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Charles Maurras et le cardinal Andrieu

À Son Éminence le Cardinal Archevêque de Bordeaux
pour une épithète de trop

Plus j'y réfléchis, et depuis trois jours 1 cette réflexion ne s'arrête pas, plus il m'apparaît nettement que S. É. le cardinal Andrieu 2 vient de me mettre dans la nécessité de Lui adresser respectueusement mais fermement quelque chose de plus qu'une protestation motivée.

Jusqu'ici Mgr Andrieu s'était tenu, je tiens à le reconnaître, dans l'ordre absolu de son droit. Dans l'usage, ou, si l'on veut, dans l'abus (pour moi évident) de ce droit je n'avais quant à moi ni à le juger ni même à l'apprécier. Il traitait des questions de doctrines morale et religieuse qui lui étaient naturellement soumises et, même s'il lui arrivait de tomber dans l'erreur, ce risque trop humain demeurait un risque professionnel attaché à sa dignité, à l'exercice de sa fonction. Les fidèles s'inclinent et saluent. Les non fidèles, s'inclinant ou non, saluant ou non, évitent de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Plusieurs se sont étonnés ou de mon silence, ou de ma réserve, ou de ce qu'ils appelaient ma pusillanimité. C'était, je crois, raison. Ils viennent d'en voir les motifs.

Mais, depuis samedi, les choses ont un peu changé. S. É. le Cardinal Andrieu vient d'attacher aux doctrines de l'Action française deux épithètes dont l'une est de son ressort (nos doctrines ne sont pas catholiques, dit-il) mais dont l'autre doit échapper à sa juridiction : elles ne sont pas « françaises », ajoute-t-il.

Il ne m'est pas possible de laisser passer un tel jugement sans le contester, sans montrer ce qu'il a de faible, de flottant et d'inconsistant dans sa haute source. Le Cardinal Andrieu, dans cette matière, ne parle plus comme cardinal, mais comme citoyen. Seulement ce citoyen n'est pas un citoyen comme nous. Il est établi sur un trône, qui pose sur des gradins, qui l'élèvent bien au dessus du commun des autres. Ce qu'il montre est vu de plus loin, ce qu'il dit s'entend de plus loin aussi : il s'ensuit qu'il peut faire un dommage plus grave aux doctrines auxquelles tant de Français se sont ralliés et qui ont fait du bien, un bien évident à la France. Cela m'impose le devoir de ne rien épargner et même de ne ménager personne pour établir la vérité.

Je ne m'éloignerai certes pas du respect qui est dû à tous les membres, quels qu'ils soient, d'une hiérarchie bienfaisante et profondément vénérable. Je dirai donc la vérité avec respect. Je la dirai.

Et mes premiers mots garantiront ce respect puisqu'ils établiront que S. É. le Cardinal Andrieu a pensé de nos idées sur la France et l'Église exactement ce qu'en ont toujours pensé nos plus ardents et nos meilleurs amis catholiques.

Il y a peu de temps en effet, il n'y a pas dix ans, S. É. le Cardinal Archevêque de Bordeaux témoignait à nos idées et à mon humble personne plus que de la faveur. Bien que je n'eusse jamais eu l'honneur de me présenter à lui, il s'exprimait sur mes campagnes et sur mes articles en des termes d'approbation véritablement sans réserve. Lui adressait-on, en septembre 1919, un article de moi sur les questions électorales pendantes, il écrivait sur sa carte de visite, le 13 septembre, ces mots à l'adresse d'un de nos amis les plus chers :

LE CARDINAL ARCHEVÊQUE DE BORDEAUX tient à vous remercier de la lettre importante que vous lui avez écrite après notre dernière conversation.

Il apprécie beaucoup les réflexions qu'elle contient et il serait très heureux de voir les catholiques et tous les hommes d'ordre entrer, à l'occasion de la prochaine consultation nationale, dans la voie qu'elles leur tracent.

Très suggestif, l'article de Maurras dans L'Action française arrivée ce matin, et notre Aquitaine y fait écho par son article de tête sur la nécessité de poser la question religieuse devant la corps électoral.

… bien paternellement à vous en N.-S.,

PAULIN cardinal ANDRIEU
Archevêque de Bordeaux.

Bien avant ces jours pastoraux où son Aquitaine « faisait écho » à tels articles « suggestifs » de L'Action française, exactement quatre années auparavant, le 6 mars 1915, S. É. le cardinal Archevêque de Bordeaux avait daigné déclarer, dans une carte de visite du même modèle, sous la foi de Sa signature : « On ne peut pas mieux dire que M. Charles Maurras… »

De tels éloges, si brillants, auraient pu me tourner la tête.

Du moins m'inspirèrent-ils une gratitude très vive. Il me parut qu'un Prince de l'Église animé de tels sentiements pouvait, en sa qualité d'ancien évêque d'un diocèse de Provence, recevoir l'hommage du petit livre que je composai vers ce temps-là, sous le titre L'Étang de Berre et qui devait se vendre au profit des blessés du 15e Corps. Quand l'ouvrage fut prêt, je me fis une espèce de devoir de l'adresser au Cardinal Andrieu. Je reçus une magnifique réponse, qu'il est impossible de laisser ignorer aujourd'hui. Le haut dignitaire français, le Prince de l'Église et, par conséquent, de l'État, qui dénie à nos idées leur qualité française m'écrivait, il y a moins de douze ans, ceci :

ARCHEVÊCHÉ DE BORDEAUX

Bordeaux, le 31 octobre 1915.

Monsieur le rédacteur,

Je vous remercie d'avoir bien voulu m'offrir un exemplaire de votre nouveau livre L'Étang de Berre.

C'est un monument de piété tendre disait ces jours-ci, dans votre journal, un critique de marque, et l'on y retrouve toute la puissance de pensée et toute la finesse de style du constructeur.

Vous avez admirablement chanté, car ce livre est un poème, les sites et les gloires d'un province française pour laquelle je professe comme vous un culte. Elle a eu mon premier amour d'évêque, et cet amour lui reste fidèle.

La petite patrie ne vous fait pas oublier la grande et vous la défendez avec une plume qui vaut, certes, une épée.

Pourquoi donc ai-je lu dans la dédicace de votre livre aux morts, blessés et victorieux de la guerre : « si mon corps valait mon âme » ?

Vous défendez aussi l'Église, et ce ne fut jamais plus nécessaire, puisque, dans certains milieux, on lui conteste même le droit de prêcher la doctrine pourtant si vraie, si moralisante et si opportune de l'expiation.

Vous défendez l'Église avec autant de courage que de talent. Faut-il s'en étonner ? Elle représente des principes sans lesquels tout le reste se désorganise et s'effondre. Elle a procuré à la France, qui ne date pas de 89, quatorze siècles de grandeur et de prospérité, et vous avez raconté dans une page délicieuse, à propos d'un sacre épiscopal, que vous lui deviez votre salut intellectuel.

Ne contracterez-vous pas envers elle d'autres dettes d'un ordre encore plus élevé ? Je suis tenté de croire que vous en aviez la noble ambition — et nul ne souhaite plus que moi qu'elle se réalise — lorsque vous écriviez dans la préface de votre hymne à la Provence « la nuit sublime d'Augustin et de Monique », « la nuit d'Ostie me remonte dans la mémoire avec le cri théologique du noble auteur des Confessions sur la douleur des choses possédées de ce sentiment qu'elles ne sont point composées pour elles-mêmes et qu'un autre désir les anime et les transfigure hors de leur petite durée et de leur minime étendue ».

Qu'est-ce que ce désir qui anime et transfigure, sinon le besoin d'infini concret qui tourmente l'homme à toutes les heures de son existence et qui n'est apaisé que lorsque son âme naturellement chrétienne, selon le mot de Tertullien, communie, dans les ombres de la foi, en attendant les splendeurs de la vision, à la vérité et à la charité divines.

Veuillez agréer, monsieur le rédacteur, avec mes remerciements, l'hommage de ma profonde estime et de mon cordial respect en N.-S.

PAULIN, cardinal ANDRIEU,
Archevêque de Bordeaux.

Que s'est-il donc passé entre la lettre du 31 octobre 1915 et celle que L'Aquitaine a publiée, sous la même signature, à la fin d'août 1926 ? Si je n'eusse recherché qu'un vulgaire effet de contraste aboutissant aux éclats d'une ironie universelle, il eût suffi d'opposer lettre à lettre dans L'Action française du 3 ou 4 septembre dernier ! Ce n'est pas cet effet que je poursuivais. Je recherchais, pour ma part, tout autre chose. Je désirais une explication. Je voulais contenter, dans ma pensée et dans celle de nos amis qui connaissaient le document, les curiosités de l'intelligence et de la raison. Un Prince de l'Église avait telle opinion sur nous en octobre 1915. Cette opinion s'était modifiée du tout au tout en août 1926. Pourquoi ? Après y avoir beaucoup songé, je résolus de le demander à celui qui avait tous les moyens de me satisfaire. Je lui écrivis. Voici ma lettre, on dira si elle contenait un seul terme capable de blesser les plus fières délicatesses de la susceptibilité la plus justifiée :

Paris, le 17 septembre 1926.

Monseigneur,

Quelques longues réflexions que j'aie faites durant les quinze jours qui ont suivi l'acte de Votre Éminence, je ne suis pas encore sorti du légitime étonnement où m'a plongé un blâme public que rien ne me faisait prévoir et que rien ne m'explique.

Je ne peux oublier, en effet, que, il y a onze ans, en échange d'un petit livre que j'avais eu l'honneur de Lui envoyer, Votre Éminence voulut bien m'adresser des paroles que je n'avais ni sollicitées ni même ambitionnées, mais qui m'étaient allées au cœur en raison de la haute sympathie que Votre Éminence témoignait à mon « culte » pour ma Provence et pour notre France.

Il me coûte de Lui redire Ses paroles trop magnifiques, mais enfin le jugement flatteur porté sur ma plume, qui, disait Elle, valait une épée s'appliquait aussi bien qu'aux travaux du patriotisme, aux modestes essais de défense religieuse qu'il m'arrivait de publier alors comme aujourd'hui.

Ces essais, Votre Éminence les jugeait utiles et même « nécessaires ». La suite de Ses paroles montre qu'Elle n'avait pu être indifférente à mon effort pour faire comprendre et faire admirer la doctrine de l'expiation catholique. Bien que ces entreprises d'éclaircissement n'exprimassent que mon désir d'être utile au pays, Votre Éminence prétendait y démêler les signes d'un tel courage qu'Elle me décernait le précieux hommage de Sa profonde estime. Votre Éminence m'excusera de placer sous ses yeux le texte complet de cette lettre mémorable. Qu'Elle daigne en relire les termes trop beaux ; il Lui paraîtra naturel que je vienne Lui demander avec simplicité : — Qu'ai-je fait depuis le 31 octobre 1915 pour être traité par votre Éminence comme je l'ai été le 25 août dernier ?

Il me souvient, comme à tout homme de bien des fautes ! Il ne me souvient pas d'un acte, d'un écrit, d'une parole capable d'opérer une telle révolution dans les sentiments de Votre Éminence. Peut-être même ai-je fait quelque chose de plus pour mériter que Sa bienveillance me soit gardée. En 1917 a été publié le livre Le Pape, la Guerre et la Paix, dont je ne crois pas qu'un catholique puisse se plaindre. C'était le temps où la « rumeur infâme » et les calomnies contre Benoît XV troublaient trop d'esprits. Les années suivantes, j'ai été un des apôtres de l'heureux rétablissement de l'ambassade au Vatican. Depuis, cette action générale qui avait mérité la faveur de Votre Éminence, a gagné immensément en force matérielle et morale. Nos cadres anciens, décimés par la guerre, ont été rétablis, étendus, fortifiés ; les obstacles élevés en grand nombre contre notre œuvre l'ont servie, loin de l'arrêter ou de la ralentir. Des criminels nous ont visés, des assassins restés impunis ont fait trois martyrs dans nos rangs. Ils ont aussi collaboré à ces progrès de notre cause et de notre action. Devant les images ensanglantées de Marius Plateau, de Philippe Daudet et d'Ernest Berger 4, je me permets de redemander à Votre Éminence ce qui a pu changer Ses sentiments envers une œuvre qui n'a pas dévié de la première ligne approuvée.

Mon incroyance ? Votre Éminence l'ignorait si peu, en 1915, qu'Elle voulait bien y faire allusion dans les termes les plus délicats. De notoriété publique, j'étais alors l'auteur de volumes qui avaient été déférés à Rome un peu avant la guerre, et pour lesquels Pie X avait refusé de me condamner. En 1915, ces livres subsistaient à peu près tels que je les avais publiés, ils n'avaient reçu de moi aucun amendement important. C'est quatre ans après la lettre de Votre Éminence que les modifications les plus amples y furent portées. Qu'elles soient jugées insuffisantes du point de vue de Votre Éminence, rien de plus naturel. Mais le fait de les avoir voulues et entreprises ne peut suffire à me valoir les étranges paroles par lesquelles Votre Éminence, non contente de me retirer estime et respect, frappe d'un doute injurieux le désintéressement et la sincérité de Son correspondant d'autrefois.

Incapable de résoudre une telle énigme, j'ai l'honneur, Monseigneur, de la soumettre à Votre Éminence, en lui renouvelant, avec l'expression d'un étonnement douloureux, les hommages de mon profond respect que rien ne saurait altérer.

CHARLES MAURRAS.

Cette lettre a été mise à la poste aussitôt qu'elle a été écrite. Elle était recommandée avec avis de réception. Cet avis m'a été retourné dans toutes les règles, revêtu d'un récépissé dans lequel j'ai cru reconnaître l'écriture de Son Éminence le cardinal de Bordeaux.

Je n'ai pas eu d'autre réponse.

Depuis plus de trois mois et demi, Son Éminence n'a pas daigné résoudre ma question.

Cette question subsiste dans toute sa force.

À Son Éminence le Cardinal Archevêque de Bordeaux
II

Et vous allez laisser dire que les idées d'Action française n'ont rien de… français ! Et vous ne seriez pas capables de relever hautement et énergiquement une telle parole !
… On passe à l'insulte ! Nous sommes Boches peut-être ? en voilà assez.

Lettre d'un prêtre français.

— Nous aurons l'Action française jusqu'à l'os…
Propos de table de l'abbé Trochu.

En s'abstenant de nous instruire des raisons ou des causes de son double et triple revirement à notre égard, S. É. le cardinal archevêque de Bordeaux nous a laissé le soin de résoudre ce pénible problème par nos propres moyens. Ses dernières paroles nous ont même imposé cette tâche. Mais de récents événements l'ont facilitée.

La solution serait presque impossible si nous nous en tenions à des vues de bibliothécaire ou d'homme de lettres. Les textes sont des textes. Ils valent ce qu'ils valent. Quand ils sont bons comme ceux qui je citais avant-hier, ils valent beaucoup. Ce ne sont cependant que des écrits. De pauvres écrits qui volent tout aussi bien que des paroles, dans la vie d'un homme d'action tel que le cardinal de Bordeaux ! Il nous a écrit une lettre d'éloges ? Bon. Il a écrit à un tiers d'autres éloges dont j'étais le sujet ? Mieux encore. Encore faut-il admettre qu'il a eu, par la suite, d'autres soucis et que la mémoire de ses écrits, surtout celle des miens, même la mémoire de nos actions, n'a tenu qu'une place infime dans l'ordre de ses jugements ! À cette facilité d'oubli que stimule une existence tout en œuvres, à cet oubli matériel dont l'esprit humain n'est que trop capable, ajoutons quelques passes de mauvaise humeur causées par les dissentiments électoraux de 1919 et de 1924 entre nos amis de la Gironde et l'archevêché… C'était sans doute là de quoi éloigner sensiblement S. É. le Cardinal Andrieu de ses positions de 1915. Était-ce de quoi le retourner si complètement contre nous ? Ajoutons : toutes les cabales du monde, tous les mensonges de la démocratie chrétienne, du Sillonnisme, de l'Action populaire 3, qui, avec les années, ont fini par reprendre du crédit à Bordeaux… Ajoutons, ajoutons. Franchement, il faut convenir que nous avançons peu dans l'explication que nous recherchons.

Mais voici autre chose. Les sentiments de S. É. le Cardinal Andrieu n'auraient-ils pas été rebroussés et révolutionnés par une mauvaise lecture ? Un de ces mauvais livres comme il les craint, comme il a raison de les craindre, ne s'est-il pas jeté au travers de sa pensée, de manière à la bouleverser pour y confondre tout ?

Les lecteurs pourront voir si l'hypothèse nous trompe, car les pièces vont être exposées à leurs yeux. Il est impossible de lire la lettre véhémente écrite contre nous le 25 août dernier par le Cardinal Andrieu sans y relever à chaque ligne d'étroites ressemblances de forme, de fond, d'intention même avec une brochure publiée aussi contre nous par l'avocat belge Passelecq 5 en 1925, donnée en supplément, dans l'Ouest-Éclair 6, par l'abbé Trochu.

On sait qui est l'abbé Trochu, ou plutôt on croit le savoir. On le saura de mieux en mieux, au fur et à mesure des discussions. Quant à M. Passelecq, c'est un philoboche notoire, obscurément mêlé aux intrigues du pangermanisme en Belgique.

Lorsque, il y a deux ans, la jeunesse belge, dans une consultation qui fit du bruit, voulut bien me désigner en première ligne comme un de ses maîtres politiques, la réponse de Passelecq avait généralement parue inspirée par le zèle du libéralisme religieux. Les regards clairvoyants y discernèrent à Bruxelles une action du dehors contre l'influence française.

Mon premier mot avait été : quel est le Boche qui a écrit ça ? Ça n'en constituait pas moins un produit capable de nuire. Notre éminent ami le colonel Larpent jugea indispensable d'en publier la méthodique réfutation à l'usage des intelligences jeunes et mal informées, Pour connaître Charles Maurras (à la librairie d'Action française).

Passelecq n'a pas détaché un seul de nos amis, jeunes ou vieux, ni dans les hauts lieux, ni plus bas. Ceux qu'elle émut jusqu'à les troubler se renseignèrent comme on verra plus loin : les réponses étaient faciles, claires, simples, personne n'insista. Comment imaginer que l'archevêché de Bordeaux, où nous avions (textes en main) le droit de nous croire connus, dût céder sans combat à cette diatribe ?

Deux faits sont bien certains.

D'abord nous n'avons reçu de Bordeaux aucune demande d'explication.

Ensuite, la lettre 7 de S. É. le cardinal archevêque de Bordeaux est le reflet direct, l'écho véritablement mécanique de la brochure Passelecq.

Je me devais de dire le premier de ces faits.

Le second est apparu dès la fin août dernière à un grand nombre de nos amis qui ont traduit cette évidence dans différents articles d'Argia (Pays Basque) et de la Gazette de l'Ouest (Rennes). C'est à eux que je dois l'idée et le modèle de ce tableau :

Cardinal Andrieu Passelecq

Mes chers amis, vous me demandez si l'on peut suivre en toute sûreté de conscience l'enseignement donné, dans leur Institut et dans leurs publications, par les dirigeants de l'Action française. La question est délicate.

Vous demandez, mon jeune ami, qu'on vous explique avec précision et le plus simplement possible en quoi consiste cet « immoralisme  » qu'on reproche à Maurras et à son école. Ce n'est pas chose aisée.

Les dirigeants de l'Action française… se déclarent, de ce chef, athées ou agnostiques. L'oracle des dirigeants de l'Action française publia dans sa jeunesse, un ouvrage intitulé : Le Chemin du Paradis, qu'il a fait rééditer en 1920, après quelques suppressions et corrections de pure forme. Or, Le Chemin du Paradis est un recueil de contes licencieux dont l'athéisme rivalise avec celui de nos contemporains les plus réfractaires à l'idée religieuse.

Anthinéa, dont le premier titre fut : Promenades païennes. Dans l'édition de 1923, l'auteur a supprimé, pour raison de convenance, quatre pages blasphématoires sur le Nazaréen et la nuit du christianisme, mais il n'y a aucune rétractation et bien d'autres impiétés ont été maintenues.

… Leur position morale est : « catholiques de naissance et de tradition, mais résolument agnos­tiques. » … ce livre ne doit pas être considéré comme une « œuvre de jeunesse  » : publié en 1894-95, lentement écoulé dans le public, Maurras a pris en effet l'initiative de le rééditer en 1920… Cette réédition, après vingt-cinq ans, d'un recueil de contes licencieux dont l'athéisme, ou plutôt l'agnosticisme sont plus accentués encore que chez Anatole France… Les quelques suppressions et corrections faites par lui, l'ont été en s'inspirant d'« un souci majeur de ne pas trop déplaire aux gens raisonnables… » La concession, bien médiocre, est donc de pure forme.

De même pour Anthinéa. Le premier titre de ces impressions de voyage était : Promenades païennes. … la 10e édition (1923) contient une note expliquant, uniquement par des raisons de convenance personnelle, la suppression de quatre pages blasphématoires sur « le Nazaréen » et « la Nuit du christianisme ». De rétractation, aucune. Les autres impiétés, qui abondent, ont été conservées.

Catholiques par calcul, et non par conviction, les dirigeants de l'Action française se servent de l'Église, ou du moins ils espèrent s'en servir, mais ils ne la servent pas, puisqu'ils repoussent l'ensei­gne­ment divin qu'elle a pour mission de propager.

Quand on renie son Dieu, son Christ et son Église, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de construire une morale, la morale vraie, la morale traditionnelle

Laissant de côté le domaine des intentions où je ne veux pas m'attarder davantage, je note comme un fait que Maurras, quand il rend témoignage au catholicisme, ne le sert pas, mais s'en sert. Il cherche visiblement à l'entraîner dans une entreprise politique.

Vous comprenez dès lors par quelle contrefaçon Mauras rem­place la morale traditionnelle.

Aussi les dirigeants de l'Action française, en particulier leur chef, celui qu'ils appellent le Maître, ont dû se réfugier dans l'amoralisme. Ils ont fait table rase de la distinction du bien et du mal, et ils ont remplacé la recherche de la vertu par l'esthétisme, ou le culte de la beauté, et par l'épicurisme ou l'amour du plaisir. Le chef de l'Action française réprouve tout système qui, comme le christianisme, fait de l'effort à la vertu la règle des actes volontaires, la base des institutions sociales et le principe du progrès social de l'humanité. Faut-il s'étonner qu'il se montre si prodigue de mépris et de sarcasmes contre ce qu'il appelle des doctrines « vertuistes » ?

Le choix d'une telle position intellectuelle de base suffirait déjà à justifier l'immoralisme dont l'ensemble de la doctrine maurras­sienne est taxée… Dans la vie des sociétés comme dans celle des individus, Maurras fait table rase de la distinction du bien et du mal… [pour lui] toute éthique se résume dans un esthétismeEsthétisme est pris ici dans le sens du système moral où la recherche du bien et de la vertu serait remplacée par celle des jouissances intellectuelles et morales (le Beau et les Plaisirs).

Il [Maurras] est gonflé de mépris et débordant de sarcasmes pour toute doctrine qui fait de l'effort à la vertu la règle des actes volontaires, la base des institutions sociales et le principe du progrès social de l'humanité. Le christianisme est au premier rang de ces doctrines vertuistes.

D'après les dirigeants de l'Action française, la société est affranchie comme l'individu de toutes les prescriptions de la loi morale, et ils essaient de justifier cette indé­pen­dance à l'aide de deux sophismes : la stabilité du type de l'homme et l'immutabilité foncière de la société, régie comme l'homme par des lois physiques qui excluent la moralité, puisqu'elles empêchent l'exercice de la liberté.

La philosophie morale et la philosophie sociale de Maurras ont pour traits essentiels de répudier toute interventions de la moralité dans l'appréciation des actes humains. Maurras part de ces deux propositions fondamentales, « que le monde, naturellement organisé, obéit à des lois constantes » et que « le type est un composé stable »… Ainsi fondée sur des principes absolus et exclusifs de « stabilité du type de l'homme » et d'immutabilité foncière de la société le « maur­ras­sisme » comportera…

Les dirigeants de l'Action française invoquent à l'appui de leur thèse cet autre argument fantaisiste : l'huma­nité est divisée en deux classes, ou plutôt deux règnes : l'homme non lettré que le maître de cette école appelle l'imbécile dégénéré, et l'élite des hommes instruits. Or l'humanité doit se conserver telle que la nature l'organise. elle est donc fatalement condamnée à n'avoir d'autre règle de conduite que l'immo­bi­lisme.

L'humanité est pour lui [Maurras] divisée en deux classes ou plutôt en deux règnes : l'homme non lettré, qu'il appelle l'imbécile dégénéré, et l'élite des humains instruits… L'humanité doit… se conserver telle que la nature l'organise. Elle est donc finalement condamnée, conclurai-je, à l'immo­bi­lisme social.

Et, pour combler le vide causé par l'absence complète de la loi morale, les dirigeants de l'Action française nous présentent une organisation sociale toute païenne, où l'État, formé par quelques privilégiés, est tout et le reste du monde rien.

Physionomie de l'État maur­ras­sien : L'État-Dieu (titre d'un para­graphe de la brochure Passelecq).

L'État maur­ras­sien absorde tout de l'individu même sa conscience… Donc omnipotence de l'État.

Aussi osent-ils nous proposer de rétablir l'esclavage ! Et qu'on ne leur parle pas d'une revendication quelconque de l'individu à l'encontre du pouvoir. La raison d'État sera supérieure à toute revendication de justice et de moralité ; car, dit le chef de l'Action française, « la morale naturelle prêche la seule vertu qui est la force  », et selon le mot d'un autre maître de la même école « toute force est bonne, en tant qu'elle est belle et qu'elle triomphe ».

Rétablissez au plus tôt l'esclavage ! (titre d'un paragraphe de la brochure Passelecq)

Le « maurrassisme » ne reconnaît pas la légitimité, ni même la pertinence d'une revendication quelconque de l'individu à l'encontre du pouvoir… La raison d'État sera supérieure à toute considération de justice et de moralité au sens traditionnel ; car, d'après Maurras, « la morale naturelle prêche la seule vertu qui est la force »… Or, « toute force, selon le mot de H. Vaugeois (Revue d'A. F., 1er décembre 1899), est bonne en tant qu'elle est belle et qu'elle triomphe ».

Du reste, les prétendues lois physiques dont la société relève exclusivement fonctionnent avec une exactitude sidérale. C'est ce qui fait dire au chef de l'Action française : « Défense à Dieu d'entrer dans nos obser­vations. »

[Maurras] érige la vie sociale en phénomène purement physique, régi par des lois de nécessité purement physique, gravitant dans l'espace et dans le temps avec une fixité sidérale. De la science, en quelque sorte astronomique, de ce phénomène, il expulse toute notion morale et religieuse : « … Défense à Dieu d'entrer dans nos obser­vatoires. »

Les sociologues qui prononcent cet ostracisme si outrageant pour la majesté divine prétendent faire respecter ce qu'ils appellent l'équi­libre du monde.

Ainsi… « le maurrassisme » com­por­tera, pour la discipline essen­tielle de la vie sociale, de respecter « l'équilibre du monde ».

PAULIN, cardinal ANDRIEU,
Archevêque de Bordeaux.

Fernand PASSELECQ,
Avocat à la cour de Bruxelles.

Que M. Passelecq m'attribuât a phrase « défense à Dieu d'entrer dans nos observatoires », cela ne me fait ni froid ni chaud. S. É. le Cardinal Andrieu répétant Passelecq, je dois lui dire que la phrase est de Passelecq, non de moi. De Passelecq le topo 8 de l'État-Dieu. De Passelecq les épigrammes au « virtuisme » Je ne crois pas avoir employé ce terme ridicule, sauf peut-être en citant quelqu'un ou par allusion à son texte. De Passelecq, les fausses dates des éditions de mes livres. De Passelecq, les assertions matériellement fausses sur le degré et la nature des corrections faites à mes deux livres, Anthinéa et Le Chemin de Paradis. Qui comparerait d'un peu près les ouvrages de Bruxelles et de Bordeaux trouverait le dernier tellement calqué sur le premier que la lettre cardinalice ne garde en propre qu'une erreur matérielle, ce faux titre Chemin du paradis (qui ressemble à une carte postale de l'abbé Trochu) pour le Chemin de paradis, lequel passe devant ma vieille maison de Provence.

Un tel excès de confiance accordé à M. Passelecq offre quelque chose de rare et de hardi qu'il importe de souligner.

À l'apparition de cette brochure, un autre pasteur d'âmes, un autre archevêque et primat, un autre Prince de l'Église universelle, homme, il est vrai, de vaste science, le Cardinal Mercier, s'était ému comme le Cardinal Andrieu. Mais, ayant eu, lui aussi, la bonne idée d'attribuer quelque importance à notre œuvre, ainsi qu'il avait eu la bonté de nous le dire en propres termes au printemps de 1922, le Cardinal Mercier s'informa. Il daigna prier l'un de ses prêtres, qui traversait Paris, de me voir. L'envoyé du cardinal eut la bonté de m'interroger et de m'écouter. Nous y passâmes une soirée entière. Deux amis catholiques assistèrent à l'entretien. Ce fut un exposé en règle. Je montrai comment mes études de politique historique étaient inspirées de l'école expérimentale, Le Play, Taine, et comment ces impartiales études, aussi objectives que possible des faits sociaux, n'avaient rien qui pût ressembler, ni de loin ni de près, à la grossière entreprise de déduction et de reconstitution imaginative machinée par M. Passelecq. J'aurai, quelque jour, à entrer dans le détail.

Tous ceux qui connaissent ma pensée et l'histoire de ma pensée en sont si fortement convaincus qu'en 1905 (car les accusations à la Passelecq sont très vieilles 9) à la première exhibition de ces calomnies, l'éducateur incomparable 10 à qui je dois toutes les lumières de ma jeunesse avait sauté sur sa plume pour me manifester son étonnement pour ce ramas de quiproquos et de coq-à-l'âne honteux ! Ce que l'on appelle ma doctrine politique n'est pas déduite, elle est induite et induite des faits, des liaisons des faits, que l'on appelle aussi des lois 11. Non lois impératives, au sens d'ordre et de commandement. Mais lois de constance et de séquence, comme celle du jour et de la nuit, de la chaleur et de l'ébullition. Le monde humain a-t-il des lois de ce genre ? Je l'ai appris de tous mes maîtres de la pensée humaine et, si depuis plus de trente ans tant de catholiques illustres, prêtres, évêques, cardinaux, Pape même, ont bien voulu tenir en quelque estime ces travaux, si de véritables mystiques comme ce bon et saint père Vallée, qui nous a soutenus et bénis jusqu'au dernier soupir, estimaient dans notre œuvre un complément de la leur, c'est qu'ils ne la trouvaient pas contradictoire aux constructions intellectuelles des Thomas d'Aquin et des Bossuet, des Joseph de Maistre, des Bonald, des Veuillot et de leurs élèves : qu'il s'agisse de la constitution de la cité, de la critique du libéralisme ou de la critique de la démocratie, les rencontres étaient si flagrantes que l'on pouvait bien les haïr en secret : elles n'étaient pas discutées.

Voilà ce que je dis, et peut-être bien d'autres choses à l'éminent envoyé de l'archevêque de Malines, qui ne cessa de prendre des notes au cours de mes déclarations. Elles furent très fidèlement rapportées. Le primat de Belgique voulut bien les écouter avec attention. Il eût pu se dispenser de les juger. Il le fit cependant. Le cardinal Mercier dit : — la position de M. Maurras est inexpugnable.

Je crois, en effet, qu'elle l'est en droit.

En fait c'est autre chose !

En fait, M. Passelecq nous a mis en présence d'une agression à masque religieux et moral, qui, profondément, était politique.

M. Passalecq servait l'intérêt politique des libéraux de son pays.

Mais il servait aussi l'intérêt politique d'un autre pays que le sien.

Il servait le pangermanisme. Il servait l'Allemagne.

Au service de l'Allemagne, M. Passelecq a tendu son piège de bonne foi, au zèle pastoral, à l'apostolat militant d'un membre distingué du haut clergé de France.

Ce piège a tristement joué. À la lettre, M. Passelecq, a surpris la religion de S. É. le Cardinal Andrieu. On sait le reste, et ce qu'on n'en sait pas peut être deviné.

Connus, les uns avec certitude, les autres avec une très forte probabilité, ces faits sont extrêmement douloureux. Il me fallait les faire voir ou entrevoir. Ce n'est pas moi qui les aggraverai d'irritants commentaires.

Charles Maurras
  1. Maurras n'avait pas réagi publiquement dans les jours qui suivaient immédiatement la condamnation de l'Action française par Rome le 29 décembre 1926. Les deux articles que nous regroupons ici sont sa première réaction dans L'Action française, les 5 et 7 janvier 1927. Le texte de ces articles est repris en volume dans le recueil L'Action française et le Vatican.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Pierre-Paulin Andrieu (1849–1935), cardinal, archevêque de Bordeaux, avait joué un rôle important dans les démarches qui devaient aboutir à la condamnation par Rome de l'Action française, en particulier en servant de relais de la volonté de condamnation romaine auprès de l'épiscopat français. Une lettre de sa part parue dans L'Aquitaine le 25 août 1926 et à laquelle Maurras va faire allusion plus bas marque un certain tournant et le début d'une offensive publique du cardinal Andrieu contre L'Action française. [Retour]

  3. Le parti d'Albert de Mun et Jacques Piou, parti longtemps soutenu officiellement par Rome comme son représentant dans le jeu des partis en France. [Retour]

  4. Moins connu que les précédents, Ernest Berger fut Trésorier de la Ligue d'Action française. Il est assassiné le 26 mai 1925 d'une balle dans le dos par une anarchiste, Maria Bonnefoy, qui fut relâchée sans jugement au prétexte qu'elle aurait été « déséquilibrée ». C'est cet assassinat supplémentaire qui, avec l'attentat contre la réunion royaliste de la rue Hermel le 5 juin de la même année, détermina Maurras à publier sa Lettre à Schrameck le 9 juin. [Retour]

  5. Fernand Passelecq, le père, effectivement avocat, de Georges Passelecq (1909–1999), lequel a été moine bénédictin à Maredsous dès 1925, se spécialisant dans le dialogue avec le judaïsme et l'étude de l'antisémitisme catholique, grande figure du catholicisme du siècle passé. Soulignons que Maredsous a été l'un des foyers importants du mouvement liturgique, et l'un de ceux où ce mouvement a dévié des intentions originales de Dom Guéranger et de saint Pie X pour dériver vers des conceptions liturgiques qui mèneront directement au concile Vatican II. [Retour]

  6. Crée en 1899 par l'abbé Félix Trochu et l'avocat vannetais Emmanuel Desgrées du Loû, le journal qui rayonnait depuis Rennes sur tout l'Ouest et jusque dans le Poitou se définissait lui-même comme le « Journal républicain du matin ». Son dernier numéro est daté du premier août 1944. Le journal devint alors Ouest-France, avec une équipe renouvelée mais néanmoins apparentée à Emmanuel Desgrées du Loû. [Retour]

  7. La lettre publique publiée dans le journal L'Aquitaine le 25 août 1926 dont il a été question plus haut. [Retour]

  8. Nous dirions aujourd'hui topos, au sens de lieu commun. [Retour]

  9. Allusion transparente de Maurras aux vieilles accusations datant de la polémique avec le Sillon, les méthodes de Passelecq rappelant effectivement celles du P. Laberthonnière ou de l'abbé Jules Pierre. [Retour]

  10. Mgr Penon. [Retour]

  11. Le lendemain paraissait à la suite de l'article quotidien de Charles Maurras des errata que nous avons réintroduits dans notre texte et que nous ne reproduisons pas, accompagnés d'un addendum :

    Pour la clarté générale, qu'il me soit permis d'ajouter un petit nombre de nuances précises au sujet de ma conférence avec l'envoyé du cardinal Mercier : « Ma doctrine politique, écrivais-je hier, n'est pas déduite, elle est induite », j'aurais dû dire, pour les personnes peu au courant du langage des philosophes, que cette doctrine n'était pas « déduite » d'idées générales préconçues, ni, par conséquent, de principes (païens, semi-païens, non-païens ou anti-païens). Par un tout autre mouvement de la pensée, elle est induite du spectacle de l'histoire et des mœurs générales de l'humanité. C'est l'impartialité, c'est l'objectivité de ce travail sur l'expérience historique qui donne tout son prix à l'accord final des produits de l'induction avec les conclusions de la politique morale d'un saint Thomas ou d'un Bossuet.

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Textes parus dans L'Action française des 5 et 7 janvier 1927, repris dans L'Action française et le Vatican.

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