi des Parnassiens ; tous les Romantiques pèsent le plus fâcheusement du monde sur leurs moindres poèmes.

Une vraie tradition est examinée avant d'être acceptée. La fausse liberté ignore jusqu'au joug que lui fait porter sa faiblesse.

Toutes les traditions ne se valent pas.

Comme entre les peuples et les époques qu'elles expriment, comme entre les hommes de ces temps et de ces nations, on peut marquer entre elles des différences et, par suite, des primautés dont nul autre que la nature n'est coupable, à moins que l'on n'en charge, comme il est possible, l'histoire ou la politique. La critique n'a pas mission de redresser les injustices de la fortune, mais d'en apprécier les effets.

Entre toutes les autres une tradition se présente, dont le caractère frappant est sa conformité presque complète avec ses principes du goût qui expriment, avons-nous dit, l'Homme élevé au plus haut point. On la voit naître dans l'Ionie comme de la cendre d'Homère, elle se continue sous les oliviers du Céphise 16. De sages Romains qui l'adoptent lui font une patrie nouvelle.

Le moyen-âge ne la bannit pas complètement de la France, ni des villes de l'Italie. Elle se régénère et occupe toute l'Europe ; mais c'est Paris qui la conserve, comme Athènes jadis. Du milieu du XVIe siècle à la fin du XVIIe , l'humanisme et l'esprit classique, affinés d'une pointe de goût attique, ne manquèrent jamais de représentants parmi nous, ni d'une élite digne de les comprendre et de les aimer.

Que cette tradition soit essentielle et naturelle à notre pays, c'est une opinion qui n'est guère contestable. Si notre sang n'est pas latin, comme le désirent les uns, les autres ne soutiennent plus qu'il coule d'un tronc germanique. Quant à nos pères les plus authentiques, les Celtes, ils demeurent bien mystérieux, malgré tout, car on n'a rien qu'ils aient écrit. Sauf en quatre pays de peu d'étendue 17, nos dialectes populaires appartiennent tous au type qu'il est convenu de nommer gallo-roman. Ce qu'on peut dire de moins fort à cet égard c'est que, si notre France tient ensemble, c'est que les morceaux ont été réunis par les architectes classiques. On reconnaît les traces de leur main énergique et fine ; je les appelle, entre autres, l'Église catholique et l'Administration romaine, antique conseillère des rois de France. Enfin notre langue littéraire est gréco-latine. Voilà de grandes forces naturelles qui nous tirent de ce côté et, si nous inclinons par là, il semble que le bonheur vienne naturellement à nos écrivains ; il coule vers eux comme sur une pente facile. Qui réfléchit à la prodigieuse entreprise de Ronsard et contemple tous les excellents et solides morceaux qu'elle nous a légués, ne sait qu'admirer de la force de ce poète ou du sens noble et net qui lui fit deviner en quelles directions devait nécessairement prospérer le génie national. Au contraire, tout se détraque si l'on tourne les Lettres françaises dans un autre sens. Nous avons vu, ces derniers dix ans, la décomposition de ce brillant et prestigieux romantisme, dont il reste vingt noms d'auteurs et pas un livre 18.

Voilà des faits d'expérience. En voici un d'observation. Cette tradition classique, qui est nôtre, passe toutes les autres. Elle montre, en effet, une force de vie égale, en flamme, en coloris, en brutalité ingénue ou en fière délicatesse, à ce que put trouver le reste du monde, depuis les steppes de Russie jusqu'aux plages de la Guinée et, dès lors que nulle autre tradition populaire ne la peut surpasser en sensibilité, elle passe à jamais toutes ses rivales par l'ordre et la lumière de ses compositions, par la haute généralité de son style. De ce qu'elles intéressent le monde entier, les œuvres de cette tradition sont justement appelées les Lettres humaines. Qui juge d'après leurs principes ne sera pas désavoué du genre humain.

VII
La notion de Barbarie

Il conviendrait donc de nommer Barbarie ce qui est étranger à ces Lettres classiques, comme extérieur, non point seulement au commun trésor helléno-latin, mais à la haute humanité.

La barbarie commence en effet quand l'animal sensible, se préférant au raisonnable, prétend décider par lui-même de ses chemins. Il y a barbarie quand les impressions vives montent sans ordre et sans lumière de nos corps, de nos âmes, et prétendent se réaliser telles quelles, toutes brutes dans l'œuvre d'art. La même barbarie distillant dans le cerveau quelques vagues extraits de sentiments clairs, donna, aussi le faux nom et la fausse couleur de pensées à son peuple de fantômes incohérents.

Aussi bien que chez les primitifs à peine sortis de l'état de nature végétative, la même sensibilité mise en système peut se rencontrer parmi ces esprits exaltés qui, s'étant repliés, se sont refermés sur eux-mêmes et ainsi séparés de tout.

J'appellerai du même juste nom de barbare un dégénéré devenu l'esclave des matériaux ou, pis, le serviteur des procédés ou des instruments de son art, la rime, par exemple, le mot brillant ou l'épithète pittoresque, au point de mériter d'être changé lui-même en amphore, en potiche ou en dictionnaire de rimes.

Ces barbaries, que les romantiques français ont tirées tantôt de la logique de leur folie et tantôt des lettres anglaises ou allemandes, n'ont pas été inconnues de l'antiquité. Elles avaient rempli l'Asie d'où elles passèrent en Grèce. Alexandrie leur fit altérer le sens du platonisme. On le vit en Judée, à Rome et à Carthage, elles infestèrent Byzance. Si elles ont couvert le nord de l'Europe, dans les temps modernes, on en a trouvé cette raison ingénieuse que les Bibles de Wicleff 19, de Luther, de Jean Hüss, pleines d'hébraïsmes, imprégnèrent la langue des Allemands, des Anglais, des Tchèques, à peine formée, et cela repoussa du côté de ses origines tout ce qui venait de Scythie. C'est depuis ce temps qu'on rencontre à chaque génération littéraire allemande un homme de talent pour maudire devant l'Europe le goût et la pensée de sa vieille patrie. Nous avons en ce moment les aveux de Nietzsche. Nous avions, il y a trente ans, ceux de Schopenhauer. Formés pour la pensée classique, ces esprits distingués, élégants et puissants, regrettent d'être nés trop tard ; leur plaisir eût été d'écrire en latin, comme Érasme, en français comme Leibnitz ou Frédéric II, et de ne point lire de livres romantiques. On trouverait dans les propos de Goethe des échappées encore assez voisines de celle-là. Ce grand homme voyait le défaut des lettres de son pays, trop exemptes du caractère de la grande beauté qui est de tendre à la cime de la nature humaine, de ne tenir aux lieux et aux temps que par la racine. Leur prestige au dehors aura la durée d'une mode.

Profondément nationales pour nos contrées, les lettres classiques exercent une très ferme séduction sur les étrangers ; par leur grande ouverture de sentiment, elles peuvent être nommées cosmopolites, et elles le sont dans une forte mesure. On les goûte partout. Serait-il possible de les cultiver en tout lieu ? Rien ne démontre le contraire, en dépit de belles avancées cédées par la nature à cinq ou six peuples choisis.

VIII
Destination de la critique
fragments

Pendant que l'Allemagne et l'Angleterre font un curieux effort de piété et d'intelligence vers les Lettres classiques, la critique française, comme le reste de notre littérature, les abandonne. Sauf M. Anatole France, personne dans la génération qui précède la nôtre n'en a eu le souci, et bien peu y songeaient parmi les nouveaux écrivains avant que M. Jean Moréas et ses amis fondassent l'École romane.

Il était temps, car chez nous toute dégénérescence sera plus grave qu'ailleurs. Si nous perdons le sentiment classique, nous perdons tout. L'esprit classique est à la fois la tradition du genre humain et celle de notre groupe ethnique particulier. Au contraire, si nous y revenons, tout se regagne et nous nous mettons en mesure d'ajouter aux richesses du fonds commun.

Je ne sais pas une seule objection qui puisse garder quelque force contre un fait aussi évident. De toutes, la mieux colorée est celle qu'on tire du mauvais effet de la mythologie dans une poésie moderne. Cette mythologie ne me semble pas si fâcheuse ! On y voit, parés de beaux noms, les personnages en qui s'incarnent les forces de la nature, les enchaînements de l'histoire. Souples, changeants et dessinés avec une fermeté éternelle, ils correspondent encore à toutes nos idées. Boileau avait bien vu qu'il n'y aurait jamais de merveilleux chrétien ; Chateaubriand en a fourni la contre-épreuve, et, d'autre part, la haute poésie lyrique ne se passe pas de figures métaphysiques.

Comte disait : « Pour compléter les lois il faut des volontés. »

Et Taine lui-même avouait au long d'un voyage sur les bords de la mer, que son cœur y cherchait de lui-même les néréides.

Rien, dit-il à peu près, ne commente si bien la nature qu'un dieu.

La suite de la tradition classique comporte, d'ailleurs, autre chose que des déesses et des dieux. Elle autorise une critique scrupuleuse, pieuse, passionnée. Loin de glacer le sens, elle excite, elle inspire, elle engendre la création. Même chez nous (où l'on assure que tout est dit), surtout chez nous, il reste beaucoup à tenter. On peut rêver de tragédies plus rapprochées de la nature, d'un tour plus direct et plus simple encore que celui de Racine. La verve héroïque de Corneille laisse la place à un poète de même humeur qui serait plus sage que lui. Le lecteur sera-t-il surpris si j'ajoute que nous manquons surtout de poésie lyrique ?

Comptez que peu de chose est destiné à subsister du vaste fracas et fatras romantique. À part cela, il nous faut presque remonter à Malherbe 20… Enfin, une critique littéraire tenue sévèrement à sa tâche particulière n'est pas sortie de terre après un siècle de travaux. Elle fut ; elle peut renaître, beaucoup plus belle qu'autrefois et produire une Renaissance.

Annexes

1

Ces idées sur la valeur et le rang de la critique firent scandale dans la littérature de 1896 où le système des images romantiques, naturalistes, impressionnistes, tenait le haut du pavé. Depuis, entre 1911 et 1930, dans le journal Le Temps, un écrivain qui fut ami, devenu ennemi, M. Paul Souday, trouva des occasions fréquentes de vulgariser une rectification de bon sens.

2

J'ai mentionné ailleurs les sourires mystérieux avec lesquels un autre ancien ami passé à l'ennemi, et qui y est resté 21, M. Henri Bremond, de l'Académie française, prétendit nous en remontrer sur les services que rend la critique érudite et savante. Bien que M. Bremond soit notre aîné de plusieurs hivers, ses avertissements retardaient d'un bon quart de siècle sur les distinctions que l'on a lues plus haut.

3

Un lecteur de ma préface à mon livre Romantisme et Révolution me rappelle que, page 17 en note, j'ai invoqué ces lignes de Maurice Barrès tirées d'une réponse à l'enquête de la revue Les Marges, 15 mai 1920 : « Au XIXe siècle, il est plus aisé de citer » des noms immortels que des œuvres qui ne périssent pas, plus « aisé de dénombrer des génies que des chefs-d'œuvre ». Les concordances du sentiment de Barrès avec le mien paraissent d'autant plus significatives qu'elles ont subsisté dans toute leur force pendant tout le long espace de temps où nous en avions l'un et l'autre oublié la première expression, retrouvée dans cet opuscule.

4

La ruine du style en poésie appelait en effet un retour à Malherbe. Néanmoins, à la haute époque où ces réflexions virent le jour, ni Charles Forot, ni Paul Alibert, ni Jacques Reynaud 22, ni Henry Charpentier, ni La Houssaye 23, ni aucun des nouveaux malherbisants, n'avait pu sortir de terre, où, par la faute de leur âge, ils dormaient encore ou germaient. De son côté, mon contemporain Paul Valéry, loin de malherbiser alors, mallarmisait à fond. Mais l'École Romane existait, Moréas agissait ; ce qui méritait d'être a été.

Charles Maurras
  1. Aujourd'hui généralement orthographié Paestum, en grec Posidonia : site antique du sud de l'Italie, sur la mer Tyrrhénienne, où se trouvent de célèbres ruines de temples grecs, notamment celui de Poséidon. Il était plus simple, jusqu'à l'indépendance de la Grèce, de découvrir le monde antique à Paestum plutôt que de se risquer à visiter des territoires sous administration ottomane. Cette prévalence du site de Paestum a semble-t-il duré jusqu'au début du XXe siècle. (n.d.é.) [Retour]

  2. « Il faut accepter les inconvénients avec les avantages, ou renoncer aux seconds pour éviter les premiers » — Heautontimorumenos, acte II, scène II. (n.d.é.) [Retour]

  3. Catulle Mendès, 1841-1909, l'un des premiers Parnassiens, un moment gendre de Théophile Gautier, fut l'historien et le gardien de la mémoire du Parnasse. (n.d.é.) [Retour]

  4. Paul-Armand Silvestre, 1837-1901, poète réaliste et parnassien, bien oublié depuis 1896 par rapport à ceux qui le précèdent dans l'énumération. (n.d.é.) [Retour]

  5. Voir l'annexe 1. [Retour]

  6. Leconte de Lisle, 1818-1894, chef de file des Parnassiens avec Théodore de Banville, s'appelait en fait Charles-Marie René Leconte, devenu « de Lisle » en raison de sa naissance à la Réunion. L'appeler « Leconte » comme au temps où sa célébrité n'était pas encore établie n'est certainement pas flatteur. (n.d.é.) [Retour]

  7. L'Ion est une œuvre de jeunesse de Platon. Contrairement à ce que semble dire Maurras, le personnage de Platon n'a que peu, sinon rien du tout à voir avec Ion de Chios, philosophe du temps de Socrate dont il ne reste que quelques fragments et anecdotes. (n.d.é.) [Retour]

  8. Platon, Ion, 535 a. (n.d.é.) [Retour]

  9. Voir l'annexe 2. [Retour]

  10. Émile Hennequin, 1859-1888, auteur l'année de sa disparition de La Critique scientifique. (n.d.é.) [Retour]

  11. Charles — ou Jean-Charles — Lévêque, 1818-1900, philosophe passé par l'école française d'Athènes, membre de l'Académie des sciences morales et politiques, chroniqueur dans la Revue des deux mondes et auteur de nombreux ouvrages sur l'art. Un Prix de métaphysique porte aujourd'hui son nom.  (n.d.é.) [Retour]

  12. Saint-Marc Girardin, 1801-1873, professeur de lettres, orléaniste, élu à l'Académie française en 1844, fut pendant plus de quarante ans critique au Journal des débats. (n.d.é.) [Retour]

  13. On retrouve ici sous la plume de Maurras, presque mot pour mot, un passage du célèbre dialogue du sonnet entre Alceste et Oronte — Le Misanthrope, v. 312-314. (n.d.é.) [Retour]

  14. Maurras a beaucoup reproché à Victor Cousin, 1792-1867, chef de file de l'école se revendiquant de l'éclectisme, de renoncer aux contraintes de la sélection et de la synthèse pour se contenter d'un vague syncrétisme versatile. (n.d.é.) [Retour]

  15. Le Discours sur le style, de Buffon, fut prononcé le jour de sa réception à l'Académie française, le 25 août 1753. (n.d.é.) [Retour]

  16. Petit fleuve de l'Attique, qui se jette dans la mer à Phalère ; c'est avec l'Illissus l'un des deux cours d'eau attachés par excellence au territoire d'Athènes. (n.d.é.) [Retour]

  17. Maurras pense sans doute au flamand, aux parlers allemands d'Alsace et de Moselle, au breton et au basque. (n.d.é.) [Retour]

  18. Voir l'annexe 3. [Retour]

  19. On orthographie putôt Wyclif aujourd'hui. John Wyclif, 1320-1384, fut un théologien anglais précurseur de la Réforme. Il entreprit en particulier avec ses amis une traduction de la Bible en anglais. Ce sont ses idées que les lollards reprirent, il eut une influence importante sur les différents mouvements liés de près ou de loin à la Réforme, de Jean Huss à Luther en passant par les anabaptistes. (n.d.é.) [Retour]

  20. Voir l'annexe 4. [Retour]

  21. Texte de l'édition posthume des Œuvres capitales. En 1932, Maurras écrivait : « et qui y restera, je l'espère. » (n.d.é.) [Retour]

  22. Il s'agit bien de Jacques Reynaud, poète et admirateur de Charles Maurras, comme l'indique l'édition de 1932, alors que les Œuvres capitales mentionnent Raynaud, sans doute par confusion avec Ernest Raynaud, 1864-1938, qui fut aussi un poète et ami de Charles Maurras, mais son contemporain. (n.d.é.) [Retour]

  23. De cette énumération de poètes oubliés, on retiendra surtout Charles Forot, 1890-1973, fondateur des éditions du Pigeonnier, à Annonay, qui publia entre autres le dialogue Ironie et Poésie entre Charles Maurras et Jacques Bainville. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru en 1896, repris plusieurs fois, en particulier en volume en 1932.

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