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Le Mont de Saturne 1

Je soussigné, Denys Talon, écrivain de prose et de vers, né à Saint-Tropez, sous les Maures, domicilié à Paris, 20 rue de Poitiers 2, tiens à coucher sur ces feuilles testamentaires un compte fidèle de ce que j'ai été et suis, de ce que j'ai fait et veux faire.

La pure vérité qui en sera connue, sans causer de tort à personne, n'ira pas sans utilité pour un certain nombre de mes pareils, soit qu'elle les corrige ou les améliore, soit qu'elle leur apporte de petites consolations.

Vivre, pour l'homme, c'est entrer en conflit avec la Nature, et résister, comme l'a dit Bichat, à l'ensemble des forces qui tendent à sa mort. Il s'agirait d'être plus fort qu'elles. Mais peut-on être plus fort que sa propre nature ? Et en quoi celle-ci diffère-t-elle de la nature générale, de la Vie, des Astres, du Monde ? Dans quelle mesure peut-elle la vaincre ? Ou se vaincre ? Je ne me flatte pas d'avoir trouvé réponse. Cependant, voici quelque chose qui y ressemble pour mon cas.

Le lecteur est prié de ne point s'étonner de rencontrer ici, en clair langage, en toutes lettres, les noms de quelques confrères et amis connus qui ont été mêlés à certains épisodes de cette histoire. Je n'ai rien dit que le grand bien que je pense d'eux. J'ai même essayé de racheter quelques épigrammes injustes 3 qui appartiennent à mon passé. Cela non plus ne fait de mal à personne, et le récit pourra y gagner en solidité.

Première partie
LE RÊVE

« Fais cela ! »
Emmanuel KANT.

« Ne fais pas ça ! »
Ma vieille bonne.

I

Mon nihilisme paisible, mon doux anarchisme moral fut commun à bien des hommes de ma génération, 1870 environ. Ils s'étaient comme moi séparés de la précédente. Nous trouvions derrière nous des exemples, devant nous des principes. Je ne sais pas encore comment ceci et cela fut si rapidement abandonné, ni quel cyclone l'emporta et le balaya.

La question la plus embarrassante qui pût être posée à ma vingtième année était sans conteste — Pourquoi fais-tu cela ? ou ne le fais-tu pas ? Cela n'aurait pas fait le pli d'une difficulté pour nos parents. Admirablement équilibrés, leur vie se tenait ordonnée et claire, leur croyance et leurs idées concouraient à motiver de façon très simple les jugements de leur action. Esprit et cœur jouaient ensemble avec les justes amours-propres et les intérêts légitimes. Quant aux points sur lesquels le sentiment et la passion peuvent se dérégler (un digne quant-à-soi pouvant tourner à l'égoïsme), ces risques d'erreur se trouvaient aussi marqués, non moins clairs, à leur conscience, et celle-ci veillait.

Je les revois, oui, consciencieux, mais non conformistes, ne ressemblant en rien aux moutons de Panurge, religieux sans être dévots, bien que ma mère fût très pieuse. Croyants et pratiquants l'un et l'autre. Mon père, ancien capitaine au long cours et propriétaire terrien, elle, sa cousine germaine. Ils vivaient bien, et faisaient le bien, sans apparence d'effort ni même d'application, avec un naturel parfait, souriant chez l'une, un peu bougon chez l'autre, car il était facilement irrité par l'injustice, l'ingratitude ou la mauvaise foi. Je ne les ai jamais entendus échanger un mot aigre, ni se permettre une médisance.

Ce bonheur sérieux et solide posait, comme tout, sur des fondations matérielles sûres. Ils avaient gardé à peu près telle quelle la petite fortune des leurs, qu'ils dépensaient avec économie, mais avec charité. Suivant eux, l'ordre social devait, tant bien que mal, correspondre à un ordre moral qui le fortifiât, mais le justifiât.

Quand je n'étais pas sage, ma vieille bonne avait mandat de me menacer du violon municipal. Un jour qu'elle y insistait : « Oui, répartis-je, mais j'ai quelqu'un qui me délivrera… — Tu penses à M. Guirard, dit-elle… » M. Guirard était le juge de paix du canton. Son fils était de mon âge. Nous échangions des politesses. Il venait déjeuner à la maison le dimanche, et j'allais chez lui le jeudi. On me le donnait toujours en modèle : « Regarde Albert ! Comme il est sage !… Albert est soigneux… Albert a du goût… Il ne se ronge pas les ongles ! Il a déjà une maîtresse de piano, quand tu ne sais pas encore tes notes. Regarde-le… » La contemplation mystique de l'idéal Albert m'avait fait bien voir de ses père et mère. M. et Me Guirard me comblaient de gâteries. C'est pourquoi, dans mes fredaines, j'estimais pouvoir compter sur l'autorité discrétionnaire du juge de paix. « Oui, mais, me dit ma bonne, si M. Guirard n'est pas sage, on le mettra en prison comme toi… — Tiens ! Et qui l'y mettra ?… — Tiens ! mais les autres juges. » Ce jour-là, M. Guirard perdit beaucoup du prestige de sa belle toque argentée, de sa robe flottante et de la ceinture bleu-ciel qu'on lui voyait à la procession de la Fête-Dieu ; il m'apparut beaucoup moins secourable et moins puissant… Autour de moi les simples se satisfaisaient de l'idée d'une hiérarchie judiciaire complète, à laquelle embrancher et arc-bouter les conduites privées. Pour notre âge, des souffles obscurs et violents nous avaient fait rouler au bas de ces justes hauteurs, et quelquefois un peu plus bas, jusqu'à la fosse. L'insolente sauvagerie de l'enfant de la nature avait tourné à une insubordination méthodique, sans doute stimulée par la turlutaine du Progrès et la conséquence que nous en tirions : les jeunes en savent plus long que les vieux, les enfants valent mieux que les parents. Ceux-ci n'ayant connu que les diligences, nous avions les chemins de fer ; à eux la poste, à nous le télégraphe électrique. Le décri de l'autorité, la ridicule diffamation du gendarme et du commissaire, étaient accompagnés de l'apothéose du voleur, du brigand, de l'irrégulier, quel qu'il fût. Un petit ami qui avait bon bec nous disait : « Je viens d'Aix, j'ai vu les Assises ; est-ce beau ! Vous n'avez pas vu ça ? Les juges en robe rouge et toque d'or. Les gardes en soldats. Puis les accusés ! Vous savez, on les met sur une estrade aussi haute que le tribunal. Et si vous voyiez comme ils sont habillés ! — Les accusés ? Mal habillés, n'est-ce pas ? — C'est le contraire. Tout en noir. — Et même en queue de morue, dit ma bonne, qui avait du sens. — Certainement, en habit noir et queue de morue, répétait l'autre avec aplomb. »

Ainsi courait cette édition enfantine des Misérables. Ainsi se préparaient bien des inversions, précédant des convulsions qui devaient venir, sèches ou sanglantes. Ne dites pas que je les tire de trop loin, tout cela se tient et s'appelle quand les idées-mères s'effondrent ou qu'elles s'effacent.

La République conservatrice se mourait et voilà qu'arrivait et se consolidait la République des républicains ; nos juges de paix devaient bientôt cesser d'aller à la procession, puis les processions de sortir de l'église de Saint-Tropez. Comme l'Hier et l'Aujourd'hui, comme la Route et le Rail, ce qui aurait dû se composer s'opposait ; le religieux et le rationnel, le social et le moral perdaient leur cohérence au moment de notre adolescence et de notre première jeunesse. On ne croyait plus guère en rien, et l'on n'y voyait plus très clair.

Vingt fois l'on a repris l'examen de ce qui fut destructeur et démoralisant dans nos classes de philosophie. La vraie cause est plus ancienne pour moi. Elle devait dater d'à peu près toutes nos marottes, depuis le funeste Pascal, qui saturait nos classes d'Humanités et de Rhétorique, comme on disait alors. La Philosophie avait, au moins, l'avantage de mettre un peu d'ordre dans ce capharnaüm. Je ne voudrais pas faire un honneur immérité à la médiocre brigade des poétereaux déclamateurs normaliens qui, assis au bas bout de la table baudelairienne, s'étaient appliqués à des variantes laborieuses de La Charogne et de la Martyre. Mais leur faiblesse les avait établis juste au niveau de nos quinze ans désarmés. C'est pourquoi, pas plus que l'illustre sonnet des Larmes :

Eau, sel, soude, mucus et phosphate de chaux,
Ô larmes, diamants du cœur, laissez-moi rire, 4

tel autre inclyte 5 « blasphème » ne pouvait comporter de grandes puissances de dissolution :

Tes père et mère, ça ? C'est ça que l'on révère !
Allons donc ! On est fils du hasard qui lança
Un spermatozoïde aveugle…

Pouah ! Oui, la fréquentation de ces néants dénégateurs, la familiarité que nous en prîmes avaient bien tendu, en nous dégoûtant, à leur prêter une espèce d'autorité. Pas du tout sur les devoirs filiaux, qui n'en furent ni négligés ni différés. Mais on en moquait les fondements. On en brocardait les raisons. À la limite de cet état déliquescent, me renaît en mémoire cette déclaration offerte à des parents que je sais ; on les aimait beaucoup, et on les adorait, mais c'est qu'ils étaient bons, gentils, aimables, délicieux, et nullement parce qu'ils étaient les auteurs de nos jours. Comme tels, ils auraient bien plutôt des comptes à rendre. On tenait à honneur de ne montrer aucune gratitude expresse pour le fichu cadeau de cette chienne de vie. Notre jeunesse ne se plaignait pourtant pas de la vie. Elle aimait les bonnes choses, et les autres ne lui faisaient pas peur. Le mauvais ton acquis était surtout extérieur, mais, venu du dehors, il gagnait au dedans. L'Existence mordait de plus en plus sur la Conscience.

Quant aux infortunés maîtres ou camarades qui proposaient encore de dire il faut, ou l'on doit, la réponse était tenue prête, il ne faut rien, l'on ne doit rien.

II

Dans cette décomposition générale, quelque chose survivait-il ? Peut-être le bon pli d'habitudes saines, devenues un peu moins morales que physiques. Leur puissance tenait à ce qu'elles avaient d'invétéré : entre toutes, la tendance innée au travail.

Non que l'on se fût mis, parmi nous, à aimer le travail à contre-sens et pour lui-même. On appréciait son fruit, les connaissances qu'il donnait, son illumination du monde et de la vie, ses vastes ouvertures aux ambitions de l'esprit, sa réponse aux curiosités éveillées.

Oh ! je ne flânais pas. Cependant, sans flâner, nous ne travaillions plus comme on le faisait avant nous, aux temps où était suivie une règle complexe qui associait la nécessité, le devoir d'état, le dévouement, l'honneur, le plaisir, le profit. En rustiquant, disait mon père à la latine, en s'occupant à travers bois, vignes et labours, il donnait un modèle d'activité infatigable. Ma mère se faisait un devoir et une joie de commenter les peines de son mari pour en faire valoir les motifs raisonnables, les mobiles sains et, disait-elle, nous le faire comprendre et imiter.

Beaux exemples ! Douce leçon ! Il ne faudrait pas croire que rien n'entrât, je n'étais pas insensible ni imperméable. Mais, d'ensemble, tout cela glissait parce que le nœud qui en liait les parties me faisait désormais défaut. Défaut dont je ne souffrais pas ; ce qui manquait, en fait, ne manquait ni à ma conscience ni à mon intelligence, attendu que je n'avais aucune conscience, distincte, d'un Denys Talon qui fut moi, et son sujet n'importait pas à mon intelligence qui s'en moquait. Elle était toute à mes objets, j'aurais presque dit : à mes rêves.

Mon intelligence courait bien d'autres choses, autrement belles et bonnes, riches et gaies, que mon pauvre moi ! « Tenys Talon, Tenys Talon », me répétai-je un jour que j'étais bien petit, si petit que je ne savais pas encore prononcer le D. En me demandant qui pouvait être ce Denys Talon, je poussais devant moi les galets du port. À chaque coup de pied répond le battement de ma petite robe, qui me faisait penser à moi comme à quelque chose d'un étranger. En revanche, tout ce qui passait à la portée de mes yeux et de ma cervelle, corps physiques, corps glorieux, vagues fumées, nuées brillantes, ou la simple voilure d'un ciel d'azur tendu sur une tête folle se disputaient les forces de mon attention violente. Dès mes premiers moments d'émancipation juvénile, j'avais choisi de travailler d'arrache-pied à tout, hormis peut-être à ce qui s'abstenait de me faire un certain signe d'appel personnel. Comme ma pauvre mère m'avait reproché assez amèrement ma nullité en je ne sais plus quelle branche de mes études : « Cependant, lui répondis-je, tu vois, je travaille… » Elle répliqua par un trait de lumière : « Oui, à ce qui te plaît. » Ce n'était pas « bien » travailler pour elle. Je n'oublierai pas de si tôt la secrète tristesse de ce visage, qui ne parlait qu'en souriant ; la réticence me fit sentir qu'elle lisait en moi beaucoup plus avant que moi-même. Était-ce difficile ? Je n'y lisais rien du tout. De même, on m'avait grondé souvent de ne pas me montrer plus communicatif, plus expansif, plus confiant. Je n'avais rien à confier, répandre, ni communiquer. Ma vie intérieure déjà faible, allait s'atténuant encore et rien ne l'avait remplacée que ce qu'avait démêlé ma mère ; la Toute-Puissance de mon Plaisir, maître et gouverneur de ma vie.

Sans doute existe-t-il des plaisirs sains et d'autres plaisirs malsains.

Je ne connaissais pour ma part que le Plaisir, avec sa contre-partie naturelle : le Déplaisir. Une critique universelle avait mis toutes mes autres distinctions en poussière, et cette cendre fine représentait d'anciens goûts naturels ou acquis, et des traces d'hérédité ou d'éducation qui n'étaient pas destinées à exercer beaucoup d'autorité sur mon cœur.

Un mauvais prêtre, comme je n'en ai connu qu'un ou deux à Paris, m'avait frappé par une curiosité sans pudeur dans la manière de questionner les gens sur eux-mêmes. C'était une espèce d'écrivain bohème, ambigu d'intrigant et de renégat, plus ou moins simoniaque. Il osa me dire un jour : « Quels sont vos buts de carrière ? » Je n'avais pas dix-huit ans. « Aucun », lui répondis-je, plus véridiquement qu'il ne pouvait le croire. Il se mit en colère : « Pas de but dans la vie ? Mais vous devez en avoir un. Quoi ! Pas un idéal ? » Un idéal ? J'en avais cinquante. Sans parler du vague désir de faire de beaux livres (ce qui ne venait pas au tout premier plan), mon premier idéal était de débrouiller, en deux temps et trois mouvements, les sept énigmes du monde que Du Boys Reymond 6 avait couronnées de son ignoramus, ignorabimus, dans son discours à l'Université de Berlin. J'avais cet autre idéal de construire un navire ailé qui pût suivre à marche d'étoile le soleil couchant sur nos mers 7. En quoi cela regardait-il ce clerc interrogant ? J'étais ingénieur, pontonnier, architecte, quand il s'agissait de tracer ou de reformer de nouveaux projets de grande voirie provençale. Est-ce que j'avais à le lui dire ? De quoi se mêlait-il ? Je ne voulus plus le revoir, et suivis en paix mes démons.

J'étais zoologiste ou botaniste, et je me prononçais contre l'Évolution si je relisais l'entomologiste Fabre, pour elle si je rejoignais Darwin, Romanès 8 et Spencer 9. Philologue, à la poursuite du sens des mots avec Michel Bréal 10, je courais sur les pas de Renan vers les tabernacles de Sem, et je n'en rédimais pas moins l'Alsace et la Lorraine avec le général Boulanger, Paul Déroulède et Maurice Barrès. Je rétablissais dans ses droits la nationalité provençale, sa poésie, sa langue, avec Mistral et mon ami Frédéric Amouretti. Naturaliste en littérature, selon la recette de Zola, impressionniste avec Goncourt, symboliste avec Mallarmé, je n'étais pas moins fasciné par la Chimie, l'analyse du Tout devant mener à sa synthèse, et l'on y maniait de si beaux cristaux de toutes couleurs ! J'abolissais le paupérisme, j'incorporais le Prolétariat à la société, je rendais à la France le sens de ses idées et de ses institutions fondatrices. Non moins que l'Encyclopédie, la théologie me plaisait, comme aurait dit ma mère, et la religion n'était pas exclue ; quelque mélodieux abbé, dans une église de campagne, entonnait-il l'Ô salutaris hostia ou laissait-il tomber les notes diamantines d'Ave maris stella, je voyais le ciel et les anges. Seulement, le ciel et les anges ne venaient pas me voir.

Je tournai mes yeux de tous les côtés. Un mien cousin, médecin, m'ayant passé un gros tome d'anatomie, c'est tout juste si je ne décidai une prompte inscription à la Faculté. Cependant, je « faisais » une licence d'histoire : jamais prise, jamais passée ! À la suite d'une longue maladie de croissance, la relecture de ma géométrie d'écolier me tentait d'un retour improbable aux sciences exactes. Quelques mois de rue d'Ulm ne me calmaient pas. J'allais à tout comme la limaille à l'aimant et, s'il est clair que je retournais vite aux deux mêmes pôles préférés, la Philosophie et la Poésie, je me disais aussi : « l'Hébreu ? le Grec ? Pourquoi pas ? » Oui, pourquoi pas ? En un cas comme dans tous, ce qui m'emportait était l'élan de soumission à ce beau savoir convoité ; ce n'était point pour un moi vaniteux ni fier que je suivais, comme des Muses, ces disciplines trop variées ou trop distantes, je me livrais à elles pour leur amour, l'amour de leur grande beauté. Je ne me proposais nullement de les confiner dans quelque sérail personnel ; loin de me proposer pour centre, pôle ou foyer, c'était moi qui demandais à chacune d'être le mien, ou l'un des miens, et espérais de recevoir l'appel de leurs bouches sublimes. D'elles tout m'attirait, je me sentais leur proie. Proie charmée, subjuguée. Proie indévorée, et proie résistante, car elle subsistait en dépit de mon immense oubli de moi.

Ainsi, allais-je tout courir, tout goûter ou fleurer. Cela durait ou ne durait pas. Cela me bousculait et me recouvrait au point de me noyer ; parfois aussi, ce chaos vivant me laissait émerger et se composait et s'organisait au-dessous de moi, mais cela ne s'est jamais produit sans quelque opération extérieure où je ne fus pour rien, que théâtre ou patient. S'il a pu sortir de moi quelque chose qui ait eu accent, sens, ou figure d'unité et d'utilité, il faut en reporter le mérite total à l'arbitraire du Plaisir et du Déplaisir, mes veilleurs et mes éclaireurs sous-jacents ; eux seuls, de tout temps, conférèrent une libre sécurité à cette suite d'exercices où j'aurais dû me rompre le cou.

Supposé que par l'effet de tant de voltiges, j'eusse été abaissé de beaucoup de degrés au-dessous de moi-même et largement rétrogradé sur l'échelle animale, soyez sûr que j'y aurais mis peu de mauvaise volonté et nulle intention dissidente. Le mal se serait fait sans moi. Ainsi s'est fait aussi quelque bien. Lorsque, en réalité, le poste actif et le bilan positif de ma jeunesse à l'aventure l'ont emporté, de beaucoup, sur le négatif, quelque fussent la dispersion et la dissipation de mes successions de dévergondages, ce résultat heureux ne m'a été, je le répète, ni dû, ni imputable en rien. Simple merveille ! Oui, le miracle ! Les habitudes de mon rêve en ont fait tous les frais ; le classique et vulgaire tour de force du somnambule qui court au rebord de son toit. Mes yeux étaient aussi fermés que les siens sur ma route. Je risquais une chute verticale. Seul, mon plaisir, directeur ou interdicteur, aura su, je ne sais comment, imposer la ligne blanche ou grise de la direction ou des exclusions. Je n'avais que cela pour moi. C'était toujours cela : « Plaît ! Plaît pas ! »

Là, et là seulement, furent orientées dix années de ma vie d'esprit.

III

Et ma vie pratique, donc ! Et ma vie morale, si l'on peut dire !

La mort morale me guettait. Comment me fut-elle épargnée ? Il n'est qu'une réponse : j'ai rêvé ces trois vies au lieu de les vivre.

Aucune des facultés de l'homme éveillé n'y est intervenue. Ni la raison qui règle, ni le jugement qui choisit, ni la volonté qui impose, ni, moins encore, le sens élémentaire de la dignité qui refuse. Sur ce dernier chapitre, l'absence de toute loi connue pouvait me perdre de débauches ou me mener fort bien aux avant-dernières des vilenies. Là aussi, les opérations de sauvetage, faites pour moi, le furent en l'absence de moi, et j'y étais témoin de mes actes sans en être l'acteur.

J'étais venu vivre à Paris. Telle est la diversité de notre beau Paris qu'il est, à coup sûr, un des lieux du monde où sont pratiquées les plus magnifiques vertus. Mais, du secteur où je m'étais placé, on ne les voyait pas, elles ne passaient guère par là où nous campions et, mes amis et moi, n'avions, à peu près, devant nous, que les aspects de la plus confortable dissolution.

Figurez-vous un séjour qui, pour n'être pas sans tristesse, avait aussi son charme, avec son air de friche ou, comme disent les coloniaux, de brousse, et les anglomanes, de jungle, disons, nous, de forêt dantesque ; spacieux terrain vague qui n'était à personne et qui était à tous, sur lequel abondait la plus étrange population féminine, véritable nation de mal mariées, de séparées, de divorcées ou de femmes et de filles parfaitement libres, qui, pour n'être point galantes au sens vénal, étaient tout à fait dépourvues de raison de se conduire d'une autre manière que nous. Qui, nous ? Eh bien, des jeunes gens dont les origines sociales étaient bonnes ou excellentes, mais à qui ce Paris-là avait fait donner deux ou trois tours de roue vers leur animalité primitive. Ils n'en revenaient qu'aux vacances…

Les deux moitiés de l'être humain, faites l'une pour l'autre, y trouvaient les facilités nécessaires pour toutes les figures d'une vie très simplifiée.

Autre chose y était facilitée encore : c'était l'éclosion et la culture de ce que j'appellerai, faute d'un meilleur mot, les petites amours. Petites ou moyennes, sans être bien recommandables, elles valaient néanmoins par la loyauté sincère, l'absence de toute comédie. Le train en était naturel et doux. Les graves accidents n'y étaient pas communs, beaucoup de liaisons étaient interchangeables, nouées et dénouées de manière assez indolore et comme à volonté. Et puis, là, tout le monde avait au front le même rayon de jeunesse et sa fraîche merveille de spontanéité. L'on m'aurait étonné en me révélant que tel était alors à peu près mon seul bien moral et, en tous cas, ma seule lumière pour me conduire. Le couple enfant du Paradis terrestre ne savait pas qu'il était nu. L'idée de m'habiller au moral ne se serait pas offerte. Qu'est-ce que j'en aurais fait ? Que me fût-il resté si ma sincérité avait émergé de ma nuit ?

Tous ceux qui m'ont connu savent combien je fus sensible au charme féminin sous toutes ses formes, à son mystère sous tous les masques. Je chassais de race. Telle avait été la seule faiblesse de mon pauvre père. Il avait bien fini par se surmonter. C'est qu'il l'avait voulu. Pour moi, que voudrais-je jamais ? J'aimais les visages moins que les corps, les corps moins que les âmes. Si la robe est un voile, la chair en est un autre bien plus épais, que seules ont soulevé les libertés de l'amour. Mes yeux, que dilatait presque douloureusement la vue d'une belle fille, n'étaient donc pas, au juste, ce que le divin Michel-Ange a nommé le chemin de l'amour et la source des larmes. Ils ne m'ouvraient d'abord qu'un grand chemin d'admirations éperdues. Le baiser qui venait, s'il venait, n'était désiré, demandé, obtenu, goûté et rendu que pour conduire au terme, là où se découvre le secret de sa fleur, dans l'abandon sublime du bonheur mutuel. Mais que l'on ne s'y trompe pas : il ne s'agissait point du tout de composer un bouquet d'âmes à l'usage égoïste d'un « amateur » quelconque ! Pas plus que d'éblouir les autres ou moi-même en imposant des étiquettes fabuleuses à des vérités de rencontre et de situation où tout était singulier et unique en soi. Je ne gonflais ni ne soufflais mes plus chères idoles pour les faire apparaître plus hautes que nature ; de quelque rang qu'elles fussent, l'Objet convoité, possédé, conservait les attraits et les attributs d'un Objet. Loin de prétendre à m'assujettir l'amie de passage, c'est moi qui me formais loyalement sur elle pour me fondre et pour me confondre de mon mieux. Le prétexte d'un Devoir eût été ridicule, mais la plus volante des fantaisies comportait, malgré tout, un désir de servir dans l'oubli de moi et le double goût du bonheur. On me dira que ce fut là beaucoup de servitudes volontaires… Mais si elles plaisaient ainsi ?

C'est de là que suivait et découlait, de façon presque matérielle, cette sincérité dont j'ai parlé et qu'il vaudrait mieux appeler une libre franchise ; ni système, ni règle, mais, de bon cœur, ce qui ne veut pas dire de tout cœur, l'obéissance pure aux décisions suprêmes du Plaisir et du Déplaisir. Chargées ou aimantées de sourdes préférences, plus faciles et plus spontanées les unes que les autres, je ne me mêlais point de les classer comme des odeurs ou des formes. Le voluptueux égoïste veut se faire soleil. Je ne me voulais que planète, et m'appliquais à graviter autour de l'Objet, sans rien demander que d'en être véritablement emporté, ravi et aspiré, pour ne pas dire bu et tari, ce qui est une fin comme une autre.

Je ne fais point un panégyrique de mes objets, tout charmants, ni le mien. Et je ne dissimule pas leur commun et grave défaut d'avoir été successifs, changeants, très mobiles même. C'était le côté faible du régime qui fut naturel à l'extraordinaire « réserve » zoologique où notre sensibilité juvénile prenait forme et figure. Ce pays n'avait rien d'un modèle, je ne le montre ni pire ni meilleur. Mais au moraliste qui condamne ou qui plaint, dans ce manque total d'engagement et de lien, une égale absence de prise sur l'avenir, je réponds que le présent lui-même n'y existait guère, ou n'était point senti, dans le mouvement de son vol.

L'intéressant est de concevoir comment y put être parfois arrêté ou suspendu, ou même réglé, ce train de chaos. Deux ou trois exemples le feront voir, je l'espère.

IV

Durant un laps de jours appréciable, car cela s'étendit sur plusieurs saisons, une charmante fille me fit l'honneur de sauter du lit d'un mari exécré pour me consacrer deux ou trois heures chaque matin. Ce fut un temps bien employé. Elle plaisait par sa fraîcheur, son naturel, son diable au corps et, ce qui ne gâtait rien, son esprit. Une fois contente de moi, comme je l'étais d'elle, elle se mettait d'office au piano et, pour deux ou trois quarts d'heure, presque sans s'accompagner, chantait à pleine voix un répertoire varié, opéra ou romance, airs d'église ou refrains du peuple et des poètes du pays, car c'était aussi une enfant de Provence. Toutes les créations de sa fantaisie, exhalées de sa gorge et tirées de son cœur, avaient fini par vivre en suspens dans mon air ; un esprit volatil me la rendait présente, vivace et même active pour le reste de la journée, le temps que j'allais y vivre tout seul, ou agréablement poursuivi dans mes songes. Dans ces conditions de captivité désirée, je pouvais sortir, flâner, et même courir peut-être d'autres arômes, c'est le sien que je retrouvais à fleur d'atmosphère, dans la musique parfumée d'où je la sentais émerger comme la Néréide de Malherbe, jusqu'à mi-corps, aux sources de ce lyrisme printanier :

Elle était jusqu'au nombril
Sur les ondes paraissante
Telle que l'aube naissante
Peint les roses en avril… 11

Ainsi se rejoignaient et ne cessaient pas de s'étreindre et de se pénétrer, comme terre et ciel, ces caresses du corps et celles de la voix. Le mélange exclusif de sensualité et de poésie ne laissait plus, tout compte fait, pour la tendresse, qu'une minute, une seule ; sur le coup de midi, au départ, elle me tendait les lèvres, ou seulement la joue, avec ces trois mots : « M'aimes-tu ? » « Je t'aime », était la réponse. Combien de fois ce rite fut-il répété ? Rien d'une routine. Ni rien d'un élan. La plus tranquille des convictions. Et cela fut jusqu'à ce que cela cessât d'être. Un beau ou laid matin, il en fut ainsi : mon « je t'aime » ne put sortir.

Il aurait dû aller de soi d'envelopper quelque refus dans une caresse éloquente. Cela ne fut pas possible non plus. J'étais très désireux de ne pas lui faire de peine, mais, quand elle eut dit d'un petit ton fâché : « Alors, tu ne m'aimes plus ? » une voix qui était la mienne fit entendre, basse, mais nette, que je ne l'aimais plus en effet. Mots nouveaux, étonnant qui les énonçait, lancés de plus loin que ma bouche, avec une vigueur naïve, supérieurs aux volontés de la décence comme aux mœurs de notre amitié !

Je ne m'étais aperçu d'aucun défaut nouveau qui fût né en elle, rien ne ressemblait en moi à de la lassitude. Je ne me connaissais pas l'intention de répudier cet aimable ornement de ma vie, ni de lui contester son droit naturel à l'amour. Elle s'écria donc : « C'est bien ! » la gorge un peu serrée, comme décidée à rompre, ce qu'elle ne fit d'abord point. Elle devint moins régulière. Sans trace de rancune ou d'humeur. À ceci près que, désormais, entre nous, le lit dut tenir une moindre place que le piano. L'enthousiasme du chant était ce qui m'avait conquis beau premier. Essayait-elle une reprise ? Je ne sais quel intérêt refroidi m'empêcha même d'y prendre garde, et la liaison se défit un peu moins vite qu'elle ne s'était faite, mais sur le signal dur et bref qui n'avait pas donné ses raisons.

La seule raison était ici que la limite de ma douce Capoue était sinon touchée, du moins approchée, ce dont mon immense désordre moral m'avait empêché de m'apercevoir… Tous les secrets repaires de l'âme étaient d'accord pour me faire sentir que résistance et rébellion étaient vaines, un pas de plus dans la direction interdite devait probablement suffire à démasquer l'émoussement des sensations, l'enlisement des curiosités, des désirs, des ardeurs, le piétinement et l'arrêt sur les déjà-vus trop certains. Quelque chose me murmurait qu'une inertie se préparait où je m'étais promis un perpétuel mouvement. Mais d'abord, je n'avais pas éprouvé l'ombre de la moindre de ces belles choses. Rien de tel ; l'annonce m'en paraissait communiquée, plutôt qu'augurée pour prochaine. Un avertissement avait roulé en moi, comme le tambour de la caserne, tinté et retinté comme la cloche du couvent. Or, quel couvent ? quelle caserne ? et quelle sonnerie ? quel tapin 12, digne de quelle foi, était venu cribler de coups ma peau d'âne ou tirer sur ma corde, pour ordonner ma halte infaillible à son juste point ? Il dut y avoir des décroissances, puisqu'il y avait eu des croissances dans la vie de mon cœur, elles furent microscopiques ; qui les mesura ? qui surveilla ces flux et ces reflux invisibles, silencieux, d'une précision sans erreur ? On dit : l'Instinct. Moi, je veux bien. Mais, sous ce mot, je discerne les grands corps couchés du Plaisir et du Déplaisir, et ne puis distinguer grand'chose au delà.

Assez longtemps plus tard, en une occasion toute différente, je me trouvai contraint par le même démon secret à enfreindre pareillement les mêmes mœurs de l'amour courtois, à l'égard d'une autre personne qui m'honorait des mêmes bontés. À quoi bon la décrire ? Ou définir un lien dont la trame est sans importance ? Il suffira de savoir qu'un soir d'été, ma porte s'ouvrit avec violence, et l'Objet d'alors, dans sa forme splendide, mais la plus orageuse, apparut, bouleversé, et la voix déchirante me jeta dans un flot de larmes :

« Voulez-vous m'épouser ? »

Comme la fleur d'agave lance sa réponse explosive, « Non », fut-il dit avant d'y avoir pu penser, avant que j'aie pu être, consciemment, pour rien dans le monosyllabe inhumain.

Une union civile ou même religieuse n'avait rien d'absurde entre nous. Si rien ne la conseillait, rien n'était pour nous en détourner. Mon amie était fille, libre, portait un nom honorable. Ses ressources ajoutées aux miennes nous auraient fait faire figure ; la douceur de son caractère, son esprit facile, pratique, enjoué, auraient composé un intérieur agréable. L'idée ne m'en avait jamais traversé l'esprit, ni pour oui, ni pour non. Mais, en vérité, sur le plan d'intelligence et d'affection où tout était traité entre nous, depuis que la liaison durait à notre vif agrément, tout aurait dû m'astreindre, non par devoir, mais par plaisir, par soin de son bonheur, à de moins blessantes répliques. Il eût été facile de laisser à l'Objet le temps de m'expliquer à quelle exaspération l'avait jeté une pénible scène de famille dont elle s'était échappée pour courir à moi. Plus encore que nos égards mutuels, mon goût, mon naturel exigeait toutes les formes dont ne s'était pas soucié le brusque et rogue non, que je rougis d'appeler mien, car il l'était fort peu.

Un tout petit peu d'un chloral quelconque, qui aurait pu couler à flots, serait facilement parvenu à dégager les termes d'un refus indolore. Mais mon Plaisir profond avait reçu un choc trop vif, mon Déplaisir avait été trop violemment secoué, et, ma déflagration ayant tout cassé (ou j'en avais grand peur) j'en éprouvai une humiliation plus que mortifiante. Elle le vit. Essaierais-je d'une reprise ou d'un regret ? Elle sentit que non. Mais peut-être aperçut-elle aussi que je venais d'être absent de moi et qu'un sosie intérieur avait fait tout le mal. Elle resta longtemps assise dans la nuit, immobile et cherchant avec désespoir le mot, le signe, le regard atténuant le coup porté. Cela ne vint pas, mais pourquoi ? Avions-nous cessé de nous convenir et de nous désirer ? Nos yeux se consultaient. Nos lèvres s'approchèrent et, sans affecter de la consoler, je la pris dans mes bras, je lui prouvai tout ce qu'elle m'était, en lui faisant subir et goûter les vérités profondes d'amertume et de joie, auxquelles elle ne résista point, bien qu'elles fussent accrues de son trouble et du mien, aux échos prolongés de la double initiation.

Le non ne fut ni retiré, ni enveloppé, ni expliqué.

Et, cette fois non plus, il n'y eut pas séparation immédiate. Même il y eut des reflambées, qui nourrirent de mémorables mélancolies. Sa pensée, qu'elle avait mordante et lucide, malgré sa douceur de cœur, revenait assez volontiers sur cette incroyable et inacceptable aventure et, à chaque retour, elle me protestait (en quoi je la croyais sans peine) que, jusqu'au soir fatal, jamais rien n'avait été rêvé en elle pour l'orienter vers l'offre mal accueillie. Elle était venue me la faire, les mains et les genoux tremblants, toute brûlante de l'insupportable chagrin dévoré chez les siens. Et, encore un coup, le mot dit tout, c'était une « surprise » qu'elle s'était faite à elle-même en me l'apportant…

« À surprise, surprise et demie ! » concluait son triste détachement. Peu à peu, le non nous revenait à l'un et à l'autre. Il nous poursuivait comme un glas. Nous ne nous regardions pas sans l'entendre.

Le secret du réflexe me fuyait néanmoins. Ce fut longtemps après, lorsque ce pauvre fruit du petit amour déhiscent se fût enfin laissé tomber de l'arbre effeuillé, une fois la saison courue, et bien courue, la longue saison ! alors, et alors seulement, il me fut donné de saisir à quoi avait tenu ma décharge de brute… L'Objet avait vu juste, le coup ne lui avait pas été porté du milieu de moi. Des êtres plus anciens avaient parlé pour moi. Il leur avait suffi d'infiniment moins que le temps du monosyllabe pour me faire sentir qu'il n'était pas possible de mêler aucun des miens, aucun de ceux dont je sortais, à un être dont je n'avais même pas été le premier amour. Dans leur vieille maison, mon père et ma mère ne s'étaient jamais figuré leur bru autrement qu'en jeune fille intacte. Le nom qui n'était pas à moi seul ne pouvait servir au soin trivial de régulariser une rencontre de Paris. De toutes ces profondes et lointaines raisons, pas une ne m'avait été distinctement articulée, car je les aurais discutées. Ce qui m'en avait été intimé n'était qu'un cri : « Ne fais pas ça », jet péremptoire de mon Déplaisir, autrement radical, inconditionnel, indépendant de tout motif, que les plus catégoriques impératifs du bon père Kant. Mon instinct somnambule avait couru d'autant plus vite et plus droit devant moi, dans le sens des principes, qu'il ignorait tout de la route et des jalons, s'il y en avait ! Quelqu'un le guidait. On le préservait, quand il fallait. Mais qui ? J'y ai beaucoup pensé. Une idée que je croyais éteinte, en même temps que s'éteignaient mes préjugés de classe ou de culte, avait donc persisté en moi. Ou j'étais resté à elle, au point de ne pas demander mon propre avis sur un avenir qui était pourtant le mien ? Des ascendants éloignés, ayant tenu à un certain genre d'honneur dans leur vie, parlaient en moi plus haut que moi, ou tout cas assez haut pour m'imposer tout à trac leur puissant refus collectif…

Nous nous trompons donc bien sur notre Nature ? C'est que nous nous la figurons comme le simple passé, dans le chœur qui nous a fait naître. Ce n'est pas faux. Mais en d'autres cas, la même Nature, bien en avant de nous, occupe notre avenir et le remplit. Car tout autant que l'Origine, elle est le Terme. Ce sens secret est bien élucidé en latin. S'il n'y avait dans la Nature que le point de départ, la langue ne dirait que Naissance, Nation, Nate ou Née ! Natura est un participe futur, ce qui naîtra doit naître, mais dessiné avant de naître, ou, peut-être mieux, en vue d'être. Qui voudra penser sa Nature en prononçant ce mot mêlera donc à sa Causalité propre une insondable Finalité. Elle est ma mère ? Oui ! Mais aussi ma règle et ma reine. Et aussi l'attrait de mon Dieu.

Donc, ce Dieu naturel avait eu soin de moi, tout comme mon songe éveillé. Si des noces absurdes m'avaient été épargnées, je ne le devais pas à un autre que Lui.

Le dernier épisode qu'il reste à rapporter, un peu délicat par lui-même, est bien celui auquel il me faut repenser avec le plus de honte. Mais, sans ce nouveau coup de frein qui illustre les autres, l'essentiel de ce que j'esquisse ne serait pas pénétré.

Je ne dirai rien d'inutile.

Le plus grand, le plus cher, le meilleur ami de mon adolescence et de ma jeunesse, seul Parisien que j'aie jamais tutoyé, a bien failli, là, devenir ma victime directe. J'ai manié contre lui et je lui ai presque tendu un stylet mortel. Bien que ce comble de misère m'ait été épargné, je ne saurais me consoler d'en avoir admis la macule, tout au moins le temps d'y rêver.

À douze ans, le Parisien Michel N… et moi nous étions trouvés aux bains de mer qu'il venait prendre sous les Maures. De vacances en vacances, de courses de colline en parties de canot, pour resserrer le lien de ces premiers plaisirs, une étonnante similitude de nos goûts intellectuels s'était déclarée. Il m'apportait les livres nouveaux, les directions connues de maîtres illustres. Nous en débattions avec fureur, mais pour tomber en plein accord. Puis je le rejoignis. Il était d'un Paris plus sain que celui où je me plaisais à me décomposer, mais je l'y attirai sans mauvaise intention, pour la simple commodité de vivre plus près l'un de l'autre. Il s'y fit tout de suite une amie très singulière. C'était une fort belle Anglaise de plus de trente ans, qui, à la différence des filles de son île, conservait sa fraîcheur de fleur. Sous une magnifique chevelure d'un châtain sombre, brillait le plus suave, le plus pur, le plus ambré et diaphane teint de rousse, aux dégradations nacrées et dorées, à la souple peau de reptile qui me l'avaient fait nommer l'Hydre blonde. On ne l'appelait plus qu'ainsi. Sa ligne et son pas étaient serpentins, ne marchant pas, glissant, sinuant, sans jamais défaire sa courbe. J'avais, moi, pour amie, une enfant de la balle, piquante Montmartroise, fruit des amours d'un guitariste espagnol et d'une danseuse napolitaine. Cette dure et douce Gaétane était l'amie de l'Hydre blonde ; amie très amie, trop amie, ni l'une ni l'autre ne s'en cachait. Michel ne pouvait l'ignorer. Il n'en parlait jamais, pas même à moi, mais, je crois, sans cesse à lui-même. Il en souffrait comme de la tare de son amour, qui était grand. Le goût très vif que Gaétane m'inspirait ne l'était pas assez pour me donner aucun ombrage de ses ébats avec son Hydre. Le piment de l'anomalie aiguisant la curiosité, il m'arriva de presser Gaétane sur leur mystère, et le bavardage ne resta pas entre nous. Sans préjugé, sans foi ni loi, l'Hydre blonde voulut savoir jusqu'à quel point un autre type de Français pouvait s'amuser de ce qui rongeait son Michel. Ainsi se forma-t-il un secret circuit de demandes et de réponses entre nous trois. Elles n'étaient ni jalouses ni désireuses des ténèbres, comme c'est le cas d'autres servantes du même rite. Le goût de l'impure lumière les rendit même de plus en plus confiantes et loquaces. Ce qui n'était pas dit était souvent écrit, non sans une ingénieuse élégance. Le jour fut, qui devait être, où l'on proposa de me mettre en tiers dans le jeu ; non seulement je n'y répugnai en rien, mais j'acceptai avidement, ivre ou fou ! L'heure fut prise. Michel faisait un long voyage.

Je n'oublierai jamais la couleur de cette heure, fauve, glauque, un peu pourpre, charbonnant de mes frénésies. Tout n'y respirait qu'impatience. À ce qui aurait pu me modérer, me retenir ou m'avertir s'opposaient, comme un tison qui flambe, la méprisante inattention, l'insensibilité arrêtée. Je ne marchais ni ne courais à cette infamie, j'y volais.

Chemin faisant (et je sais très bien, j'ai su depuis, que, pendant la course, Michel, invisible et présent, courait à mes côtés sans que j'en eusse le soupçon) aucun des souvenirs sacrés qui auraient dû affluer pour s'insérer entre mes images lascives et leur crapuleux accomplissement, aucun ne trouva l'énergie de jaillir et de représenter quelle souillure j'allais braver. Ne parlons pas de scrupules de moralité. Mais qu'avais-je fait de la pensée de mon premier ami ? Où s'était-elle perdue ? Depuis de longues années, on nous qualifiait de Gémeaux de l'Esprit. Pas un poème aimé, pas un système étudié, dont il nous fût possible de parler sans ébranler les mêmes ondes du cœur. Nous avions mêmes maîtres, scoliastes, et intercesseurs familiers. L'Espagne, l'Italie et la Grèce avaient été courues ensemble. Depuis des années, nous nous retrouvions chaque jour, comme dans notre temple, au rez-de-chaussée du Palais de nos Rois, pour arpenter les salles de la sculpture antique, pour y penser ensemble, souvent sans rien nous dire, les yeux à peine ouverts au contact de grands rêves et de formes sublimes, entre Milo et Samothrace, ou dans la petite salle grecque, sous les figures de la frise, ou, dans la galerie latine, devant la longue vibration muette de l'Orateur romain ou sous le faux César, d'une si humaine tristesse ! Moins avides de peinture, nous montions assez souvent revoir quelques Rembrandt, les Rubens de la Grande Galerie ou Vinci, Poussin, Lorrain, Giorgione, Raphaël, au Salon Carré.

Cela nous perçait jusqu'à l'âme. Devant les Noces de Cana, « écoute, me chantait Michel, on entend la musique ! » Devant le Miracle de saint François-Xavier, il appelait le Christ au ciel un Jupiter tonnant, et la longue jeune femme au voile d'or, pliée sur le cercueil : « Vois, disait-il, comme elle est souple et qu'elle est fine ! Le bel arc que l'on bande et que l'on débande ! C'est la Gauloise et la Druidesse ! C'est notre femme de l'ouest. Elle est la fleur et le feu de l'amour français. »

Nous ne redescendions jamais sans détour vers la vitrine des Tanagres et des Myrrhines, que Michel avait sa façon d'honorer et de saluer :

« Vois sur ce rocher, dans sa cape romaine, ce vicomte René-François de Chateaubriand, mais âgé de deux millénaires. Et voici une petite Écossaise en toque de fourrure, amazone de Walter Scott, Diana Vernon 13 peut-être, quelque deux ou trois cents ans avant Jésus-Christ !

— Mais, Michel, si c'était du faux ? La fantaisie de quelque modeleur ultra-moderne ? Ou la fraude d'un conservateur trop malin ?

— Impossible, Denys ! Tu ne peux récuser ces témoignages certains de l'éternité, de l'identité (si tu veux) de la vie. L'Homme ne cesse pas ses résurrections. Eh oui ! Partout ? Ne le sens-tu pas ?

— Mon cher Michel, on sentira tout ce que tu voudras, mais tu as beaucoup trop d'imagination pour un être d'aujourd'hui !

— Je n'en ai pas du tout, Denys, je n'ai que du cœur, mais « du cœur par-dessus la tête », comme chantait notre Laforgue 14. »

Et c'était ça ! Le cœur de Michel. Oublier sa figure et jusqu'à son nom, soit ! Pas son cœur ! Pas ce bûcher de l'amitié vibrante et parfaite, se régénérant lui-même comme un phénix. Mais je n'avais en tête que mes deux perverses, je ne sentais plus que le vent qui m'emportait à elles, leurs noms qui m'agitaient comme une paume folle, vers le petit appartement trop parfumé que l'Anglaise habitait rue Blanche. Et grimpant les degrés quatre à quatre, comment seraient-elles vêtues ? me demandais-je. Le seraient-elles seulement ? Rien ne tenait au cœur que cela. Oui, cela seul, ma vérité, ma fureur… Je sonnai. Elles vinrent ouvrir en se tenant par la taille comme deux sœurs, et réunies par la légère écharpe dont chacune tenait un bout. Dans leurs strictes robes de ville qui me réservaient l'agrément de les dévêtir, elles me firent la plus grave des révérences.

Le petit goûter servi sur une tablette portait son éternelle tisane anglo-chinoise, rehaussée de fruits de Provence, de gâteaux de Paris et d'un flacon de Xérès, comme on n'en trouve plus que derrière la Madeleine. On s'assit pour faire un peu salon, en s'entre-regardant sans trop d'embarras. Gaétane menait grand bruit de sa joie, tandis que l'autre sifflait doucement dans sa langue en murmurant je ne sais quel sweet, sweet, douceurs de promesses bien assurées. Mais on ne prit pas l'offensive qu'on attendait de moi. Mon immobilité subite parut les démonter. C'est que, placé devant un portrait de Michel, je l'avais vu se voiler brusquement et céder la place à une ombre noyée de larmes, tandis qu'une lourde chape de glace coulait sur moi et me délivrait des appels de la tentation ; l'ombre de mon ami, qui avait accompagné ma folle course sans se révéler, en était épanouie maintenant de toutes ses ailes pour me faire honte de ce qui m'était apparu si désirable en esprit et me devenait impossible en action. L'Hydre blonde crut à un jeu. Ce n'était pas un jeu. Elle approcha. Je reculai. Ne me prit-elle point aux épaules ? Je fis le mouvement qu'elle n'attendait point. Mon obscure et sincère Nature versa des onctions alternées de révolte et d'horreur sur l'idée d'une joie, la plus douce des joies, qui m'aurait obscurci le visage ému de Michel. La surprise des jeunes femmes s'était accentuée, je la sentis trop vive pour me permettre de les quitter, j'aimai mieux m'en expliquer enfin à demi-voix, et je fis mon aveu comme du plus inavouable péché, ajoutant même une vérité idéale :

— Là, voyez, il est là !

Interdite, l'artificieuse étrangère fut la première à se reprendre. Elle adopta le ton moral de son pays :

— Bravo, Denys ! À votre place, cher, je ferais absolument comme vous.

— Absolument, moi aussi, à sa place !…

Un peu penaude, Gaétane faisait l'écho.

Je n'eus pas l'esprit de lui demander, pour l'instant, quelle était au juste sa place. La tragédie trop bien réglée ôtait ses droits à l'ironie. Elles tendirent angéliquement deux belles mains que je baisai avec dévotion. Nous bûmes, grignotâmes, causâmes. La triple loyauté jurée à mots couverts emporta les rites du crime, l'objet de la rencontre était perdu de vue. Je fus un monsieur chez deux dames. Sans accroc, ni signe suspect, nous conversions de nos amis, de nos pays, Côte d'Azur, Île brumeuse, Montmartre aussi ; l'Hydre voulut nous chanter une romance de Shakespeare, que ni Gaétane ni moi n'étions de force à suivre d'un peu près. Elle se rabattit sur l'Epipsychidion 15 de son Shelley, qu'elle prit sur une étagère et qu'elle traduisit à livre ouvert, en s'aidant à peine de Rabbe 16, dans la perfection du langage, de la poésie, presque de l'accent de Paris. Le soir était tombé, la nuit venait, le poète touffu présidait au banquet spirituel de l'amitié sauvée, plus douce en son triomphe que toutes les félicités. Un même allégement nous avait conduits plus haut que l'éther. Neuf heures sonnaient. La servante de l'Hydre ayant été congédiée pour notre liberté, je les menai dîner au restaurant italien le plus proche, et, Shelley tintant aux mémoires, on commanda du vin d'Asti en l'honneur du noyé de Boccadarno et de son bûcher tyrrhénien. L'Hydre fredonna la romance des Cenci : « Faux ami, le verra-t-on sourire ou pleurer… » J'en crois être bien sûr, le faux ami n'était pas moi. Ni l'une ni l'autre ne paraissait mortifiée, mais, à la porte de l'Anglaise, Gaétane se pendit à mon cou : « Dis, laisse-moi cette nuit ! Tu ne veux pas ? Permets ! » Je répondis que Michel ne permettrait pas. Elle se résigna à rentrer avec moi, et je fis de mon mieux pour lui en ôter le regret.

La hideuse et douce journée ! Tout y avait failli crouler, jusqu'à la dernière pudeur, par mon fol amour de l'amour ; tous les crimes étant commis en pensée, ou en rêve, deux biens émergeaient. Rien n'avait été fait et rien ne serait su, ni subodoré de Michel, nos amies ayant fini par comprendre ce qu'était notre honte, et même par la ressentir. Il ne sut rien. Mais l'idée fixe le rongeait. Il ne pensait plus à son Hydre sans des crises de désespoir. Ses tortures s'aggravèrent quand peu à peu, dans le rapide oubli de mes prédications, l'on se fut remise à le gaver de confidences assassines. Trois mois à peine se passèrent. Il se tua. L'Hydre blonde me fit horreur.

Un atroce remords n'empoisonna point ma douleur. Je pris du goût et de l'estime pour mon petit sursaut final, trop final. Seulement, je me demande à qui en revenait, en définitive, tout le mérite ? À mon camarade inférieur Déplaisir ou (ce qui est tout comme) Plaisir, car ni ma tête, ni mon cœur, ni ma pensée, ni ma volonté n'auraient été fichus de tenir un instant cet héroïsme à prix réduit.

Avez-vous vu danser un bouchon sur la vague ? L'affaire découvrait, non sans joyeux étonnement, que je n'étais pas le simple bouchon et valais au moins d'être comparé à ces carrés de liège auxquels sont suspendus nos filets de pêcheurs. Eux aussi dansent sur le flot. Mais sur les hauts et bas de l'onde, d'invisibles petits cylindres de plomb leur sont liés de place en place pour sous-tendre tout le réseau. Où étaient mes lingots de plomb ? Et combien en avais-je ? Je l'ignorais, mais ils étaient bons. L'aventure fut oubliée bien avant d'avoir pris le temps d'en méditer le sens, et je restai bien aise de savoir par expérience que quelque chose me défendait de dériver à n'importe lequel des lieux bas et des points de dégradation. Beaucoup de mes camarades ont dû reconnaître le même bienfait par les tractions du petit métal caché sous l'eau sombre. Ils ont dû se dire comme moi : « Et voilà comment, n'ayant été que dix fois plus faibles et plus mauvais, nous ne nous sommes pas perdus mille fois ! »

On peut prendre en pitié ce prodige d'indifférence en ce qui touche au Ciel des Causes et des Raisons. Mais il me faut bien y saluer un rare état de grâce, maintenant que je sais qu'on en sort, et comment !

V

La mi-été nous ramenait en Provence. Décor bien différent, et milieu contraire. Comme aux ondées de Paris, le beau fixe du ciel et de la mer, nous voyions succéder au tumulte des petites licences et des fortes perversités juvéniles un air spirituel autrement salubre et pur. La grâce un peu sévère des femmes qui nous entouraient ou que nous fréquentions ne livrait rien à l'équivoque. Une débauchée (hystérique, comme on disait par charité) pouvait difficilement franchir la lisière de nos promenoirs ; sinon, déclassée ou dépaysée, elle était retranchée et repoussée, au jeu spontané de l'honneur que voulaient se rendre chacun et chacune. Telle est la menue discrétion ambiante, ou était-elle alors, dans la classe bourgeoise de nos petites villes moyennes. Quoique soumis à des règles moins strictes, un garçon qui s'amusait trop pouvait être mis à l'écart s'il excédait certaines bornes, et l'on n'était pas très bien vu de trop frayer avec un fils X… ou un fils Y…, s'ils n'avaient pas consenti à modérer leur allure. Dès notre retour au bercail, ce coutumier tout matériel rétablissait un style, une tenue, un ordre moral, sans parvenir, je l'avoue, à en renouer les liens avec le for intérieur. L'hypocrisie, alors ? Nullement. Simple fin du cynisme. Cela n'est pas la même chose. Ainsi se rechargeait le premier fond de notre pouvoir éthique, et renouvelions-nous ce capital de virtualités qui n'étaient point de la vertu.

Il y avait encore mieux dans nos retours à Saint-Tropez. La grande ligne littorale, toute proche, nous mettait à courte distance de Cannes. Cannes, notre Mecque, Cannes, capitale de nos idées depuis quelques saisons, Cannes où nous pouvions répéter nos visites et parfois faire des séjours auprès du Chef de file de notre génération : le poète, politique, historien et géographe, Frédéric Amouretti 17.

On venait le voir en bande, comme un maître à penser et un chef pour agir. Mieux défendu parce qu'il était mieux doué que nous, Frédéric Amouretti était resté croyant. Il avait échappé, sur l'essentiel, à nos grandes défaites. Ah ! ce n'était pas lui qui se fût donné le change sur le vrai nom d'une erreur ou d'une faute, ou se fût raconté qu'elle n'avait pas d'importance, ou qui eût oublié de s'en examiner. Bien qu'il fût de très bon conseil, il ne faisait figure ni métier de Mentor. Il lui aurait déplu de prêcher ou de remontrer. C'est à lui-même qu'il réservait les rigueurs de ses jugements. Son indulgence, belle quoique d'une expérience précoce, lui faisait calculer que nos égarements pouvaient n'avoir qu'un temps ; tout s'arrangerait par le cours des choses, leurs leçons, la propriété médicatrice de notre vie, cette grande institutrice, correctrice et modeleuse de l'homme, la vie qui, disait-il, arrondit les angles, bouche les trous, rabote les aspérités, borne les excès… Ô bel optimisme savant ! Il nous découvrait la volonté du ciel.

On se retrouvait donc nombreux autour de Frédéric. « N'avez-vous pas honte, lui disions-nous, de votre prénom germanique ? — Il a été latinisé par Mistral, nous répondait-il, et par Frédéric II Hohenstaufen, le troubadour païen et more de Sicile », et tout le monde admettait les doctes excuses… Cette année-là, sa maison était pleine. Un rendez-vous précis y avait été donné par deux jeunes Grassois, désireux de fonder une de ces petites revues qui sortaient de terre partout. Que devait-elle être au juste ? Comment la voulaient-ils ? Romane ? Mistralienne ? ils ne semblaient ni fixés, ni d'accord. Ils voulaient y introduire de tout un peu. Joachim Gasquet 18, qui avait déjà fondé à Aix deux ou trois de ces recueils littéraires, était un spécialiste du genre, on avait compté sur ses conseils, il avait répondu à l'appel. Paul Mariéton 19 était descendu de Lyon. De Paris, Louis Bertrand 20 et de Martigues, Charles Maurras 21 apportaient aussi leur accord. J'avais fait comme eux. Les deux Grassois étaient ravis. Pour apposer une signature idéale au pacte de collaboration, ils nous avaient tous invités à dîner dans un cabaret illustre de la Théoule, et, faveur insigne des Dieux, une famille de Parisiens de passage, amie des Amouretti, voulait bien, après toutes sortes de prières et de résistances, d'innombrables recommandations et protestations de sagesse, consentir à nous confier, pour la fin de l'après-midi et toute la soirée, ses deux éblouissantes enfants jumelles, belles comme le jour, claires comme la mer, véritables statues vivantes qui, depuis une petite quinzaine, faisaient l'admiration, l'orgueil, la joie, la gloire, et l'on peut bien dire l'amour, l'amour-passion de tout ce pays de Cannes, pourtant blasé sur les beautés professionnelles des deux continents !

De crainte d'offenser ou d'offusquer des survivances, je m'abstiendrai de donner aux jumelles leurs noms ni les titres de leurs parents. Inscrivons tout court : Dulcinée et Ismène. Ces étranges surnoms nous avaient été suggérés par des analogies complexes, leur détail serait temps perdu.

Avec les deux Grassois, Amouretti et ses cinq amis, les jumelles formaient le dizain.

VI

Elles avaient un peu plus de vingt ans. Sans vouloir coiffer sainte Catherine, l'une ni l'autre n'était pressée. Elles tenaient à choisir, et profitaient du délai de la Vie pour la connaître un peu, se parer et s'armer pour elle. Bien que leurs longues tailles fissent songer à deux nymphes de Jean Goujon, personne ne leur eût désiré une demi-ligne de moins, tant cette majesté donnait de piment à la grâce, mais leur allure en recevait un petit accent de hauteur et d'éloignement. Comme dit à peu près la Chanson de Gaston Phébus 22, qu'Amouretti avait arrangée pour elles : « hautes elles sont, bien hautes ; elles se ploieront ! D'amoureuses brises, nous les fléchirons ! ». Nous ? C'était beaucoup dire. Marchant comme des reines dans une cour d'hommages, il y avait plus de la moitié de leurs huit compagnons qu'elles avaient oublié de voir. Eux-mêmes, dans la joie désintéressée de les contempler et de les servir, se souciaient à peine d'être vus de si haut ! Tout au plus si Dulcinée avait daigné accorder à Gasquet et à Maurras de menues, très menues faveurs, dont la plus rare était le privilège de leur offrir leurs mains pour gravir une pente à travers un bois d'oliviers, ce qui faisait naître un merci enchanteur, dont les jeunes gens ne finissaient pas de s'extasier. Le partage idéal des mêmes bonnes grâces ne leur inspirait aucun sentiment de rivalité, rites du même culte qui resserraient leur vieille affection. Par exemple, il n'aurait pas fait bon de se mettre entre Ismène et moi ! L'affaire était sérieuse. Elle dorait ma vie d'une lumière neuve ; je n'avais pas connu l'alliage du désir et de la tendresse avec un respect adorant. Depuis les quelques jours que, grâce à Frédéric, j'étais admis à la voir, elle avait bien voulu agréer, de ma main, un sonnet, deux ballades, quatre ou cinq chansons, dédiés sous des voiles à sa divinité. Mais elle me rendait indiciblement malheureux par la pointe de ses questions : qui étaient donc toutes mes dames ?… Il n'y en avait certes qu'une, à qui tout revenait… J'avais beau dire et faire, son doute moqueur me désespéra jusqu'à ce qu'un hardi regard planté droit dans ses yeux lui donnât à lire, comme au Livre, le loyal aveu de mon cœur. Ce qui la faisait s'enfermer dans un gracieux silence, lourd de songe et plein d'attention. La pente sur laquelle nous étions placés ne pouvait sinuer que du côté des fiançailles. Amouretti, consulté, jugeait que je serais bien vu des parents. Tout était d'accord. Nous n'avions, là encore, qu'à nous laisser aller au charme de la vie.

L'après-midi s'avançait, singulièrement belle et pure. Il était cinq heures. Sur le joli petit port de Cannes dansaient cinquante ou cent frais pavillons de bateaux de toute couleur, et la fin du jour les dorait. Entre le kiosque à musique et la rive, nous étions attendus par un somptueux char à bancs à deux étages. Je n'ai jamais compris que l'on éprouvât le besoin de donner un nom anglais à ces sortes de voitures, sous le prétexte que les bancs y sont parallèles à l'essieu au lieu d'y être perpendiculaires. Nous l'escaladâmes, et fouette cocher !

En haut, debout, touchant les cieux de son jeune crâne rose et pourpré, était Mariéton avec sa barbe d'or, roulant aux caprices de l'air ; l'une des nymphes assise à sa droite, l'autre à sa gauche, il prenait une pose rapportée d'Athènes qu'il copiait, nous disait-il, des prototypes de Zeus et de Poséidon. Sa canne oblique, qu'il tenait à bout de bras, formait avec son buste la circonscription d'une harpe. Son hymne intérieur s'était mis à flotter en draperie autour de lui. Il ne tarda point à faire éclater, en provençal, le Chant du soleil, vif et riant, puis la Chanson de la coupe religieuse et grave ; après la farandole, un psaume de David. Ce poète bègue chantait à ravir. Les indigènes de la bande, cocher compris, reprenaient au refrain, tous applaudissaient. Après les félicitations méritées au soliste, la douceur de l'air parfumé, l'enchantement du paysage aux vastes harmonies solaires et marines aiguillèrent la conversation vers l'art des poètes. Véritable délice, nous avions la fortune d'être présidés par deux jeunes êtres qui n'étaient pas seulement les amies de la poésie (comme toutes s'y croient obligées). Elles ne se contentaient pas non plus d'incarner leur propre poème ; l'affinement de leur esprit les avait ouvertes au culte, à la gloire et à la vertu même du Vers. Ces Naïades d'Île-de-France étaient maîtresses en Gai-Savoir. Au nom de la suavité non pareille de l'heure, et pour le juste amour des dieux de la patrie, qu'il ne fallait pas oublier, elles furent priées et suppliées de mettre notre promenade sous la bénédiction de quelques-uns de leurs chants favoris. Dulcinée choisit le beau Pin ronsardien, « Je plante en ta faveur », puis l'odelette « Versons ces roses dans ce vin, en ce bon vin versons ces roses… » Et elle eut soin de dire « boivons », comme le veut le dialecte vendômois. L'aimable poème bacchique ne put d'ailleurs placer sa dernière strophe sur ces lèvres de vierge, le Dieu s'étant mis en chemise, mais la coupure faite à point ne rendit la récitation que plus belle. Ismène, alors, nous accorda en premier lieu la modulation verlainienne « Voici des fruits, des fleurs… » à laquelle nul musicien n'avait touché encore ; ensuite, pour se couvrir du reproche d'oubli envers le saint Passé, sa voix nous caressa de l'ingénieuse élégie de Charles d'Orléans sur Bonne d'Armagnac, sa première femme :

J'ai fait l'obsèque de ma Dame
Dedans le moutier amoureux…

et la douce lenteur de ma récitante faisait mieux pénétrer ce tendre mystère de vie et de mort :

Or elle gît sous une lame
Faite d'or et de safirs bleus
Mais safir est nommé la jame 23
De loyauté et l'or eureux
Sy or et loyauté pourtraire
Voulut en la très débonnaire
Dieu qui la fit de ses deux mains

et le doux refrain déplorait « le trésor de tous biens mondains ! » Nos actions de grâce rendues et bien reçues par les Divines, Ismène, à son tour, nous somma de confesser et de montrer les chansons que nous préférions. Mariéton cita celles de Mistral dont il avait fini par se juger seul dépositaire et droit héritier. Mais il se tint quitte de déclamer, ayant chanté. Louis Bertrand fit entendre comme un cri de guerre : « Prose ! Prose ! et tant pis pour les vers, Flaubert !… À l'appui, il rugit la page célèbre où sont crucifiés des lions… « Hugo ! Hugo ! » cria Gasquet, et Maurras : « Moréas ! » Ferventes et longues disputes ! Elles ne s'apaisèrent que par la motion transactionnelle de l'un des Grassois : l'aimable Cour d'Amour fut priée de se rallier unanime aux deux vers dorés de M. Camille Doucet 24, alors secrétaire perpétuel de l'Académie française :

Considération ! Considération !
Ma seule passion ! Ma seule passion !

Les rires échangés du haut en bas du char à bancs étaient coupés par les deux vents de la course et du golfe. Les mots flottants, perdus, rattrapés, épelés, les vers scandés et renvoyés par-dessus les épaules jusqu'aux pieds des Jumelles et de Mariéton, faisaient un tel vacarme, dans un tumulte si vif que le brusque arrêt des chevaux faillit être mal pris, les Grassois protestèrent :

« On allait à la Théoule ! Nous n'y sommes pas.

— Non, dit Amouretti, qui ouvrait une porte au bord de la route. J'ai voulu montrer à nos Parisiens l'un de nos beaux jardins fermés. »

Dissimulé derrière de hautes murailles à la lyonnaise, ce jardin étendait, à perte de vue, jusqu'à la mer, un champ de tubéreuses que de jeunes paysannes ou de jeunes ouvrières récoltaient gousse à gousse pour les grandes parfumeries. La brise du soir se levait : la même, justement, qui évente « la verte allée » de la sultane mistralienne, « la petite brise de mer, la douce brise fraîche, qui, des tubéreuses, épanche l'odeur… » Hardi et capiteux, chaud, insistant et tendre, l'arôme du jardin se communiquait à la route, sans cesser de planer et presque de peser sur les rangées de belles hampes, les unes déjà dépouillées, la plupart encore garnies de capsules blanches aussi pures que du jasmin, mais d'une chair plus dure, élançant bien plus haut des ardeurs plus lourdes que l'air. Notre Gasquet n'y put tenir. Bien que la récolte fût vendue d'avance, son adresse et son éloquence, généreusement appuyées de tout l'argent qu'il eût en poche, lui permirent d'emporter une belle gerbe ; vingt-sept branches haut fleuries ! Remonté en voiture, il en donna neuf à Dulcinée, au chiffre de Ronsard, son chiffre. Ismène en eut neuf autres, au chiffre de Dante. II garda les dernières sur ses genoux.

« Monsieur Joachim Gasquet doit compter sur une troisième passagère, fit observer Dulcinée.

— Ma foi, non, dit Gasquet. »

Il ajouta d'un ton de foi fervente à quelque déesse inconnue :

« C'est un “en-cas” ! »

Tout le monde éclata de rire, sauf Amouretti :

« L'enfant Joachim n'a peut-être pas tort. Je crois que l'en-cas n'est pas loin. Voici son heure, son endroit. Nous allons le joindre ou le voir passer. »

Personne ne savait comme Amouretti les détails, point par point et heure par heure, de la carte de son pays.

À Paris, sa mémoire magique lui permettait de nous réciter d'une traite des chapitres entiers des trois Bottins. Ce lui était un jeu d'énumérer, pour chaque voie qu'il fréquentât quelque peu, rue ou boulevard, tous les négoces et commerces qui la bordaient numéro par numéro avec leurs enseignes, de la chaussée aux derniers balcons, noms de marchands et de marchandes, sans omettre les plus difficiles à prononcer. Naturellement, il en savait bien plus long sur sa Provence. De Saint-Raphaël à Menton, il eût cité les moindres chemins, sentiers et raidillons, en disant où chacun menait, hôtels, villas, châteaux, oratoires, ermitages, quelles gens y passaient, quand, comment et pourquoi.

« Au prochain tournant, ajouta-t-il, nous allons voir la Menoune avec ses chèvres et son bouc.

— La Menoune ?

— C'est une drôle de sorcière. »

Il riait dans sa jeune barbe qui le faisait ressembler à maître François Rabelais.

VII

Ayant prié les jeunes filles de se boucher un peu les oreilles, ce qu'elles firent gentiment, il put raconter comment la Menoune était née d'un inceste, sa Juive de mère ayant enivré son propre frère pour le conduire dans son lit. Par sa naissance, ou autrement, la Menoune menait un train original. Elle aurait pu passer sa vie à pianoter, papoter, courir les thés, danser. Elle était seule et libre, avec de beaux biens au soleil, champs d'orangers et de citronniers, jardins de roses, de tubéreuses et de jasmins ; tous les grands produits du pays auraient payé ses caprices à la ville. Elle aimait mieux errer dans la campagne avec ses bêtes, sous la conduite d'un grand bouc malodorant, mais puissant et si beau, avec ses yeux de flamme, qu'on le lui donnait couramment pour mari. N'était-ce qu'une calomnie ? Ou pratiquait-elle le vice répugnant que Moïse imputa aux filles d'Israël ? Des paysans affirmaient l'y avoir surprise. Ils l'appelaient Menoune, ou la Femme du Bouc, menoun, en provençal. Elle ne l'ignorait pas, ce qui lui était fort égal. Elle était même assez instruite pour savoir que Tragédie signifiait le Chant du Bouc ; l'animal pouvait intervenir honorablement dans sa vie.

Une centaine de pas avant le cabaret promis, ce qui était annoncé se montra : les bêtes noires, fauves, blanches, leur étrange bergère trônant sur le talus.

C'était une fière et belle fille, taillée en cariatide champêtre. Elle était habillée comme une demoiselle. Son ouvrage au crochet était posé sur l'herbe, elle lisait le dernier roman de M. Marcel Prévost 25 et, pour comble de conformisme, elle avait sur les reins, très saillant sous la jupe, comme beaucoup de provinciales d'alors, le petit coussinet que l'on nommait « tournure » et dont l'office était d'accentuer, dans la ligne du dos, les charmes opposés au double fruit de la gorge qu'offrait un corset bien lacé. Modeste survivance, ou demi-revivance de la crinoline, mal vue de nos garçons, les dames y restaient attachées, pour le plaisir d'un petit geste assez coquet : la tape géminée qu'elles administraient de chaque côté du postiche pour le remettre en place quand elles se levaient ou passaient quelque seuil. Et puis, dans l'embarras, pour entrer en matière, si l'on avait à s'expliquer, ce préambule de la tournure accordait la minute de réflexion.

Le char à bancs s'était arrêté devant la Menoune. Elle sauta sur ses pieds joints, en donnant à droite et à gauche les tapes rituelles, d'un air de liberté assez déshonnête.

« Bonsoir, lui dit familièrement Amouretti, bonsoir mademoiselle. Voulez-vous faire grand plaisir à ces messieurs et à ces dames ? Tout en prenant le frais, dites-nous la bonne aventure. On sait bien que personne ne s'y entend comme vous. »

Sans répondre, elle s'étira, parut plus grande d'une tête. Brune comme l'Érèbe, elle se taisait comme lui. Nous nous demandions lequel de ses soupiraux elle nous ouvrirait et quel air sulfureux en allait sortir. Mais la Femme du Bouc s'y prit fort doucement. Elle se contenta de faire aux jeunes filles, dont elle avait saisi les paumes gauches, deux ou trois devinettes qui établirent son crédit. Le ton était poli, le langage très châtié.

« Mademoiselle, disait-elle à Ismène, vous jouez du violon. »

C'était vrai.

Et à Dulcinée :

« Vous lavez des paysages. »

Encore vrai.

Et, comme elles étaient toutes deux en blanc :

« Mais, dit-elle à Ismène, vous préférez le bleu. »

Et, à sa sœur :

« Vous, le rose, mademoiselle. »

Ce qui, de nouveau, touchait deux fois juste.

Les enfants, charmées, fascinées, se firent arracher la grande question féminine :

« Allons-nous être heureuses ? »

La voix de la Devinesse changea, s'étrangla, devint rauque et sombre. Elle-même s'assombrissait :

« Vous ferez un mariage d'amour, dit-elle pourtant à Dulcinée. »

Et, après une seconde d'hésitation, à Ismène :

« Vous aussi, mademoiselle. »

Les dames expédiées contentes, les messieurs s'étaient mis en ligne. Mariéton tendit sa main, qu'il avait large, grasse, ronde, toute sanguine.

La Sibylle prononça :

« Vous aurez des succès !

— Encore ! Mais lesquels ? »

Mariéton croyait avoir décroché son bâton de maréchal : directeur de la Revue félibréenne, chancelier du Félibrige, héros comblé d'un magnifique « envoi » de Mistral, à la fin du Lion d'Arles : « Mariéton, beau conquérant, toi qui as fait mon pays tien… » De ce zénith, comment imaginer de gravir d'autres cimes ? Il insista :

« Des succès littéraires ? Mondains ? Un mariage ? »

La Menoune n'ajouta rien.

Elle avait pris leurs mains gauches à Louis Bertrand et à Charles Maurras. Au premier coup d'œil :

« Vous serez de l'Académie ! »

Ni l'un ni l'autre n'avaient pris le temps de songer à l'habit vert. Heureux, ils s'éloignèrent bras dessus, bras dessous, en déclamant le vers du secrétaire perpétuel :

Considération ! Considération !

Elle s'était jetée sur la main de Gasquet. Beau comme Apollon, secouant sa crinière et sa barbe de clair soleil, il dévorait des yeux Menoune, qui le lui rendait bien.

« Vous serez poète. Un admirable poète… »

Et, avec des caresses de voix :

« Oui le beau, le très beau poète ! »

Mais Gasquet éclata :

« En serai-je un Grand ? »

Et sans attendre la réponse, il courut au char à bancs, y prit l'en-cas des neuf tubéreuses et revint en charger les bras de la Menoune, comme du frêle corps d'un petit amour nouveau-né.

« Si vous serez un grand poète ? reprit-elle. Mais, monsieur, vous l'êtes déjà. »

Assouplie, adoucie, attendrie par le bel hommage odorant, la Femme du Bouc, en bonne princesse, appela au suivant :

« Monsieur Amouretti, c'est votre tour ! »

Mais elle ne put prendre la main d'Amouretti sans y mettre des formes qui tenaient de la révérence et du recueillement.

C'est que, prophète dans son pays, il y vivait toujours dans la brume dorée de ses futures réussites, escomptées par tous les Cannois. À trente ans, secrétaire de Maurice Barrès, après avoir traversé chez Drumont la Libre Parole naissante, il était familier des grandes revues, où il avait plus que ses entrées, déjà de l'influence. Il y faisait écrire ses amis, plus qu'il n'y écrivait, tant par esprit de bonne camaraderie que par le goût de protéger, tendance naturelle d'un cœur de chef, conscience de destins exceptionnels. On n'ignorait pas que, dans les cafés du quartier Latin, le grand poète chef d'école, Jean Moréas, ne l'appelait jamais que « le seigneur Amouretti ». On savait que, sur la place Saint-Sulpice et près de la Madeleine, il faisait un détour pour éviter le marché aux fleurs. « Et pourquoi ? lui demandait-on. — Il y en a à Cannes ! » soupirait l'exilé. Aix, Maillane, Avignon, Saint-Remy, Martigues, Lyon avaient gardé de ses passages un tracé lumineux, on se redisait ses vues, intentions et plans d'avenir. Ce qui n'empêchait point de faire circuler de subtils et charmants vers d'amour qu'il composait en provençal dans le pur style du meilleur XIIe siècle :

La flour qu'a flouri dins voste cor
Mai oudourouso que flour dis ort
Meravihous dou mieu païs de Cano
 26

Une seule ombre à ces beaux feux : sa fortune n'allait pas assez vite pour le nombre et l'éclat des nobles espérances qui posaient sur sa tête, depuis ses dix-huit ans. Les esprits pointus en rendaient responsables certains traits d'une personnalité très accusée : royaliste ! fédéraliste ! félibre ! Toutes idées de l'autre monde dans un cerveau brûlé. La première fois que l'on avait parlé d'aménager Cannes en station estivale pour les Étrangers qui n'y passaient encore que l'hiver, Frédéric Amouretti était allé partout fulminant. Il avait même osé écrire dans son journal le Réveil de la Provence : « Je n'ignore pas que les Étrangers font la fortune de Cannes, mais les cochons font la fortune de Chicago et le charbon, celle de Saint-Étienne. Si l'on proposait à Saint-Étienne et Chicago de les débarrasser pour six mois, l'un de la crasse de sa houille, l'autre du fumier de ses porcs, ce serait accepté avec enthousiasme par Saint-Étienne et par Chicago. Et nous, Cannois, qui, de Pâques à Toussaint, n'avons ni charbons, ni cochons, ni Étrangers, nous serions assez bêtes pour en redemander ? » Ce fut un bel esclandre. Hôteliers, cafetiers, magasiniers, patrons de bateaux de plaisance, marchands de biens, jeunes proxénètes et vieilles catins, la mauvaise moitié de Cannes fut debout pour manifester sous les fenêtres du journal, réprouver et conspuer l'intempestif qui avait blasphémé le très fructueux négoce en voie de progrès. Ce jour-là, dit l'Histoire, les dames Amouretti eurent d'amères larmes sur ce caprice d'un fils et frère adoré, qu'elles voyaient déjà menacé d'un mauvais parti. Mais cela ne dura point. Le contre-courant s'était dessiné le soir même. Vers huit heures, la cuisinière hors de souffle se précipita au milieu du salon : « Madame, dit-elle à sa maîtresse, savez-vous ce qu'on vient de dire chez le boucher ? Que M. Frédéric est le plus fort de Cannes ! Qu'il est le plus savant ! » Ce soir-là, dit aussi l'Histoire, il y eut à la maison quelques beaux sourires pour l'enfant et frère chéri. L'opinion se tourna d'une pièce. Le jeune Frédéric fut aperçu sur la Croisette, en promenade et conversation familière, avec le plus grand historien de la France, celui qui est reconnu aujourd'hui pour avoir été le seul national, M. Fustel de Coulanges. M. Fustel s'appuyait sur le bras du jeune homme, en lui parlant d'un air de complaisance sérieuse qui avait ahuri les badauds et fait réfléchir les autres. L'incident se renouvela. M. Fustel avait souvent dit qu'il n'avait pas d'élèves. Cannes admirait, non sans orgueil, qu'il se fût ainsi découvert dans ses murs un disciple préféré. La mort ne permit pas au maître de prolonger l'intimité de ce patronage, mais il avait prouvé sa sollicitude pour le génie adolescent en lui assurant une bourse à la Faculté de Lyon.

Tout cela courait le pays et plus ou moins su de Menoune. Les belles mains, promises à la gloire, étaient donc scrutées, palpées, retournées avec une déférence mêlée de curiosité passionnée. Mais que montrèrent-elles d'inattendu ? Que leur manqua-t-il d'espéré ? Une transe la prit. Elle les lâcha soudain et se mit à bredouiller de vagues oracles, dont l'insignifiance fut contredite sur-le-champ, car, de ses troubles yeux où viraient les planètes du bien et du mal, la sorcière laissa tomber sur les doigts effilés, qu'il ne cessait de tendre, deux lourdes larmes qui coulèrent lentement.

Il essaya de plaisanter :

« Cette Menoune ! Toujours en rêve, donc ? Toujours en lune ! »

Elle n'était pas dans la lune. Ou c'était la lune infernale qui pointait vers nous des cornes sinistres. La Menoune ne pouvait pas nous cacher ce qu'elle voyait : notre ami, saisi du mal qui le guettait, et le caveau qui s'ouvrirait, sur les pentes dorées de Californie 27 !

L'angoisse, qui avait fini par gagner Frédéric lui-même, me tenait aussi à l'écart. Emportée du désir vagabond de régler notre compte à tous, la Menoune sauta sur moi. Mais, dérogeant au premier style, l'étrange fille ne se borna plus à émettre un verdict heureux ou sinistre ; elle l'étoffa de considérants inconnus :

« Le triangle de votre main n'est pas mauvais, dit-elle. Le pouce, le mont de la lune, le doigt du soleil ne sont pas mal, vos lignes sont bonnes aussi et Mercure encore, mais, là, sous le doigt du milieu, cette saillie, ce mont, Saturne, et, à côté dans la plaine, à droite, cette fourche à deux pointes, tournées en haut, c'est ce qui gâte votre affaire, Monsieur ! Vous ne manquez pas de ressources, la tête et le cœur y sont, la force physique même, ça ne vous servira absolument de rien. »

Les jumelles s'étaient un peu éloignées, entraînant Amouretti, pour le tirer des idées noires. Par un reste de chance, ma chère Ismène n'était pas là. En sorte que je ne me sentis pas trop affecté de ces malédictions, au détail desquelles je n'entendais goutte.

Mais la Furie, me secouant comme un poirier, poursuivait la longue chanson malévole.

« Rien, je vous le dis, vous ne ferez rien. Vous ne pourrez rien faire… »

Je n'avais élevé aucun des « pourquoi » de mes camarades, qu'elle avait si bien bousculés ! Aussi me régalait-elle de ses « parce que », de quel ton de courroux hostile !

« Mes signes ne me trompent pas. Ils sont simples, Monsieur, je vois comment vous êtes fait. »

Son regard me parcourut de la tête aux pieds. Ensuite, elle clama mon crime :

« Vous n'en avez jamais assez !

— Cette Menoune ! dis-je à mon tour. »

Elle me laissait moins inquiet que surpris. Ce portrait fait de moi était pour moi nouveauté pure. Je ne m'étais jamais aperçu de n'en avoir jamais assez ! De quoi, d'abord ? Et puis, avoir ou n'avoir pas à soi, qu'était-ce pour quelqu'un qui ne se soucie pas de ce fameux « soi » ou « moi », et qui l'ignore à fond ? Être et avoir, ces deux verbes fondamentaux m'étaient aussi étrangers que leurs illustres pairs : faire ou agir. Encore, quand j'étais agi, le sentais-je ? Être, je n'étais rien ! Avoir ? je n'avais rien ! Alors ? Quelles avidités voulait donc m'imputer notre magicienne ? Fantaisie ? Prise en grippe ? Pour y songer, je m'allai promener de long en large sur le chemin. Mais tout à coup éclatèrent derrière moi, d'autres cris, sur une cadence d'horreur… Ayant repoussé les mains unies des deux Grassois, la Menoune avait ramassé son crochet, son livre, ses fleurs, en plus d'un bâton noueux que nous n'avions pas vu, elle s'enfuyait au galop, sa tournure brinquebalante, et proférait de confuses imprécations. Chèvres et bouc couraient après… « Qu'est-ce qu'elle a ? » disait Gasquet, un peu déconfit. Comptait-il la faire dîner avec les jumelles ?

Il se lança comme un jeune faune dans le sillage odorant du bouc et des fleurs ; il crut les faire revenir en s'emparant d'un petit bicot attardé. Elle revint, le bâton haut, l'injure aux dents et le grand bouc, les cornes basses pour la bataille. Gasquet n'insista point et retourna vers nous, tandis que bêtes et pastoure s'enfonçaient vers la montagne dans une poudre d'or au soleil couchant.

Nous essayâmes de savoir ce qui avait bien pu être déchiffré dans les paumes de nos Grassois. Ils s'expliquèrent fort mal de cette épouvante :

« Elle avait parlé de sang.

— Non, de mort !

— Peut-être de sang et de mort », dîmes-nous, très conciliants.

Ils ne s'accordaient qu'à se contredire.

À pas de loup, Gasquet tenta d'approcher Melle Dulcinée. Elle se retourna brusquement, et montra un visage de glace et fermé à sept tours. L'ingénieux en-cas de tubéreuses serait-il jamais oublié ?

Deuxième partie
LA VIE

« Notre âme est jetée dans le Corps où elle trouve nombre, temps, dimension… »
PASCAL.

Nosto-Damo de Vido
Cantique de saint Blaise à Martigues.

I

Tous les dix, nous tenions la tête un peu basse en prenant le sentier qui montait vers le cabaret. Mais le beau soir levé derrière nous, ses grandes ombres transparentes et, déjà, ses larges étoiles ne tardèrent point à chasser le malaise flottant.

Nous devions manger dehors. On avait, pour attendre, servi des apéritifs turinois et marseillais dans le salon assez vaste donnant sur la terrasse et sur la mer. Nous nous prîmes à causer et à plaisanter ; bientôt, personne ne voulut plus croire à de mauvais sorts, chacun apportait en objection le sarcasme ou l'exemple d'un trait de faux augures. Ismène et Dulcinée nous invitaient à leur double mariage d'amour, on supputait le bel avenir de la Revue nouvelle, et l'on pointait, pour rire, les titres à l'habit vert de Bertrand et de Maurras, en leur qualité de moins de trente ans, puis l'on promit d'aller en bande aux séances de réception. La conversation cessa d'être générale, le dizain se défit en deux ou trois petits anneaux qui se rejoignirent, puis s'égaillèrent en nouveaux apartés. Enfin, un brouhaha, des voix, des coups… Pan ! Pan ! C'est Maurras qui vient de claquer Mariéton, et de le reclaquer, et qui veut en remettre 28. Qu'est-ce que c'était que ça ? On craignit que Mariéton n'eût commis quelque gros impair. Le Chancelier du Félibrige s'était borné à émettre la prétention de lire d'autorité, sinon de force, dans les mains de Melle Dulcinée. Agacée, la jeune fille s'était éloignée de son air de reine. Mais, de son œil « qui voit et entend tout 29 », Maurras n'avait rien perdu de la scène, il l'avait complétée, et sa première violence l'ayant mis en train, il jetait au pauvre Mariéton toutes les réflexions désagréables que la Provence entière murmurait derrière son dos : « Que faisait chez nous cet intrus ? Ce métèque de la Provence ? Cet homme du Nord qui exploitait et ridiculisait le félibrige ? Ici, bien souvent, nous avions eu pour hôtes des Lyonnais, des Montbrisonnais distingués, les frères Tisseur, les Victor de Laprade ! Eux, savaient se tenir et se faire honneur. Leur amitié nous rendait fiers. Mais ce Mariéton, ton-ton, ton-taine, comme chantait le bon Roumanille ! »

Vaqui Marietoun 'me sa cancellarié…

Il faut avouer que Mariéton n'a pas eu de chance avec le félibrige et sa Chancellerie. Vingt ans plus tard, à l'issue d'un banquet à Lunel, si ce n'est à Saint-Gilles, pendant que l'on scandait : « Nous sommes tous des amis, nous sommes tous des frères », Mariéton était assailli par le charretier-poète Laforêt qui le bourrait de coups de poings et de coups de chaise. En quoi Laforêt se montrait aussi injuste que Maurras. Mariéton n'avait pas mérité ces indignités. Qu'il ridiculisât le félibrige, c'était une forte exagération ; qu'il l'exploitât, une erreur. Il était sans méchanceté. Lorsque Moréas écrivait : « Mais je hais plus que tout le stupide indiscret », il se montrait bon moraliste autant que grand poète. Le défaut mariétonesque était un peu d'indiscrétion. Il croyait avoir acquis et même conquis ce qui lui avait été prêté ou donné généreusement. Pétri de bonnes intentions, il avait de quoi les remplir ; de l'esprit naturel, de la verve, un talent de causeur, de chanteur, de prosateur et de poète, comme en fait foi plus d'une strophe de son Hippolyta. Il perdait beaucoup par ce petit trait irritant.

Mais, étant allé plus loin que son droit, Maurras avait résolu de se donner tous les torts. Ayant outragé après avoir frappé, il en était venu à exiger des excuses ou une réparation par les armes. On lui représentait que l'incontestable offensé Mariéton, seul, pouvait demander à aller sur le pré, et le pauvre n'y songeait guère, alors ? Tant pis, tant pis. Maurras n'en démordait pas. À force d'en faire un cas de conscience à la chevalerie provençale de Gasquet, à l'amitié parisienne de Louis Bertrand, il les décida à porter son cartel. Les négociations parurent épineuses. Elles ne furent pas très longues. Mariéton arriva de son pas dansant, et les mains tendues :

« Cher ami, tout est oublié.

— Rien du tout, je n'oublie rien. Faites-vous, oui ou non, les excuses que l'on vous a demandées pour moi ? »

On commençait à comprendre que Maurras n'était si exigeant que pour Dulcinée, car Gasquet paraissait, lui aussi, y mettre bien du zèle. Se voulant homme du monde, Mariéton le fit voir ; il revint déclarer d'un ton léger qu'il accordait tout ce qu'il lui était impossible de refuser. Mi-rechignant, mi-ricanant, Maurras donna la main, et l'on alla dîner.

La jeune fête n'en était pas encore gâtée. Face au grand ciel criblé d'étoiles et à la mer ouvrant sa rose de ténèbres, d'où s'élevait un vague murmure onduleux, on s'attablait devant les plus vertueuses langoustes à l'armoricaine qui eussent été cuisinées sur la Côte d'Azur. On voyait arriver de la poutargue de Martigues, en avant de quatre grands loups grillés au fenouil ; on saluait une couronne de pintades et de perdreaux du pays, que l'on mangeait froide avec du pâté de Strasbourg en croûte, arrosé de grands coups de Tavel glacé, de Châteauneuf-du-Pape, couleur de pourpre liseré d'or, amer et chaud comme il convient à sa noble vieillesse, sans compter un mousseux qui, venu de Bourgogne et non pas de Champagne, n'en conduisait pas moins aux septièmes cieux. Les deux Grassois avaient bien fait les choses. Tout d'une voix, Bertrand, Gasquet, Mariéton, Maurras s'écrièrent : « Malheur ! Daudet n'est pas ici ! » On but à sa santé et cette libation de regret à l'ami Léon dut apaiser les dieux jaloux, s'il en rôdait près de la table. Quelle incomparable soirée ! Les dix-huit tubéreuses de Joachim, que les Jumelles avaient couchées dans l'étroit intervalle des lampes long-voilées, faisaient flotter sur un nuage d'allégresses physiques l'âme céleste des parfums. C'est alors que survinrent de noires figues de la montagne niçarde, flanquées de figues-palmes mordorées de Martigues, de grappes de panses muscades de Roquevaire, de roux melons de Cavaillon.

« Les pompons de Ronsard, mademoiselle Dulcinée ! » criait Gasquet, à qui l'on ne daignait ouïr. Puis, des grenades, des jujubes, et des azerolles, composant le plus provençal des cortèges. Quelqu'un proposa de redire des vers… « Non, chantez-les ! » ce fut le cri.

Mariéton, toujours en voix, oublia ses disgrâces et les fit oublier en nous modulant les douces étoiles aubanéliennes, « heureux celui qui pour étoiles a deux beaux yeux… » Gasquet proposa « Magali », puis la détailla versets, répons, jusqu'au dernier, sans arrêter de quêter les beaux yeux lointains mais languissants de Melle Dulcinée, qui promirent de la pitié. L'infidèle Gasquet fit pourtant bien de renoncer pour l'heure à la moindre avance. La jeune fille s'était tournée vers Amouretti : « Ne nous disiez-vous pas, l'autre jour, chez maman, qu'il existait une merveilleuse romance d'un de vos poètes que l'on chante, je crois, sur le petit air à trois notes,

Que le temps me dure
Passé loin de toi…

Vous ajoutiez que cette musiquette recevait des paroles provençales de l'ardeur et de la grandeur ?

Dulcinée s'arrêta et, le regardant bien :

« Comme je voudrais les entendre !

— Vous les entendrez certainement, mademoiselle, mais ne serait-il pas permis alors de vous prier de la grâce d'une autre merveille ? Oh ! chantez, chantez-nous : « Mignonne allons voir si la rose… » comme on la chantait du temps de Ronsard, il n'y a que vous pour cela.

Devenue toute rose, Dulcinée menaça du doigt le délateur, l'appela traître et fit ce qu'il voulait. Elle nous confia le grand rythme linéaire et floral qui porte en quelque sorte l'âme de son siècle, en prolongea sur nous la langueur et les pointes dures. Nous remontions chez les Valois, nous marchions dans le sang des luttes religieuses et civiles, nous voyions Cassandre et Marie, Sinope et Hélène illuminer, plus que la Rose, le Sang du deuil et de l'amour. Il s'était fait un long silence au bout duquel Amouretti suivit l'ordre de Dulcinée. De sa voix faible, qu'il avait très juste, il chanta Palinello dans les deux langues, il fit sentir combien la sonorité de l'accent, le coloris des voyelles muettes, le flambeau de l'idée, le sens passionné de l'image, élargissaient le halo de cette bluette et demeuraient sensibles jusque dans la traduction :

D'une étrange flamme
Au fond de la nuit
Des étoiles, l'âme
Allume les yeux.
Étoiles ni lune
Ne font tressaillir
Comme de ma brune
Les grands yeux pâlis.

Lune, étoiles, beaux yeux… Comme pour obéir au pressant appel d'une voix humaine, il s'opérait au-devant de nous un changement à vue. Un rideau s'était abaissé. Un voile, grand comme le monde, en fut aussi troué, déchiré, mis en pièces ; les puissantes torches stellaires, au-devant desquelles il était tendu, elles-mêmes baissaient sous une lumière majeure qu'attisait, au delà des chaînes du Levant, des derniers contreforts de l'Alpe, une pleine lune d'or pâle, dont l'orbe épanoui s'élançait à toute vitesse, puis, se modérant, obliquait et tremblait pour se balancer de droite et de gauche, comme une hache claire aux mains d'un sacrificateur fatigué. Le metteur en scène sublime affectait cette lassitude sur le spectacle qui redoublait de grandeur et de majesté. Le golfe, ayant cessé sa longue émotion murmurante, étendait une blanche nappe de gloire sur laquelle couraient, du nord au sud, d'innombrables sillons, d'ineffables sourires, parallèles versets de chants d'ordre et de paix, de concorde et de mansuétude. Nous nous taisions, perdus dans les silences de la complaisance et de l'admiration, vaincus et pénétrés par une sorte de fraternité panique, où chacun se fuyait pour se retrouver dans autrui. Reversement divin des âmes dans les âmes. Comble de leur plénitude dans leur fusion.

Il est toujours redouté par les hommes d'invoquer le nom du Bonheur quand il n'est pas tenu en de fortes mains. Mais nous l'y tenions, nous. Bien ! Pour toujours ! Sans qu'il eût touché à son terme, puisqu'il persévérait dans son mouvement… Or, tout d'un coup, pan ! pan ! C'étaient les troisième et quatrième claques de la soirée. Tous les yeux se portèrent sur Mariéton et Maurras qui se tenaient sages comme des images à leur place ; loin de recommencer les hostilités, ils s'étaient laissé dompter par l'amitié lunaire et la tiédeur douce de la nuit. Les coups venaient des deux Grassois. Au milieu du recueillement général, sans que personne y eût rien vu, ils s'étaient pris de querelle obscure, et l'on cherchait à quel propos.

L'un des deux jeunes gens avait-il parlé légèrement de mon Ismène, que l'autre passait pour aimer sans se l'avouer ? Alors, simple rallonge à la scène d'avant-dîner ! Mais on soupçonnait autre chose : le premier Grassois entretenait une liaison à Cannes ; le second, qui n'en savait rien, n'avait-il pas médit de cette belle dame ? Troisième version : le désaccord ne procédait-il du partage des attributs directoriaux dans la future Revue, peut-être des parts de capitaux à y engager ? Quel moraliste l'a bien dit ? Tant qu'il y aura entre eux une femme, une idée, ou une pièce de cinq francs, les hommes ne cesseront pas de se battre. Mais la littérature ajoute à la férocité naturelle des hommes. Nos écrivains en herbe avaient fait succéder des coups de poing aux claques, leurs cannes avaient joué, s'étaient brisées, on s'était pris à bras le corps. Pour séparer les furieux, il fallut l'effort réuni des six robustes jeunes gens, en équipes de trois. Encore, contenus, ne se calmèrent-ils point, bien que Mariéton et Maurras eussent essayé de leur enseigner la sagesse avec plus d'éloquence qu'aucun de nous. Ils disaient :

« Quelle déraison criminelle ! Quelle brèche on ouvrait aux béatitudes de l'heure ! À ces plaisirs demi-divins dont les Grassois avaient été les premières occasions et les auteurs directs ! Eux, nos amphitryons ! Nos amis honorés ! »

Leur dialectique puissante n'ôtait rien à l'acharnement. Les adversaires, séparés, ne cessaient de s'apostropher en se menaçant.

On vit alors une belle chose. Dans leurs tuniques blanches, teintes de lune rose et de clair de lune bleuâtre, comparables à deux suivantes de Psyché, ou pareilles à Titania elle-même, les deux belles enfants, s'étant levées de table, quittèrent la zone éclairée, et sous la feuille transparente d'un vieil et vigoureux tamaris, vinrent se placer entre les combattants, et leur voix menée comme un chant, se mit à louanger la paix, la très sainte paix de la Nuit. La belle Nuit qu'ils polluaient. La Nuit, qu'ils abaissaient à la triste taille des contentions bestiales de l'homme. La Nuit supérieure aux colères et aux vanités. Surtout quand elle étend sous la lune divine le chemin argenté, formé de flottilles de songes, qui appelle l'union et l'entente des âmes en lui déléguant ses chœurs d'amitié. L'espace de la Nuit verse au monde un lait transparent qui apaise et console, sous le linceul où se compensent ses jeux de demi-ombre et de demi-clarté. Par la Nuit, dans la Nuit, sur une ligne indiscernable, Terre et Ciel s'entrebaisent, au joint mystérieux que leur offre la Mer, d'un attouchement immortel ! Pourquoi donc offenser le saint sacrement de la Nuit ? Elle réunit tout. Notre cœur la profane dès qu'il décline à la rupture de l'amour.

Improvisé, sous la pénombre, ce lent duo dépassait de beaucoup les mesures de la querelle. L'anathème explicite atteignait, foudroyait, et pulvérisait tout principe contraire à ce que l'Heure provoquait de naissances bénies ; la communion nocturne nous délivrait insensiblement de nos maux, de l'excuse des maux de l'Homme, quand il s'est vu chassé de son « Un », le berceau natal.

Devenues à peu près invisibles, manifestées uniquement par les gloires de leur douceur, les deux incantations redoublaient le progrès de la prière aveugle, anxieusement appliquée en cadences propices, par lesquelles toucher les dures natures humaines, en ce denier degré où raison et folie, tendresse et fureur cohabitent cruellement ! Aussi les belles mains se faisaient mendiantes, les beaux yeux s'unissaient au secret des ténèbres, aux larmes de la voix. Il pleuvait de l'éther un vol d'esprits aériens pour implorer l'accord désiré de toutes les sphères. Comment fût-il resté une macule tolérable à ce monde purifié ! Quelques heures après que la Femme du Bouc nous eût fait respirer les brandons de l'Enfer, le ciel de l'innocence abaissait sur nos cœurs le double pavillon des Justices et des Pitiés.

Nous nous faisions l'application magnifique de ce mystère. Nos Grassois, un peu oubliés, avaient graduellement cessé de se débattre, où nos remontrances n'avaient rien obtenu, sans doute saisis par le charme ! La raison peut convaincre, c'est le rythme qui persuade, et celui-ci était d'une incomparable beauté. Les sœurs revinrent en silence dans le cercle éclairé, plus rayonnantes que nous n'avions cru les voir jusque-là, car elles éprouvaient, épanchaient, recevaient encore, non la surprise, mais la joie des combattants rendus à eux-mêmes qui se mettaient à exprimer des regrets de bon goût et même à s'embrasser pour trouver une contenance. « Ne croyez-vous pas, me dit Amouretti, que Mistral a raison, tout doit arriver pour un bien ? Comme c'était beau ! — Oui, dis-je. Non malgré eux, par eux, cette affreuse bataille nous demeurera, surmontée de cet étincelant diadème lunaire et de cette couronne de pierreries chantées. »

Maurras conclut selon sa mode que ça valait bien ça

On avait prudemment convenu de ne pas toucher, après le café, aux flacons de liqueurs servies en grand arroi. Les gentils Grassois s'éclipsèrent pour aller régler. Quand ils revinrent, leur visage durci recommença de me déplaire. Quand on eût regagné le char à bancs, ils annoncèrent d'une voix timide qu'un léger souper nous attendait à l'hôtel. On leur rit au nez ; nous sortions de table ! Au dodo ! Ce refus parut les soulager ; mais, sous le clair de lune qui nous pâlissait tous, l'un comme l'autre était livide.

Minuit sonnait quand nous passâmes devant l'église du Suquet. À peine arrivés, les Grassois saisirent le prétexte des mauvaises rencontres nocturnes pour quitter le gros de la troupe et escorter Amouretti, qui accompagnait les jumelles chez leurs parents, un peu hors de la ville. À leur porte, Amouretti entra. Eux, prirent congé et restés seuls, marchèrent côte à côte dans l'ombre, baissant la voix et puis l'élevant peu à peu. Quatre bourgeois qui maraudaient en rupture de foyer passèrent par là. Ils surprirent dans le vent quelques mots échangés :

« Entendu !

— Entendu !

— Derrière le kiosque à musique.

— À six heures.

— Six heures… »

Les clairs de lune d'été allongent nos veillées. Les cafés de Provence ferment tard ; les jeunes gens purent courir et fouiller nombre de salles où l'on buvait encore.

Ils mirent la main sur deux anciens quartiers-maîtres de la flotte, qui se donnaient aussi pour d'anciens prévôts d'armes, et sur deux rastaquouères dont le linge valait mieux que la réputation. Cela suffisait bien pour ce que voulaient nos Grassois. Comment purent-ils se procurer à cette heure les deux paires d'épées restées indispensables ? On trouve ce qu'on cherche. Chacun cherchait la fin de l'autre. Ils y accoururent tout droit.

À six heures et demie du matin, vers l'entrée de la Croisette, un facteur en bécane allait prendre son service à la poste, lorsqu'il aperçut, dans le fossé, entre des touffes de joncs marins, deux jeunes corps parfaitement embrochés, ne respirant plus, encore tièdes. Les quatre témoins, entrevus de-ci de-là, s'étaient volatilisés comme autant de sylphes. Ils n'ont plus été retrouvés. Feu leurs clients avaient dû avoir la main large.

Lorsque, à midi, les survivants de la Théoule se rencontrèrent au nombre de huit sur le port, ils n'eurent qu'un nom à la bouche : la Menoune. Était-elle forte ! Comme elle avait flairé en bête, douze heures en ça, le sang frais de deux jeunes corps ! Trop délicat et trop sensible, comme toujours, Amouretti trouvait le moyen de se tourmenter de reproches. Au départ des deux sombres fous, n'avait-il pas entendu ou rêvé d'entendre une menace qu'ils se murmuraient, comme un morceau du verbe tuer à la première personne de son futur ? Les Jumelles protestaient n'avoir rien saisi de pareil. Mais lui, avait-il été sage, se répétait-il, de laisser ainsi la colère et le crime cheminer en liberté dans la nuit ? N'aurait-il pas eu le devoir de les suivre pour s'interposer à tout prix ? On finit par l'obliger à convenir qu'il n'y aurait rien pu. La Mort est la plus fine quand elle nous veut bien. Son coup double était arrêté, la Menoune l'avait bien lu.

Il est vrai que, depuis ce jour, la même lecture fatale avait fait entrer plus loin que ma tête, au profond de mon cœur, les deux syllabes qui n'y avaient jamais bourdonné jusque là :

« Et moi ? Et Moi ? »

Y ont-elles assez résonné, depuis !

II

Ce fut à partir de ce jour que le train de mon existence commença de se retourner.

Somme toute, du songe où l'on m'a vu errer, vagabonder, ai-je couru tout droit à la cruelle initiation du principe delphique, Connais-toi, et comment ! Par ses cris de demi-sauvage, d'une moyenne prise entre l'Homme et la Bête, la Femme du Bouc avait dardé sur moi le trouble de son œil. D'elle seule date cette naissance en moi d'un personnage conscient et pourvu d'un naturel défini (ou à définir, puisqu'il se recherche) doté d'un avenir utile ou inutile, lié de la chaîne d'un Sort.

Du même coup, m'avait été nécessairement retirée la grâce de l'Âme légère :

Divin Tityre, âme légère comme houppe
De mimalloniques tymbons,
Divin Tityre, âme légère comme troupe
De satyreaux ballant par bonds 30

L'âme légère qui ne connaît pas de souci de soi ! L'âme au pouvoir magique de côtoyer l'abyme 31, d'en mépriser le risque, l'âme ivre et tenue droite aux seules lignes de son pas… Tous ces biens d'autrefois étaient restés à la Théoule, d'où je rapportais deux flèches aiguës, l'une pour me percer, l'autre pour empoisonner ma blessure. D'une part, j'existais, j'étais moi, et de moi je ne ferais ni ne tirerais rien qui vaille, quelque chance ou moyen que m'en eût départi le ciel. Et d'autre part, fatale raison de la catastrophe, cette avidité sans mesure m'était découverte ou prêtée, de mon désir de tout, de n'en avoir jamais assez…

J'aurais souri gaiement de Me Freya 32 et ri de la dame de Thèbes. Leurs vaticinations auraient glissé sur moi. Mais la Menoune ! C'était sérieux. Comment fanfaronner après les vérifications lumineuses de la Croisette. Qu'elle se trompât sur mon compte, je n'avais aucune raison de le penser. Elle avait pris la peine de me détailler le nom, l'emplacement et la valeur des signes manuels qui réglaient tout. Avant le dispositif, les motifs, comme au tribunal ! J'avais été même le seul à jouir de cette faveur !

Ces motifs m'intriguaient comme ils m'obsédaient. Que pouvaient bien être des figures d'astres attachées à des mains humaines ? Ce Saturne, et son Mont, ce Mercure, ce doigt du Soleil ? Et le trait double et fourchu tourné en haut, qu'elle avait décrit ? Il fallait bien me rappeler aussi avec quelle facilité elle avait deviné les goûts des Jumelles, après leurs talents. Puis, quand elle avait abordé le thème de leur avenir, même heureux, nous l'avions vu changer de visage, elle montait sur le trépied. Qu'est-ce que tout cela voulait dire ?

Les lumières que je cherchai et trouvai alors me feront ouvrir une parenthèse.

Je m'étais plongé dans Desbarolles 33 et les autres auteurs qui connaissent de ces mystères. Je lisais les écrits juifs, demi-juifs, pseudo-juifs, car pour mieux relier leur doctrine à la Gnose et à la Cabale, il y a des chrétiens du genre Éliphas Lévi 34 qui se sont déguisés en Juifs, ce qui fait que beaucoup de leurs éclaircissements ressemblent à ceux de l'abbé Bremond sur la poésie ; ils obscurcissent tout, compliquent et confondent tout. Mais certaines distinctions s'y laissent entrevoir.

D'abord, il y a deux sciences de la Main. L'une ne concerne pas mon affaire. C'est celle qui étudie la main comme le pied ou comme le visage ; sa structure, son expression élégante ou rustaude, sa forme vive ou lente, sa légèreté ou le poids de son jeu, qui en définit le sens esthétique ou moral, au jugé de l'œil qui la voit et de l'esprit qui la comprend. Cette physionomie de la main compose une science très profane qui porte aussi le nom de Chirognomonie.

La Chiromancie est tout autre chose. Elle ouvre notre paume, et de préférence la gauche. Là, comme d'un pays dont on lève la carte, elle démêle les sillons, les dépressions, les éminences, lignes, plaines et monts, lesquels ont des significations très diverses.

Car tantôt ils me disent ce que je suis, et tantôt les mêmes signes sont prétendus me révéler ce que je serai. Nous préjugerions de l'essentiel en commençant par admettre que de mon caractère dépend mon avenir, car il n'en dépend qu'en partie. Ma naissance fait ma nature, c'est-à-dire ce que je suis prédestiné à être, caractère profond qui ébauche ma destinée, une destinée à laquelle je suis apte ou promis, mais, pour qu'elle soit réalisable, il faut l'aide de circonstances, stimulantes ou nourricières. Or, celles-ci sont hors de moi. N'étant plus dans mon corps, elles ne peuvent être dans ma main. Notre vie coule au confluent de notre moi et d'un non-moi immense formé des choses et des personnes dont nous avons besoin pour nous maintenir ou nous compléter. Les rencontrerons-nous ? Ne les rencontrerons-nous pas ? Ce n'est pas de nous que cela dépend. Nous pouvons les connaître et les appeler, il ne peut être inscrit en nous que nous les trouverons. Ma main annonce-t-elle l'art de bien placer une balle, comment pourrait-elle prédire que mes partenaires ne la placeront pas mieux que moi ?

Donc, pas de confusion. La question du futur doit être réservée sans être résolue, nous le verrons bien. Occupons-nous d'abord de voir s'il est vrai que la main puisse être dite le miroir de l'âme, que mes dispositions les plus secrètes y soient réfléchies, qu'on puisse y lire mon caractère comme à l'œil nu ? Si cela est vrai, une autre question se pose : comment cela l'est-il ? De nombreuses expériences renouvelées, vérifiées, établissent sans doute qu'une ligne ou un mont révèlent avec constance et régularité l'existence d'une aptitude qualifiée ; il reste à comprendre que ces vertus incorporelles soient distribuées dans tel ou tel coin de cette partie de mon corps, plutôt que dans tel ou tel autre. En termes savants, le fait de leur localisation n'explique pas de quel droit tel canton de ma main correspond à tel canton de mon caractère ?

Nous écartons de trop ridicules réponses. L'esprit de domination et d'ambition serait exprimé dans le développement du mont de Jupiter parce que ce mont est placé sous l'index et que l'index est le doigt qui commande, le doigt du chef. L'index ne se borne pas à commander. Il indique, il enseigne, il devrait signifier les talents du maître d'école. Il juge, il condamne, il dénonce. Ce serait alors le doigt du délateur ? ou du magistrat ?

On dit encore : la colère, l'esprit de querelle et de guerre se révèlent au Mont de Mars, parce qu'il est placé à la percussion de la main, avec quoi le coup est frappé ; en quoi ce coup est-il belliqueux plus que justicier ? Si l'on voulait rire, hors de saison, l'on ajouterait à ces vues pénétrantes que le sens des sciences occultes appartient au mont de Mercure parce qu'il est logé sous le petit doigt, qui sait tout à la Comédie.

Ces grossières analogies sont des escamotages. Elles ne disent toujours pas pourquoi une ligne et un mont placés sous l'annulaire, servant à désigner les artistes et les poètes, usurpent ou méritent le saint nom du Soleil ; comment les monts et lignes placés sur le poignet, révélant des tendances à la rêverie et à la tristesse, reçoivent les influx de Notre Dame la Lune ; comment l'intensité de la vie physique a fixé son siège dans le trait qui circonscrit la base du pouce et comment il est dédié à Vénus ; comment, dans le plus haut des plaines de la main, la ligne horizontale naissant entre Mercure et Mars, cheminant des racines du petit doigt vers celles de l'index, est chargée d'exprimer nos affaires de cœur ; comment la ligne qui se développe entre Cœur et Vie signifie les capacités de l'intelligence… Pourquoi, ceci ici et cela là ? Là et pas là ? Où est la cause de ces liaisons ? À quoi cela tient-il ? Aucune relation n'apparaît entre ce compartimentage physique et les distributions des facultés de notre moral.

Que, pourtant, en fait, la chose soit sûre, que la répartition soit certaine et réelle, j'ai dû m'en apercevoir tout de suite, il faut s'y résigner ! Sur l'épreuve de l'examen que chacun peut tenter, la répartition ne varie pas. Un grand vivant étale une plantureuse ligne de vie ; un intellectuel se fait reconnaître à sa ligne de tête ; un sentimental à sa ligne de cœur, droite ou en chaîne, selon qu'il est fidèle ou changeant. Telle est la chose, abstraction faite de la cause. Le doute cartésien simulé tout à l'heure n'est point soutenable. On est heureux d'affirmer le phénomène comme sûr, malheureux de ne pouvoir en rendre raison ; cela nous touche de si près ! Comment ce Réel, très réel, et qui l'est si bien, peut-il ainsi se déceler mystérieux à ce point ? On ne sait rien que par sa cause ou sa raison. Mais il les faut bonnes ! Les esprits de mon type ne supportent pas que l'on explique l'obscur par l'obscur, et qu'on se divertisse à surcharger la nuit d'un lourd supplément de ténèbres.

Nos Mages offrent leurs lumières. Ils sont bien aimables ! Comme nous voudrions qu'ils fussent dans le vrai quand ils nous racontent que l'organe manuel de la préhension et de la fabrication n'a qu'à s'ouvrir pour nous épanouir le ciel des étoiles ! Mais il ne suffit pas de donner des noms d'astres à des bosses ou à des creux ! Ou l'on déplace la question sans l'éclairer. Quand bien même les stations du Soleil dans ses maisons du ciel seraient reflétées dans un microcosme de chair, il resterait toujours à savoir d'où vient leur concordance avec notre psychologie, et vos belles interprétations sidérales piétinent ou tournent en rond. Les hiérarchies comparées de l'ossature du squelette et des satellites célestes procèdent d'arbitraires équivalents. Mieux vaut ne pas aller chercher midi à quatorze heures, car on ne ramène rien de si loin !

Mais redisons-le : l'inexpliqué, l'inexplicable ne nous délivrent pas du réel constaté, et voilà qui fait réfléchir dans un autre sens. Nous avons tout à l'heure suspendu notre jugement sur l'interprétation chiromancique de l'avenir. Nous l'avions exclue comme déraisonnable. Mais si elle revient à nous fortifiée des attestations du Réel ? Contre toute apparence ou vraisemblance, contre toute logique ou raison, ne se peut-il que les circonstances extérieures de notre avenir soient en fait, elles aussi, manifestées, gravées, dans nos lignes et dans nos monts, au même titre que nos secrètes idiosyncrasies ? Tout annonce que l'extérieur et l'intérieur sont deux choses. Et pourtant, si notre main et notre avenir n'étaient qu'un ? S'il était déjà possible de lire dans ce triangle fatidique le prénom de la femme que vous devez épouser dans dix ans, celui de votre meurtrier et la forme de l'engin qu'il manœuvrera ? Il est impossible d'expliquer comment de tels présages puissent préexister ? Soit ! S'ils y étaient tout de même ? II faut bien qu'ils y soient de temps à autre ou qu'ils y aient été au moins une fois. La Menoune ! Sa réaction vociférante et sa fuite à la prévision des coups sanguinaires qui ne furent portés que le lendemain matin, et par de jeunes inconnus qu'elle avait lieu de prendre pour de bons amis ! Là encore me revenait le petit problème latéral suggéré par les attitudes de la visionnaire, égale et naturelle quand elle lisait les caractères, appliquant et m'expliquant avec un tranquille sourire les règles d'un petit Manuel portatif ou appris par cœur. Mais parlait-elle d'avenir érotique ou tragique, nous l'avons vu trembler et écumer comme la Sibylle. Il y a bien du vague ou du biscornu, parfois de grandes balivernes, dans les meilleurs livres des Chiromans, aux chapitres qui sont censés annoncer des accidents, des morts, des héritages, et la précision du signe allégué contraste avec la latitude et les fantaisies des cas nombreux auxquels il s'applique. Mais là, une question nouvelle peut surgir encore : avons-nous toujours affaire à un simple fait de chiromancie ? D'autres facteurs peuvent intervenir, d'autres arts plus secrets, d'autres sources d'information, d'introspection et d'intuition, dans le cas d'une pythonisse supérieure telle que la Menoune. Nos paumes ouvertes ont pu la mettre sur la voie de certaines éventualités subjectives, et par delà ce premier avertissement, par d'autres moyens à nous cachés, n'a-t-elle pas suivi et saisi, sur des plans inférieurs beaucoup plus ténébreux, ses clartés personnelles et sous-jacentes ?

Abordons toute la difficulté de front.

Il existe d'immenses provinces de pressentiments, que tout le monde a eus ou aura, et dont les caractères sont extrêmement variés. Il existe en pointes vives ou obtuses les approches, les avant-goûts de tel ou tel des biens ou des maux destinés à affecter l'homme, et ces signes lui rendent le lointain ou le futur comme présents, alors même qu'il n'est point doué d'une sensibilité anormale. Les distances du temps disparaissent, celles de l'espace sont abrégées : que des êtres chers soient frappés, nous pouvons en être instruits à la vitesse de l'instant, fussions-nous séparés par des milliers de lieues 35. Par quels fils et par quelles ondes ? Certains de ces agents de transmissions ou de suggestions merveilleuses forment un défi au bon sens. Les cartes ! Le marc de café ! Ou les simples rencontres suscitées par des coïncidences de noms d'hommes ou de lieux ! Cependant quelques-unes sont historiques, elles font trembler. L'une des plus connues est l'intersigne de Briand dénoncé par Maurras le 14 juin 1931, jour où le prétendu Pèlerin de la Paix, Aristide Briand, resservit aux combattants du Lot le gâteau empoisonné de son pacifisme homicide et massacreur, qui fut le même jour où le vieux maréchal Hindenburg, avec M. Treviranus et M. Loebe, lancèrent de deux villes allemandes 36 les propos de guerre les plus menaçants. Ce même jour, bourré des visées du destin, le positiviste Maurras avait frémi des pieds à la tête en lisant le naufrage du Saint-Philibert, dont la catastrophe marine préfigurait, lui semblait-il, les sanglantes calamités attirées sur la France par celui qui allait à la guerre sous le drapeau de la paix 37. Car, primo, ce coup de mer s'était produit en vue de Saint-Nazaire, pays de l'enfance et de la jeunesse de Briand ; secundo, six cents coreligionnaires et amis politiques de Briand y étaient engloutis ; tertio, l'un d'eux ajoutait à son nom le sobriquet de « pèlerin » ; quarto, le capitaine était un Olive, nom bien insolite en Bretagne, comme ce vrai arbre de vraie paix devait l'être partout en 1931 ; quinto, le navire avait sombré par une espèce de coup de majorité, les passagers s'étant portés tous à la fois du même côté ; sexto, le porteur du sobriquet « pèlerin » répondait en outre au patronyme « Briand ». Au scandale de beaucoup, Maurras revint trois fois sur cet événement, non sans se demander ce que devait présager au juste pour la patrie cet engloutissement subit de centaines de briandistes sur un bateau que conduisait un Briand. Quelques-uns en rirent. D'autres insinuèrent que l'intention de Maurras avait été de causer à Briand des inquiétudes sur sa propre destinée. Ils se trompaient. N'empêche que, moins d'une année plus tard, Briand s'en allait de ce monde ; moins de huit ans plus tard commençait la plus grande débâcle de notre destin.

Ces petites prouesses de hasard sont à la portée des observateurs ordinaires. Maurras avait dû s'inspirer de quelque souvenir de l'antiquité ; rien ne l'a préparé à l'esprit des prophètes, non pas même un agnosticisme connu. Mais l'inégalité des personnes humaines crée des individus singuliers, infra-normaux ou supra-normaux, qui en savent plus long que les autres sur nos lendemains comme sur nos lointains, et ces originaux sont maintenant étudiés de près avec une certaine méthode. Il s'en forme, dit-on, quelque chose comme une science, qui essaie d'éclairer de ses faibles lumières la crypte des nerfs et du cœur. Mais elle en est à son aurore pleine de nuages. Il serait bon de la laisser à la troupe des sages, des mystes et des médiums. Pour le moment, c'est l'inconnu, presque l'inconnaissable et l'incommunicable. En attendant que nous soit ainsi construite, si nous ne savons le faire nous-même, une échelle de normes, distinctes et classées en ces vagues matières, bornons-nous à vérifier chaque prédiction chiromane d'après les faits ; s'est-elle oui ou non accomplie ? Le triple naufrage du Saint-Philibert, de Briand, de la France est un de ces faits. Les transes de la Menoune à la Théoule en est un autre. Cela nous réduit à peu. Nous ne saurons qu'un présage est juste qu'après la sanction de l'événement ; il s'agirait de la devancer, car après c'est bien inutile. Est-ce tout à fait impossible avant ?

Les profanes ne voient qu'un jeu de hasard là où paraissent s'affirmer au contraire les certitudes de la promesse et du rêve. Il n'y a qu'à prendre des notes, à les dater et à suspendre le jugement. Je rédige les miennes. Ici est mon calepin.

Le pronostic de mes défaites dans l'oracle de la Menoune sera donc vrai ou ne le sera pas. Je l'apprendrai à mes dépens. La vie me le dira. D'ici là ma raison désintéressée ne voudra tirer de l'analyse de ma main que des renseignements sur ma psychologie, que je n'attendais pas. Ce n'est pas rien. Et même, que le cadastre de mon âme et celui de l'âme d'autrui se dessinent sur ce parterre de dépressions et de renflements, c'est encore assez beau et bon pour m'instruire et me divertir ! Dans cette connaissance qui peut être importune et stérile mais qui peut avoir son emploi, je vais, j'avance et je me perfectionne selon l'art qui peut s'affiner. J'interroge les mains des gens connus ; toutes confirment ce que je sais déjà de leurs maîtres. Je scrute des mains d'inconnus, elles me valent des réponses dont une brève enquête me confirme la vérité.

Seulement par la force des choses, mon principal client et outil est moi-même ; sur le miroir de ma main il n'est pas très aisé d'être perspicace et lucide, faute d'être impartial ! Mes volontés, mes désirs, mes appréhensions latentes, mes vœux secrets sont là qui travaillent tous en travers du rayon de mes yeux et ni l'assistance des classiques de l'Art, ni même la résolution de m'en tenir au diagnostic pur et simple de m'interdire tout pronostic de mes lendemains, rien ne me satisfait pour délimiter certains points de fait, par exemple un tracé exact des présentes avidités de mon cœur. C'est pourtant cela que la Menoune a vu et nommé, du premier coup d'œil. Avec des explications circonstanciées.

« Vous ne pourrez jamais rien faire. Vous n'en aurez jamais assez ! »

Je puis me répéter mot pour mot ses paroles. Depuis notre rentrée, j'ai médité très sérieusement sur le trait bi-fourchu contigu à Saturne. Je crois en avoir découvert le sens précis : dégât de forces qui divergent au lieu de converger. Elles s'écoulent et s'épuisent sans pouvoir se satisfaire ; donc désir éternel, irrassasié, c'est bien cela. Oui, c'est cela, mais en quoi est-ce donc tellement mien ? Y a-t-il rien au monde de plus humain ? Telle n'est-elle pas la constante de l'universalité des êtres sentants ?

Mon ami Maurras ne s'en faisait pas pour si peu ! Notre grand Mistral lui avait envoyé un de ses livres qui portait en dédicace le calembour « té ! mau-ras, manjo e bèn ! » Tiens, mal rassasié, mange et bois. Il en riait de très bon cœur. Ainsi peu à peu l'anathème de la Théoule m'apparaît sans doute plausible mais anodin, et je m'acoquine à cet aspect naturel de mon mauvais génie. En revanche (et j'avais beau l'exclure de mes raisonnements) je n'oublie pas l'érosion de l'angor futuri ; cette angoisse de l'avenir, rapportée de là-bas, me mord profondément chaque jour.

III

Cet hiver-là, je me suis mis à fréquenter une maison agréable et gaie. Elle appartient à l'un de ces Parisiens d'aventure qui, nés à Soliès-Pont ou à Saint-Jean-de-Luz, ont fait en Amérique une fortune qu'ils ne dépensent qu'ici.

Je ne désignerai pas trop mon amphitryon si je me borne à dire qu'il appartenait à l'aimable et curieuse tribu des Barcelonnettes, originaire de nos Alpes, qui a fondé à Mexico de vastes bazars florissants et qui se les conserve de génération en génération ; l'âge venu, et leur plein fait, ils convoquent des neveux et des cousins à les remplacer, et rentrent, avec des fils et des filles, dans la petite contrée alpine qu'ils enrichissent, décorent, embellissent, la couvrant de maisons et de jardins magnifiques. En général, c'est là qu'ils fondent leurs retraites pour n'en plus bouger. Quelques-uns se contentent d'y passer au bon air frais le gros de l'été. Ils hivernent au bord de la Seine jusqu'au Grand Prix, pour y revenir dès octobre. Mon Barcelonnette avait fait bâtir près de l'Étoile un petit hôtel assez spacieux, où recevoir les élites du haut commerce et de la moyenne industrie, et celles-ci, selon l'usage, y traînaient leurs grands amuseurs, ceux du Théâtre, ceux du Livre et du Journal, avec leurs acolytes habituels.

Je ne voyais pas les Barcelonnettes au titre de littérateur, mais en qualité de pays ; j'avais été avec leurs fils pensionnaire aux basses classes du lycée de Nice. Parents et enfants étaient fidèles au souvenir provençal. Le Chansonnier du félibrige était sur leurs tables. Les jeunes femmes et les jeunes filles de la maison ne chantaient que la vraie Magali, qui n'est pas celle de Gounod. Pourquoi faut-il que l'obsession qui ne me quitte pas m'ait fait parler, dans un dîner, des mystères de notre main ? « Vous lisez dans la main ! Vite ! Vite !… » Mes voisines de table étaient en l'air… C'est tout juste si tout le monde ne s'était pas levé pour venir tâter du sorcier. C'était le temps où la Christian Science américaine faisait fureur à Paris ; mes Barcelonnettes appelaient spiritualisme certain spiritisme ingénu. L'immersion mexicaine les avait préparés à mes diableries. À peine rendues au salon, une quinzaine de jeunes et jolies mains m'assiégeaient et me défiaient. J'officiai de mon mieux, et mes portraits moraux eurent quelque succès. Lorsque ces dames se hâtèrent de me demander l'avenir, j'eus la vaillance de refuser net : « Me prenait-on pour un charlatan ? » Je n'étais qu'un modeste psychologue au courant de quelques mystères. La réserve déçut, piqua, donna du poids à mes autres consultations, puis à certains avis pratiques dont il m'arriva de les faire suivre. En deux ou trois jeudis (c'était le jour des dames Barcelonnettes), je fus promu l'oracle de la maison et de ses parasites. L'un de ceux-ci, jaloux, voulut me susciter un rival. Il amena je ne sais quel élève de Papus 38. L'outrecuidance de ce mage, son caquet et ses grimaces d'hiérophante, l'emphase qu'il y mettait, les sentences qu'il tirait, en râclant le fond de sa gorge, afin de mimer une manière d'hystérie, enfin ses prédictions, qui ne ressemblèrent pas à celles de la Menoune, me firent, somme toute, plus de bien que de mal. Il jouait un personnage, et faux. J'étais simple et sincère. J'étais prudent. Il dût quitter la place après une gaffe un peu forte, qui me laissa le champ de bataille. Cela me valut même quelques pointes dans des maisons amies où les Barcelonnettes me convoyèrent.

Ils restèrent mon centre d'opération. Un petit salon était réservé à mes études et à mes conseils. Les séances ordinaires avaient lieu devant tout le monde. Les mains examinées appartenaient pour la plupart à des personnes que je voyais pour la première fois ; je savais à peine leurs noms, rien de leur vie. Ayant mes auteurs bien en tête, tout à fait maître d'une expérience fraîche, il était rare de ne pas tomber à pic sur la vérité. Je ne restais jamais bien loin de ses environs. L'attitude ou le visage du témoin le mieux renseigné m'en rendait vite compte. Car l'on éclatait en bravos : épatant ! Comme c'était ça ! Le murmure favorable s'élevait aux cris de prodige. Mais le prodige n'était pas de moi. Il était dans la confession involontaire et naïve de ces petites mains, divinement vraies, qui tremblaient au bout de la mienne. Le prodige tenait aussi à cette science secrète, mais exacte, dont je n'avais que la demi-clef. Enfin, peut-être aussi, était-il méritoire, autant que prodigieux, d'avoir résisté de toute ma vertu aux tentations de vaticiner le futur…

Il m'arrivait de demander un huis-clos lorsque certains points délicats venaient à se poser, de manière ou d'autre. Le verrou était poussé. Seul à seule, je m'expliquai tant bien que mal, non pour exposer à la pénitente qu'un homme brun on blond était dans sa vie… J'ignorais tout d'une vie que l'on avait point sujet de me confier, mais j'avais entrevu, signifiés par des monts formels et des lignes patentes, tels sentiments, tels goûts, tels penchants, dont pouvaient user ou abuser, dans une conjoncture inconnue, des écornifleurs dangereux. Fallait-il m'en taire ? En le donnant à distinguer d'un peu loin, j'y mettais un accent de prémonition fraternelle, discrète, en quoi j'étais soupçonné de simulation. Plus d'une se disait que je savais tout, j'avais tout deviné ! D'autres, au sortir du même confessionnal, se demandaient si je n'avais pas voulu les faire parler. Comme je ne savais ni ne devinais rien, et ne me souciais de ne rien savoir, l'incuriosité dont on me savait peu de gré affermissait ma liberté. Que l'une me quittât presque courroucée, ou simplement fâchée, ou délicieusement émue et troublée du frôlement de quelque mystère, aucune n'était jamais tout à fait mécontente de s'être si longtemps et secrètement entendu parler de soi par un confident qui était le premier venu.

J'ai mis ceci au féminin. Car voilà un article où les hommes se font gloire d'être mieux en garde que leurs compagnes. Voire ! Quand j'avais très bien lu les grands traits du caractère de Madame ou de Mademoiselle, un sceptique de père, un frondeur de mari m'apportait de guingois une patte à expertiser : - Après tout, moi aussi ! Qu'est-ce que vous lisez là-dedans ?... Ma technique de l'économie et de la finance modernes n'était pas assez sûre pour en éclairer les recoins avec la même promptitude que je débrouillais les halliers et fourrés naturels des lieux communs de l'Éternel et de l'Universel féminins. A d'autres points de vue, c'était beaucoup plus simple ; il suffisait de tenir un vague compte dc certaines échéances. Là non plus, je ne fis pas de grosse erreur, et, le Dieu aidant, à égale distance de plaire ou d'irriter, je voyais la même approbation errer avec la même constance sur les sourires compétents des voisins, des voisines, des amis et des ennemis.

« Je vous prends à témoin, disait déjà Montaigne, si par cette science un homme ne peut passer en réputation et valeur parmy toutes les compagnies 39 »

L'excellent Barcelonnette me couvait d'yeux inquiets. Enfin, il éclata. Un jeudi, je prenais congé. Il me pria de lui donner quelques minutes dans son cabinet, où nous suivirent ses deux grands fils, mes anciens camarades : « Cher ami, dirent-ils ensemble, cette plaisanterie a assez duré. Voilà des mois, nous vous exploitons. Ma femme en est confuse. Vous nous sacrifiez vos heures précieuses, ainsi qu'à nos amis et aux amis de leurs amis qui ne vous en sauront aucun gré. Vous refuseriez un cachet, mais nous avons fait le compte ; mes fils, moi, quelques amis qui vous aiment beaucoup, voulons former un petit comité, de patronage si vous voulez, qui réunirait un tout petit capital. De quoi vous louer un pied-à-terre de ce côté de l'eau, faire face à quelques débours de publicité, payer un secrétaire-teneur de livres… Pour ouvrir la porte, André (un de leurs domestiques) vous serait prêté deux fois par semaine. Le premier cabinet de chiromancie psychologique de Paris doit être bi-hebdomadaire ; cela suffit, qu'en pensez-vous ? Et puis, on ne prétend pas vous enlever à votre carrière. Mais cent francs la consultation (c'est peu payé) et cent visites par semaine (c'est peu prévu) feraient dix mille francs. Il y a cinquante-deux semaines, cinq cent vingt mille francs au bout de l'année ; à la fin de la seconde, sans frais, bénéfice net, vous auriez le million tout rond. Et c'est nous, cher ami, qui serions contents de vous avoir rendu un tout petit peu de l'immense plaisir que vous nous avez fait !

Les hommes d'affaires se récriaient sur l'amour-propre mal placé.

« Comment faisons-nous ? Et comment font les avocats ? les médecins ?…

— Ils sont sur leur plan, ce n'est pas le mien. »

Leur mauvaise humeur très marquée finit par m'éloigner d'excellentes gens qui ne voulaient que faire mon bonheur malgré moi.

IV

Je crus le regretter. Il m'était de moins en moins sain de me replier sur moi-même, je n'y trouvais que tristesse et abattement. La flèche empoisonnée adhérait, s'enfonçait d'elle-même, et je faisais ce qu'il fallait pour en rafraîchir le venin.

D'abord, le cœur m'avait manqué pour reprendre les jeunes habitudes de vie rêvée d'antan. Je n'avais certes pas revu l'Hydre blonde. Il faillit en être de même pour Gaétane. J'avais laissé venir l'affaire d'lsmène à un ridicule point mort.

Nous nous étions d'abord écrit bon train. Mes longues lettres hymniques ne tendaient d'abord, je l'avoue qu'à prolonger, sans les faire varier d'un trait, les brèves délices cannoises. Cette année-là, les Jumelles passaient l'hiver en Provence avec leurs parents, et mon regret de ne plus les trouver à Paris, comme j'y avais compté, fut trop vite adouci et même compensé parce que je ne parvins pas à cacher tout à fait l'évidence du plaisir que je prenais à caresser la pensée de rejoindre Ismène là-bas, au même endroit, aux mêmes paradis embaumés et, osais-je dire : « bientôt. — Bientôt ? » Elle s'informa : c'était pour le retour des vacances de Pâques, autrement dit, dans six mois ! Elle avait pardonné cette gaffe monumentale. Mais de telles galanteries, dont il fallait toujours rattraper la stupidité, avaient fait de mes lettres un fatras sans queue ni tête. Deux ou trois sonnets bien frappés m'auraient mieux servi ! Mais, comme il arrive aux rimeurs, l'éloignement, l'arrêt de toute nouveauté stimulante avaient ralenti, sinon refroidi ma veine. Cela ne chantait plus, et les réponses que je recevais, bien plus courtes, tendaient à se dessécher, sans perdre néanmoins un accent assez tendre. C'étaient les billets d'une fille droite et sensée. Ils revenaient à dire : « Mon cher monsieur Talon, j'aime à croire que vous êtes libre. Libre et fidèle. Ma sœur épouse Maurras, c'est arrangé  40. Vous voyez que je ne vous mets pas dehors. Alors, c'est simple, dites-le. Ouvrez-vous à mes père et mère, ou envoyez les vôtres. On dit que les convenances y sont. Ils s'entendront. Je ne vois rien qui accroche. À moins que ce ne soit vous, mon ami. Alors, voudriez-vous que j'accroche aussi ?… Ces vivacités inécrites filtraient fort bien sous l'affectueuse ironie. Et je ne me décidais pas ! Mes parents auraient accepté, d'enthousiasme, n'importe quel bonheur régulier pour moi. Mais ce que je voulais était de ne rien changer à la lente, longue et complète dégustation de ces ombres de fiançailles afin de n'en point laisser perdre la moindre douceur. Ismène était d'un autre avis… N'avait-elle rien su de ce que la Menoune m'avait chanté hors de sa présence ? Cela put achever de la décourager. Elle m'envoya au diable et fit bien.

Quelle claire avant-preuve d'inaptitude universelle ! Je me le répétais à toute heure. Et cela précipitait encore la triste mue ! Moi qui n'avais vu de difficulté à rien, j'en voyais à tout maintenant ; et l'idée de l'obstacle, celle des ronces du chemin se levaient au moindre propos devant moi. Moi qui avais toujours pris la vie comme elle venait, et ne m'étais, pour ainsi dire, jamais distingué d'avec le chœur des choses, voilà que je passais de longues journées à requérir contre mon être, à le plaindre de ce qu'il était ou devait risquer d'être. C'est un fameux négrier que l'idée de soi ! J'étais mon esclave tremblant. Rien ne me détournait, moins encore ne m'arrachait, du tête-à-tête monotone où je me contordais les yeux et l'esprit.

V

Il était un aspect de ma vie sur lequel la plainte eût été peu juste. La Femme du Bouc l'avait spécifié, je ne serais dépourvu ni de chances ni de moyens. Ce qu'on nomme le cours de la vie ou son jeu ne m'était pas contraire, si on l'observait du dehors ; mes premiers essais d'écrivain avaient été bien accueillis, les seconds connaissaient une manière de vogue, en dépit de leur sérieux. Des maîtres, et même de grands maîtres, me couvraient d'une sympathie indulgente. Sans intention de me griser, plusieurs parlaient d'admiration.

C'est, je crois, la claire faveur de l'un d'eux qui me poussa beaucoup plus haut et plus loin. Il me tomba du ciel une offre inouïe. Le directeur d'une très grande maison d'édition vint me proposer, simplement, de publier chez lui, dans un nombre indéterminé de volumes, un Corps, le corps entier des poètes de France, depuis la Cantilène de sainte Eulalie, qui est du IXe  siècle, jusqu'aux derniers disciples de Verlaine et de Moréas à la fin du XIXe : dix siècles de poésie nationale, dirait l'orgueilleux frontispice. — Voulais-je prendre cette direction ? Une aile de la maison-mère me serait affectée, une bibliothèque y était réunie, on la compléterait comme je voudrais, on me promettait en particulier les photos de manuscrits précieux concernant nos Lyriques du moyen âge, injustement sacrifiés aux Chansons de Geste, comme je m'en étais plaint tant de fois ! Et puis, je pourrais prospecter tout à l'aise, et faire prospecter ce grand seizième siècle que j'aimais tant ! La librairie serait flanquée de ce côté, d'une revue trimestrielle. Pour ceci et cela, le choix des collaborateurs ne reviendrait qu'à moi. Ils seraient en tel nombre raisonnable que je le voudrais. Je serais maître de mon temps, sans aucune astreinte. Je présiderais seul à l'autonomie complète de cette branche ; une maîtresse branche entée sur le grand arbre opulent qui la soutiendrait et la nourrirait. Situation matérielle plus que décente, brillante, garantie sur bons traités. Droits d'auteur calculés largement sur mon travail personnel, un fixe annuel non moins large, part aux bénéfices dès qu'il y en aurait, et il y en aurait, vite ! car le succès s'annonçait ; les frais de la première édition courante seraient en partie supportés par le puissant produit de l'édition originale, déjà souscrite par l'État, les départements, même les plus pauvres, beaucoup de grandes et moyennes villes, sans compter bon nombre de bibliothèques des deux continents. Pourquoi les Français ainsi conviés, entraînés, ne finiraient-ils pas par s'intéresser à leur poésie, qui est unique au monde, malgré de mauvais bruits qui sont intéressés ?

Jamais oreille d'auteur n'a été caressée de semblable musique. On ajoutait qu'il paraissait que j'étais le seul homme capable de mener à bien un si ample projet ! Il me suffisait de poser le pied sur ce pont d'or pour marcher à la gloire, à la fortune, à la puissance, dans ces conditions exceptionnelles d'un travail beau et bon, exécuté dans la joie.

Je soulevai des difficultés : « La langue d'oc aurait-elle sa part ? — Certainement, tout doit y être, l'oc et l'oïl, ce sont les deux langues françaises, à chacune son dû, y compris un petit air de basque et de breton, de flamand, d'alsacien, de corse, et de tout ! »

Bien. Mais autre difficulté : « Sera-t-il entendu, bien entendu, que personne d'autre que moi ne pourra toucher au XVIIe siècle ? Les plus belles exhumations, les plus splendides découvertes (et l'on en fera) ne doivent entraîner ni pousser au décri, direct ou indirect, à la diffamation, ouverte ou sournoise, de ce que la France et le Monde possèdent de plus haut de plus beau, la digne et parfaite coupole de tous nos trésors ! Bas les pattes à tout chinage et débinage du Grand Siècle. La Fontaine sera tabou ! Et Racine, Corneille et Molière ? — Mais oui, d'accord ! puisque vous serez le maître ! Tout cela allait bien sans dire ! »

On le disait, c'était encore mieux. J'acceptai donc sur l'heure, pour m'ôter tout nouveau prétexte à tergiverser. De quelles espérances je débordai ! Ainsi je me hâtai au plus funeste revers de ma vie.

VI

On se mit à ce beau travail, et on le mena rondement ; le premier fascicule de la « Revue » avait été lancé pour tâter le monde littéraire, le succès avait répondu. J'avais mis en tête du numéro une flamboyante Défense et illustration de notre poésie. Elle comprenait quelques pages pieuses et fières sur la délectation éternelle de notre langue, depuis Brunet Latin 41 jusqu'à Jacques Bainville. Mais, quant aux origines, j'avais cru devoir faire de vives réserves sur l'étroite théorie de nos Latinants, et j'avais essayé de l'étendre un peu ; sans rien casser, j'avais osé demander si nos mots latins venaient bien tous de Rome, nos mots grecs tous d'Athènes ou de Massalie, et si beaucoup des uns et des autres n'étaient parfaitement chez eux en Gaule, autant qu'en Italie et en Grèce : prélatinismes, prégrécismes, absolument indigènes. Pourquoi nos pères auraient-ils, à l'arrivée des Romains, changé les noms naturels du lait, de la terre, du pain ? Les Anglo-Saxons n'ont pas cessé de dire bread, milk, earth, et la conquête normande n'y a rien fait, pour ces termes élémentaires d'une langue où les deux tiers des mots sont franco-latins. Personne ne dérive le father anglais d'aucun pater romain. Pourquoi notre père ne se serait-il pas déjà trouvé inclus dans le vieil héritage de notre sang et de notre sol ?… Très prudent à l'idée de ce galou, emprunté comme on sait, à Granier de Cassagnac 42 et à l'abbé Espagnolle 43, j'avais été un peu moins réservé à l'égard des personnes, et ma jeune éloquence avait tiré la barbe à quelques grands bustes. C'est pourquoi notre directeur s'en vint, en personne, me dire :

« Cher monsieur Denys Talon, la plus distinguée de mes authoress tiendrait beaucoup à être reçue quelques instants par vous : Madame Guyot-Messimine. »

Cet authoress, dit à l'anglaise, m'avait à peine fait grincer ; sur les pas du maître de maison apparaissait une ravissante jeune femme, si gracieuse que l'on ne s'avisait pas tout de suite qu'elle était extrêmement jolie. Sa beauté sans tapage, toute en claires fortunes de justes harmonies, demandait sur l'heure le cœur, comme disait Regnard de sa Provençale, et comme, foi de Provençal ! il convint de le dire de cette fille de Paris.

Elle venait, dit-elle à peu près, à cause de mon bel article de la Revue, pour réclamer quelque chose de ma justice. Non, grands dieux ! pour rectifier ou atténuer. Elle en appelait seulement de moi à moi. Ne lui accorderais-je pas un retour d'examen sur quelques pointes de langage qui l'avaient peinée à vif ? Cela ne regardait pas le public, cela faisait souffrir une Ombre. Elle-même en souffrait aussi. Elle voulait me parler de l'homme qu'elle avait le plus admiré.

L'eussé-je connu et approché comme elle, aurais-je ainsi traité du haut en bas, en dépit de sa doctrine de « latinant », l'admirable Auguste Brachet 44 ? Il était, ajoutait ma visiteuse, de la société de son père et du monde de l'Institut, Inscriptions et Belles-Lettres, comme lui. Ce maître éminent avait été pour elle plus qu'un guide, plus qu'un pilote dans les grands et petits chemins de l'intelligence ; à vrai dire, un père spirituel. Sans pédanterie, en se jouant et presque en jouant avec elle, que ne lui avait-il appris et montré ! Non, à proprement parler, les délicates subtilités de la langue, elle y aurait pris garde toute seule ; mais les raisons, les raisons savantes de ces beaux mystères, qu'il avait l'art d'illuminer. Ceci, disait-il quelquefois, peut vous paraître un peu chinois, mademoiselle, mais vous servira quelque jour. Cela servit en effet à la classer, petite débutante, au meilleur rang de nos écrivains féminins. Et c'est pourquoi sa gratitude avait été fidèle. Elle avait veillé sur Auguste Brachet jusqu'au tombeau et, par delà, elle accomplissait un acte de piété en venant déplorer qu'un différend de linguistique m'eût induit à ce persiflage profanateur.

Je récapitulai en silence mes vivacités, et continuai à me taire, plus que confus.

Elle accorda alors qu'il avait eu ses travers comme tous les hommes. Et des bizarreries ! Elle n'oublierait jamais son étrange cadeau de noces ; L'Âne de Lucius 45 :

— Quoi, madame, du grec !

— Non, je ne suis pas Philaminthe. En français… dans la traduction de Paul-Louis Courier.

— Elle est tout à fait admirable.

— D'une polissonnerie écœurante. Je lui en battis froid cinq semaines, au bout desquelles il se racheta par un nouveau présent magnifique, un beau livre de lui… Tenez ! Je l'ai là. »

Elle s'était fait un devoir de me l'apporter comme un document assez propre à m'illuminer sur l'homme, le savant, le Français.

C'était, magnifiquement reliée, une forte brochure que je ne connaissais que de nom : L'Italie que l'on voit et l'Italie qu'on ne voit pas. Brachet, dès le vieux temps de l'Italie crispinienne, y mettait à nu son curieux fond de Gibeline éternelle, toujours encline à oublier sa vraie nature, les intérêts réels de son esprit et de son sang, pour accourir vers les Germains et pour tenter la barbarie de ses envahisseurs millénaires. Ma visiteuse avait coché les pages qui, accusant la perspicacité pénétrante de l'auteur et sa prévoyance patriotique, révélaient le mieux cette pente de mauvaises habitudes italiques dont le génie de Camille Barrère 46 ne devait triompher que plus tard, avec de grandes difficultés, et pour un temps si court !

La jeune femme insistait, cédait, réservait, avançait encore, le mérite de Brachet n'en devenait que plus radieux ; combien la France eût été sage de rester sur ses gardes ! Ma qualité de Provençal voisin de la Ligurie m'aurait rendu particulièrement sensible à ces bonnes raisons ; mais de les écouter, là était le délice, comme de feuilleter l'opuscule, sous un regard qui passait dans la même seconde des sombres verts du soir aux suaves bleus du matin. Il était doux aussi de l'arrêter pour faire reprendre une phrase et sentir retomber en tintant sur mon cœur les cristaux légers de sa voix ! Surtout, voir sa pensée se jouer dans son mouvement, quand sa personne entière se mettait à parler, forme d'âme faite discours, discours étrangement secret, dont pas une nuance, pas une intonation ne quittait, néanmoins, l'objet de la visite, le tout petit mot de regret quêté et mendié avec tant de pudeur !

Il fut facile de la convaincre de mon innocence ; je n'en avais jamais eu à la personne de Brachet, ni à son esprit, je n'avais voulu toucher qu'à un département de sa doctrine qui, là, du reste, jouissait d'une possession d'état universelle. Je savais bien m'être attaqué à l'autorité d'une Puissance. Mais j'avais à cœur d'éclairer tout malentendu et je saisirais l'occasion de rendre hommage à la noble vie.

La juste concession me permit d'exprimer aussi ma gratitude personnelle, en la doublant d'une prière et, à vrai dire, d'un vœu, le vœu timide, que la belle visite nous fût renouvelée. Ce fut promis, ce fut tenu, elle revint plus d'une fois dans les bureaux des Dix Siècles de Poésie Nationale, y répandit le même charme, s'intéressa à ce que nous faisions, en comprit la valeur car tant de grâce n'ôtait rien au sérieux de l'intelligence.

VII

À moins de trente ans, Marie-Thérèse Guyot-Messimine avait sa légende.

Elle était enchaînée par la Loi et par l'Église à un individu qui l'avait ruinée et la trompait publiquement. Lorsque les trahisons étaient devenues trop voyantes, elle avait rompu sans rompre, en se bornant à lui signifier sa décision en des termes qu'il eut l'inconcevable sottise de colporter mot à mot.

« Écoutez, je ne veux ni divorce ni séparation. Nos deux petits garçons m'ôtent tout droit de les priver de l'autorité de leur père qui, malgré sa conduite, peut m'aider à les élever. Mais, dès aujourd'hui, il n'y a plus de commun entre vous et moi que votre nom, nos enfants, l'appartement où nous vivons, ma table, quand vous en voudrez et, quand vous voudrez aussi, la messe du dimanche à Saint-François-Xavier avec les enfants. Nous ne sortirons plus ensemble. Vous irez, comme il vous plaira, chez vos amis, chez vos amies, et moi, chez les miens, s'il me semble bon, dans la mesure qui me conviendra, mais toute seule, je ne veux pas que Paris me croie votre dupe. Je suis d'ailleurs résolue à ne pas demander un centime de ce qui peut rester ou rentrer de mon bien. Mes gains personnels m'ont pourvue d'un petit trésor de guerre, je vais les augmenter en travaillant d'un meilleur cœur… »

Le malheureux n'eut pas vergogne, il subit ce qu'il avait accepté d'entendre. Marie-Thérèse Guyot, comme elle s'appelait en littérature, avait assez de relations, d'amies, d'admirateurs et, déjà, de lecteurs pour braver les écueils que réserve la vie littéraire à toute femme droite et digne. Un talent brillant et facile, une expérience innée de Paris, de ses modes, de son esprit, une réflexion juvénile et précoce, le sens des épreuves humaines avaient décidé de la prompte réussite qui fui complète. Rien ne fut changé aux habitudes ni au train de la maison. L'éducation des enfants n'eut plus à souffrir. Non pas même les fugues du méprisable mari. On chuchotait qu'elle avait consenti une fois à payer des dettes honteuses. Il avait fini par tirer une secrète vanité les succès croissants de l'abandonnée, dont il restait le pensionnaire et le commensal.

Collaboratrice de notre Maison, bientôt de ma Revue, où le buste d'Auguste Brachet avait reçu les satisfactions désirées, Madame Guyot-Messimine ne devait pas tarder à avoir poste fixe aux Dix Siècles. À peine assuré qu'elle n'y répugnait pas, j'avais proposé au grand chef de nous l'adjoindre. La séduction de sa personne, la flexibilité de son langage écrit et parlé nous la rendaient précieuse pour envelopper, auprès de confrères récalcitrants, soit d'inévitables refus, soit des demandes de retouches indispensables, ce qui eût dévoré mon temps. Elle devait s'en tirer en un tournemain, ferait saisir ce que l'on voudrait le moins comprendre, sans choquer, sans déplaire, et les gens s'en aimeraient plus, ils se plairaient mieux à eux-mêmes après l'avoir entendue et même quittée. En sus de ces hautes fonctions de sirène, j'avais voulu lui confier la partie de mon grand Corpus qui avait trait au XIXe siècle, dont elle connaissait admirablement les poètes, y compris les moins notoires, qui ne furent pas les moins bons.

VIII

La nouvelle venue fut installée dans le bureau qui touchait au mien. Mais les trois quarts du temps, ce fut à ma propre table de travail que nous nous mîmes à dépouiller les auteurs, non d'un ou deux siècles, mais de tous. Conférences interminables, qui occupaient entièrement sa journée et la mienne, en toute bonne foi.

J'avais pris, comme elle avait dû le faire, de grandes résolutions là-dessus. Malgré le prodigieux effet de sa visite, l'idée de rien laisser se glisser d'équivoque, de personnel, dans notre beau travail, nous paraissait injurieuse pour l'enthousiasme qu'il nous inspirait, oui, injurieuse, et un peu sacrilège aussi. Nous avions mis de côté tout intérêt de nous-mêmes tout se passait comme si nous nous oubliions, personnes, relations, passé, sentiments. Nous étions entrés là comme en religion, la religion de la poésie et des poètes de la France. Seule comptait l'œuvre à mener. Elle absorberait ses ouvriers.

C'est pourquoi nous avions adopté un style particulier. Pas de compliments. Pas de baise-main à l'arrivée et au départ. Nous nous saluions avec quelque cérémonie, et nous tenions équidistants du frôler trivial et de la haïssable camaraderie des sexes qui les neutralise ou les gâte. Ce que nous étions, ou n'étions pas l'un à l'autre, le dire, l'exprimer n'importe comment, importait peu, fort peu, au prix de la commune succession des efforts constants et de leur réussite, pareille à une couronne sans fin que tressait un heureux progrès quotidien. Cela seul devait se sentir dans cette zone austère. Il est très vrai, nous ne nous sentions pas présents dans ce souffle d'intense vie à deux, dans l'accompagnement des regards satisfaits promenés sur la voie courue, dans ces intonations, de recherche et de découverte : « C'est cela ! Vous trouvez ! vous brûlez ! » et d'autant de cris de plaisir. Les éloges venus de moi, je peux bien l'assurer, ne contenaient, même à l'arrière-pensée profonde, ni volonté ni velléité de faire une cour. Mon esprit tendait à son but qui était le même que le sien, et la merveille d'identification en silence permettait, sans doute, de se déployer aux moires les plus fines de l'esprit et du cœur, au jet de l'allant naturel et de sa plus pure allégresse.

Aux passages d'indécision pratique, sur une ligne à suivre ou à déterminer, il me fallait bien ressentir l'effet direct de son rare bon sens. Nos premiers jours lui avaient dû plus d'une initiative dont on me faisait honneur et j'avais eu l'immense joie secrète de le lui renvoyer en public. La plupart du temps, mes propres idées me revenaient perfectionnées, vivifiées, attendries, et, j'ose le dire, humanisées. Il m'arrivait parfois d'en faire le grognon ou le bourru dans quelque « Vous devinez tout !… », qui, sorti de moi, m'étonnait par le ton. Elle le voyait bien, et elle en riait. Que dirais-je des perles de ce rire moqueur ?

C'est ainsi, peu à peu, que nous fut révélé quel aphrodisiaque supérieur était attaché à notre existence, précisément en ce que nous lui avions voulu d'impersonnel ; par tous les pores de nos êtres était pompée et perfidement aspirée la suprême essence des personnalités renoncées, car là, bien plus qu'ailleurs, nous étaient proposées et même imposées les occasions très fortes d'être le plus nous-mêmes, et de nous le montrer, comme à miroirs égaux, sans y penser, elle ni moi. Le suave poison découlait de la forme qu'une bouche divine donnait au mot le plus commun, de la couleur et de la ligne d'un regard accordé à l'idée la plus générale, d'autant plus que chacun se figurait l'autre plus loin de soi. Insinué petit à petit et nous pénétrant chaque jour, un tel breuvage est assimilé à longs flots, au fur et à mesure que s'étend et se perfectionne cette mise en société de la moindre parcelle de cette vie d'esprit, imprudente avant-courrière du cœur. L'âme finit par y venir, elle y passe alors toute entière. À un certain degré de sévérité rigoureuse, cela peut toucher à quelque sublime prière en commun. Mais si l'homme est jeune, ardent et avide, si, elle, sensible et vibrante, n'a pas été heureuse et se sent débordée par le jeu continu des petites expansions d'une vie abdiquée, et que cette revanche naturelle l'induise et même la contraigne à déployer innocemment les arcs-en-ciel du charme qu'elle oublie ou croit renier, oh ! alors, il faut le prévoir à coup sûr, jamais créatures mortelles n'auront été mieux destinées à s'éveiller un jour ou l'autre plénièrement réunies et presque enlacées. Tel fut, chaste comme il dut l'être, le réveil de ces pures heures où nous n'avions guère existé que pour entendre les battements gémeaux de nos artères, en croyant bien ne suivre que l'essor de hautes pensées.

Il doit en advenir ainsi pour tout travail de grand style, conduit entre homme et femme, abstraction faite de son objet. Dans un cabinet de l'Observatoire, les Voies lactées les plus excentriques ne manqueront pas d'enchaîner les collaborateurs et collaboratrices que l'âge canonique n'a point flétris. À plus forte raison dans notre maison des Dix Siècles ! Ce que notre objet avait de distant, de supérieur à la vie, ouvrait un ample vol aux ailes accordées ; un esprit féminin, riche d'autant de profondeurs pleines de ténèbres que d'étincelantes intimités, devait être le plus impétueux, peut-être, à se jeter sur ce qui nous attirait et nous appelait par en haut. Car, là, que trouvions-nous ? Dans un espace intérieur, où s'entrouvraient toutes les étoiles humaines, la sainte Poésie qui nous attendait ! Pour le couronnement de nos deux vies ingrates, comment n'eût-elle été messagère d'amour ?

Comment la Poésie n'eût-elle pas été notre Ville haute, l'Acropole idéale des cieux intérieurs sur lesquels gravitaient nos constellations de Lyriques ? Plus que leurs frères d'aucune race, les poètes français ne peuvent jamais secouer les aromates du flambeau charnel sans répandre, du même train, le lucide rayon sur les suaves raretés de la vie du cœur. Symbolique ou direct, chacun d'eux, s'il ne traduit la chair par l'âme, nous révèle de l'âme dans l'épiphanie de la chair… Avec eux, c'est toujours quelque mariage mystique avant de prendre garde qu'on a échangé les anneaux.

Mais Mystique et Mystère étaient déjà loin !

Un signe avait tout éclairci, un signe qui appartient à la famille des réticences et des silences ; il ne pouvait pas tromper.

Les jours s'étaient suivis, jamais pareils, et enrichis de nouveaux bonheurs. Nous en venions, en fin de compte, à laisser s'échapper quelques-unes de ces paroles réputées indifférentes qui avaient été d'abord éliminées de nos entretiens, et qui, concernant autre chose que les Dix Siècles, me surprirent par la déclivité presque fatale où elles me jetaient. Qu'allait-il arriver, si le courant naturel des conversations vers les confidences m'entraînait sinon à confier, du moins à laisser voir quelque chose de ma grande obsession maladive ; si les secrets de la Théoule me remontaient aux lèvres ? Si je révélais les deux plaies de mon cerveau et de ma chair ?

Jusque là, le Service, le bien exclusif du Service m'avait gardé comme un bouclier de toute tentation de faiblesse. Et, certes, jusque là, les mots de chiromans et de chiromancie n'avaient pas été prononcés. Je m'étais fait une défense expresse de jeter un regard sur cette chère paume où je présumais que devaient dormir pour moi les plus délicats des biens ! Cent fois, elle s'ouvrait, si franche ! Je m'étais interdit d'en regarder autrement que de loin le galbe très pur… Vous me direz : « Alors, son cœur ! Alors, son caractère ? La connaissance de son être profond ? Tout ce que vous eût livré cette main, cela ne vous intéressait pas ? » C'était ma passion ! Mais la conscience de ma blessure, l'anxiété de la dévoiler, la crainte qu'un faux mouvement ne déplaçât l'appareil et les pansements, tout cela retendait une volonté assez forte pour m'imposer une réserve d'aveugle et de muet car (voilà le point vif !), mon cœur se soulevait à l'idée de me diminuer devant elle et de lui confesser un tel mystère inférieur. Je ne voulais pas m'offrir en fantôme valétudinaire à consoler de soi-même ; non, non, la grâce radieuse ne deviendrait pas l'infirmière de la démence. Je n'en soutenais pas la pensée. L'amour ne vit pas dans la honte. Mais la transe de cette honte et de cette horreur accusait limpidement le point où j'étais : j'aimais ! J'aimais ! Et du fier amour, le grand, le vrai. Celui qui, né d'une admiration sans mesure, se double de l'ardente volonté d'être aimé, comme il faut l'être, d'une vraie femme, et tout autrement qu'avec les organes de la pitié.

La lumière de cette pudeur virile avait fait œuvre de soleil. Certitude ! Certitude ! Joie ! L'ivresse de la joie alterna avec les secousses de l'inquiétude correspondante tant que je me sentis exposé à cet insupportable péril : risquer de travailler à disqualifier et à dégrader, par ma faute, un bonheur dont je voulais la pleine et pure intégrité. Tout mon cœur se jura le facile serment, naturellement inviolable, que jamais, non jamais, celle que j'appelais déjà Marie-Thérèse ne pourrait soupçonner mon débat malheureux ou plutôt ce combat sinistre avec la Fatalité embusquée au creux de ma main ! Convention, cent fois renouvelée entre moi et moi, que jamais Madame Guyot-Messimine, ne fût-elle présente qu'à mon esprit, jamais, devant elle, ou par elle ne serait abordé mon domaine de subalternes fatalités. Qu'hélas il existât en moi, ce personnage demeurerait voilé et moralement aboli, tenu pour n'étant point, au nom et en vertu des plus hautes précautions voulues par l'amour. Et ce fut seulement par ce parti juré que les premiers entretiens soi-disant amicaux auxquels nous descendîmes purent prendre le ton d'une agréable liberté. Libre parce que j'étais attaché, il m'était bien possible de parler au passé d'une lointaine et vague existence de rêverie, et de fantaisie un peu morne ; à l'extrême limite, des petites amours qui avaient dévoré et dissipé une jeune vie. Je pouvais ajouter gaiement que j'étais en bon train de me libérer. Il était facile de donner à deviner comment, et cela n'allait pas loin.

Le point réglé, la sinistre voie d'eau bouchée et calfatée, Marie-Thérèse ne pouvait manquer de confiance dans notre navigation. Qu'est-ce qui l'en eût empêchée ? Tout parlait pour nous. Et puis, nous avions nos yeux pour nous voir : les miens la buvaient. Elle arriva, un jour que, Mars n'en finissant pas sa fraîche toilette d'avril, ce qui rayonnait d'elle fut si fort et si doux que j'irai la féliciter du printemps entré avec elle :

« Je sais pourquoi, dit-elle. Je me suis trouvé mon premier cheveu blanc ce matin. »

Je sautai sur ma chaise. Cela se trouvait bien : là, justement, dans l'auguste édition du temps, était ouvert l'incomparable chant d'amour de François Maynard, disciple de Malherbe, à la belle dame qu'il déclarait vouloir servir « sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris ».

« Vous n'en êtes pas au pluriel, vous ! lui dis-je, mais, ne fût-ce que pour un seul, je peux bien vous lire l'ode à La Belle Vieille.

Ce qui fut fait, et puis :

« N'aimez-vous pas l'ardeur de cette inflexion ? Il y en a de raciniennes. Est-ce que cela ne préfigure pas la plainte d'Antiochus à Bérénice : Je racontai ma peine aux deux mers d'Italie. On n'a pas mieux parlé des longues amours ? »

La question poussée droit au cœur eut pour suite de faire enfin tomber nos masques de Critique et d'Histoire littéraire. Elle rougit rapidement. Puis, après ce premier assaut irréparable, très vite lui revinrent les graves matités du teint, l'enjouement des propos, la vigilante liberté du plus vif des esprits. Mais l'incident accéléra notre course à l'étoile. Ou au précipice. Elle, plus lucide, moi, d'autant plus pressant que ma seule vie était là. Tout le monde m'avait fui et je fuyais tout hormis ma retraite divine. J'avais cru dédier à Ismène une ombre de regrets ; j'étais, je vivais, je veillais, je dormais exactement aux antipodes de toute créature de chair qui ne fût point cette compagne de tous les jours. Le souvenir de la Menoune, sans se dissiper, n'avait jamais été aussi pâle que depuis que l'image persécutrice m'avait servi de révélateur.

Devenir plus hardi avec Me Guyot-Messimine, je n'apercevais pas d'autre terme sur mon chemin. Mais c'en était plutôt une longue halte vibrante.

Car cela traîna beaucoup ! Longtemps ! Va-t-on me croire ? Plus que des saisons. Des années. Je n'oserais dire combien. Que de choses coulèrent et combien s'engloutirent, entre toutes celles qui auraient dû continuer à former le cœur de ma vie ! La vieille maison de Saint-Tropez, si puissante sur moi, s'était dépeuplée coup sur coup, mes parents avaient disparu. Je fis tout juste les deux absences nécessaires pour rendre les devoirs, régler l'indispensable, repartir, rentrer aux Dix Siècles, reprendre mes chaînes bénies ! Moi qu'enivrait la liberté ! Moi qui me croyais incapable d'un horaire de bureau ! Par bonheur, elle aussi s'absentait le moins possible pour de maigres vacances, où je ne vivais plus, bien qu'elle les coupât de nombreux et trop brefs retours. Je ne vivais que dans son air, où se suivaient sans cesse le narcotique et l'aiguillon, l'un enivrant, l'autre déchirant. Il faut avouer aujourd'hui mon lâche regret ; que ne suis-je encore balancé, engourdi et meurtri sur l'escarpolette internelle 47 ?

Oui, oui, pourquoi faut-il qu'un jour entre les jours, comme je rentrais, du seuil de notre porte, toujours battante, d'où j'avais échangé quelques mots avec un collaborateur, mon regard, la cherchant comme toujours, l'eût rencontrée enfin, comme je la voulais, et telle aussi que je ne l'avais pas vue encore ? Elle était assise devant la table commune, dans une pose méditative qui lui était coutumière, celle de Polymnie accoudée, mais, au lieu du vaste drapé à l'antique, un petit tailleur parisien la moulait, et sa propre concentration, très visible, semblait également se mouler sur une pensée. Laquelle ? La paupière allongée ne livrait rien de la prunelle. Au bruit hâtif que fit mon pas emporté vers elle, ce fut un frisson de réveil. Les yeux noirs ou verts-noirs qui n'avaient plus rien d'azuré s'allumèrent félinement. Elle se leva. J'allai droit à elle, elle fit un pas de côté, pour me donner je ne sais quoi que je semblais chercher. Mais je suivis son mouvement. Elle revint à sa place, et, dans ces gestes composés sur les miens, mais décomposés par mes yeux, que venais-je de voir ? Elle ? Encore elle ? Oui et non. Une Elle très nouvelle, reconnue celle de toujours. Cent fois, mille fois, les mêmes pas, les mêmes pauses s'étaient croisés et décroisés d'elle à moi et je savais par cœur (oh ! oui, par cœur) comment se dépliait ce beau bras, et, qu'il se repliât pour prendre un livre et le reclasser, le souple élan qui l'étirait et l'allongeait pour atteindre à de hauts rayons, et comment le buste et la taille savaient suivre, embellir chacune de ces inflexions ; tous bonheurs bien connus, comptés, analysés des mêmes jalouses ferveurs. Or, tous ces biens m'étaient simultanément retirés et rendus, éteints et rallumés, mêmes et autres, nouveaux et pareils !… Ne croyez pas à quelque jeu de lumière, cela ne me venait de rien d'extérieur. Des savants assurent que notre être de chair commence à la formation de son cœur qui crée les premiers tissus dont il vit et qu'il fera vivre ; il me semblait que le cœur de Marie-Thérèse eût repris son ancien labeur et l'eût reformée tout entière de quelque substance inconnue, brillant du même style, mais plus libre et plus pur. Ce regard que je ne soutenais pas, ce clair visage, ces délices de l'épaule à la hanche, toujours voilées, qui revivaient et reflambaient très fidèlement, au degré de beauté ignoré, dans un complet accord de sveltesse et de plénitude et, pour tout dire, au point de leur achèvement. Le moment qui ressemblait à tous les moments en devenait unique. Et c'était, avec une précision absolue, le moment strict, le battement de cette seconde où, mes yeux me l'offrant dans cette fleur de vie, je délibérai aussitôt de choisir, en pleine connaissance, en liberté totale, de m'engager à elle, en la priant de recevoir mon premier et dernier amour. Ainsi fut répandue à ses pieds la strophe empruntée de l'hommage rendu par le plus grand des Barbares, le Barbare rhénan, à ma notion héréditaire du point de perfection et de maturité des fruits de l'amour.

« Arrêtez ! Vous êtes parfaite. Si vous ne voulez ni ne pouvez vous arrêter, je m'arrête, moi. Je m'arrête à vous, pour ne dire qu'à vous : je vous aimerai pour toujours. »

Sous le déguisement de poésie faustienne, cette déclaration bizarre ne parut la surprendre ni la gêner. Elle dut lui paraître le plus haut et le dernier de tous les nœuds qui s'étaient formés d'elle à moi et même d'elle en moi. Elle ne rougit plus. Elle pâlit mortellement, décolorée jusqu'à cette commissure des belles lèvres que sa vie florissante teintait d'un sang si beau ! Puis, à plusieurs reprises, très lentement, elle secoua la tête sans arrêter de me regarder en face, afin de m'enfoncer, le plus loin qui se pût dans l'âme, les sombres dénégations que dictait à sa volonté l'Impossible, l'Incoercible, l'Insurmontable de nos deux sorts. Et, pour qu'il n'y eût plus de doute, elle reprit en sens inverse le mouvement du refus, et elle le refit encore une fois, sans parvenir d'ailleurs, autant que j'en pouvais juger, à rien ajouter de distinct et d'audible au roulement muet de l'antistrophe qui me repoussait.

Après quoi, elle se remit au travail, en me faisant signe de l'imiter.

Comme si le travail qui avait tant aidé au mal pouvait devenir son remède !

Jusque là, revenu, chaque soir, dans ma garçonnière, après y avoir fait une lettre ou une dépêche (c'était tout ce dont j'étais capable), j'avais coutume de sortir quêter de vagues distractions de moins en moins efficaces qui, néanmoins, m'avaient rendu l'ombre d'une existence physique. Dès ce moment, j'arrêtai ces dernières sorties. L'espèce de consécration désespérée où j'entrais me fit renoncer aux suprêmes habitudes de libertinage, une chasteté inconnue acheva de tendre tous mes ressorts vers le retour de la belle heure du matin, des vives et limpides journées où compulser près d'elle les plus chauds des plus jeunes ou des plus vieux poètes, où refaire avec Elle le suave périple de nos préférences innées de toute éternité, substance de ma vie et souffle de mon âme, ma ζωη και ψυκη 48, auraient si bien dit nos Anciens !

IX

En nous infligeant à tous deux son muet supplice, cette parfaite amie s'était mise en peine de compenser, tout au moins pour ma part, la douleur des refus subis. Son œuvre, et presque sa mission, furent de combattre les perpétuels rien sans vous et rien qu'avec vous qui faisaient le fond de tous mes propos. Elle me prenait à témoin de la croissance ou de la renaissance ou de l'ascension régulière de ma vie d'esprit, telle qu'une amitié supérieure l'avait réglée. Elle m'avait entendu reprendre, en termes vagues et lointains, les menaces de la Menoune ; elle les réfutait : « Vous, noué ? Vous, raté ? Vous, frappé d'aucune impuissance ? Vous, enchaîné au sort d'une pauvre femme ? Regardez seulement la mine de quelques confrères ! »

En effet, la prospérité des Dix Siècles aidant, mon œuvre personnelle était en train de déchaîner, à torrents, cette envie littéraire que Bourget a nommée la plus forte des passions. Quels yeux torves rampaient sur tout ce que je publiais de neuf ! Quel fiel chargeait les plumes dans les lettres de remerciements ou les comptes rendus des envois ! Toutes les encres verdissaient, comme jaunissaient les visages. Aussi ne m'étais-je jamais senti mieux maître de mes idées, de leur cours et de leur discours. Le don que je tenais de naissance était de voir, de décrire, de définir un objet dont je recevais la lumière ; faculté presque purement intellectuelle. Ce froid rayon de l'esprit se mêlait, depuis peu, l'afflux d'une chaleur qui venait du cœur de mon cœur. Marie-Thérèse en moi soufflait à ma parole la vie, l'énergie, la couleur, presque la grandeur. On ne m'avait jamais tant lu, ni mieux marqué le désir de me comprendre et de me suivre dans les sphères un peu ambitieuses, mais étincelantes, d'une Esthétique universelle qui allait, espérais-je, suppléer quelque peu à tout ce dont le monde moderne portait le deuil. Les synthèses de l'esprit juif et germain sont toutes fondées sur des placita de psychologie arbitraires ; mon esprit latin leur opposerait des analyses plus profondes, capables de remettre au jour le beau visage de l'Unité. Tels étaient les tempi passati de mes ambitions.

Plus ou moins aptes à se couronner, ces ambitions ne m'intéressaient plus guère que pour me donner un peu plus de réalité et de vérité dans l'esprit de Marie-Thérèse. De quelque titre que fût mon or, de quelque gemme que l'eût rehaussé mon heureux labeur, j'étais sûr d'une chose : je ne lui ferai rien changer à sa décision de ne vouloir ni divorce ni séparation d'avec un indigne. Elle ne lui rendrait pas les trahisons méritées. Il me faudrait vivre sans elle. Alors ? qu'était le monde ? Que me voulait la vie ? Qu'est-ce que j'y faisais ?

Marie-Thérèse essaya d'autres diversions. Nous nous étions épris, mais elle la première, d'un de ces grands poètes mineurs du siècle écoulé qui, pour la hauteur de l'âme, la qualité de l'art, la rareté de la matière, valent dix fois les plus glorieux : Louis Ménard 49 lui plaisait, disait-elle, « parce qu'il était homme et femme ». Que c'était vrai ! Nous le fîmes ainsi servir à nos salutations du matin et du soir. D'abord, elles étaient simplement murmurées. Peu à peu elle prit l'initiative d'une mélodie assez haute, et pour laquelle il lui vint deux voix : une extrêmement grave pour le moment de l'adieu qui nous séparait, la voix qu'il fallait pour scander Crematius Cordus, et sa plainte de désespoir stoïcien : « Ce n'est pas ici que je renaîtrai » ou « Grande nuit, principe et terme des choses » ; mais haute, mais légère, murmurait l'autre voix, celle du matin, quand s'ouvraient les jours d'annonciation et de nativité, le « petit coin bleu du ciel d'autrefois ». Il m'en venait alors une joie enfantine, donnant des rayons et des ailes à cet esprit de bienfaisance qui la traversait. Je lui disais parfois quelque merci plus appuyé, pris au Sylvio de Musset :

Le son de votre voix est comme un bon génie
Qui porte dans ses mains un vase plein de miel…

Elle n'avait pas les travers de l'esthète mâle ou femelle qui affiche l'indifférence à la matière de la poésie. Elle en savait le prix puissant. Elle savait aimer Racine en chrétienne, comme chrétienne. L'importance qu'elle donnait à cet élément religieux en tout, la conscience qu'elle en faisait sentir parfaisait son magnifique entendement du rythme lyrique. Ce qui n'empêchait que celui-ci n'emportât tout ; un poème nihiliste ne perdait rien pour elle de sa vérité anxieuse, elle n'y laissait pas un atome de sa foi qu'elle avait simple et ardente. Quant au paganisme exubérant que je professais, c'était toujours le même sourire : « Ça passera ! »

Amères délices, et refrain qui ne variait : « Travaillons ! »

Seulement, une fois séparés, il ne me restait plus qu'un emploi de mes heures : courir le quartier de Marie-Thérèse, pour y errer sans but ni volonté tant que je n'étais pas rendu sous la corniche de son balcon.

Les absences de M. Messimine étaient devenues fréquentes. Il voyageait plus qu'autrefois, pour ses affaires ou sous leur couvert. Je m'approchais alors de la petite croisée de l'entresol. Elle aimait y passer de longs instants quand la nuit était belle. Comme ses yeux du lendemain ne refusaient pas d'admettre que j'avais été vu, je multipliai ces pèlerinages de Vita Nuova 50. Elle avait refermé la croisée depuis bien longtemps ; il m'arrivait de demeurer un quart ou un tiers de la nuit à regretter la pause de sa silhouette légère ou bien à méditer sur le reflet de veilleuse qu'une glace heureusement placée n'eût pas mieux demandé que de renvoyer jusqu'au matin.

Cela ne composait pas une très bonne mine pour le jour qui suivait. Il faudrait dormir, disait-elle. Le sommeil lui eût convenu autant qu'à moi, je la trouvais tendue et languissante aux mêmes matins, jamais fripée. Les réactions subites des fraîcheurs de la vie lui étaient naturelles.

Je m'avisai aussi d'aller le dimanche à Saint François-Xavier la voir entrer et sortir, avec son mari, ou sans lui, toujours avec leurs deux beaux petits garçons, huit ans, neuf ans. À force de circuler dans ses parages, je fis une découverte : tous les jours, ou bien peu s'en fallait, avant de venir à notre travail, elle s'arrêtait quelques minutes dans cette église. Je l'y suivis en me cachant. Il était beau de la voir prier. Non pas la tête dans ses mains, comme tant d'hommes et de femmes qui descendent les marches de leur degré intérieur vers des cryptes mystérieuses. Elle s'agenouillait la tête haute, comme elle la portait naturellement, ses yeux et son front pur partis pour le ciel, à la recherche de la lumière, mieux qu'élancée, offerte, blancheur de neige, feux dorés des fins de printemps, pour la sollicitation et la réception d'une grâce, et je croyais voir celle-ci, de l'abîme supérieur, d'abord planer, puis s'épancher et surabonder. Mais il y avait un double malheur ; le céleste aimant qui l'attirait en haut me tirait plus encore à elle, c'est miracle que je n'aie pas fini par me jeter étourdiment sous son pas, et je dois avouer que rien, absolument rien, n'était passé en moi du superbe courage qu'elle puisait aux arches mystiques ; le seul élan qui suivît ces contemplations était de sauter en voiture afin d'être aux Dix Siècles avant elle, et courir m'y gorger de l'anxieuse félicité de l'attendre, m'enchanter de frémir de son pas, recueillir son souffle de voix : « Suis-je en retard ? » Elle ne l'était point. Jamais. Son équilibre personnel et l'ordre de sa vie pratique ne permettaient rien de tel. Le Philosophe aurait pu dire à cet être exemplaire qu'il était « aussi régulier que le ciel ! » Et alors, sur-le-champ, se renouait le fil des duos unis de la veille et des soli éloignés du matin. Les réponses aux problèmes et aux soucis laissaient couler leur fruit dans nos corbeilles d'or, et je les entendais, je les recueillais, mais rien n'atténuait le mugissement continu : « Toi ! Toi ! Toi ! » Elle l'écoutait comme moi, sans que rien changeât de nos peines.

Je ne voulais toujours rien tenter qui baissât ma fierté pour tenter sa miséricorde. Rien n'aurait été plus facile. Mais le beau résultat, de me diminuer ! Alors, quelque coup de tête de désespoir ? J'en étais venu à le méditer sans arrêt, mais avec la conviction de me perdre dans son estime et de devenir son bourreau. La sage objection ne m'empêchait pas, s'il faut tout avouer, de la contraindre parfois à penser ce dénouement sordide et cruel qui amenait sur son visage de soudaines blancheurs de mort. Traversé, moi aussi, d'une pointe froide, je parvenais à me haïr, mais n'en valais pas mieux pour elle, asservi au plus démoniaque des moi.

C'est ainsi que nous en venions à partager, de plus en plus, avec nos bonheurs d'autrefois, les plus âpres de mes misères. Elle suivait, et sans doute à son rythme, elle suivait pourtant les progrès de ma maladie. La compassion que je n'avais pas voulu provoquer était née toute seule et m'était accordée d'elle-même. Quelle douceur ! N'était-ce point là cette « merci d'amour » dont tout notre moyen âge a rêvé ? On est peut-être surpris que, grand rimeur, je ne l'aie point demandée formellement et dans les règles et en vers. On oublie que, dans le temple des Dix Siècles, dans la maison des cinq cents grands poètes français, il aurait été ridicule de prendre mon luth et de me mettre sur les rangs. Ridicule et dangereux ! à quelles comparaisons m'exposer ! Devant ce grand esprit, pour cet usage incomparable, je craignais d'en rester à la virtuosité assez pauvre dont je connaissais les limites. Qu'est-ce qui serait assez beau pour elle ? Et puis, cela n'avait-il pas servi pour Ismène et pour quelques autres ? Je n'y pouvais plus guère voir qu'une espèce de truc. Enfin, si cela avait pu et dû lui plaire, comment ne s'était-elle pas arrangée pour me demander ou me commander son plaisir ? Elle ne l'avait jamais fait. Par haute raison. Comme elle s'était interdit dans sa production personnelle ce qui pouvait sembler faire allusion à nos deux destins. Elle ne voulait pas nous creuser de fosse commune. Certes, malgré moi, malgré elle, l'herbe d'encens sacré s'était quelquefois enflammée toute seule à ses pieds ; j'avais essayé de rythmer ce qui vivait de plus vrai en moi, mais j'en avais fait des feux rapides, feux de joie, feux de peine, sans oser jamais le montrer.

Pourtant, notre Gallehaut 51 approchait, avec sa charge inéluctable, messager de la plus parfaite des communions, écrite avec des encres que rien n'efface. On peut dire que, non content de l'écouter, Marie-Thérèse lui fit signe. Voici comment. D'une façon très incidente, j'avais parlé de je ne savais plus quel sonnet du cycle dantesque, peut-être de la main de Dante, ou d'un de ses amis, ou de ses amies, dont l'intérêt était de se terminer par la déclaration qu'une dame bien née serait fière d'être aimée de celui qui l'aurait méritée.

« Oh ! dit-elle, donnez-moi ça ! »

Je cherchai. Le beau texte fut retrouvé, sans mal, tout simplement dans la Vita Nuova et non dans le Canzoniere 52 comme j'avais d'abord craint. La pièce n'était pas tout à fait conforme au lointain souvenir gardé, mais plus appropriée à la situation, une fois lue, relue et traduite à demi-voix entre nous deux : « Amor e cor gentil sono une cosa… »

Amour et noble cœur sont une même chose,
suivant que le sage poète l'a dit en sa chanson
et non plus sans amour noble cœur n'ose vivre
qu'âme raisonnable sans raison.

Nature, quand elle est aimante, prend
l'amour souverain, le cœur pour son palais
dans lequel, dormant, il repose
quelquefois peu de temps et parfois pour un long séjour.

Beauté paraît alors dans la gracieuse dame,
qui si fort plaît aux yeux que dans ce cœur
naît un désir de l'objet qui plaît tant.

Et il arrive que si fort ce désir s'empare de lui
qu'il fait s'éveiller l'esprit d'amour
et pareillement l'éveille dans la Dame un homme de valeur 53.

Marie-Thérèse Guyot-Messimine répéta seule les quatorze vers en français et redit le dernier en italien : « E simil face in donna uomo valente. »

Elle se tut longtemps, puis prit le livre et l'emporta. Le lendemain, elle le rapportait interfolié de la double copie du sonnet. Elle l'avait transcrit dans les deux langues, de sa haute et fine écriture, avec le paraphe ailé concentrant les trois initiales M.-T. G…

« Prenez, dit-elle, le merci de La Belle Vieille, c'est de sa part (elle avait un an de plus que moi !), mais il faut vous en contenter. »

Content, moi ? Rassasié ? Qui me renvoyait là ce mot ? Je ne le connaissais que trop ! Il revenait me persécuter depuis le très vieux temps de la Femme du Bouc, et voilà que, le matin même, il m'en était revenu un nouveau son funèbre : Joachim Gasquet m'écrivait que la Menoune avait été assassinée par deux vagabonds piémontais, qui s'étaient d'abord mis en devoir de la violer. Ce sang, ce stupre m'ayant frappé d'hébétement, je ne vis d'abord point l'héroïque présent de Marie-Thérèse, et ne compris pas, sur le coup, sa prière touchante pour mon contentement.

Le soir, sous sa fenêtre, je m'agitais, possédé enfin par tous les sens nombreux, tendres et pieux, inclus dans son message et dans son merci. Le rude poème italien lui avait labouré sur le cœur ! Cette version osée avait été transcrite, et signée hardiment ; clair apport du frisson d'une pitié pudique, d'un aveu sans détour. J'avais beau me cogner à la double cage des choses et des mots, c'était bien l'offre du cœur vierge ! Il se dénudait, il s'ouvrait. Il reprenait le texte et l'offrande de Gallehaut, Noi leggevamo 54… Non les amours de Lancelot 55 ; celles, autrement nobles, de Dante.

Seul, dans la rue, face au balcon désert (mon silence l'avait meurtrie), puis au faible petit rayon de la veilleuse éloignée, quelque chose ou quelqu'un d'inconnu se levait du milieu de moi, faisait honte à mon injustice :

« Tu es plus riche que beaucoup d'autres ! T'en contenter, tu le devrais. Et pourquoi pas ?

— Parce que je la veux.

— Tu ne peux la vouloir autre qu'elle n'est.

— Elle m'aime, pourquoi se refuse-t-elle ?

— De son refus comme de tout ce qu'elle est, n'as-tu donc pas fait ton amour ?

— Mon amour est ce qui la veut.

— Eh ! bien, sacrifie-le à lui-même ou à elle-même.

— Je ne sacrifie pas mon amour…

— C'est ce qu'il te reste à faire, mon pauvre ami : veux-tu la garder ? »

Ces paroles glissaient comme celles de quelque bon ange. Et puis, leur son s'affermissait. Elles argumentaient, trouvaient des leçons, des exemples :

« Est-ce que tu te crois le premier à souffrir ainsi ? Te penses-tu le seul à devoir aimer dans le sacrifice ? D'autres le font ou le feront. D'autres l'ont fait. Crois-tu que Michel-Ange n'ait pas désiré sa merveilleuse amie, à peu près comme toi la tienne ? Il l'a dit en des vers divins ; ce grand homme ne songeait qu'à remplacer « le ruban à pointe d'or qui lui semblait jouir de toucher et de presser la belle poitrine dont c'était le lacet ». Au même poème, il se rêvait aussi devenu « la ceinture qu'elle nouait à sa taille et qui semblait dire : je veux toujours la serrer là ». Et, ajoutait-il, « comme la serrerait mieux l'étreinte de mon bras ! » Mais le grand poète se résigna, ajoutait mon bon ange, fais comme lui ! Pour l'amour d'elle, pousse aussi haut que tu pourras ton œuvre, elle est la sienne, et ta gloire, sa gloire… Ton heureux talent n'a souffert aucune des déconvenues de carrière dont le génie du Buonarotti fut empoisonné. Tu respires la bonne brise du succès ; utilise-la pour vous deux et ravis-toi dans sa pensée, comme elle dans la tienne, par les magies du même charme supérieur. Tu peux, tu dois, puisqu'on le peut, transvaser ton désir en quelque éther digne de vous…

À quoi je me répondais, et peut-être à l'Ange lui-même :

« Hélas ! si j'avais la puissance de monter aussi haut pour conclure de tels arrangements surhumains, il s'en suivrait que je pourrais me satisfaire, et c'est précisément ce que me contestera le destin. TU NE FERAS JAMAIS RIEN QUI VAILLE, a dit la Menoune : TU N'EN AURAS JAMAIS ASSEZ !

Plus que vivante, la sorcière, raide morte, me répétait son cri, du talus de la route obscure, par les bouches saignantes du beau corps profané.

Marie-Thérèse reparut à ce moment sur le balcon. Et je sentis aussitôt recommencer entre elle et moi le long règne d'un silence nouveau et béni.

Pourtant, rentré chez moi, je lus dans l'éternel Montaigne :

Un galant homme n'abandonne point la poursuite pour être refusé, pourvu que ce soit refus de chasteté et non de choix. Nous avons beau jurer et menacer et nous plaindre, nous mentons, nous les en aimons mieux ; il n'est point de pareil leurre que la sagesse non rude et renfrognée. C'est stupidité et lâcheté de s'opiniâtrer contre la haine et le mépris, mais contre une résolution vertueuse et constante, mêlée d'une volonté reconnaissante, c'est l'exercice d'une âme noble et généreuse. Elles peuvent reconnaître nos services jusqu'à une certaine mesure et nous faire sentir honnêtement qu'elles ne nous dédaignent pas. 56

Aurait-on pu me faire sentir cela plus honnêtement ? Et me rendre plus malheureux ?

X

Ni pour elle, ni pour moi, ni même contre moi, il ne fut plus rien fait.

Dans les alternatives de l'agitation et de la révolte, la vaine vie continua de disposer de nous. Un troisième personnage y entra.

Messimine se mêla de venir faire des scènes à sa femme. Il avait flairé que ce coin de Paris procurait à Marie-Thérèse, à défaut de bonheur, un calme voisin d'une paix qui n'était plus la solitude. Il n'aimait à se la figurer qu'en Ariane un peu dolente, chantant sur son rocher de fiers chagrins ou rayonnant quelque succès de lecture et de vente. Aussi arrivait-il la bouche pleine de sottes plaintes sur leurs enfants abandonnés (ils allaient au collège) ; les domestiques laissés sans ordre (elle réglait tout avant son départ, et tout allait sur des roulettes). Il osait parler argent. Le mufle imbécile alla jusqu'à dire : Vous portez mon nom…

Sa première arrivée faillit tourner au tragique. Marie-Thérèse avait tenu les dents serrées jusqu'à ce qu'il eût claqué la porte. Puis, étranglant et contractée, elle s'effondra. Ses collaboratrices l'avaient secourue et défaite. J'arrivai quand sa robe montante était encore dégrafée, juste à temps pour entrevoir, sous les ruches dont la mode la surchargeait, les petites merveilles d'une gorge de jeune fille, du même grain uni et fin que le visage, avec un éclat de chair plus doré. Elle se voila précipitamment et, comme pour couvrir la hâte, me conta de point en point sa faiblesse, sa rage, qu'elle essaya tout aussitôt de rattraper en me priant de tout oublier par pitié pour le grand remords d'avoir laissé fuir ses secrets. Je promis, je jurai, tout cela était loin. Et quel autre secret pouvait bien être en moi depuis que, grâce aux Dieux, je venais d'en surprendre plus long que jamais de sa perfection idéale ! Autre sujet de nouvelle obsession douloureuse ; cris de mêmes refus sur les mêmes enchantements.

Cette révélation fut suivie d'une démarche que je fis, sans que rien m'y poussât, et à ma propre surprise extrême.

Je demandai rendez-vous à un très vieil ami, mon aîné de vingt ans, brillant officier colonial, qui était entré dans les ordres et que la vénération universelle entourait pour son expérience et sa connaissance des âmes. Il m'accueillit à bras ouverts. Il ignorait tout des causes, vivantes ou mortes, de mon chagrin. Je ne lui en désignai aucune ; ni la nature des circonstances, ni l'être des gens ne furent effleurés par ma confidence très générale. Je précisai mon désespoir dans sa ligne la plus abstraite, ce dont la vie me comblait, ce qu'elle me refusait, ceci nécessaire et cela vain ! Il m'écouta sans m'interrompre, sourit d'une pitié tendre et finit par lever les bras au ciel en disant : « Mon ami, vous n'êtes pas raisonnable ! »

Et, merveille, il ajouta : « Vous voulez donc tout avoir ! »

Il parlait comme la Menoune. Pourquoi ? Et pourquoi pensait-il aussi comme avait pensé Marie-Thérèse quand elle m'avait souhaité content ?

Cependant, il ajouta, je dois le dire : « Prenez garde ! Prenez garde ! »

À quoi ? Je ne prenais plus garde à rien, sinon qu'il me semblait que Marie-Thérèse changeait un peu. La contagion de mon mal mordait, de crise en crise, sur l'admirable créature. Plus que la communauté du labeur, celle de la douleur inscrivait son empreinte. La cantharide aux ailes d'or battait à notre entour en bourdonnant la charge de nouvelle influence victorieuse. Unes en deux, nos vies doublées, marquées du même accent, suivaient au même chœur les harpes angéliques et les lyres apolliniennes. N'eût-elle en rien faibli, elle laissait voir ce combat, elle s'en montrait parfois lasse jusqu'à la mort.

Je l'emmenais alors sur un petit siège à trois places, dont notre accord commun laissait vacant tout le milieu, espace sur lequel pendaient son bras droit, mon bras gauche ; ils ne se touchaient point. Nos épaules ne s'effleuraient pas. Mon regard seul longeait et aspirait, désespérément, le brillant de ses ongles, le pâle azur de ses veinules, sa paume retournée traînant une caresse sur le velours du meuble. Je regardais ma propre main pleine de mes destins… Marie-Thérèse était femme sensible à tout ; comment me fit-elle une fois la surprise de mouvoir, d'elle-même, la main qu'appelait mon regard, et de la couler, et de la glisser par degrés vers la mienne, de la poser sur elle et de la recouvrir, doigt pour doigt, ligne par ligne, mont par mont, j'en ai frémi longtemps ! Demande sans parole du rafraîchissement qui n'était plus trouvable que là où il était cherché. Mais qui sait si l'inverse n'aurait pas pu être possible ? Ce qu'elle en vint à demander, que ne l'avais-je, moi, sollicité de son cœur ?… Ici, je fus tenté, mais en vain. Quand j'y ressonge, cet instant aurait peut-être convenu pour m'ouvrir, pour montrer, avouer les secrètes fatalités déchirantes. J'étais Oreste, poursuivi des Chiennes de ténèbres. Nul Aréopage ne m'avait accueilli, mais Elle en Pallas Athéné, pouvait juger entre la Vie et moi, et me préférer à la Vie. L'hésitation dura à peine. Je vis quel contre-sens était imminent ; à coup sûr, Marie-Thérèse entendait et concevait autre chose que mon humble paquet d'aveux, et la fièvre de mon désir, dont elle brûlait elle-même, lui fit arrêter, comme trop dangereux, cet attouchement fugitif de la main ; elle venait de s'entrevoir telle que, à aucun prix, elle ne se voulait près de moi, et moi, telle aussi que je la voyais et la voulais de plus en plus, vraie et une, dépliant fleur à fleur tous ses beaux mystères. Mon tremblement l'avait avertie. Elle se leva avec une lenteur solennelle comme si elle tarissait les suprêmes possibles de sa pensée. Un jet de sang farouche qui partait de toutes les extrémités de mon être m'assura que je ne me contenterais plus de la vouloir toute ; beaucoup plus qu'elle, c'était son bonheur qu'il me fallait saisir avec cet impossible et inimaginable amour, quand elle aurait bondi par-dessus toutes les autres barrières, de manière à les surmonter et à les surpasser sans rien rêver d'autre que nous, enfants, mari, vertu, foi et rang social, qu'elle oublie tout. Ainsi, et ainsi seulement, serait comblée mon ancienne passion, multipliée par les hurlements ou les aboiements de tendresses revenues à l'état sauvage.

Peu après, à l'issue d'une nouvelle et absurde scène de M. Messimine, qui, de vil, devenait tout à fait méchant, Marie-Thérèse revint vers moi d'un pas véritablement fantômal. On eût dit que, cessant d'exister pour elle, elle voulût sortir de sa propre vie. Dès qu'elle m'aperçut, elle se hâta. Interdite, muette, bientôt éperdue, elle laissa rouler sur mon épaule droite un visage bouleversé. Deux fois, elle gémit, gémit, et une troisième : « Mon ami ! » Rien de plus. Ni personne, plus personne. Ni elle ni moi ! La prompte volupté de cet abandon sollicitait l'aveugle instinct. Je ne pouvais plus que chercher la place d'un baiser dans l'odeur de sa chevelure. Mais je ne perdis point cette sainte occasion d'élever l'enchère en me faisant de l'opposition à moi-même. Mes nouvelles ambitions s'en mêlèrent pour m'interdire de rien conquérir ni prendre ni surprendre. Il fallait maintenant que tout fût consenti, offert et presque mendié par la plus explicite capitulation de l'honneur, quelque chose qui approchât les oui de l'église et de la mairie !

Marie-Thérèse dut interpréter tout cela, à sa noble et haute manière, comme les signes d'un respect insensé, mais sauveur.

Alors, pour la première fois de toute notre vie, je lui pris les mains et, dans un regard à la paume, mes yeux coururent, en éclair, à la racine du poignet sur les trois sillons parallèles que les chiromans qualifient de triple bracelet royal, parce que là sont triplées les perfections et les félicités inscrites au reste de la main. Un brusque élan me prit au cœur, qui se desserra dans la joie. Je murmurai un cri :

« Vous valez donc trois fois ce que je vous sais valoir, ô mon Neuf ! »

Le Neuf dantesque 57 s'imposait. Ô mio nono ! Je ne lui pus dire davantage. Ses yeux, si vastes, s'agrandirent, demandant si je devenais fou.

Aussi, à la toute dernière de nos crises, celle qui devait un peu tarder, qui tarda beaucoup, mais qui trancha tout, fut-ce bien autre chose ! Elle entra, dans une auréole. La lumière la précédait, la ceignait et la traversait. Je dus regarder mieux. Marie-Thérèse n'était si brillante que pour avoir pleuré. Elle pleurait encore. Je me pris, je ne sais comment, à faire comme elle, sans doute pour m'unir aux âpres douceurs qu'elle rayonnait. Contrairement à sa coutume et à son goût de baisser ses yeux sous les miens, comme si elle eût aimé recevoir mon baiser sur le voile de sa paupière, elle en ouvrait, tant qu'elle pouvait, le très bel espace où affleurait son cœur. J'en tremblais, j'en mourais, j'en savais tout d'avance, la communication qu'elle m'apportait fut presque accomplie sans parole ; ce qui s'était formé dans la vapeur des larmes et chauffé et glacé dans les mêmes souffles du sacrifice consenti ! Le sacrifice, oui ! Celui que je n'avais pas su faire ni empêcher qu'elle ne fît, elle le faisait. Marie-Thérèse me le dit rapidement, elle donnait enfin sa démission des Dix Siècles, elle déménageait de son entresol, non pas demain, le jour même, c'était presque fait. Demain, sans faute, elle dormirait dans un appartement qui ne donnait pas sur la rue. « Vous me fuyez ! — Je ne vous fuis pas (sa paupière battait, elle m'en couvrait pour toujours), c'est une occasion que je fuis. »

L'occasion du catéchisme ! Nous ne nous verrions plus. Elle se rejetait de la vie comme elle s'arrachait de la mienne… Mais allait-elle se borner à l'acte de son salut ? S'en tiendrait-elle là ? Elle voulait me sauver aussi et comme elle savait vouloir les choses, me laisser un peu de quoi vivre. Le bel arc des lèvres chéries me lança donc, en six petits mots, ce baiser :

« Adieu, non, je vous aime trop ! »

Elle était sortie en courant.

Je n'aurai pas couru plus vite qu'elle ! Je ne l'aurai pas retenue dans mes bras !

Je ne lui aurai pas imprimé, par toute sa personne, les sept sceaux du couple éternel, embrasé d'une foudre plus courte que l'instant, plus durable que toute vie !

Je n'aurai pas remué ciel et terre pour entraver ce fol exode au désert ! Je ne serai pas allé provoquer l'imbécile odieux qu'il fallait balayer de devant le cœur de mon cœur !

Ou, si tout cela était irréalisable, absurde, interdit par l'honneur, la nécessité ou l'amour, eh ! bien, comment n'aurai-je pas rendu grandeur pour grandeur, holocauste pour holocauste ? Je devais avoir le cœur d'accepter, et même de demander d'y être associé. C'était lui rendre son bonheur et lui faire présent d'un cœur digne du sien.

Non, rien de tout cela ! Je n'ai fait rien de tel.

Car j'aurai triomphé dans toutes ces manières de me trahir.

Ayant mon compte et mon content de ce désastre universel, je demeurai comme perclus devant la manifestation de tant de merveilles. Tout venait de m'être montré, proposé et presque donné ; le Bien, le Beau, sur l'heure même, le Sublime, et, tout ayant été repoussé, j'étais plus seul et nu que ne pouvait l'être aucune âme. Ni en haut, ni en bas, ni aux intervalles, non, rien !

Et c'était justice. À vouloir tout, on n'a plus rien. La Némésis écrit la loi ; l'inflexible Ananké la scelle.

XI

Ce soir-là, je ne sortis point, je ne le voulus pas.

Je tenais, sous prétexte de vérité, à revêtir devant moi-même la plus fausse cuirasse, celle d'une sèche rancune.

Marie-Thérèse allait m'attendre, certainement, sur le balcon, dans l'air doux du beau soir d'été. Elle avait allumé sa veilleuse pour notre dernière nuit, pure comme les autres et qui pouvait être divine. Elle comptait sur un chaste adieu espéré, échangé de loin. Qui sait si elle n'aurait pas rapproché, de quelques lignes, la discrète lumière ! Innocent appareil de fidélité et de deuil… J'ai persisté à ne rien vouloir savoir. Comme une brute. Ainsi devait être dévasté et perdu l'immatériel après le charnel, cette goutte d'éther après cette pincée de la cendre terrestre. Qu'avais-je à perdre ? Pourtant, non. Rien.

Il pouvait bien me convenir et me délecter d'être nourri et abusé, jusqu'au fond, de ce dénuement. Mais elle ? Là, j'ai joué sur le velours, hélas ! Quoi que je puisse faire, ma honte durable sera que ma parfaite amie est et demeurera immortellement incapable d'imaginer mon réel état d'esprit, le vrai et le vil. Rien ne pourrait le lui suggérer, tel que je le connais. Et, le lui montrerais-je, elle n'y croirait pas, j'en étais absolument sûr. Raisonnablement, elle avait commencé par se dire : « Il ne viendra peut-être pas », ou : « Très tard. » Lorsque j'aurai beaucoup tardé, elle aura dit : « Il souffre bien ! » et quand tout espoir aura fui : « Il souffre trop, il n'a pas pu. »

Avec qui et à quoi avais-je donc passé la nuit ?

Ma foi, à piocher mon vieux Desbarolles. À scruter, encore une fois, face à tous les ratés d'une vie perdue, les creux et les saillants de la triste main qui l'exprime. Tout ce qui fut prédit ! Tout ce qui s'est produit ! De la tête, du cœur, de l'énergie ! Le tout appuyé par de très bons certificats chiromans, mis en valeur par des jeux de circonstances très favorables ! Et tout cela flétri ou annulé par la seule influence du terrible Mont, de sa plaine, du trait fourchu garni des pointes divergentes par lesquelles, selon la vieille loi, toute mon électricité morale doit couler au même néant ! Éparse et divisée dans les sens contraires, noyée dans mon inaptitude à me modérer, à me contenter, à m'ordonner pour choisir et agir : échec ! échec ! échec ! Et pour toujours. Je suis un condamné à vie !

Mais à quelle longue vie suis-je condamné ?

Non moins évidente et terrible que le trait fourchu, ma ligne de vie fait bien foi, par sa vigueur et sa longueur, de l'extrême endurance de ma vitalité. Le sillon qui l'atteste fait le tour de la base du pouce ; c'est la racine qui enserre le mont de Vénus, et ses insolentes raies concentriques font succéder, du départ à la cime, comme une suite indéfinie de lacs et de chaînes, unis ou manqués, brisés ou disjoints, de nouvelles tendresses, d'aspirations, de fois, d'espoirs ou trompés ou le plus vainement du monde exaucés… Le vénéneux Saturne ôte ainsi au Bien son meilleur. Il ajoute le pire au Mal, chez les êtres qu'il s'est choisis,

Leur avenir était dessiné ligne à ligne
Par la logique d'une influence maligne 58,

comme dit le poète saturnien, lui-même, afin de décrire le genre de vie qui se solde identiquement par un bilan d'insatisfaction.

Ainsi je veillais, je veillais, ne pensant presque plus à la lointaine Marie-Thérèse Guyot-Messimine.

Puis, me laissant tomber dans une espèce de sommeil, je rêvai, d'un rêve barbare, comme d'un membre sur lequel on avait tiré durement et qui était arraché tout en sang.

À qui ? À elle ? À moi ?

Je m'éveillai dans une espèce de vapeur de chloroforme, avec l'idée d'une blessure chirurgicale que je ne parvenais pas à situer sur mon corps.

Après tout, elle m'avait abandonné la première, et je n'y pouvais rien.

Je cherchais mon refuge en ce que j'avais de plus triste que tout : mon Moi, pour y boire et reboire à pleines lampées le franc désespoir.

Sur quoi, je m'assoupis encore, la fenêtre ouverte.

L'aube m'a réveillé. Elle m'apportait une idée.

Troisième partie
LA MORT

Ah ! la mort, ah ! n'est-ce
Une menteresse ?…
Jean MORÉAS.

Più lunga scala convien che si saglia.
DANTE, Inf. XXIV, 55.

I

« Pure en vêtements blancs comme un ange de Pâques, l'aube est debout sur les collines qui ceignent l'horizon 59… »

Cette stance du vieux petit conte-poème de Charles Maurras m'est revenue à l'esprit. Mon aube vaut mieux que la sienne. Sous l'écharpe de rose, sous la robe de safran pâle, vient de battre l'aile d'or d'une Idée.

J'en retire un nouveau bien-être physique et, tout en relisant et coordonnant ce mémorial que j'ai eu l'heureuse inspiration de mettre à jour ces semaines-ci, je respire l'air de la vie à pleins poumons, dans une liberté qui semblait perdue hier soir.

Je vois clair et je marche droit, sais ce que j'ai à faire et retourne à la grâce du bon sommeil réparateur au fond du sopha.

À la prochaine nuit, je renvoie les soucis de la journée qui va s'ouvrir.

II

Sorti vers dix heures, j'ai fait en trombe le tour de mes trois éditeurs pour les prier de me régler, grosso modo, mais sur l'heure, tout ce qu'ils savent me devoir. J'ai allégué sans suite l'obligation d'un long voyage inopiné, un brusque resserrement de trésorerie, une crise de famille qui m'aurait obéré… Les deux premiers m'ont souhaité bon voyage ou meilleure chance et ont fait ce que je voulais. Quand j'ai présenté ma requête au grand chef des Dix Siècles de Poésie Nationale, il a froncé le sourcil et grogné : « Cher ami, vous n'allez pas partir avec Madame Guyot-Messimine ? » Je grognai à mon tour et le rassurai, mon petit embarras n'avait rien de commun avec la déplorable démission de la veille, je voulais seulement être en fonds. Il m'a versé ce que j'ai voulu, offrant plus que mon dû, ce que je me suis gardé d'accepter. Et je me suis remis à courir mon vieux et bon et beau Paris.

Des souvenirs trop négligés se sont abattus sur moi, ils m'ont accablé de reproches. En vérité, la longue retraite auprès de Marie-Thérèse m'a retranché du monde entier et de tous les mondes ; habitudes légères, affections plus ou moins superficielles, vieux attachements cordiaux. On ne m'a plus vu nulle part, ma vie littéraire ou mondaine a été mise de côté, elle aussi. Ceux qui ne m'oubliaient pas disaient : « Le vilain ours ! » ou bien : « Il s'est terré dans ses Siècles. — Terré et enterré… » Il me paraît convenable de me ressusciter tout au moins par quelques signes d'adieu, aux amies et amis sans lesquels, pendant de longs jours, j'avais cru impossible de vivre et même de penser. Ma légèreté d'âme, reconquise en partie, me replace dans tous ces états d'esprit périmés. Et c'est pourquoi j'ai parcouru quelques-uns des endroits les mieux pourvus des brimborions et des colifichets que l'on destine aux archives de l'amitié, aux présents de l'amour, minces boutiques parisiennes regorgeant de tout ce qui amuse et pare les femmes, en fait de sacs, de ceintures, de cadres à tableaux, de bottes en cuir ou vieille étoffe, et j'en ai fait une large distribution à celles que je regrette de ne pouvoir aller saluer, en particulier la femme et les filles de mon Barcelonnette, et leurs innombrables nièces, cousines et petites amies. Chacun et chacune devant avoir sa juste part, j'ai impatiemment dévalisé confiseurs, fleuristes, joailliers, même libraires et relieurs. Il m'a beaucoup intéressé d'établir des listes et d'en rajeunir les nombreuses adresses. Mes vieux camarades verront que je n'ai pas oublié de leur donner le bonsoir. D'ici quelques mois (car il faudra du temps) Louis Bertrand possédera la grande édition de Flaubert et les Mémoires de Louis XIV en maroquin plein, doublé de soie, à son chiffre. Même vêtement d'apparat pour un Hugo complet, qui ira à Joachim Gasquet, pour le beau Virgile du XVIe siècle destiné à Léon Daudet, pour le radieux Ronsard de Decaris, que Maurras recevra 60 ; car il l'a tant guigné ! Quant à Mariéton, il m'a dit regretter de ne pas posséder sous la vêture convenable la belle Mireille illustrée par le dessinateur genevois Édouard Burnand. Il l'aura. Tout cela coûte assez cher. J'ai tout payé sur l'ongle, sans épuiser mon fonds de poche de la matinée. J'ai pu régler de même tout ce qui était en instance d'arriéré dans mes comptes. Tout est à jour. Et bien.

Mon agent de change, chez qui je suis passé, m'a donné de bonnes nouvelles des valeurs dont je ne touchais pas les revenus. Mon travail suffisant à me faire vivre, j'aurais peut-être songé à les remployer en immeubles quand je me serais marié. Encore un rêve d'écarté ! Mais la longue et prudente capitalisation aura fait merveille ; grossi du surplus annuel de ma production, de plusieurs héritages, et surtout de ce que je n'avais à peu près rien changé au train de vie de mes beaux vingt-cinq ans, ce dépôt faisait de moi un petit nabab. Mes gens de Mexico seraient bien étonnés de me voir plus que millionnaire, sans avoir eu à me faire payer mes regards dans la main des gens. N'avoir pas désiré d'argent peut être le moyen de s'en acquérir.

Me trouvant sans famille (car j'ai omis de dire qu'après la mort de mes parents, mon pauvre frère, ma pauvre sœur, presque aussi bien lunés que moi, étaient disparus sans enfants) ce petit capital ne m'embarrasse point. J'ai écrit tout de suite à mon vieux cacique, l'excellent Georges Goyau 61, pour le prier d'accepter ces quatorze cent mille francs dont les annuités donneront pour le moins, s'ils sont bien placés, 50 à 60 mille francs, mais ils ne devront être distribués par l'Académie que tous les deux ans, de manière à former une masse de 100 à 120 mille francs, beau denier dépassant le prix Osiris 62, pour la prime d'un vrai talent. Ce prix ne porterait pas mon nom. Il s'appellerait Rome et la France et devrait couronner soit un poème, soit un livre de critique ou de philosophie générale d'un sens catholique romain et français. Car Maurras n'a pas tort ; sans être plus croyant que lui, j'estime que la paix du monde dépend de l'Église, de « l'Église de l'Ordre », de « la seule Internationale qui tienne », et d'elle aussi la paix des âmes, parce qu'elle est « le temple des définitions du devoir ». Ces trois viatiques à retrouver sont les seuls qui puissent permettre aux sociétés modernes de s'ordonner, aux esprits et aux corps de se régénérer. Il faudra bien que la France y revienne, elle ne pourra vivre indéfiniment de l'ombre d'une ombre et du parfum d'un vase vide, comme disait le vieux Renan. Je suis bien sûr que Georges Goyau va plaider chaudement ma cause auprès des Quarante. S'ils ne veulent ou ne peuvent pas, tant pis ! Mon pauvre argent ira aux Tout-à-l'égout d'un Étatisme qui n'a rien de commun avec un État français.

En mettant la lettre à la poste, j'ai éprouvé un repentir. Il m'est apparu que, entre tous les mémentos laissés à de belles amies, j'avais fait bien modique la part de ma petite Gaétane, si longtemps ma compagne de lit, et qu'Ismène avait été mise à la portion congrue. Pauvre Ismène ! Malheureuse victime de son mariage d'amour ! Elle avait suivi en Indochine un magnifique fonctionnaire qui l'avait rendue veuve au bout de six mois. C'est sans doute pour cela que la Menoune avait hésité dans son augure favorable. Ismène a ramené le pauvre cercueil, en France, seule, sans l'espoir d'un enfant. J'ai repassé chez le joaillier. Il a bien voulu substituer à mes deux mauvais choix des parures étincelantes qui donneront à ces deux têtes si distantes une lumière plus conforme aux rayons qu'elles ont étendus sur ma vie.

Mais Marie-Thérèse ? J'avais différé de prendre un parti… Lui écrire ? Quoi ? En quels termes ? Je me suis, hier, exclu de toute conversation possible avec elle. Sa vie et la mienne n'ont plus de mesure commune. Que lui offrir qui ne soit dérisoire, alors que l'Identique absolu avait ouvert entre nous sa fleur ? Je pensais à la brève et profonde prière bouddhique : « ô le parfum dans le lotus » : om mani padmé oum ! Je n'avais pas le moindre lotus sous la main, et elle n'aurait d'ailleurs pas voulu tenir de moi une de ces diableries d'Extrême-Orient qui portent un malheur fou, m'a-t-on assuré. Je me suis décidé pour le simple envoi de deux gerbes, sans carte, l'une sera portée à l'ancien domicile, l'autre au nouveau, que m'a fait connaître le commun éditeur. Ces fleurs sans avenir ne rappelleront nos passés flétris qu'avec la prudence de l'éphémère.

III

Midi et une heure ont sonné, deux heures approchent, que faire qu'une séance de hammam !

Le bain turc a fut la joie de mes vingt ans. J'avais cessé d'y aller, car l'excès de l'élimination avait causé une petite crise de cœur. Aujourd'hui, que la voici guérie, ou tout comme, je pourrai transpirer mon soûl. Je reviens donc, joyeux et nu, à mes salles d'exsudation effrénée ; la première dont la température est déjà très haute, la seconde pareille, éventée par des aromates qui vous font inhaler plusieurs collines de Provence, la troisième torride où quelques secondes suffisent pour volatiliser les ruisseaux qui s'écoulent de la nuque aux talons. Enfin, selon le rite, j'arrivai à la grande douche tiède, savonnages, frictions, suivis d'effusions d'eau froide, et le plongeon dans la courte piscine de glacier, dont l'autre bord est atteint en quelques brassées. J'en ai fait le tour jusqu'à cinq fois. Un nègre, haut de deux mètres, m'a pêché et reçu, étrillé du gant de crin, plié dans des draps chauds et rudes, bordé dans un lit de repos où j'ai dormi comme un bienheureux. Réveil. Collation rapide. Nouveau sommeil. Il est cinq heures. Où tuer le reste du temps ?

Faut-il courir jeter un dernier œil du maître sur les besognes en train aux Dix Siècles ? Qu'y ferai-je sans Marie-Thérèse ? Tout y est désespérément loin de moi ; poètes d'oc et d'oïl, cher XVIe , cher XVIIe, chères idées, vous roulez au barathre 63, et par force majeure, adieu ! J'ai de même congédié toute pensée d'aller revoir l'ancien balcon de mon amie ou croiser entre les deux logis, de manière à la rencontrer par quelque bonté du hasard. Non, non, j'ai défendu la liberté conquise. Porterai-je mes pas du côté de quelque habitude d'autrefois ? Traînerai-je chez Gaétane ? Nausée, nausée ! Je me suis arrêté à la salle d'armes du Cercle, dans l'intention de voir tirer. Mais, au feu de l'exemple, j'ai, moi aussi, tiré : pas trop mal, l'épée bien en main, poignet ferme et souple jarret. Le plaisir de suivre d'autres assauts m'a conduit jusqu'au delà de sept heures. Très heureusement, on m'a laissé dîner seul et vite, dans le coin qui avait été le mien. Après, que faire ? Cette fois, point de doute ; assuré que Madame Guyot-Messimine ne sera plus là, ne pourra plus y être, j'ai perdu, sous l'ancien balcon, tout ce qui restait d'heures, en évocations spacieuses et vides. À quoi bon ! Mais à quelque chose ! À revenir sur ce que j'aurais pu faire et que je n'ai pas fait, au faible et au fort d'une même tension de l'âme qui se sait à jamais vaincue !… Minuit sonne. J'ai pris le dernier autobus de la rue de Poitiers, et m'y voilà rentré, frais, dispos pour la délivrance car il y a des tours de cage d'écureuil qu'un homme sensé ne voudra pas recommencer ! Les cercles vicieux m'horripilent sur le papier d'un raisonnement, est-ce qu'ils sont meilleurs dans la pratique d'une vie ? Je les crois plus humiliants dans ce domaine, car il faut plus de force et de temps pour les mettre debout.

Je suis fixé sur les fortunes de ma vie depuis que les schémas essentiels de ma nature m'ont été clairement montrés à fleur de main et corroborés par tout le fruit d'expérience que j'en ai tiré. Je répète, comme à l'école :

« Au cours d'une existence commandée par cette ligne de vie extrêmement longue, tout vouloir et ne rien pouvoir, une fois comme en mille, désirer, entreprendre, échouer, entreprendre, échouer, et rééchouer encore. Les demi-réussites ne peuvent compter, car leur fond signifie un insuccès très pur. La gloire qui venait n'était rien sans Marie-Thérèse, ni le cœur de Marie-Thérèse sans son corps, ni son corps sans une volonté d'abandon sans réserve à toutes les transverbérations de ma destinée, et sans l'abolition intégrale de tout le reste. »

Donc, rien en moi ni rien hors de moi. Et ce rien m'est montré à reprendre indéfiniment, ce rien m'est imposé à revivre pour un nombre illimité de semblables recommencements, voués à de mêmes coups nuls, toujours ! Un toujours qui devra durer plus que la meilleure moyenne des toujours humains !

Un de mes livres chiromans ouvert près de mon écritoire porte en vignette une ligne de vie, grandeur nature, où des graduations marquent les décades d'années à vivre. Une ouverture de compas permet de reporter ces mesures sur ma ligne de chair. Il en ressort qu'il m'est assigné un peu plus de sept décades et demie, soit près de quatre-vingt ans, dont j'ai vécu la forte moitié. Il reste une quarantaine d'années à tirer. Huit nouveaux lustres des mêmes chagrins calqués sur ceux qui précédèrent, mais, cette fois, sans avoir à profiter de la vingtaine d'années du plein rêve ; d'un bout à l'autre, donc, travaux forcés de la dure vie consciente et corvées aux flambeaux d'un Moi trop connu ! Voilà ce que me veut la divine Nature ! À moins que ce ne soit ma Nature à moi, cette Nature que je dis mienne et qui ne peut être qu'à moi ; à qui serait-elle sans moi ?

Oh ! oh ! Et si celui à qui elle est, si moi, ne voulais plus ce qu'elle veut ? S'il voulait autre chose ? Si, d'une ardeur profonde, ce que j'appelle moi en moi voulait mettre cette nature hypocritement mienne en échec ? Qui donc pourrait me l'interdire ? Qui peut m'empêcher de détruire l'inepte, le cruel et l'injuste commandement d'une providence à rebours ? Je n'en puis tenir les ressorts ? Mais si je les cassais ?

À mettre les choses au pis, il reste en moi de quoi arrêter l'affreux abus que veulent faire et ont fait de moi d'inconnaissables Prépotences. Ma volonté, pensée et claire, doit être plus forte que les grossières machinations et les sales embûches que me propose et que m'annonce l'affreux gribouillis de ma main ! Ça, s'imposer à moi ? Non ! non contre ça, la bataille !

IV

Ce matin, à mon réveil, je me suis reporté au conte-poème que Maurras a appelé La Bonne Mort.

C'est ma bataille qui m'y a fait repenser… La bataille de mon Moi lumineux et supérieur contre le moi fatal, l'inférieur, l'inconscient charnel et manuel n'est pas sans quelque analogie avec l'historiette du petit Octave de Fonclare quand il se tue pour être sûr d'échapper à l'enfer éternel qu'il voit suspendu sur son rêve luxurieux. Ce que je vais faire ne s'en distingue pas essentiellement. Mais le pauvre gamin voulait damer le pion à Dieu. Il se battait contre la Lumière des Lumières et la Force des Forces. Cet enfantillage n'est pas tout à fait idiot parce qu'il rentre, à quelque degré, dans le cas traditionnel des bons chevaliers médiévaux qui, pécheurs endurcis, ne se sauvaient qu'en se pendant au ruban bleu de Notre-Dame, et leur pieuse fraude était rachetée par la foi. Octave a retrouvé l'équivalent du ruban bleu dans le noir scapulaire de saint Simon Stock, moine du Carmel. Le thème reste absurde en soi parce que, par définition, l'on ne vainc pas Dieu, on ne ruse pas avec Dieu, on ne se bat pas contre Dieu.

Je me bats, moi, contre la Nature, une Nature diabolique et démoniaque. Je n'en ai qu'à cette figure du Mal, à l'immense monstre isiaque, bigarré d'entrelacs des ténèbres et des couleurs qui sont imprimées dans ma main. D'après un axiome, on triomphe de la nature en lui obéissant ; j'applique l'axiome inverse, je me ferai son vainqueur en lui désobéissant. Après tout, n'est-ce pas le procédé du héros qui se détourne d'elle et la laisse accabler par les énergies du devoir et de la vertu ? Je lui oppose et lui applique la puissance explosive du plus sage des désespoirs. Contre sa folie, ma raison. Elle veut m'imposer les horreurs d'une longue vie. Je ne veux pas les vivre, moi, je le lui prouve, je me tue.

Qui sera quinaud, elle ou moi ?

V

Mais ici, je voudrais que Madame Marie-Thérèse Guyot-Messimine me fît la grande grâce et l'honneur de me croire si je lui dis et lui écris qu'elle n'est désormais pour rien là-dessous. Heureux et fier que mon amour, mon grand amour, ait été assez fort pour lui laisser ignorer le tragique mystère de mon angoisse de tous les jours, j'affirme que ce n'est donc point d'elle, à aucun degré, que je meurs ; ce n'est point contre les sublimes rigueurs de sa vertu que me voilà armé et debout à présent.

Quel malheur que mon sacrifice ne vaille pas le sien ! Mais que parlé-je de sacrifice ! Et pourquoi parler comme ceux que lie ce dont je suis délié ? Ce que je fais n'a rien de sacrificiel. Combat, je le répète. Simple combat ! Il est livré entre le plein jour des volontés rassemblées qui descendent du ciel et la colonne des fumées qui sont vomies de mon abîme.

Je viens de poser sur le lit mes deux mains.

De l'une à l'autre, mon regard va et vient. Ce regard s'arrête sur ma main gauche.

Elle est à plat, retournée sur le dos, ouvrant sa nudité, l'impudente ! sa sincérité, l'impudique ! Elle étale une face où rampent les traîtresses complications de ma triple fatalité : Naissance, Nature, Destin ; Être, Devenir, Avenir ! Là, le mont de Saturne ; là, le trait bifourchu ; là, la ligne de vie me signifiant les volontés élémentaires d'un cyclope qui travaille au fond de ma chair. Elles y sont inscrites comme elles sont incluses dans mon âme, mais sans mon avis, sans ma permission. Ces démons impriment leur sceau, qui me livre au dispositif arbitraire d'un piège inférieur, dans un accord étroit avec mes malheurs du dehors. Insolente main gauche, main sinistre, antithétique, antinomique, opposante, tu saurais, si je laissais faire, imposer tes bassesses à l'Esprit déchaîné, à la Volonté dissolue !

C'est pourquoi mes yeux se détournent de toi avec haine, terreur et dégoût.

Au même plan du même lit, mes yeux se reportent sur ma main droite et se posent sur elle avec une douceur qui ressemble à de l'amitié.

Car elle a, elle, de l'esprit, de l'action, de l'humanité. Elle est mobile par essence, elle est mouvante et ouvrière ; elle se change, sur mon vœu de la changer de place, d'attitude ou de jeu utile. Comme pour une montrer de quoi elle est capable, quel rang elle mérite dans la gradation des valeurs, cette droite a saisi la petite arme à feu que, tout à l'heure, je lui ai fait charger et, docile à mon ordre, elle vient de l'élever au niveau de ma tempe. Ainsi me semble-t-il que je gagne moi-même, comme elle-même, du côté des hauteurs, d'inimaginables hauteurs :

« Ô Droite, ô Dextera, lui dis-je, Signe et Agent de la Dextérité universelle, industrieuse, artiste ingénieuse, inventive, Main droite, favorite et privilégiée de l'Homo Sapiens, outil cher à l'Homo faber, c'est toi qui vas faire comprendre à ta sœur, la Sinistre, la Brute et la Barbare, comment tu rétablis, compenses et rachètes ses indignités. La servante, l'auxiliaire, la grande ministresse de ma libération, un petit mouvement de toi, à peine perçu, va me rédimer ; tu conduis jusqu'à moi le millénaire effort des travaux de l'armurerie depuis Prométhée, les siècles d'art et de pensée depuis Orphée, Apollon et Pallas, car tu agis comme eux, tu domptes en passant toute Nature impure, et tu la soumettras à la claire pensée, à l'ordonnance, au choix que mon cerveau à moi, que mon cerveau et Moi élaborons à présent pour notre salut. »

Chère Droite, les chiromans ne t'aiment pas. Ils se plaignent de toi. En toi, d'après eux, les signes de leurs grimoires restent peu lisibles ou moins distincts, quelquefois effacés. Mais effacés, pourquoi ? Tu es fatiguée, disent-ils. Non, tu as travaillé ! Tu fais un merveilleux travail volontaire. Ces labeurs enivrants de gloire, ils osent te les reprocher. Ils te prétendent déformée et déchue par la vertu de tous les ingénieux mouvements dont ta sœur est l'ignare et l'inerte témoin, louée de sa paresse, de sa stérilité ! Leur éloge lui fait un honteux mérite d'être revenue à l'état primitif, alors que tu traduis, ô Droite, les précieuses transformations dues au génie de l'homme et incarnes l'effort de ses initiatives sacrées. Si le Mont de Saturne et le Mont de Vénus, si la ligne du Soleil et celle de la Lune sont, sur ta paume, diminuées d'apparence et d'éloquence, tu l'emportes, ô Droite, par l'aptitude aux opérations de l'esprit, les conscientes, les volontaires, et à leurs stigmates d'honneur. Ô, il faut le redire comme une antienne, ô ouvrière, ô artiste, ô motrice et promotrice perpétuelle du peuple humain, tu es également son élève perfectionnée, qu'il forme et qu'il désigne à de sûres méditations entre lui et le monde, entre sa sagesse et sa vie. Tu es donc, ô Main Droite, ce qu'il faut que j'appelle mon bien, l'unique bien, contre cette Gauche, miroir et médiateur de mon mal ; le mal longtemps subi que rejettent, d'accord, l'intelligence et la vertu.

Mais, tu as eu tort, tout à l'heure, ô chère Droite, quand tu levais ton arme au-dessus de ma tempe. Non. Je ne te commande pas de casser cette tête bien faite et qui vient de penser, juger et décider d'une façon digne de moi. Ce n'est pas elle qu'il faut fracasser, non, non ; tire droit à mon cœur où siègent les principes du corps, initiateurs de mes maux. Détruis-les !

Deux heures sonnent. Il y a une demi-journée, j'entrais donc au bain turc ? Le moment est venu d'une Entrée ou d'une Sortie plus sérieuses. Je me suis commodément assis sur mon lit, et je m'arrange pour pouvoir tracer de là deux ou trois lignes de plus… Donc, allons-y, puisque nous le pouvons, ayant conservé assez de la clairvoyance et de l'énergie qu'il y faut. Ça va y être. Plus qu'un petit instant, juste celui du moindre déclic ; l'index droit est sur la gâchette, le millionième d'une seconde, ça y sera…

Charles Maurras
  1. Le Mont de Saturne, conte moral, magique et policier, a été publié en 1950 par les éditions des Quatre Jeudis. Nous reprenons ici le cœur de l'ouvrage (les pages 23 à 192), constitué par la confession autobiographique de l'écrivain Denys Talon. Le prologue (pages 13 à 22) et l'épilogue (pages 193 à 213), sont publiés à part sous le titre Les Aventures de M. Wladimir et de Mme la Princesse. (n.d.é.) [Retour]

  2. Pure fiction : la rue de Poitiers n'a sans doute jamais eu de numéro 20. Actuellement, elle s'arrête au numéro 12, où se trouve la Maison des Polytechniciens. (n.d.é.) [Retour]

  3. Nous retrouvons ici un trait caractéristique chez Maurras lorsqu'il préface ses propre rééditions ; il met un point d'honneur à passer l'éponge sur les formules les plus rudes de sa vie de polémiste. Dans Le Mont de Saturne, c'est Paul Mariéton qui bénéficie d'une amnistie posthume, après des décennies de rancœur. Mais il y a des limites à la clémence : Henri Brémond restera voué aux gémonies. (n.d.é.) [Retour]

  4. Ces vers comme les suivants sont de Jean Richepin. (n.d.é.) [Retour]

  5. Illustre. (n.d.é.) [Retour]

  6. Emil-Heinrich du Bois-Reymond, 1818–1896, physicien et neurologue berlinois. Originaire d'une famille de Neuchâtel, alors fief du roi de Prusse, il commence ses travaux par l'étude des poissons porteurs d'électricité, puis devient le fondateur de l'électro-physiologie. Il développe sa philosophie de la science et des limites de la science dans son ouvrage Über die Grenzen des Naturerkennens (1872) dans lequel il affirme qu'il est des énigmes que nous ne savons expliquer (ignoramus) et que nous ne saurons jamais expliquer (ignorabimus). Dans une célèbre conférence donnée en 1880 devant l'Académie royale des sciences de Berlin, il en énonce sept :

    1. la nature ultime de la matière et des forces ;

    2. l'origine du mouvement ;

    3. l'origine de la vie ;

    4. le caractère apparemment téléologique de l'ordre naturel ;

    5. l'origine des sensations ;

    6. l'origine de la pensée et du langage ;

    7. la nature de la libre volonté ;

    les points 1, 2 et 5 relevant selon lui à coup sûr de l'ignorabimus.

    Emil-Heinrich du Bois-Reymond ne doit pas être confondu avec son frère cadet Paul-David-Gustav (1831–1889), célèbre mathématicien. (n.d.é.) [Retour]

  7. Cette image d'un navire aérien suivant le soleil a été souvent évoquée par Maurras – cf. la note 15 de notre édition de la préface à La Balance intérieure. (n.d.é.) [Retour]

  8. George John Romanes, 1848–1894, naturaliste britannique, ami de Darwin. (n.d.é.) [Retour]

  9. Herbert Spencer, 1820–1903, aujourd'hui surtout connu comme philosophe libéral, défendait une conception organiciste de la société, la sélection des hommes les plus aptes se faisant sur le modèle de la sélection darwinienne des espèces. (n.d.é.) [Retour]

  10. Michel Bréal, 1832–1915, linguiste français, donné pour être le fondateur de la sémantique. (n.d.é.) [Retour]

  11. C'est un fragment inachevé, qui se réduit à ces quatre vers dans les Épigrammes de Malherbe. (n.d.é.) [Retour]

  12. Tapin au sens de « celui qui bat le tambour » est donné pour désuet dans les dictionnaires. (n.d.é.) [Retour]

  13. Héroïne de Rob Roy, roman de fiction historique de Walter Scott, publié en 1818. (n.d.é.) [Retour]

  14. Jules Laforgue, 1860–1887, poète décadent, apôtre du « mal de vivre ». (n.d.é.) [Retour]

  15. Poème autobiographique de Shelley, composé en 1821. (n.d.é.) [Retour]

  16. Félix Rabbe, 1840–1900, traducteur de nombreuses œuvres de la littérature anglaise. (n.d.é.) [Retour]

  17. Né en 1863, mort en 1903. [Retour]

  18. Né en 1871, mort en 1922. [Retour]

  19. Né en 1862, mort en 1911. [Retour]

  20. Né en 1866, mort en 1941. [Retour]

  21. Né en 1868, frappé de mort civile en 1945. [Retour]

  22. Gaston III dit Phébus, 1331–1391, comte de Foix, vicomte de Béarn, passe pour être l'auteur de la chanson en langue d'Oc Se Canto, entonnée dans tout le Midi lors des fêtes et des rencontres de rugby. C'est le dernier couplet qu'aurait paraphrasé Amouretti :

    Aquellos montagnos
    Tant s'abacharan
    Et mas amourettos
    Se rapproucharan

    (n.d.é.) [Retour]

  23. Gemme. [Retour]

  24. Camille Doucet, 1812–1895, auteur dramatique, élu à l'Académie en 1865, secrétaire perpétuel à partir de 1876. (n.d.é.) [Retour]

  25. Marcel Prévost, 1862-1941, polytechnicien devenu homme de lettres, académicien en 1909. Au moment de la scène de la Théoule (entre 1890 et 1895), il connaissait une célébrité naissante grâce à des romans grand public consacrés aux jeunes filles dans la vie moderne d'alors. (n.d.é.) [Retour]

  26. Soit :

    La fleur qui a fleuri dans votre cœur,
    Plus odorante que fleurs des jardins
    Merveilleux de notre pays de Cannes…

    [Retour]

  27. Le quartier de Cannes appelé ainsi, bien entendu. (n.d.é.) [Retour]

  28. Louis Bertrand, dans ses Souvenirs, fait allusion à cet incident. Dans La Riviera que j'ai connue, où il le rapporte, il l'attribue à cette boutade de Mariéton devant la mer : « Regardez-moi ça !… Une immense friture ! » Et quand la page, publiée par la Revue Universelle, fut reprise dans L'Action française par M. Bernard de Vaulx, ce dernier nota : « Maurras nous avouait hier qu'après quarante années révolues il n'avait pas encore éprouvé la titillation du moindre remords ». [Retour]

  29. Anatole France, préface des Alpes aux Pyrénées, de Paul Arène et Albert Tournier. [Retour]

  30. Églogue à Paul Verlaine, de Jean Moréas. [Retour]

  31. Sic. Déjà l'on n'employait plus guère cette orthographe, simple variante d'abîme, que dans l'expression « mise en abyme ». (n.d.é.) [Retour]

  32. Valentine Dencausse, 1871–1953, célèbre chiromancienne, pratiquant sous le nom de Madame Fraya. Maurras se permet un anachronisme ; elle était encore parfaitement inconnue au temps de la scène de la Théoule. (n.d.é.) [Retour]

  33. Adolphe Desbarolles, 1804–1886, auteur d'ouvrages sur la chiromancie. (n.d.é.) [Retour]

  34. Alphonse-Louis Constant, 1810–1875, d'abord séminariste, devient après une longue période d'errance une des grandes figures de l'occultisme. À partir de 1854, il publie sous le nom d'Éliphas Levi de multiples ouvrages sur la Kabbale, l'ésotérisme et les arts divinatoires. (n.d.é.) [Retour]

  35. Ici, Maurras renvoie ici le lecteur à un texte publié en appendice dans lequel il raconte comment, pendant la grande réunion publique de l'Action française à Luna Park en novembre 1924, il eut le pressentiment d'un malheur arrivant à son frère cadet, alors médecin en Indochine. Le lendemain, il recevait un câble de Saïgon annonçant le décès du docteur Maurras. La mort était survenue, compte tenu du décalage horaire, au moment même où Charles Maurras en eut la pensée. (n.d.é.) [Retour]

  36. Marienbourg et Gleichwitz. (n.d.é.) [Retour]

  37. Termes de Millerand au Sénat, en 1928. [Retour]

  38. Le docteur Gérard Encausse, 1865–1916, fut sous le nom de Papus le chef de file de l'occultisme en France. Il publia quantité d'ouvrages et fonda, entre autres, l'ordre martiniste. (n.d.é.) [Retour]

  39. Essais, II. [Retour]

  40. Ce fut dérangé. (Maurras attribue sentencieusement cette « note » à son éditeur - n.d.é.) [Retour]

  41. Brunetto Latini, 1220–1294, érudit et homme politique florentin, que Dante reconnaîtra comme une de ses maîtres. (n.d.é.) [Retour]

  42. Bernard-Adolphe Granier de Cassagnac, 1806–1880, journaliste et publiciste, ferme soutien de l'Empire autoritaire. (n.d.é.) [Retour]

  43. L'abbé Jean Espagnolle, 1828–1918, auteur de nombreux ouvrages sur le vieux français, fut sans doute l'inventeur du terme « galou » cité en début de phrase. (n.d.é.) [Retour]

  44. Auguste Brachet, 1844–1898, auteur d'une Grammaire historique de la langue française, préfacée par Littré. Son ouvrage L'Italie qu'on voit et l'Italie qu'on ne voit pas date de 1881. (n.d.é.) [Retour]

  45. L'Âne est un court texte, transmis dans le corpus des œuvres de Lucien, et qui servit de modèle à Apulée pour ses Métamorphoses. Il n'est pas clair s'il est de Lucien ou d'un certain Lucius de Patras, dont nous ne savons par ailleurs à peu près rien. Si bien que le texte est parfois appelé Luciade. C'est un roman antique qui n'a rien de spécialement pornographique pour son temps, mais sa traduction par Paul-Louis Courrier (1772–1825) avait dû être amputée d'un passage leste pour pouvoir être publiée, ce qui ne fit qu'en accroître la réputation de « polissonnerie ». (n.d.é.) [Retour]

  46. Camille Barrère, 1851–1940, diplomate, représentant la France à Rome, près le Quirinal, de 1897 à 1924. (n.d.é.) [Retour]

  47. Internelle : Profonde, intime dirait-on sans doute sans s'appeler Denys Talon. Cet adjectif, rare, n'est plus utilisé que dans la description de la vie morale ou religieuse. (n.d.é.) [Retour]

  48. Zoê kai psuchê : expression grecque de tendresse qui signifie « tu es ma vie et mon âme ». On la trouve en particulier chez Juvénal (Satires, VI) où elle sert d'exemple de formule galante mise en grec, mode contre laquelle la satire s'emporte. Dans le contexte de la rencontre avec Marie-Thérèse, érudite qui reproche à Talon sa position sur une question linguistique avant d'en tomber amoureuse, c'est sans doute ce souvenir de Juvénal qui revient à Maurras. Certaines références néo-platoniciennes à l'expression permettraient peut-être d'y voir un sens plus philosophique. (n.d.é.) [Retour]

  49. Louis Ménard, 1822–1901, poète et helléniste. Maurras lui consacra un article dans la Gazette de France du 9 janvier 1902, repris plus tard dans le recueil Barbarie et Poésie. Maurras joue sans doute sur l'homonymie avec François Maynard (1582–1646) auteur de La Belle Vieille dont il est question un peu plus haut. (n.d.é.) [Retour]

  50. Recueil des premiers vers de Dante, où il chante son amour pour Béatrice. (n.d.é.) [Retour]

  51. Personnage des romans Arthuriens, Galehaut sert de truchement entre Lancelot et Guenièvre et leur ménage une rencontre après une longue séparation. (n.d.é.) [Retour]

  52. De Pétrarque, la crainte est probablement celle d'avoir pris un auteur pour l'autre. (n.d.é.) [Retour]

  53. Cette traduction est quasiment celle de Louise Espinasse-Mongenet dans sa Guirlande sur douze sonnets de Dante. Doit-on en inférer que certains traits de la traductrice de Dante que Maurras a préfacée se retrouvent dans la description de Marie-Thérèse Guyot Messimine ? (n.d.é.) [Retour]

  54. Il y a dans ces pages de Maurras tout un jeu précieux autour du passage de Dante, Enfer, V, v. 127 et suivants, où Françoise de Rimini s'adresse à Dante, évoquant la Table ronde afin de raconter la naissance de son amour pour son beau-frère, Paolo Malatesta, amour qui conduira son mari Giangiotto à tuer les amants :

    Certain jour par plaisir nous lisions (noi leggevamo) dans le livre
    De Lancelot comment Amour le prit :
    Nous étions seuls sans nous douter de rien.

    À plusieurs fois cette lecture fit
    Que, relevant les yeux ensemble nous pâlîmes.
    Mais un seul passage a triomphé de nous :

    Lorsque nous eûmes lu, du désiré sourire,
    Qu'il fut baisé par un si bel amant,
    Lui, qui jamais de moi ne sera retranché

    Il me baisa, tout en tremblant, la bouche.
    Le livre, et son auteur, fut notre Galehaut :
    Pas plus avant ce jour-là, nous n'y lûmes.

    Le passage est l'un des plus célèbres de la Divine Comédie, et avait en particulier été utilisé par Chateaubriand au chapitre XIV du Génie du Christianisme. (n.d.é.) [Retour]

  55. On se souvient que Lancelot séduit la reine Guenièvre, épouse d'Arthur. D'où la remarque qui suit. (n.d.é.) [Retour]

  56. III, V, page 835. [Retour]

  57. Pour Dante, le chiffre neuf symbolise Béatrice. (n.d.é.) [Retour]

  58. Le texte de Verlaine est « leur plan de vie étant » en lieu et place de « leur avenir était ». (n.d.é.) [Retour]

  59. La Bonne Mort, début de la quatrième et dernière partie. (n.d.é.) [Retour]

  60. Ce rare livre d'art a effectivement été retrouvé dans la bibliothèque de Charles Maurras. (n.d.é.) [Retour]

  61. Georges Goyau, 1869–1939, écrivain et historien catholique, élu à l'Académie en 1922, secrétaire perpétuel en 1938. (n.d.é.) [Retour]

  62. Le prix Osiris, triennal, est attribué par l'Institut de France depuis 1899. Au moment de l'écriture du Mont de Saturne, en 1945, il se crée effectivement un prix Georges Goyau, biennal et réservé aux ouvrages d'histoire. (n.d.é.) [Retour]

  63. Précipice où l'on jetait les criminels à Athènes. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru en 1950.

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