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Ironie et Poésie

Ce n'était pas sous un olivier de Céphise, ni sous le platane de l'Ilissus 1. Ce n'était pas non plus sous les astres de la Néva, où la barque de Maistre 2 traîne sa cargaison de pensées et de rêveries. Toutes les fois que j'ai songé à tenter les difficultés du dialogue philosophique, la vraie place de mes interlocuteurs me semblait établie de toute éternité sur un de ces brillants rivages de Claude Lorrain, devant le soleil qui se couche, entre les colonnades des palais de marbre poli qui répètent les feux du ciel ou de la mer. Le souci de la vérité me contraint cependant à loger autre part la discussion dont j'ai été le témoin jeudi soir.

Mes deux jeunes amis, amis entre eux, Paul, vingt-deux ans et Pierre, trente, échangeaient leurs vues différentes dans un cabinet assez vaste, tout peuplé de vieux livres et de livres nouveaux. Deux ou trois statuettes, quelques bustes, une haute lampe de bronze faisaient le décor de la scène ; on la verra quand j'aurai dit que les personnages se tenaient debout près d'une porte battante, dont le rideau tremblait un peu.

Ils ne s'accordaient point sur le mérite d'Henri Heine.

— L'homme, dit Paul, me déplaît autant que possible. Mais je ne suis point sans amitié pour ses vers.

— Quant à l'homme, répliquait Pierre, il m'est assez indifférent, mais c'est du poète que j'ai horreur.

Paul — J'aime sa raillerie sur le romantisme allemand.

Pierre — Non. Je le souffrirais encore dans l'élégie. Quelques-unes de ses petites plaintes me charment. « Un jeune homme aime une jeune fille, laquelle en a choisi un autre ; cet homme en aime une autre et il s'est marié avec elle… » Simplicité un peu grêle, si vous voulez. Elle est moins déplaisante que le rire bas et le sot persiflage. D'ailleurs toutes les railleries de votre Heine sont à la base d'ironie.

Paul savait l'allemand autant qu'homme du monde. Il ne put s'empêcher de donner raison à Pierre :

— Rien de plus vrai. De sorte que Heine est peut-être le premier de nos ironistes.

Pierre — Lord Byron serait à compter, et avant lui un certain nombre de poètes hébreux. Mais je ne saurais supporter l'ironie en vers, ni chez Heine, ni chez Byron, ni même chez notre Musset…

Paul — Je n'aime que ça dans Musset…

Pierre — Est-il possible ! Attendez que je vous régale :

Vous me demanderez si j'aime la sagesse :
Oui, j'aime fort aussi le tabac à fumer. 3

Paul — Vous y mettez l'accent. Mais plaisantez jusqu'à demain, je préfère toujours ces bagatelles aux « sanglots ».

Pierre — Quoi ! aux Nuits ?

Paul — Aux Nuits elles-mêmes.

Pierre — Et au second chant de Rolla ?

Paul — Plaît-il ?

Pierre —

Est-ce sur de la neige, ou sur une statue
Que cette lampe d'or dans l'ombre suspendue… 4

Paul — J'en conviens sans difficultés, j'aime mieux le tapis de Hassan « moëlleux comme une chatte et frais comme une rose » 5 et qui a l'avantage de ne pouvoir être imaginé sans sourire.

Pierre — Mais les vers de l'aurore ?

Paul — De quelle aurore parlez-vous ?

Pierre —

Quand le soleil se lève aux beaux jours de l'automne
Les neiges, sous ses pas, paraissent s'embraser.
Les épaules d'argent de la Nuit qui frissonne… 6

Paul — J'aime mieux Namouna, ô gué !

Pierre — Les vers du cygne de l'amour ?

Paul — Lesquels ?

Pierre —

S'il est vrai que l'amour, ce cygne passager,
N'ait besoin pour dorer son chant mélancolique
Que des contours divins de la réalité
Et de ce qui voltige auteur de la beauté,
S'il est vrai qu'ici bas on le trompe sans cesse
Et que lui qui le sait, de peur de se guérir,
Doive éternellement ne prendre à sa maîtresse
Que les illusions qu'il lui faut pour souffrir… 7

Paul — Namouna ! Namouna ! Namouna ! et, au besoin, Mardoche 8 ! Ces frivolités me délassent, et vos sublimités m'ennuient. Mais franchement, j'admire qu'on puisse retenir tout d'un trait tant de belles choses.

Pierre — J'admire, moi, qu'on les oublie quand on les a lues.

Paul — Je n'oublie pas ceci :

Ich steh'auf des Berges Spitze
Und ich werde sentimental !
Wenn ich ein Vöglein wäre ! »
Seufz'ich viel tausendmal.
 9

Pierre — Mon cher Paul, sont-ce des insultes que vous me prodiguez ?

Paul — Traduction : « Me voici sur le sommet de la montagne et je deviens sentimental. Ah ! si j'étais un oiseau ! soupirais-je, je ne sais combien de fois… Si j'étais un serin, aussitôt, ma mignonne, je volerais vers ton cœur, car, on me l'a dit, tu aimes les serins et tu consoles leurs souffrances. »

Pierre — Trouvez-vous cela bien fameux ?

Paul — Le trouveriez-vous médiocre ? Mais que direz-vous de ceci :

Auf meiner Herzliebsten Äugelein
Mach ich die schönsten…
 10

Pierre — Par pitié, ami Paul ! Vous m'écorchez les deux oreilles.

Paul — L'impatience est le mal français. Mais je traduis tout, tout de suite ! « Sur les yeux de ma bien-aimée j'ai fait les plus belles canzones ; sur la petite bouche de ma bien-aimée, j'ai fait les meilleures terzines ; sur les joues de rose de ma bien-aimée, j'ai fait les stances les plus magnifiques. Et si ma bien-aimée avait un cœur, je ferais sur son cœur un joli sonnet. » Avouez, Pierre, avouez-le : ceci ramène au roi Voltaire…

Pierre — Non.

Paul — Au meilleur tour, au plus leste et au plus galant du vieil esprit français…

Pierre — Non.

Paul — Avouez que, comme chez nous, et chez nos plus savants aiguiseurs d'épigrammes et chez nos plus hardis faiseurs de bouquets à Chloris, l'impertinence fait passer la poésie, comme la poésie sauve l'impertinence.

Pierre — Non. Je trouve la poésie fade, le trait lourd, et l'ensemble aussi plat que grossier. Et, si l'on veut chercher dans le répertoire des poètes de tous les temps quelque chose qui soit plus fade, plus grossier et plus plat, c'est encore dans votre Henri Heine que je le trouve.

« II s'agit d'enterrer » (je vous cite la traduction de M. Louis Ducros : un admirateur) « il s'agit d'enterrer les vieilles et méchantes chansons, les lourds et tristes rêves ; allez me chercher un grand cercueil… Il faut que le cercueil soit plus grand que la grosse tonne de Heidelberg. Allez me chercher aussi une bière de planches solides et épaisses. Il faut qu'elle soit plus longue que le pont de Mayence. Et amenez-moi aussi douze géants plus forts que le vigoureux saint Christophe du dôme de Cologne sur le Rhin. Il faut qu'ils transportent le cercueil et le jettent à la mer : à un aussi grand cercueil, il faut une grande fosse. Savez-vous pourquoi il faut que ce cercueil soit si grand et si lourd ? J'y déposerai, en même temps, mon amour et mes souffrances. »

Mon cher Paul, je vous le demande, pourquoi votre poète n'a-t-il pas mis dans son cercueil sa ration de choucroute et sa paire de gros souliers ?

Paul — Ô profanateur ! Votre excuse est d'être un profane. J'aurai passé condamnation sur le cercueil démesuré et sur les croque-morts géants. Mais le finale est admirable :

Ich legt'auch meine Liebe
Und meinen Schmerz hinein…
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Vous ne savez pas l'allemand.

Pierre — Et vous le savez trop, peut-être. Et peut-être avez-vous raison de le savoir, et ne suis-je qu'un sot de me précipiter, armé et bardé de mes goûts, contre les vôtres. À quoi cela nous avance-t-il l'un et l'autre ? Seulement il me semble que notre dispute de tout à l'heure touchait un point supérieur, qui ne dépend ni des langues que nous savons, ni des caractères que nous avons, et sur lequel un examen plus attentif pourrait nous conduire soit à un accord, soit du moins à la vue nette du différend dans sa cause génératrice.

Paul — Vous dites bien. Car nous parlions tantôt de mélanges de l'ironie et de la poésie. Vous les détestez. Je les aime. Chez Heine, chez Byron, chez Musset, j'aime ces rapides changements de langage et de ton qui, dans l'éther irrespirable, me rendent le sentiment chéri et le contact délicieux du sol maternel.

Pierre — Vous dissertez de l'ironie en vrai poète. Il ne me serait pas facile de parler de poésie en ironiste.

Paul — Parlez donc en poète. Avant toute chose pourtant, je vous ferai une question.

Pierre — Dites.

Paul — Je vous sais ennemi de tout romantisme.

Pierre — Certes.

Paul — L'ami du classique, par conséquent ?

Pierre — Sans aucun doute.

Paul — Cependant, vous détestez la muse pédestre et je viens de vous découvrir un goût fâcheux pour certains sommets.

Pierre — Lesquels ?

Paul — Musset, et Lamartine, et peut-être tels points culminants chez Hugo, les hauts lieux du grave bonhomme…

Pierre — Mais si l'on définit le classique comme le plus pur de l'exquis et de l'excellent, et comme vous paraissez admettre que chez Alfred de Musset, chez Lamartine, autant que chez Hugo, le meilleur me semble admirable, en quoi donc, je vous prie…

Paul — En quoi vous sortez du classique lorsque vous aimez ces gens-là ? Mais en ce que, précisément, vous avez exclu de Musset ces coteaux modérés, ces buttes d'esprit, de bon sens, ces pentes faciles qui, dans Namouna, dans Mardoche, ramènent aux autels d'Horace et de Boileau.

Pierre — Tant que cela ?

Paul — Mais il me semble !

Pierre — Je crois qu'il vous semble fort mal. À mon avis, tout autre chose est la muse pédestre, autre chose la muse ironique chez laquelle Musset poussa quelquefois sa débauche. Interpréter, qualifier ces différences avec les tours brutaux d'une conversation, je suppose que vous n'allez pas l'exiger de moi. J'appuierai seulement sur un trait, qui me semble le plus voyant. Vous me parliez d'Horace. Eh bien, c'est celui de nos poètes qui touche le mieux à Horace, c'est La Fontaine et son procédé familier que je vous prierai d'observer.

Personne n'a mieux su que La Fontaine avancer sur la terre sans la quitter, mais sans peser sur elle. Son vers, le plus chantant de tous les vers français, a l'aisance de notre prose, et le ton familier admet également tous les hauts et tous les bas d'une conversation poursuivie entre honnêtes gens qui ne redoutent pas de s'encanailler quelquefois. Ce ton a ses éclats et ses élévations. Il monte à l'épique, au lyrique, tantôt par une suite de nuances à peine sensibles et tantôt avec une brusquerie à laquelle la grâce, par une merveille unique au monde, n'a jamais fait défaut.

Je me garderai bien de vous accabler d'exemples. Ils sont trop. Et j'ai trop à dire. Mais ai-je dit vrai jusqu'ici ?

Paul — Oui, quant à La Fontaine.

Pierre — Eh bien, à votre tour, faites la réponse. Je vous laisse parler. Dites-moi si jamais, une fois élevé par ce poète jusqu'au sublime éther que vous trouvez irrespirable, il vous est arrivé de vous sentir lâché par lui, précipité et replongé sans ménagement au terrestre enfer ?

Paul — En bon français, vous demandez si La Fontaine nous offre un exemple d'une chute directe, brutale, verticale, de la poésie dans la prose ?

Pierre — Parfaitement. À tort ou à raison, que nous soyons d'accord ou non sur le sens précis des mots, ce que l'on entend, d'ordinaire, par l'ironie d'un Byron ou d'un Henri Heine, ce sont, n'est-il pas vrai ? ces chutes-là. En voyez-vous beaucoup de pareilles dans La Fontaine ?

Paul — Point du tout. Ce procédé lui était probablement inconnu.

Pierre — L'eût-il connu, il l'eût rejeté sur le champ… Rien n'est plus opposé au caractère de la poésie véritable. Il n'est pas dans Horace. Vous ne le trouveriez non plus dans aucun classique. Prenez garde que notre Alfred de Musset en put user dans les ouvrages de sa première jeunesse, avant que son goût fût définitif. Il n'avait pas vingt ans à l'heure de Mardoche, il en avait vingt-deux quand il fit Namouna. Mais lisez ses autres badinages, ceux d'après la grande époque des Nuits : la satire sur la Paresse, Une soirée perdue, Dupont et Durand. Ce système des chutes brusques s'y raréfie sans cesse. Dans la curieuse Idylle de Rodolphe et d'Albert, la progression classique est observée avec scrupule, et quand il a juché son lecteur au plus haut point de l'émotion que le poème comporte, Musset se garde bien de l'en rejeter tout d'un coup.

Paul — Vos souvenirs sont bien précis !

Pierre — Je m'en vais préciser les vôtres. Rodolphe est un épicurien aux amours publiques et joyeuses, Albert un platonicien qui aime en silence. Chacun vient de vanter l'idée qu'il se fait de l'amour et chacun s'est bien échauffé. Voilà nos interlocuteurs au zénith : de quelle molle courbe ils sont ramenés sur la terre !

Paul — Je ne la vois pas bien.

Pierre — Entendez-la, c'est le mystique Albert qui parle.

Une larme en dit plus que tu ne pourrais dire.

Rodolphe répond :

Une larme a son prix, c'est la sœur d'un sourire.
Avec deux yeux bavards, par/bis, j'aime à jaser ;
Mais le seul vrai langage au monde est un baiser.

C'est le tour d'Albert, auquel Rodolphe donne aussitôt la réplique, et, jusqu'à la fin de la pièce, ils alternent :

Ainsi donc à ton gré dépense ta paresse.
Ô mon pauvre secret ! que nos chagrins sont doux !
— Ainsi donc à ton gré promène ta tristesse.
Ô mes pauvres soupers ! comme on médit de vous
— Prends garde seulement que ta belle étourdie
Dans quelque honnête ennui ne perde sa gaîté.
— Prends garde seulement que ta rose endormie
Ne trouve un papillon quelque beau soir d'été.
— Des premiers feux du jour j'aperçois la lumière.
— Laissons notre dispute, et vidons notre verre.
Nuits aimons, c'est assez, chacun à sa façon
J'en ai connu plus d'une et j'en sais la chanson.
Le droit est au plus fort, en amour comme en guerre,
Et la femme qu'on aime aura toujours raison. 12

Paul — Je vois assez bien que tel est le procédé de l'idylle antique, et l'art classique l'a suivi, et, si vous poursuivez dans cet ordre d'idées, vous me démontrerez peut-être que, pour l'épigramme normale, le trait le plus spirituel, même le plus inattendu, doit être aussi le plus naturel et, si j'ose ainsi dire, le plus continu ; car il doit prolonger directement le sens et l'esprit de la pièce.

Pierre — Le trait satirique doit s'élever, en effet, du fond du sujet, en résulter et en sortir comme un vif aiguillon du corps de l'abeille : pas de rupture, pas de heurt, pas de discontinuité.

Paul — Comme dans les divines épigrammes de Jean Racine !

Pierre — N'en doutez pas un seul instant.

Créqui dit que Pyrrhus aime trop sa maîtresse ;
D'Olonne, qu'Andromaque aime trop son mari. 13

Nul contraste. Nulle antithèse. Simple développement ou pure analyse ! Oui, voilà le comble de l'art.

Paul — Pardon : de l'art classique. Pour moi, je me fais romantique, puisqu'il faut être romantique, dès lors qu'on ne peut se défendre d'aimer l'ironie d'un poète. L'ironie de Heine est sublime. Elle est, à sa manière, elle aussi, le comble d'un art : car enfin pourquoi l'art n'aurait-il pas deux combles comme le Parnasse a deux cimes ? En quoi la brusquerie et le heurt, l'antithèse et le contraste seraient-ils, quand ils sont parfaits, inférieurs au simple, au naturel, au fluide et au continu qui ne peuvent pas être au-delà du parfait ?

Pierre — Eh ! quoi, vous demandez cela ?

Paul — Est-ce que j'abuse ?

Pierre — Il vous serait facile de répondre vous-même. De quoi procède l'ironie ?

Paul — D'un contraste.

Pierre — Et ce contraste consiste…?

Paul — Assurément, dans l'extrême contradiction entre deux élans, deux efforts, deux amours en un même cœur.

Pierre — Est-ce tout ? N'y a-t-il que les conflits du cœur d'où puissent naître les jeux sournois de l'ironie ?

Paul — Je ne vous donnais qu'un exemple.

Il va sans dire que les divisions entre l'esprit et le cœur, la volonté et l'amour, la frénésie du bien et celle du mal sont aussi de vivantes sources de l'ironie. Si l'ironie de Heine atteint ce degré d'énergie cruelle, c'est qu'il n'y eut pas de créature plus déchirée. À propos de sa race et à propos de sa patrie, à propos de la France, de la Grèce, de la Judée, à propos de ses amis et de ses maîtresses, de l'amitié et de l'amour, il pouvait répéter le tragique mot de Catulle odi et amo, « j'aime et je hais en même temps » !

Pierre —

Odi et amo, quare id faciam fortasse requiris :
Nescio, sed fieri sentio et excrucior
 14

« Je hais et j'aime. Vous demandez sans doute comment je fais ? Je n'en sais rien. Mais cela est, je le sens, et c'est ma torture… » Y a-t-il trace d'ironie dans ce distique ?

Paul — Aucune trace.

Pierre — Cependant le poète nous confesse ses divisions.

Paul — Soyez sérieux. Vous savez bien que ce n'est pas le poète, ni l'artiste, qui est divisé ici : c'est l'amant, c'est-à-dire, le sujet du chant du poète. Le poète et l'artiste montre, au contraire, par le tour hardi, le jet simple et fort du distique une magnifique unité.

Pierre — Donc, les divisions, les contrastes, les conflits naturels de nos passions et de tous nos autres éléments intellectuels et moraux peuvent s'exprimer sans qu'il y ait dans l'ouvrage la moindre trace de division ni d'ironie.

Paul — Cela n'est pas seulement possible, car cela s'est réalisé, notamment dans ces deux grands vers de Catulle.

Pierre — Mais, soyons plus précis, en quel cas la division, qui n'est ici que dans la matière du poème, pénètre-t-elle et descend-elle dans le procédé et jusque dans la main de son auteur ? Ne cherchez pas trop loin du nid. Dites-moi simplement si ce malheur n'arrive point, quand la division s'aggrave et devient plus profonde ?

Paul — Peut-être.

Pierre — Je ne saurais me contenter de vos peut-être.

Un être est divisé entre une passion et une autre passion, entre son cœur, et sa raison entre sa raison, son cœur et ses sens. Cependant le langage dont il se sert pour s'exprimer et le rythme de ce langage témoignent encore d'un accord profond, latent, mystérieux entre les deux ou trois éléments intérieurs qui divergent. Ils sont à lui. Il est encore. La vive unité de cette âme peut n'être pas compromise. Elle traverse une crise assurément. Elle est blessée. Ce n'est pas à proprement dire une malade. Mais ce mal accidentel peut-il s'aggraver ?

Paul — Certes, et dans la mesure où s'affaiblira ce qui lui reste d'unité profonde.

Pierre — Si donc, aux divisions mentales et morales vient s'ajouter une division dans l'ordre du langage et de l'expression, le mal en sera aggravé ? Un point vital aura été intéressé.

Paul — Je n'en saurais douter. Le schisme va descendre, en effet, aux derniers ressorts de l'activité. Les idées, les sentiments, les volontés sont susceptibles de diverger sans grand péril. Mais c'est ici l'axe de la vie mentale qui se trouve atteint : non les pensées, mais la manière de penser ; non les sentiments, mais la manière de sentir. L'être est meurtri dans ses habitudes constitutives. Son centre même est disloqué.

Pierre — Cette division, poussée à l'extrême, s'appellera, il me semble, la mort, qui rend à tous les composants leur liberté.

Il y a de moindres degrés de division que je pourrais nommer de noms doctes et difficiles, tirés du livre de Nordau, sur la Dégénérescence. Ils désignent certains succédanés de l'ataxie. Mais, en deçà de l'ataxie, sur les pentes qui y conduisent, se notent des états d'incoordination, d'inharmonie, de simple arythmie, dans lesquels le poète vit rongé, dévoré, en quelque manière, par les maux qu'il se représente. Au lieu de dominer son sujet, ce sujet l'écrase, l'absorbe, l'assimile : au lieu donc de l'unifier par la force de sa pensée, il se laisse rompre et diviser comme lui.

Je ne prétends pas qu'on ne puisse trouver aux différents étages de la descente, à ces divers crans de la dégénérescence, un degré de santé et comme un ordre relatif. Les effets de heurt, de contraste et d'ironie ne sont pas dénués absolument de toute unité. Elle est inférieure. C'est une unité de plus en plus sous-jacente. L'ouvrier se sent atteint au plus vif de son art, mais, connaissant l'infirmité, il l'utilise. Il en tire un effet, il accentue cette division intérieure dont il ne peut plus se garder, ni se cacher. Comme un être moralement affaibli embrasse la profession de cynique pour former de l'orgueil avec ce qu'il a de plus vil, ainsi le poète grimace l'ironie, quand il se voit exclu du lyrisme supérieur. Les très jeunes gens peuvent alors prendre sa fanfaronnade et sa contorsion pour quelque signe d'énergie : c'est pour l'observateur le plus lourd aveu de faiblesse.

Paul — Une seule question : aimez-vous l'ironie en prose ?

Pierre — Il le faut bien, puisque je la déteste en vers. La prose est l'expression naturelle du monde, qui n'est probablement qu'une vaste ironie. Mais, en poésie, nous faisons (ou nous voyons faire) tout autre chose que le monde. Nous fixons le meilleur de nous-mêmes au-dessus de nous. Comment y aurait-il place. dans le poème, qui est l'acte par excellence, pour le signe évident et le constant souvenir de tous nos malheurs, œuvre naturelle, inhumaine et dans laquelle nous ne sommes pour rien ? Non, non, c'est l'ironie qu'il en faut bannir avant tout. Elle est la terre. Et la poésie, c'est le ciel. Aimez-vous le ciel, ami Paul ?

— Vous ne répondez ? Vous faites la moue indécise, ou réprobative peut-être ? Question d'âge. D'ici dix ans, vous n'aurez point tant de pudeur. Vos yeux m'interrogent ? Quoi ! vous me demandez si j'aime le ciel des poètes ? Non. Je ne l'aime pas. Car, en vérité, je l'adore.

Charles Maurras
  1. Le Céphise et l'Illissus sont deux fleuves de Grèce, en Attique. On trouverait plusieurs allusions littéraires pour chacun. Ainsi l'Illissus est le cadre du Phèdre de Platon. (Comme celle-ci les notes suivantes sont des notes des éditeurs.) [Retour]

  2. La Neva passe à Saint-Petersbourg et Joseph de Maistre y fut ambassadeur du roi de Sardaigne de 1803 à 1817. [Retour]

  3. A. de Musset, La Coupe et les Lèvres. [Retour]

  4. Ce sont les premiers vers du troisième chant de Rolla, de Musset. [Retour]

  5. Musset, Namouna, premier chant. [Retour]

  6. Musset, Rolla, cinquième chant. [Retour]

  7. Musset, Rolla, cinquième chant. [Retour]

  8. Autre œuvre de Musset. [Retour]

  9. H. Heine, Herbstzyklus, IX. [Retour]

  10. H. Heine, Winterzyklus, XIV. [Retour]

  11. H. Heine, Winterzyklus, XVII (Sylvester-Abend). [Retour]

  12. Ce sont les derniers vers d'Idylle dans les Poésies Nouvelles de Musset. [Retour]

  13. Le duc de Créqui et le comte d'Olonne avaient dénigré Andromaque. Le premier était homosexuel, la femme du second était volage. [Retour]

  14. Catulle, LXXXV. [Retour]

Texte paru dans la Gazette de France du 12 décembre 1901, repris en volume en décembre 1923.

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