Maurras, l’inovation et l’industrie

On sait que Maurras s’est peu intéressé aux questions économiques. Il ne les aborde jamais en tant que telles ; cependant, lorsqu’il s’en approche, c’est souvent pour surprendre le lecteur peu averti. Celui-ci pourrait en effet s’attendre à trouver, sous la plume du pourfendeur du libéralisme, de l’idée de Progrès et de la finance sans fin ni frein, du zélateur de la Tradition et de la société d’ancien régime, comme une évocation nostalgique d’un monde fondé sur la paysannerie et l’artisanat, guéri et préservé de la malignité du machinisme et du capitalisme.

Or, dans les quelques textes où Maurras évoque le progrès technique, le développement des industries ou la croissance urbaine, ce n’est ni pour les déplorer ni pour en inférer des annonces de catastrophes. Ce tropisme de la « bonne nature primitive », si communément partagé par de nombreux réactionnaires, et si répandu de nos jours, il le laisse à Jean-Jacques. Au contraire, Maurras oscille entre une certaine fascination devant les prouesses du génie humain et l’idée, tranquille celle-là, que la quête incessante du progrès industriel est un commandement inscrit dans nos gènes ; l’homme a besoin pour vivre de s’astreindre à se dépasser, à créer, pour se rapprocher de son Créateur.

Ainsi, dans Les Secrets du Soleil, Maurras se moque plaisamment de ces bons conservateurs pour qui « tout était mieux avant », surtout leur quartier natal de Martigues que de récentes constructions ont, à leurs yeux, défiguré. Dans le court texte que nous publions aujourd’hui, Maurras fait une part égale entre cette déformation de l’esprit et son symétrique, cette foi naïve dans le caractère messianique, salvateur, thaumaturgique du progrès technique qui a tant imprégné le XIXe siècle. Le progrès industriel n’est porteur ni de catastrophes ni de lendemains qui chantent, il est simplement le fruit du grand œuvre humain, produit de ces mystérieuses floraisons qui font éclore les arts, et c’est au Politique de le prendre en charge, de faire en sorte que l’industrie vienne nourrir la civilisation plutôt que la barbarie.

Il s’agit ici de la naissance de l’aviation, au moment où celle-ci cesse d’être le seul domaine des exploits individuels des « merveilleux fous volants » et où commencent à s’esquisser ses futures applications, civiles comme militaires. Maurras a toujours été fasciné par l’aviation (cf. l’image du Char du Soleil, qu’il évoque au soir de sa vie dans La Balance intérieure) ; mais il ne nous a pas été possible de situer ce texte avec plus de précision.

Nous l’avons trouvé sous le titre L’Industrie dans le petit ouvrage d’art Principes, achevé d’imprimer le 24 janvier 1931 et tiré à 1065 exemplaires, qui préfigure en quelque sorte Mes Idées politiques dont il est absent, comme du Dictionnaire politique et critique et des Œuvres capitales — alors que, selon nous, il y avait réellement sa place. Enfin on le retrouve en 1978 dans le numéro 66 des Cahiers Charles Maurras, mais sans autre indication de provenance.

Dans la mesure où Principes commence par deux articles de 1901 et s’achève par un autre de 1911, l’Industrie étant placée en troisième position, on peut penser que sa première date de parution est comprise entre 1901 et 1911… mais certainement plus proche de la seconde, car c’est en 1909, après la traversée de la Manche par Blériot, que l’aviation devient réellement une industrie.

Les merveilles de la puissance, les mesures de la raison

Non, la formule qui donne son titre à ce billet n’est pas extraite d’un poème sur Athènes ou Rome, ni d’une évocation de Dante, mais plus prosaïquement d’un article de l’Action française du 20 juillet 1938, antérieur de quelques mois à celui que nous vous proposions la semaine dernière.

De quoi est-il donc question en juillet 1938 ? D’abord de la visite des souverains anglais ; ceux qui en sont restés à l’image d’Épinal — ou à la légende noire, selon l’endroit où ils se placent — d’un Maurras nanti d’une anglophobie d’amiral en seront peut-être un peu étonnés : la « défense de l’occident », Maurras emploie explicitement la formule, passe par l’alliance anglaise, par l’enthousiasme pour l’alliance anglaise, même. Sans doute une habituelle vigilance est-elle recommandable sur certains points : ni plus ni moins qu’avec d’autres alliés possibles. Quelques mois plus tard, l’année 1938 aura tempéré ces ardeurs, non par une déconvenue ou par anglophobie, mais par l’évolution politique et l’éternelle incapacité de la République à avoir une politique extérieure qui ne soit pas empêtrée dans ses contradictions et compétitions de politique politicienne. Il n’y aura alors plus ni raison ni mesure possible, et la course d’un régime impuissant à préparer un conflit qu’il ne se donne pas les moyens d’éviter paraîtra fatale, alliance ou pas.

Ensuite c’est du nationalisme qu’il est question : alors que les nationalismes prennent en Europe leur plus grande extension, le nationalisme intégral de l’Action française n’est pas, explique longuement Maurras, comparable au national-socialisme hitlérien. Nationalisme mesuré fondé sur la raison, il ne peut être comparé au fanatisme « nationalitaire », mot que Maurras reprend d’un collaborateur de l’A.F.

Munich

Nous vous proposons aujourd’hui l’article de Charles Maurras dans L’Action française du premier octobre 1938, soit le lendemain des accords de Munich et après le retour d’Édouard Daladier à Paris.

On a répété à l’envie le mot de Daladier alors qu’on l’acclamait d’avoir sauvé la paix, « Ah, les cons ! s’ils savaient ! » Mot problématique car il n’aurait été entendu que par le seul Alexis Léger — plus connu comme poète sous le nom de Saint-John Perse — qui était alors secrétaire général des Affaires étrangères.

Le soulagement fut général, mais pas pour les mêmes raisons dans tous les partis. La position de l’Action française, qui déjà avait fait plusieurs campagnes pour le réarmement face à l’Allemagne nazie, est assez simple et se développait en trois temps :

  • La guerre était impossible dans de bonnes conditions alors que le Front populaire avait fait baisser la production, avait mis l’armée en mauvaise posture, et avait introduit de profondes divisions dans le pays en soutenant en sous-main tant qu’il pouvait les communistes espagnols. En outre la politique de Blum avait été, pour des raisons de politique partisane, de pousser l’Italie à se rapprocher de l’Allemagne : « je ne peux oublier que Mussolini a fait tuer Matteotti » avait été la pauvre réponse de Blum aux ouvertures italiennes qui lui avaient été transmises par Jacques Chastenet via Malvy. La France se trouvait donc, du fait du Front populaire et de ses séquelles, en trop mauvaise posture pour engager la guerre, sauf à être contrainte à une guerre défensive par une attaque allemande.
  • Il importait donc de l’éviter à tout prix, d’où les homériques passes d’armes avant Munich entre L’Action française, menée par un Daudet tirant salve sur salve dans ses articles à la une, et les partisans d’une ligne plus dure face à l’Allemagne, qui n’avaient pas les moyens de la politique qu’ils prônaient, au premier rang desquels Paul Reynaud, dont le tortueux jeu diplomatique faisait sa part à la politique politicienne intérieure et à son éternelle concurrence avec Daladier.
  • Enfin, la paix sauvegardée, il faudra réarmer et se préparer à la guerre probable sinon inévitable : l’A. F. avait déjà mené et mènera quantité de campagnes sur ce thème d’évidence : réarmer contre l’Allemagne ; on sait combien sa dernière campagne avant guerre sur la nécessité de renforcer l’aviation française sera peu écoutée et combien la maîtrise de l’air par l’Allemagne sera déterminante dans la campagne de France et le désastre de l’été 40.

C’est l’ensemble de ces positions que Maurras reprend, développe, applique à l’actualité immédiate dans cet article du jour d’après Munich. Et, comme souvent, l’article fait appel aux dons pour équilibrer les comptes du journal, perpétuel déficitaire.

Contre Andrieu, l’ironie respectueuse

Monseigneur Andrieu, le cardinal archevêque de Bordeaux, n’a pas le beau rôle dans ces deux articles de janvier 1927 que nous vous proposons. Mais ce rôle il l’avait choisi lui-même : le partisan sinon enthousiaste du moins chaleureux de l’Action française qu’il était quelques années auparavant était devenu l’exécuteur des basses œuvres de Pie XI, pape colérique qui se doublait d’un politique brouillon. Il fallait au pape un cardinal capable de remettre l’Église de France, plus tentée par l’Action française que par le fade Parti démocrate populaire, au pas de sa politique romaine, laquelle s’arrangeait de mieux en mieux de la république anticléricale et de Briand ? Et en faisant alliance avec les débris du Sillon condamnés par Pie X quelques années plus tôt ? ce serait le cardinal Andrieu ! Il ouvrit les hostilités publiques avec une lettre parue dans L’Aquitaine le 25 août 1926.

Que contenait cette lettre à laquelle Maurras va plusieurs fois faire allusion ? un salmigondis de reproches, de vieilles rancunes datant des années de la polémique contre Sangnier et de ses suites, tissu d’accusations falsifiées qui sont dignes de celles que Maurras avait déjà eu peine à reprendre dans L’Action française et la Religion catholique tant elles étaient absurdes ou le produit de textes tronqués avec malveillance, le même genre d’accusations qu’avaient déjà servies ad nauseam dans leur innombrables brochures et articles les Laberthonnière, les Lugan et les Jules Pierre, calotins médiocres pour certains et à l’honnêteté intellectuelle douteuse pour les autres.

Le vrai scandale de Maurras est sans doute là : qu’un prélat qui lui avait prodigué des encouragements se trouve contraint à changer ses vues politiques sur les instances romaines, il aurait sans doute pu le comprendre et remonter de la conséquence bordelaise à la cause vaticane sans en vouloir autrement au cardinal Andrieu. Mais que ce prélat qu’il sait intelligent et fin accrédite en les reproduisant servilement les calomnies les plus basses et les plus éculées, déjà réfutées cent fois ?

Aussi quand la condamnation tombe officiellement le 29 décembre 1926, Maurras ne réagit qu’un peu à retardement et ses deux premiers articles des 5 et 7 janvier suivants sont pour le cardinal Andrieu.

Le premier est impeccable. Empli jusqu’à la gueule des majuscules innombrables qui désignent le prélat en parlant de Lui et de Sa bonté ou de Sa bienveillance, se bornant volontairement à donner les éléments qui motivèrent quelques mois plus tôt l’incompréhension de Maurras devant la charge initiale du cardinal, il l’en exécute d’autant mieux qu’il Lui prodigue les marques d’un respect qui tourne par son redoublement même à l’ironie féroce, ironie soulignée par le lapidaire des dernières lignes. Ce que peint Maurras ce n’est plus un pasteur, mais un Prince de l’Église muré dans sa grandeur de convention, maçonné dans un hiératisme tel que ses mots en deviennent incompréhensibles et lointains. Peut-être le cardinal Andrieu était-il en privé un homme volubile et sympathique ; la flèche pourtant atteint son but : cette statue énigmatique d’où toute sincérité vitale semble enfuie traduit bien la rigidité nouvelle d’un Andrieu qui ne répond plus à ses sentiments propres, mais aux mobiles d’une Église d’appareil qui dans son alliance avec l’abhorré Briand n’a plus que les apparences et les extérieurs de « l’Église de l’ordre ». Lui doit-on alors plus que les apparences les plus extérieures du respect, en soulignant leur vacuité par leur accumulation même ?

Le deuxième article est à la fois plus clair et plus cruel : il dévoile que le texte signé par le cardinal a une source, source belge, source absurde aussi piètre que les vieux libelles anti-maurrassiens de l’abbé Pierre. L’explication une fois trouvée textes à l’appui — elle l’était depuis plusieurs mois, et les deux articles de Maurras sont là pour marquer après coup cette gradation — il ne reste même plus l’illusion ironique du prélat hiératique dont les augustes lèvres laissent tomber une sentence devenue incompréhensible : pour reproduire de si pauvres arguments, simplement faux dans leur plus grande partie et truqués pour le reste, le cardinal Andrieu est ou de mauvaise foi ou stupide. Certes Maurras qui doit ménager dans la forme ses lecteurs catholiques ne le formule pas aussi abruptement, mais c’est bien le sens de ce cardinal dont « la religion » a été « surprise » par le pauvre texte de l’avocat bruxellois Passelecq.

Les deux articles seront reproduits en 1927 dans L’Action française et le Vatican, au premier chapitre : sans une atténuation.

Féministe enragée et révolutionnaire fanatique

Elle s’appelait Paule Minck. Ou bien elle se faisait appeler ainsi ; cela importe peu. Qui s’en soucie aujourd’hui ? Il serait fort étonnant que les habitants de Revin ou de Narbonne, villes où une rue porte son nom, soient davantage informés.

On sait peu de choses sur elle, infiniment moins que sur sa consœur communarde Louise Michel qui bénéficie de tous les honneurs de la célébrité posthume.

Quelques moments de sa vie sont relatés à l’identique par diverses sources, sans détails ni contexte, ce qui jette le doute sinon sur leur authenticité, au moins sur leur importance réelle.

Née Paulina Mekarska, en 1839, Paule Minck consacra toute sa vie tumultueuse à l’action révolutionnaire la plus radicale. Elle fut de tous les combats, de la Commune à l’affaire Dreyfus, et de toutes les causes, à l’extrême gauche de l’extrême gauche. On raconte que c’est à la suite d’une conférence qu’elle donna en 1881 que le jeune Ravachol se convertit à l’anarchisme. Elle désirait prénommer son fils Lucifer Blanqui Vercingétorix Révolution, mais l’état civil lui refusa cette grâce.

Pour en savoir plus sur cette Paule Minck, il faudrait aller compulser quelques alcôves de bibliothèques anarchistes. Mais, comme c’est en ce genre d’endroit qu’on trouve le plus grand nombre et le plus grand choix de héros martyrs proposés à l’admiration des fidèles, et qu’ils y sont tous, égalité oblige, également saints, également dignes de dévotion, il y est malaisé d’établir leurs mérites comparés et de démêler le vrai du faux.

Mieux vaut dès lors faire confiance à un observateur de l’autre bord, et, concernant Paule Minck, nous avons la chance d’en tenir un, particulièrement avisé : Charles Maurras.

C’est le fédéralisme qui les fait se rencontrer. Il a alors 26 ans, elle 55. Ils sont de l’équipe de La Cocarde de Maurice Barrès. D’emblée ils s’affrontent, et peu à peu ils vont s’estimer.

Paule Minck mourut le 28 avril 1901. Elle fut incinérée au Père-Lachaise le 1er mai, mais l’urne contenant ses cendres a été perdue depuis, privant ainsi féministes et anarchistes d’un lieu de pèlerinage. La légende raconte que ses amis venus lui rendre hommage ce soir-là en profitèrent pour manifester bruyamment et se heurter à la police. Mais nous en apprendrons plus aujourd’hui sur Paule Minck, sur sa pensée et sur la logique de cette pensée, en lisant le bref article de souvenirs que Maurras lui consacre, le matin de ce premier mai, dans la Gazette de France, et qui sera repris en 1916 dans le recueil Quand les Français ne s’aimaient pas.

Ce qui résulte de la nature des choses

Qu’y a-t-il au principe des concep­tions politiques de Maurras ?

Certains répondront que c’est l’autorité, d’autres que c’est la royauté, d’autres que c’est l’empirisme organisateur…

Aucune de ces réponses n’est fausse. Mais aucune n’est complète ni vraiment satisfaisante.

On sait que Maurras n’a jamais rédigé la grande synthèse embrassant toute sa théorie politique dont rêvaient pourtant certains de ses amis. Sans doute l’activité quotidienne, l’article journalier et les vicissitudes du combat l’en ont-ils pour une grande part détourné. Pourtant, on ne peut s’empêcher de croire que si la tâche avait vraiment semblée urgente et essentielle à Maurras, il s’y serait attelé. N’a-t-il pas, au milieu des combats quotidiens, réalisé de vastes synthèses sur des sujets déjà abordés, comme La Politique Religieuse ou la politique étrangère de la République avec la dernière révision, monumentale, de Kiel et Tanger ?

C’est ainsi : Maurras n’a pas cru bon de rédiger une telle somme de philosophie politique. C’est peut-être que dans l’ordre des principes les plus profonds de ses conceptions politiques, il n’aurait paradoxalement pas eu grand chose à dire. Quels sont-ils ces principes les plus enfouis ? que trouve-t-on quand on fait une généalogie des concepts politiques maurrassiens ? Beaucoup et peu à la fois : beaucoup de choses, mais peu de concepts, d’idées abstraites capables de fournir un sous-bassement proprement philosophique, au sens de ce qui expliciterait les premiers fondements et les plus généraux d’un système politique.

Ce n’est pas autre chose que nous dit Maurras quand il expose, en 1910 dans la Revue hebdomadaire « Les Idées royalistes ».

C’est que nullement fondées sur des utopies, ces idées royalistes sont celles du bon sens, celles aussi qui sont nées des réalités du pays : de sa géographie, de sa population, des accidents qui ponctuent la volonté de le faire naître et durer. Et Maurras d’évoquer d’abord les 500 000 kilomètres carrés d’un territoire divers et diversement peuplé ; ce n’est pas d’un autre terreau qu’il tire ses principes les plus hauts. Le moyen de faire une grande synthèse conceptuelle des Bretons, des Limousins, des Provençaux et des Parisiens ? des falaises et des fleuves ? des forêts et des prés ?

Mais cela ne signifie pas pour autant que ces sous-bassements bien réels de la pensée politique n’aient pas, dans leur présence même, dans leur caractère empirique et matériel — caractère qui les garantit d’ailleurs d’un romantisme brouillon où d’autres ont pu s’égarer — une signification intellectuelle.

Cette signification Maurras nous la donne avant même de nous exposer ces réalités et d’en tirer les idées royalistes qu’il expose : la multiplicité des partis qui fonde des exigences particulières d’unité, d’autorité, de décentralisation comme d’attention à une certaine forme d’unité respectueuse des particularismes, cette multiplicité ne sort pas d’autre chose que des réalités que nous avons dites. Dès lors, ce qui fonde la pertinence, et on peut dire la légitimité des idées royalistes, ce n’est pas un autre concept que « la nature des choses » évoquée par Maurras dès ses premières lignes.

Et à ceux qui protesteraient naïvement que la nature des choses n’est pas un concept, qu’elle ne peut donc fonder en raison une politique, on rappellera que l’un des auteurs les plus souvent cités par Maurras est bien philosophe, et pas mineur : c’est Lucrèce dont Maurras cite très souvent l’ouvrage qui nous est parvenu, intitulé précisément : De la nature des choses.