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La Démocratie religieuse
Troisième partie

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L'Action française et
la Religion catholique

… L'esprit républicain désorganise la défense nationale et favorise des influences religieuses directement hostiles au catholicisme traditionnel…
Déclaration de la Ligue d'Action française.

À
L'HÉROÏQUE MÉMOIRE
DE
L'ENSEIGNE DE VAISSEAU
JEAN
GABOLDE
CATHOLIQUE FERVENT
PATRIOTE D'ACTION FRANÇAISE
QUI
PASSIONNÉ POUR SON DEVOIR
RECUEILLIT
UNE MORT SUBLIME
À TOULON LE XXV SEPTEMBRE MCMXI
DANS LA CATASTROPHE DE LA LIBERTÉ 1
EN
SE PORTANT À L'AIDE
DU CUIRASSÉ EN FEU

Introduction

Tous les évêchés, chapitres, doyennés, séminaires et presbytères de France sont depuis quelque temps inondés de petits écrits qui nous diffament. La naïveté des imputations, portant avec soi son remède, commence par émouvoir médiocrement ceux des destinataires qui se trouvent être de nos amis. Mais, comme les auteurs de l'envoi sont subsidiés par un mystérieux malfaiteur dont la bourse est inépuisable, ils procèdent volontiers par accumulation, et quand dix ou douze exemplaires ont été condamnés au feu ou à la corbeille à papiers, ce qui arrive ensuite finit par prendre le chemin de Paris pour nous être communiqué, non sans porter sur la couverture ou la marge les stigmates certains d'un généreux mépris pour le libelle autant que pour le libelliste. Pourtant, l'expéditeur ne perdant pas courage, au quinzième envoi l'on s'inquiète. On se demande ce que peut vouloir dire cette pluie de papier calomnieux sur un groupe d'hommes, parfois sur un seul de ses membres…

Nous avons commencé par hausser les épaules en nous bornant, de temps à autre, à relever quelque méprise fantastique, quelque falsification prodigieuse. Toutefois, est-il sage de laisser nos accusateurs enchérir les uns sur les autres et travestir impudemment notre œuvre, notre action, simplement notre caractère ? Un dédain qui ne s'exprime pas n'agit pas. Au contraire, une erreur et un mensonge qu'on ne prend point la peine de démasquer acquièrent peu à peu l'autorité du vrai. Les cinq cent mille kilomètres carrés du territoire de la France, les 39 millions de ses habitants composent une aire spacieuse et un public considérable où peuvent se développer en liberté, et presque en toute impunité, les plus dangereux préjugés : si nombreux qu'ils soient, en effet, les lecteurs de L'Action française, ou ceux de mon livre La Politique religieuse ne forment, là-dedans, qu'une petite troupe. Elle est alerte, vive, bien armée : depuis plusieurs années qu'elle est soumise à la lapidation des Fidao-Justiniani, des Pierre, des Lugan, des Laberthonnière, des Hoog, des Chalenave et de tous les autres, il peut lui arriver de manquer de munitions pour une riposte.

— Répondez ! Répondez ! ont dit plusieurs voix.

Nous avons déjà répondu ; l'agresseur a été réduit au silence pour quelques saisons, beaucoup moins par la clarté de nos arguments, dont il se moque un peu, que par l'effet du bain de honte où il se voit plongé à chaque retour offensif. Mais, comme nous avons mieux à faire que de l'y tenir enfoncé, le malheureux recommence aussitôt qu'il n'est plus tenu. Recommencerons-nous indéfiniment, quant à nous, à lui opposer des vérités presque trop grossières ?

Nos amis en sont laissés juges.

C'est leur avis que nous écoutons.

— Répondez ! Répondez !

Je vais répondre, soit.

Mais je réponds sans illusion. Nulle réponse décisive ne peut réduire des intérêts au silence. Pénétrons-nous de la vérité : c'est à des intérêts que L'Action française a affaire.

Si justes, si sincères, si pertinentes que soient estimées nos réponses passées, présentes ou futures, quelque explication satisfaisante que l'on y trouve, la passion de nos ennemis, loin d'en être abattue, sera stimulée et nourrie : leurs intérêts seront d'autant plus inquiets que nous leur aurons asséné des vérités plus fortes en nombre plus grand.

L'expérience permet d'écrire que le débat profond ne porte sur aucune des questions que l'on affecte de soulever, une par une ou toutes à la fois ; il ne s'agit ni de religion ni d'histoire sacrée, ni de morale littéraire, ni de philosophie du droit. Il s'agit de savoir non pas qui a raison, mais si un certain personnel politique et philosophique aura raison de nous, s'il aura, comme on dit familièrement, notre peau. Les impostures libérales et les folies démocratiques débitées contre nous n'ont pas d'autre origine.

De leur succès moral dépendent en effet bien des choses matérielles.

Tel journal libéral, sans action et sans influence, a fini par lasser tous ses commanditaires, à force de loger son esprit politique dans le coffre-fort de son directeur ; ce journal commence à être tout à fait dédaigné du public : retrouvera-t-il des lecteurs ? On l'espère, mais à condition que L'Action française disparaisse.

Si L'Action française disparaissait, tel rhéteur libéral se flatte aussi de rattraper les auditeurs qui commencent à fuir ou à donner des signes de méfiance et d'hilarité dès qu'il prend la parole pour ne répandre que du vent.

Tels jeunes chevaliers d'industrie oratoire et électorale, candidats ici ou là, se disent tout de même que les choses iraient bien mieux pour eux et que la bonne foi des populations serait surprise à bien meilleur compte si L'Action française n'existait plus.

Tels abbés démocrates auraient aussi le champ plus libre, ils seraient délivrés d'une objection vivante que notre mouvement, du seul fait qu'il existe, inflige à leur imprudente prédication.

Il est certain, nous les gênons. Notre ami, Léon de Montesquiou, leur a bien dit pourquoi 2. Je résumerai ses paroles.

Autrefois on pouvait parler et écrire indéfiniment sur la prétendue nécessité d'accommoder l'enseignement traditionnel aux idées modernes, libérales, démocratiques et révolutionnaires ; même on pouvait s'étendre là-dessus sans être beaucoup contredit. On pouvait déclarer le courant de ces idées irrésistible, et soutenir que tout ce qui rêvait de s'y opposer serait fatalement défait, emporté, ruiné, submergé sans remède. Or, voilà quinze ans que nous résistons à ces idées, voilà quinze ans que nous allons de succès en succès, voilà, de plus, quinze ans que nous sommes les seuls « conservateurs » à connaître ce phénomène d'avantages et d'accroissements continus.

Quelle insulte à la philosophie du progrès libéral et démocratique !

Ce succès des idées de l'Action française n'est discutable qu'à la condition de fermer les yeux à l'évidence et de se refuser à lire les signes les plus palpables des modifications de l'esprit public. Personne ne croit plus aux nuées de 1789 ni à celles de 1848. On les place sur l'étagère comme des objets de musée et des curiosités de collection. L'usage en est devenu absolument nul. Les derniers tenants du libéralisme démocratique se sont réfugiés dans une petite portion du monde catholique et dans quelques repaires d'anarchistes internationaux. Le reste, tout le reste de la masse de l'opinion française, presque entièrement délivré de logomachies meurtrières, est de plus en plus pénétré et comme imbu de nos idées. Plus encore qu'elles ne sont pensées dans leur ensemble, ces idées sont vécues et pratiquées, parfois assez ouvertement, dans le monde officiel gouvernant. On les avoue. Le ton du jour est d'invoquer l'autorité, la continuité, l'ordre, l'organisation provinciale, l'organisation professionnelle, en bref le contrepied du formulaire libéral. Le prestige perdu par la Révolution est allé à la tradition, l'activité perdue par les idées démocratiques anime aujourd'hui les doctrines que l'on peut appeler, en général, « archistes ». Cela est l'œuvre propre de l'Action française. C'est cela que les libéraux, les démocrates, les sillonistes ne peuvent pas se rappeler sans souffrir et sans nous haïr.

Pour deux raisons.

D'abord par rage d'assister au triomphe d'idées qui sont les antagonistes des leurs. Mais aussi parce que ce triomphe indiscutable leur ravit tout moyen d'utiliser l'excuse hypocrite de l'air du siècle qui les aurait condamnés (sans qu'il y eût de leur faute) à multiplier les pactes et les compromis avec une erreur qu'ils avaient reçu l'ordre et la mission de combattre. Nous fournissons la preuve — la preuve par le fait — que le courant auquel ils prétendaient ne pouvoir pas résister était si parfaitement résistible qu'une bonne critique — la nôtre — en est venue à bout.

Devant ce résultat, que peuvent-ils dire en effet ? Prétendre qu'il est dû à la seule valeur de notre effort équivaudrait pour eux à se rabaisser à notre avantage ; ils n'y tiennent point. Mais alléguer alors que ce résultat est le simple fruit des circonstances sociales et politiques les condamne d'une autre façon : ce serait avouer que la Révolution est en baisse, comme nous le disons. Ni ils ne peuvent ni ils ne veulent laisser soupçonner cette vérité qui déchirerait le bandeau des illusions, qu'ils maintiennent obstinément sur les yeux de tout public qu'il peuvent atteindre.

Encore si ces vérités de fait et de droit n'étaient pas reprises sans cesse par nous ! On pourrait s'en accommoder à la muette. On pourrait évoluer en catimini vers une sorte de combinaison nouvelle où la part du vrai serait quelque peu améliorée : par exemple, au lieu de quatre éléments de révolution et de deux éléments de tradition, on pourrait augmenter d'un élément et demi la juste part de cette dernière, quitte à les rétrocéder avec armes et bagages à la première alerte venue. Seulement notre Action française est un peu là ! Et nous passons pour monter une bonne garde.

Il y a dix ans, on nous traitait d' « intellectuels » enfermés dans la tour d'ivoire. Il est sorti de cette tour des hommes, des actes, des faits qui ont causé ce changement profond dans l'esprit public. Mais jadis, notre manière d'avoir raison ne faisait souffrir que les docteurs du libéralisme. Ils ne se rappellent point sans grave amertume ces temps anciens où, s'étant hasardés à tâter d'une discussion loyale et courtoise avec nous, l'évidence de la vérité leur serra la vis autour du col : du moins le supplice était-il subi à l'écart en assez petit comité ! Le grand public n'en savait rien. Cela est bien changé ! Car, depuis, les événements ont éclairci et vérifié les paroles : les fameux maîtres de La Quinzaine et du Bulletin de la semaine, les hommes du Sillon récapitulent avec aigreur et colère ces dix ans de défaite et d'humiliation auxquelles L'Action française a passablement collaboré, disent-ils.

Désespérant de l'issue de tout débat honnête, ils ne songent qu'à obtenir une revanche dans l'ordre du fait brutal.

Il s'agit d'arriver à la disparition d'un rival abhorré ou de lui imposer du moins une certaine diminution d'influence. C'est leur unique espoir d'une reprise de prestige personnel. Il n'est point d'autre chance de ramener l'esprit public au libéralisme et à la démocratie.

Une électricité de jalousies déçues, de cupidités malheureuses, de concurrences dépitées, vient fournir à l'intrigue que je dénonce sa force motrice ; mais l'idée fixe et directrice, la voilà : désintéressée chez les uns, alimentaire chez les autres, l'erreur révolutionnaire nous fait l'insigne honneur de nous craindre par-dessus tout. En nous dénonçant par mille moyens au clergé, aux congrégations, à l'enseignement catholique, à l'épiscopat, elle se repaît de sa dernière illusion.

Il convient de la lui ôter. Il y a même fort longtemps que cela convenait : des esprits fraternels, réfléchis, perspicaces, m'y invitaient souvent. Le projet de cette réponse, tel que l'avaient conçu leurs justes calculs politiques, n'est pas d'hier ; mais j'avoue avoir reculé de jour en jour l'exécution de mon devoir et je ne sais jusqu'où m'eût conduit ce retard, né du mélange de dégoût, d'indifférence et de respect que m'inspire la littérature de nos diffamateurs, si, lisant le dernier produit de M. l'abbé Pierre sur Les Nouveaux défis de l'Action française, une articulation de cette brochure ne m'eût, à la lettre, indigné.

Chapitre I
Les éléments d'une imposture

Siegues umble emé l'umble e ma fier que lou fier 3.
Mistral.

I
Les deux Marthes

D'après un chapitre de mon livre Anthinea, intitulé « l'Étang de Marthe et les hauteurs d'Aristarchê », M. l'abbé Jules Pierre élève contre moi l'accusation suivante, libellée en gros caractères d'imprimerie :

« Où l'on voit comment un “païen athée 4” peut faire de la plus touchante des traditions un conte abominable et transformer la plus charmante physionomie de sainte en celle d'une répugnante coquine. » C'est le titre d'un chapitre long de cinq pages et dans lequel le lecteur est formellement invité à reconnaître que M. Maurras est « plus fort que Thalamas », bien que sa victime ne soit point Jeanne d'Arc, mais « sainte Marthe ».

Je cite :

Il a trouvé dans sa Provence une des plus gracieuses traditions de nos origines chrétiennes, celle de sainte Marthe, sœur de Lazare et de Marie, qui a fourni à l'auteur de Mireille le plus touchant et le plus admirable chant de son ravissant poème, où « les saintes », descendues de l'empyrée, consolent Mireille expirante en lui montrant par leur exemple que pour l'âme qui croit et qui souffre et qui espère, « la mort, c'est la vie ».

Ayant trouvé cela, voyons ce que j'en ai fait, d'après M. Pierre :

M. Maurras sait que son propre village, « sa chère Martigue » « se fait gloire de tirer son nom de l'amie de Jésus ».

Ce païen ne peut souffrir la pensée d'une telle origine et alors comme l'on dit que Julien l'Apostat se faisait gratter la tête pour y effacer les traces de l'eau du baptême, ainsi le païen M. Maurras va gratter impudemment « sa chère tradition » afin d'arriver à ne nous laisser plus trouver à Martigues autre chose que le souvenir d'une gredine.

Comment s'y prendra-t-il pour flétrir cette fleur de tradition si gracieuse et si pure, et arriver à opérer ce renversement de valeur si prodigieux ?…

Il appelle à son secours tout ce qu'il a de lecture et de ruse.

Il a trouvé dans Plutarque que Marius, venant en Provence combattre les Cimbres, se fit accompagner par une devineresse née en Syrie, du nom de Marthe ; qu'il s'en servait pour inspirer de la confiance aux soldats, mais que d'ailleurs l'armée se moquait de Marius et de sa devineresse.

Cela tient une demi-page et c'est tout. Et la tradition locale n'a pas gardé trace du passage de la sorcière qui retourna sûrement, comme elle était venue, avec son général.

Et c'est de cette aventure méprisable et méprisée que M. Maurras s'applique à faire le substitut de la glorieuse protectrice de Martigues.

Il faut assister, pour y croire, à ce travail d'anti-Hercule s'appliquant à ramener l'ordure dans les écuries nettoyées d'Augias.

Je ne m'adresse pas à l'auteur de cette page, mais au public mal informé qu'elle peut tromper.

Avant de se résoudre à examiner de plain pied ces assertions extraordinaires, l'homme ainsi accusé d'avoir flétri, souillé, gratté une feuille sacrée de l'histoire de son pays, cet homme a bien le droit d'apprendre à son lecteur que vingt-sept années d'activité littéraire et politique ont été dévouées par lui à défendre l'héritage de nos traditions, particulièrement en ce qui touche le passé de ce coin de terre chéri.

Il est du groupe des fils intellectuels de Mistral, il est des premiers à avoir secondé par toute la France l'œuvre magnifique de Maurice Barrès. Amoindrir les gloires du sol natal, effacer les souvenirs du sang indigène, non point même les travestir ni les méconnaître, mais simplement les oublier, c'est la faute qu'il n'a cessé de flétrir comme une honte et de dénoncer comme un crime. L'écrivain au nom duquel M. l'abbé Pierre ose attacher cette imputation est rangé au nombre des promoteurs de notre renaissance du patriotisme local, il est cité parmi les initiateurs du sentiment fédéral et national aujourd'hui devenu si fort que les chefs de gouvernements républicains ont dû, plus d'une fois, lui sacrifier les principes et la nomenclature de la Révolution, sans s'occuper des craintes ou des scrupules de leur ami le juif Joseph Reinach, toujours attentif au danger « des réveils du passé » !

Quelle qu'ait été ma part dans cette œuvre, je dois ajouter que M. l'abbé Pierre ne la conteste aucunement. Il se borne à contester ma sincérité. De l'exposé qu'on vient de lire, il ressort clairement que M. Pierre estime que je n'ai fait que mentir depuis que j'écris.

J'aurais surtout menti sur ce que j'ai au monde de plus précieux. Devant le doute ignoble qui ose s'élever, c'est à peine s'il m'en coûtera de répliquer : je ne craindrai pas d'avouer à quelle profondeur m'atteint cette calomnie. Il n'y a pas de honte à en publier les raisons. Notre Provence religieuse mêlée aux premiers murmures de mon enfance va peut-être plus loin en moi. Ne me connaissant pas un seul ascendant qui soit né hors de ce pays, il est assez naturel que je me sente relié, par toutes les fibres de l'être, aux formes que la race a données à son élan vers les espaces supérieurs.

Comme les noms de Notre-Dame de Lumière ou de Notre-Dame de la Garde, ou de Notre-Dame de Grâce, ou de Notre-Dame des Anges, le nom et la bonté des Saintes ont bercé mon enfance. À peine grandi, c'est sur la voiturette qui nous menait à la Sainte-Baume que me fut accordée la première révélation de la splendeur des nuits d'été ; la mystérieuse forêt de la Madeleine, parsemée de rochers vêtus d'une mousse profonde, éveillait pour moi les accords d'une vie instinctive plus ancienne que je ne suis, où plongent toutes mes racines : ces troncs géants du désert de la Pénitence, ma mémoire la plus lointaine les unit naturellement aux flambeaux de Noël, aux chansons des Rois Mages, aux carillons du temps pascal, à la mélancolique commémoration de la mort dans notre cimetière maritime agité de pieuses flammes errantes.

Ces anciens sentiments, contemporains de la plus extrême fraîcheur de la vie, n'ont pas d'intérêt hors de moi, mais je dois dire qu'il n'est rien qui me soit plus intime. Je m'y trouve adhérer partout ce qui m'est personnel, ma tête même en est quelque peu prisonnière et, si l'on en voulait un exemple concret, je n'aurais qu'à me rappeler l'espèce de consternation où me jetèrent les travaux de Mgr Duchesne sur l'apostolicité des Églises de Provence en un âge où je me trouvais aussi loin que possible de la foi catholique ; plus tard encore, quand ils me parurent favoriser à quelque degré un certain vagabondage de l'imagination légendaire, je n'accueillis ces travaux qu'à la condition stricte de ne pas dépouiller le vieux sol provençal de sa parure et de son honneur historiques. Il ne m'était pas impossible de faire parler le disciple Trophime 5 comme un sectateur de Zénon d'Élée, cependant c'était en Provence que je lui faisais tenir ce langage, à l'époque et à l'heure établies par la tradition.

Beaucoup plus tard encore, quand l'occasion se présenta de dire à quel point les ravages de la fausse critique m'avaient exaspéré, je la saisis avec bonheur. Certes, l'hyper-critique de notre histoire a le droit de sourire de ce sentiment préconçu, qui peut lui sembler un parti-pris respectable, ou le signe d'une surprenante servitude d'esprit ; mais mon hyper-critique à moi, M. Pierre, s'il est honnête, a le devoir d'en tenir compte et, tout en notant que je m'exprime sur ce sujet avec « mon emphase ordinaire », il ne peut ignorer que l'acte de dégrader une tradition provençale, cet acte, tel qu'il me l'impute, doit correspondre, en me jugeant sur les lois que je me suis faites, à un parricide par la pensée.

L'énormité de l'imputation n'a peut-être pas été envisagée complètement par M. l'abbé Pierre, faute de réflexion et de sang-froid de sa part. Mais elle ne l'aurait pas arrêté. Après tout, pourquoi pas ? Il n'aperçoit aucun dommage à ce que je tue père et mère.

Au contraire, plus j'en ferais…

Mais d'autre part, son assaut têtu et violent, que l'énorme et l'absurde excitent, loin de l'embarrasser, n'est pas sans me conférer quelques droits, et plus que des droits. Il ne m'est plus permis de laisser passer le libelle sans montrer, de façon publique, que, dans l'accusation que je relève, tout, absolument tout, a été inventé. Quelque improbable que puisse paraître cette rencontre d'affirmation catégorique et de fiction absolue, absolument rien n'y est vrai. On est confondu d'avoir à donner un démenti aussi complet. Mais ce sont les faits qui le donnent.

Je n'ai pas eu à aller chercher dans Plutarque la prophétesse Marthe, par la raison que les historiens provençaux l'y ont cherchée et trouvée pour moi ; je n'ai pas eu à dépouiller sainte Marthe du patronage et de la protection de la ville de Martigues par la raison que M. Pierre est, à ma connaissance, le seul qui ait fait cette attribution.

Seul, M. Pierre a prétendu que, si l'autre Marthe, la Marthe syrienne, contemporaine du consul Marius, se fixa dans les lieux les plus stagnants de la contrée, ce fut « uniquement pour plaire à M. Maurras, qui a besoin de la conduire dans les marais de Martigues pour lui donner la place occupée dans les traditions nationales par sainte Marthe ». Cette folle dépossession de sainte Marthe m'est attribuée par M. l'abbé Pierre uniquement de sa grâce. Je ne me propose pas de le démontrer, je vais le montrer.

Ma petite ville natale, qui s'élève à deux lieues et demie au sud-est de Fos (Fossae Marianae) d'où partirent, dit-on, les premiers travaux du camp de Marius et le grand canal qu'il creusa, le Martigue, a tiré son nom — Marthicum stagnum, l'étang de Marthe, — d'une Marthe qui n'est point celle qui débarqua aux Saintes, ou qui fut l'authentique patronne de Tarascon, car elle lui est antérieure de plus d'un siècle. Les auteurs qui ont traité du Martigue ont si bien distingué les deux personnages qu'ils ne parlent que de la Marthe de Marius.

Page 259 du second volume de sa belle Statistique des Bouches-du-Rhône, le comte de Villeneuve, préfet de Marseille sous la Restauration (1824) écrit que la Marthe de Marius

rendait ses oracles dans un lieu écarté et d'accès difficile. Elle avait fixé sa demeure dans les îles dont la réunion forme aujourd'hui la ville de Martigues et qui étaient alors désertes et inhabitées. Cette sibylle, qui joua un si grand rôle dans l'armée de Marius, donna son nom aux étangs boueux dont nous parlons, car Mastramela ou Mastromele, nom donné à l'étang de Berre par Festus Avienus et dont Pline a fait Astromela, signifie à la lettre marais de Marthe (ΕΛΟΣ).

Voilà ce que l'on écrivait il y a quatre-vingt-dix ans, et quarante-quatre ans avant que l'auteur d'Anthinea fût au monde.

Après un demi-siècle, en 1862, M. Saurel, auteur de l'Histoire de Martigues, page 37, évoque exactement la même origine de nom et de lieu.

Enfin, trente-six-ans plus tard, en l'année 1898, dans un savant travail sur les Paroisses du diocèse d'Aix (au volume traitant des paroisses de l'ancien diocèse d'Arles), ouvrage revêtu de l'approbation de Mgr Guillibert, alors vicaire général d'Aix et ancien curé-doyen du Martigue, M. l'abbé Constantin, voulant limiter son travail aux faits établis et aux pièces certaines, commence le chapitre relatif au Martigue par ces mots : « Sans parler des Phocéens et des Celtes, sans faire intervenir Marius et Marthe, etc. » Mon chapitre d'Anthinea ne fut écrit que trois ans après ce chapitre.

Lors donc que le vénérable abbé Constantin s'exprimait de la sorte, ce que M. l'abbé Pierre a bien voulu appeler « mon travail d'anti-Hercule » n'étant pas commencé, la prophétesse de Plutarque était déjà installée dans la région depuis fort longtemps. Historique ? Mythique ? C'est une autre question. Légendaire ou réelle, Marthe syrienne revenait sur ces bords bien avant que je fusse né, je n'y suis pour rien, « sûrement ! » comme dit M. l'abbé Pierre, ni l'effort de lecture et de ruse qu'il me suppose.

Mais qui sait si sans avoir inventé de toutes pièces la Marthe de Marius, sans l'avoir proprement introduite au Martigue, je n'aurais pas, dans la perversité de mon cœur, quelque diable aussi me poussant, tourné et manœuvré l'état des traditions, les données de l'histoire, de telle sorte que, par ma volonté et mon opération, la mémoire de la prophétesse Marthe se soit trouvée enrichie de tout ce que mon artifice aura su enlever à la Marthe chrétienne ? Ce n'est plus tout à fait ce que dit M. Pierre. Mais n'a-t-il pas exagéré quelque vérité de cet ordre ? Avant moi, n'y avait-il pas eu deux Marthes au Martigue ? Sans doute je n'en ai laissé subsister qu'une seule, celle qui répondait aux exigences du paganisme intégral… Si M. Pierre n'est pas de force à se modérer ainsi, telle est l'explication que peuvent se donner les lecteurs raisonnables, car enfin il a écrit en toutes lettres que « mon propre village », ma « chère Martigue 6 » se « fait gloire » de tirer son nom de l'amie de Jésus. Texte formel, ton péremptoire : comment le dirait-il s'il n'en savait absolument rien ?

Il assure que « je le sais ». Non. Je ne le sais pas. Je ne sais pas ce qui n'est pas. Ma petite ville ne se faisant aucune gloire de contenir aucun souvenir de sainte Marthe et sainte Marthe n'y étant pas honorée comme « la protectrice de Martigue », je ne saurais savoir cela. Je sais tout le contraire.

Notre ville, dans son ensemble, est sous le patronage de saint Géniès. La fête patronale la plus importante est célébrée pour la saint Pierre, patron de la puissante corporation des pêcheurs.

Des trois paroisses de la ville, l'une est dédiée à sainte Marie-Madeleine, l'autre à saint Louis évêque, et la troisième à saint Géniès.

Je revois les autels de chacune des trois églises. À Sainte-Marie-Madeleine de l'Île, sont des tableaux ou des statues du Sacré-Cœur, de saint Joseph, de la Pentecôte, de la Tradition des clefs à saint Pierre, de sainte Catherine, de saint Michel, de saint Antoine, des âmes du Purgatoire, de saint Honorat, du bienheureux Gérard Tenque, fondateur des Chevaliers de saint Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte : je n'y vois pas de sainte Marthe 7. Dans la même circonscription religieuse, la chapelle de la Congrégation des Filles est sous le vocabulaire de la Vierge, la chapelle de l'Hôpital sous le vocable de saint Jacques. Autres chapelles : la Visitation (à sainte Élisabeth), les Tertiaires de saint Dominique, les Dames du Saint Nom de Jésus, les Pénitents blancs, ceux-ci fondés en 1306 sous le vocable de sainte Catherine. Je suis né à l'Île. On n'y a jamais invoqué spécialement sainte Marthe, sauf devant M. l'abbé Pierre : autant dire personne ni rien.

À l'église de Saint-Géniès de Jonquières, il y a des tableaux de l'Annonciation, de saint Pierre-ès-Liens et de sainte Marguerite. Sur le territoire de la paroisse s'élèvent la chapelle de l'Annonciade, de la Congrégation des Filles (à la Vierge), des Tertiaires dominicains et de l'ancien Hôpital de la Charité. M. l'abbé Constantin, dans le livre déjà cité, récapitule d'anciennes chapelles : celles des Capucins (dédiée à saint Joseph), de Saint-Éloi, de Sainte-Anne, de Saint-Symphorien, du Saint-Nom de Jésus, des Pénitents noirs, enfin de Saint-Lazare. Saint Lazare fut le frère de sainte Marthe. Nulle trace de dévotion particulière à sa sœur.

À l'église Saint-Louis-d'Anjou s'élève un autel des Saintes-Maries, surmonté d'un tableau ancien où fut introduite, après coup, une sainte Marguerite : on n'y relève pas de sainte Marthe. Il y a sur le territoire de la même paroisse de Ferrières, où ma famille maternelle a vécu de tout temps, une chapelle de Saint-Joseph, une chapelle de Saint-Jacques, une Notre-Dame de Pitié, des Pénitents bleus, une Présentation appartenant à la Congrégation des Filles, une chapelle de Saint-François appartenant aux Capucins, une « Notre-Dame de Codde » et enfin l'ermitage de Notre-Dame de Miséricorde qui domine tout le pays. Toujours aucune sainte Marthe. En fait de souvenirs, monuments, témoignages d'un culte spécial, rien du tout.

J'ai cette fortune rare, unique, inouïe, de pouvoir faire toucher du doigt ce néant.

Dix ans comptés après la première édition d'Anthinea, c'est-à-dire en 1911, M. le curé de Saint-Louis-d'Anjou de Ferrières a placé sous le vocable de sainte Marthe les Dames de l'ouvroir de sa paroisse. La pétulance de M. l'abbé Pierre lui fera certainement crier ici à la restauration d'un ancien culte oublié. Point du tout, la preuve en découle des termes dans lesquels M. le curé dans son Bulletin paroissial 8 introduisait cette patronne, qu'il savait nouvelle :

Les Dames de l'Ouvroir. — Quand le Pasteur des âmes, prêchant son Évangile, parcourait les sentiers de la Galilée et de la Judée, plus d'une fois il dut laisser, avec du sang de ses pieds sur la pierre, quelques morceaux laineux de ses habits aux ronces du chemin.

Puis après de longs jours de fatigue physique et de peines morales, il dut sentir le besoin d'aller, pour une nuit, dormir sous le toit tendrement hospitalier de Béthanie. Et là, tandis qu'il reposait, à l'heure avancée où Marie méditait encore les paroles de vie, tombées tantôt de ses lèvres divines, la vigilante Marthe réparait les méfaits des épines sur la robe du Maître.

Les dames de l'ouvroir sont les mêmes que les sœurs du Saint-Sacrement. Elles se sont dit qu'en ce bas monde ce n'était point assez de réaliser en soi Marie la contemplative, mais qu'il fallait aussi pourvoir aux nécessités de Jésus. Le sacrifice de nos autels, la présence du bon Maître au Tabernacle, l'exposition du Saint-Sacrement veulent des ornements et des linges sacrés. Désormais c'est aux Dames de l'Ouvroir, sous la direction de Mademoiselle Marie Mandine, la providence de notre sacristie, qu'incombera l'entretien des ornements et du linge sacré.

À ce même Bulletin d'avril-mai 1912, on lit :

Sainte Marthe est devenue la patronne des Dames de l'Ouvroir.

Ce devenue est clair. Pas un mot d'un autre culte antérieur, si lointain fût-il, de sainte Marthe au Martigue. Aucune allusion à l'induction étymologique pourtant facile, Martigue, Marticum, sainte Marthe. Pas l'ombre du souvenir dont le pays se ferait « gloire ! »

M. l'abbé Magnan, alors curé de Ferrières, était particulièrement attentif à toutes nos traditions, et quand il a si complètement négligé le roman de M. l'abbé Pierre, personne dans la ville ni dans le diocèse ne s'en est ému parce que personne n'en avait entendu parler. Il n'y a pas un nom de lieu-dit Sainte-Marthe, à trois lieues à la ronde, en mettant le compas sur l'un quelconque de nos trois clochers. Je vois des Sainte-Marthe à Aix, à Marseille et naturellement à Tarascon, je n'en vois aucune au Martigue. S'il y en a, elles doivent être si peu connues que leur réputation n'est pas venue jusqu'à moi, qui suis du pays, ni par conséquent jusqu'à l'abbé Pierre qui n'en est pas. Son histoire est complètement inventée.

Il nous a même ôté la ressource de supposer qu'un mystificateur habile s'est joué de sa bonne foi. Un mystificateur aurait su son métier, il n'eût jamais appelé « village » une ville qui comporte trois paroisses, dont le diamètre couvre une longueur de plus d'un quart de lieue et dont la population, déchue aujourd'hui à 5 000 âmes, était encore évaluée, voilà quarante ans, à 8 000 habitants. Elle en comptait 10 000 avant la Révolution, 16 000 avant la peste de 1720. M. Jules Pierre a construit sa diffamation avec des fantaisies qui n'existaient que dans sa tête. Il n'a pas consulté un répertoire géographique. Il n'a même pas eu recours au modeste instrument de travail qui s'appelle un bon dictionnaire. La fausse sainte Marthe, patronne du Martigue, est le simple fruit de sa rêverie malveillante.

II
Textes français, texte latin

Malveillance profonde, sans mesure, sans frein et dont j'ignore absolument la source.

Que lui avons-nous fait ? Pour ma part, je ne pense pas avoir causé jamais de préjudice à M. Pierre, que j'ignorais profondément avant qu'il se fût porté à tous ces excès contre moi. Mais connaissais-je mieux ces faux témoins du procès de Versailles qui, l'hiver dernier, à la risée universelle, déposaient m'avoir vu porter la main sur un uniforme français ? M. Pierre double la dose : c'est l'Église et la France qu'il prétend me faire outrager.

Des lettrés délicats pourront s'étonner de nous voir descendre à réfuter de pareilles grossièretés. Je ne saurais leur contester que M. l'abbé Pierre soit au-dessous de la critique. Mais, eux qui censurent, est-ce qu'ils ont craint de ramasser à ce triste niveau l'aliment de leurs perfidies à notre adresse ? Si inférieure que soit la situation intellectuelle et morale de l'auteur des Nouveaux défis de L'Action française, il est tout au moins de plain-pied avec les passions et les intérêts qui se servent de lui. Peut-être leur est-il un peu supérieur. Sa sincérité n'est aucunement improbable. Supposons-la complète, elle montre à quelles extrémités peut être conduit l'esprit que gouverne un soupçon quand il construit le monde sur des préventions irritées.

Pour faire lever dans sa tête tous ces champignons fabuleux, il a suffi de l'homonymie des deux Marthes et du fait que j'avais noté une confusion populaire entre ces personnages.

J'avais écrit :

Le peuple apprit et conserva ce nom d'autant plus volontiers qu'une autre étrangère de même nom, venue dans la barque de Lazare et de Maximin, aborda, dit-on, dans ces parages au siècle suivant. Les deux types se confondirent, tous deux distincts de l'autochtone et tous deux venus de l'Asie.

En fait, cette confusion notée en ces termes généraux s'est produite non au Martigue, mais dans la zone-frontière du pays de la prophétesse Marthe et du pays de sainte Marthe. Mon livre a même précisé qu'au flanc des Alpilles, non loin des Baux, un rocher que les paysans appellent les Très Mario, c'est-à-dire les trois Maries, est aussi celui sur lequel les doctes ont cru longtemps reconnaître la première Marthe flanquée de Marius et de sa femme Julia. On incline à penser depuis qu'il ne s'agit ni de Marthe, sœur de Marie, ni de Marthe Syrienne, mais de trois personnages de la mythologie celtique. Eh ! pour M. l'abbé Pierre, du moment que j'avais parlé d'une confusion qui s'était produite, il était clair qu'elle ne pouvait provenir que de moi ; j'en devais être l'artisan délibéré et volontaire : le nom de Marthe flottant sur les eaux de la mer de Berre et quelques lignes de la Vie de Marius, ne pouvant avoir été mis en relation que par moi, j'avais dû tirer de l'oubli universel la Marthe païenne, j'avais dû la substituer à la Marthe chrétienne qui, avant moi, ne pouvait manquer, d'après M. Pierre, d'avoir dominé toute ma contrée. La fable de sainte Marthe, reine du Martigue, et la fable non moins gratuite de son éviction par mon ministère, cette histoire de fleur flétrie et de sainte histoire grattée, découle tout entière, pour mon aimable diffamateur, du programme infernal que son imagination m'a tracé. L'échafaudage peut crouler, mais non sa foi profonde que je ne saurais vivre autrement que pour nuire à la cause dont il s'estime le seul défenseur éclairé. Je le satisferai quand j'aurai fait tout ce qu'il me prête, avec quelque chose de plus.

Ce misérable parti-pris a suivi M. l'abbé Pierre au long de toutes ses lectures. Le même esprit sévit dans ses discussions d'histoire, de morale et de philosophie. Leur résultat, choisi à l'avance, ne sert qu'à illustrer ce qu'il a préconçu de l'inimitié fondamentale de ma pensée. Il m'est impossible de rien écrire dont M. Pierre ne doive extraire un contre-sens offensant pour les catholiques, choquant pour les esprits honnêtes et diffamatoire pour moi.

Il sera bon d'en fournir ici quelques spécimens.

Dans Anthinea, traitant de la décadence du goût d'après la statuaire helléno-romaine, à la suite de considérations portant sur des objets d'esthétique pure, dont une maxime de La Bruyère : « Il est dans l'art un point de perfection… » fait le centre vivant, j'avais dit :

Seul, un buste au milieu de cette galerie lugubre manqua de me faire sourire. Il représentait un pauvre homme d'empereur, le vieil Hadrien, épanoui dans son atticisme d'école. Je le jugeai fort à sa place et le saluai en rêvant. Hélas ! tout compte fait, le monde romain s'acquitta mal auprès de la Grèce. À quoi pensaient-ils donc, ces administrateurs modèles, qui ne sauvèrent pas leur éducatrice des pièges que lui ouvraient son intelligence et son ouverture d'esprit ? Ce furent de mauvais tuteurs. Non seulement ils ne surent point la guérir des lèpres sémites, mais, tout le mal qu'Alexandrie n'avait pu faire au monde grec, Rome, on peut le dire, le fit. Il est vrai que Rome, à son tour, périt du même mal, en entraînant son lot d'hellénisme et d'humanité.

Retenez ce mot de « mauvais tuteurs ». Il s'applique à la Grèce, à l'hellénisme, à l'atticisme. Ni l'idée religieuse ni l'histoire religieuse n'est évoquée. M. Pierre s'en charge et traduit :

M. Maurras et les athées, ses dignes collaborateurs, adressent aux empereurs persécuteurs un seul reproche, c'est de n'avoir pas assez persécuté, d'avoir été « de mauvais tuteurs » du paganisme expirant.

Seuls me préoccupaient le buste d'Hadrien et peut-être son arc qui dégrade aujourd'hui encore les ruines d'Athènes : M. l'abbé Pierre suppose que je pense aux persécutions contre les chrétiens. Pour vérifier l'hypothèse, il lui suffit de remplacer les mots hellénisme, atticisme et Grèce par l'expression de « paganisme expirant ». Mais elle est de lui. Paganisme, hellénisme ; il ne faut pas demander à M. l'abbé Pierre de voir d'aussi pâles nuances. Il y a des couleurs plus fortes qui ne l'arrêteront pas… Au beau milieu de la citation d'un texte de moi, M. l'abbé Pierre trace avec opportunité quelques points suspensifs afin d'arriver à ces mots, qu'il puisse transcrire en les détournant de leur sens :

« … Il ne devrait y avoir qu'un cri parmi les moralistes et les politiques sur les dangers de l'hypocrisie théistique. »

M. l'abbé Pierre met hypocrisie théistique en grosses lettres et ajoute en note :

Remarquez l'audace de cette expression. M. Maurras est si bien persuadé qu'il n'y a que les niais qui puissent croire en Dieu, que tout homme d'esprit qui déclare y croire est, de ce fait, aussitôt déclaré coupable d'hypocrisie théistique !

Avant de rétablir le passage antérieur à la coupure et profitablement supprimé, disons tout de suite qu'il s'agit dans tout ce morceau, et de la façon la plus explicite, du déisme non catholique, de l'idée de Dieu en dehors du catholicisme et très précisément dans les communions séparées.

Dans mes Trois idées politiques, j'écris, page 11, à propos de la renaissance religieuse provoquée par Chateaubriand, qu'elle a négligé la forte substance de la doctrine, qu'elle a contribué « à notre anarchie religieuse » et que son auteur m'apparaît, plutôt qu'un « épicurien catholique 9 », « un protestant honteux vêtu de la pourpre de Rome ». « Examinée de près », ajouté-je, « elle diffère seulement par le lustre du pittoresque et les appels aux sens du déisme sentimental propagé par les Allemands et les Suisses du salon Necker. » À cette dernière phrase s'accroche une note, la note sur « les déistes » renvoyée en appendice à la fin du livre. En tête de cette note, page 58, sont répétées en caractères italiques, de manière à commander et dominer tout le morceau, les cinq lignes sur les Allemands et les Suisses précités, évidemment non catholiques, explicitement désignés comme professant un « déisme sentimental ».

Les Allemands et les Suisses du salon Necker sont mis là en vedette pour affecter tous les développements de la note, note consacrée tout entière au déisme des protestants, sauf au point où je parle explicitement de la théologie catholique, on verra dans quels termes.

Dès la première ligne j'y demande si toujours et dans tous les cas, le déisme protestant et à la Rousseau, le déisme de Voltaire ou de Robespierre, est une idée « bienfaisante et politique » et je rappelle qu'elle peut tourner à l'anarchie. Où M. Pierre me fait dire qu'il n'y a que les niais qui peuvent croire en Dieu, je dis fort clairement qu'il y a des esprits hypocrites et des esprits passionnés que l'idée de Dieu, quand elle est affranchie des définitions catholiques, peut égarer et peut troubler.

Dès lors, dans cette page écrite avec un tour épigrammatique dont j'ai exprimé le regret 10, les termes d'hypocrisie théistique tombent exactement sur ce qu'ils visent : le déisme philosophique, le déisme du Vicaire savoyard, de Mme Sand, de Hugo, le déisme inorganique et chaotique par lequel les révolutionnaires de la philosophie et de l'art légitiment tous les désordres des idées et des mœurs. Voici les derniers mots du passage que M. Pierre, gêné, a dû remplacer par des points de suspension :

… Accru à l'infini, multiplié par l'infini, chaque égoïsme se justifie sur le nom de Dieu et chacun nomme aussi divine son idée fixe ou sa sensation favorite, la Justice ou l'Amour, la Miséricorde ou la Liberté.

C'est à cet endroit, et à cet endroit seulement, à la suite d'une analyse de la perversion qui met l'idée de Dieu au service du caprice individuel, c'est là que j'ai parlé d'hypocrisie théistique : un reproche adressé, de façon expresse, à des fraudeurs non-catholiques, M. l'abbé Pierre s'arrange pour le faire choir sur les catholiques seuls !

Ce n'est pas plus difficile que cela.

Pour me faire appliquer à tous les croyants en Dieu ce qui ne s'appliquait qu'à quelques-uns, et non des plus intéressants, il a suffi d'un coup de ciseaux bien placé.

Innocemment ? Je veux m'obstiner à le croire.

Dans la même note de mes Trois idées, j'ajoute, à propos de l'idée de Dieu telle qu'elle est conçue, ordonnée, organisée par le Catholicisme :

Admirable système dans lequel chacun peut communiquer personnellement avec Dieu, à la condition de s'élever par ce nom à des pensées plus générales, à de plus généreux sentiments, mais qui ne permet point qu'on attribue à l'Infini ses propres bassesses, ni qu'on en autorise ses rébellions. Le Dieu catholique garde immuablement cette noble figure que lui a dessinée la haute humanité. Les insensés, les vils, enchaînés par le dogme, ne sont point libres de se choisir un maître de leur façon et à leur image. Celui-ci reste supérieur à ceux qui le prient.

M. l'abbé Pierre biffe tranquillement tout ce qui est relatif aux pensées générales, aux généreux sentiments, c'est-à-dire à l'action positive de la notion catholique de Dieu sur la haute humanité qui peut grandir ainsi au-dessus d'elle-même. Moyennant ces deux oublis utiles, il dénonce

tout ce qu'il y a de saveur dans cette déclaration de M. Maurras nous montrant dans le catholicisme les insensés, les vils, enchaînés par le dogme.

L'aristocrate Voltaire disait : Il faut de la religion pour le peuple. L'aristocrate M. Maurras dit : Il faut des dogmes pour les insensés et les vils. Nul ne contestera que M. Maurras n'ait la palme de l'insolence envers la religion.

On me fait dire qu'il faut une religion pour le peuple, à l'endroit même où je rends gloire au catholicisme d'être l'expression religieuse de la haute humanité, et de n'avoir conçu par le nom de Dieu que des qualités vraiment divines en rejetant toutes les autres !

Je m'abstiendrai stoïquement d'examiner si un faussaire eût pu me traduire d'autre façon.

Voici un trait plus délicat.

Je m'étais permis une fantaisie. Analysant un jour, au fil de la plume, à la revue de la presse que je signe Criton, dans L'Action française, le jugement de Bernard Shaw sur la femme qui, dit-il, « semble attendre l'homme parce qu'elle est immobile », mais qui en réalité l'amène « par ses résistances affectées à lui demander sa main », « comme l'araignée au centre de sa toile », attire la mouche innocente, il m'était arrivé d'écrire en souriant :

On a bien entrevu quelques traits de cette philosophie dans Schopenhauer, mais quelle réfraction et quelle inversion ils ont subie chez l'écrivain anglais ! La créature aux cheveux longs et aux idées courtes devient l'archétype de la Raison : « La femme est au fond un être de raison, et sa sentimentalité n'est qu'une affectation lui permettant de conquérir l'imagination malade de l'homme. »

Ces derniers mots étant de Bernard Shaw, je continuais pour mon compte :

Il ne serait peut-être pas difficile de trouver dans cette opinion le reflet lointain d'une des vues les plus curieuses de la sagesse antique : depuis Pallas Athénê, conseillère d'Ulysse, patronne et oracle d'Athènes, jusqu'à la Diotime, du Banquet de Platon, qui instruisit Socrate de la nature de l'amour, il semble bien que les Grecs aient toujours conçu la Pensée comme un Dieu féminin. Le dieu d'Aristote lui-même, le moteur immobile établi au centre de tout, ne ressemble-t-il pas à « l'araignée » de Bernard Shaw ?

Dire que je tiens beaucoup à cette improvisation d'un soir d'humeur philosophante serait mentir. À tout prendre, la page dit ce qu'elle dit. Voici ce que M. Pierre lui fait dire. Il cite en avant-garde ce texte de Proudhon :

« Je hais par-dessus tout un Dieu qui ne s'explique pas, et je m'en délivre en lui disant : Dieu, retire-toi!… Tu n'es que le bourreau de ma raison, le spectre de ma conscience. »

M. Maurras a écrit de même : « Le dieu d'Aristote, établi au centre de tout, ne ressemble-t-il pas à l'araignée de Bernard Shaw ? »

Ainsi, je parle d'une certaine conception de Dieu, spécifiquement différente de la conception catholique (d'après laquelle Dieu n'est pas seulement cause finale du monde, mais aussi sa cause efficiente) ; je parle, en écolier qui joue, du dieu d'Aristote immobile au centre de l'univers qu'il n'a pas créé, et M. l'abbé Pierre me fait parler, comme Proudhon, de Dieu absolument.

J'ai un jour rapporté, dans une chronique de journal évoquant des souvenirs de collège, le classique argument qui fait partie de la démonstration habituelle de l'existence de Dieu et d'après lequel il n'y a pas de nombre infini. Je ne sais pourquoi l'idée de la non-existence de ce nombre semble scandaliser M. l'abbé Pierre, car il écrit en note : « C'est M. Maurras qui souligne » ; puis, dans la même page, un peu plus bas, il m'accuse d'avoir « rendu compte » de mon « athéisme » « par l'impossibilité de concevoir un nombre infini » !

Faut-il renvoyer M. Pierre au cathéchisme de persévérance ?

Il est vrai qu'il ajoute tout aussitôt ce texte de moi pris dans un de mes livres, et d'ailleurs sans aucun rapport avec la chronique citée plus haut, postérieure de plusieurs années :

L'infini ! le sentiment de l'infini ! Rien que ces mots absurdes et ces formes honteuses devraient induire à rétablir la belle notion du fini. Elle est bien la seule sensée. Quel Grec l'a dit ? La divinité est un nombre, tout nombre est terminé.

J'avais écrit : « tout est nombre et terminé ». Nonobstant cette infidélité au texte cité, le lecteur se doute peut-être que l'infini est pris ici dans un sens assez particulier, l'infini en puissance, celui qu'on peut appeler romantique, exactement l'indéfini. J'en vais donner la preuve. Dans le livre d'où il les a tirées, les lignes citées par M. Pierre sont immédiatement précédées de celles-ci qu'il ne cite pas :

… Il existe sous le nom de pensée moderne un amas de doctrines si corrompues que leur odeur dégoûte presque de penser. Vous ne me soupçonnerez pas d'y être allé puiser le fondement de ma philosophie première. Ces doctrines procèdent de quelques docteurs arrogants dont les noms sont difficiles à prononcer. Ils viennent de contrées où l'on jouit peu du soleil et, selon qu'ils sont nés en pays tudesque ou breton 11, ils entreprennent de nous glacer l'univers, ne permettant d'y voir qu'une conjonction de solides atomistiques ou nous perdant dans leur astrologie de l'infini.

J'ai surtout en horreur ces derniers Allemands. L'Infini ! comme ils disent. Le sentiment de l'Infini ! Rien que…, etc.

Dans son texte, M. l'abbé Pierre a retranché « comme ils disent », c'est-à-dire comme disent les Allemands. D'une simple sortie contre le mécanicisme anglais et l'idéalisme allemand, qu'il rattache à son ressouvenir embrouillé de l'argument du baron Cauchy, M. Pierre a tiré l'effet de scandale qu'il juge propre à m'accabler, et qui fournit, je crois, la preuve lumineuse que l'élémentaire effort d'adaptation exigé par tout document écrit, dépasse entièrement les mesures de sa pensée. Est-ce toujours la faute de son intelligence et la volonté n'y est-elle pour rien ? On finit par avoir peine à maintenir cette bienveillante hypothèse.

Je lis chez M. Pierre, page 18 de sa brochure :

M. Maurras loue le suicide chez les hommes victimes de l'infortune ou seulement victimes de leurs passions.

M. l'abbé Pierre fonde ce beau grief sur deux textes :

Il a lu dans Anthinea :

Qui se sent trahi par les dieux et rejeté de la fortune n'a qu'à disparaître du monde auquel il ne s'adapte plus.

Disparaître du monde, c'est donc, tout uniment, « disparaître de la vie », aucun autre sens ne paraît possible à M. l'abbé Pierre. Il doit avoir pour cela de fortes raisons.

Sans doute, s'il n'examine pas davantage ce mot de « monde », qui parfois a le sens de société humaine, s'il ne s'arrête pas à l'idée (qui serait charitable) qu'en ce sens disparaître du monde pourrait vouloir dire s'effacer, s'en aller, s'exiler, à la manière du lépreux, de l'ermite ou du bohémien, peut-être même, pour mettre les choses au pis et correspondre à l'imagination catastrophique de M. Pierre, hasarder sa vie à la guerre ou tenter de fortes aventures sur mer, si toutes ces façons de lire demeurent inaperçues ou sont rejetées aussitôt par ce lucide esprit, c'est qu'apparemment le contexte doit écarter toute interprétation honnête : il a vu, ce qui s'appelle vu, que je conseille de mourir.

Moi, je veux bien. Après tout, mon livre date déjà d'assez loin. Qui sait si quelque locution équivoque, échappée aux tristesses du premier rayon de la vie, n'a pas permis à M. l'abbé Pierre de relever la piste des intentions coupables. Rouvrons Anthinea. À la page indiquée, je trouve ceci :

Passé les bouches de Bonifacio, nous avons pénétré dans le cœur du monde classique, patrimoine du genre humain. Ulysse est venu jusqu'ici, Ulysse, le prudent et fertile esprit de la Grèce. S'étant échappé du Cyclope, il aborda dans les parages des Îles Éoliennes, que des chaînes solides n'avaient pas encore amarrées au fond de la mer. Elles étaient flottantes à la manière de Délos. Éole, cher aux dieux et maître des vents, y régnait. Ce roi, disait Ulysse quand il racontait cet épisode d'un sens si fort, « a douze enfants, six garçons et six filles. Il a marié les frères avec les soeurs et ces jeunes gens passent leur vie auprès de leur père et de leur mère dans des festins continuels où ils n'ont rien à désirer pour la bonne chère. Pendant le jour, le palais parfumé de parfums délicieux retentit des cris de joie, on y entend un bruit harmonieux, et, la nuit, les maris vont coucher près de leurs femmes sur des lits et sur des tapis magnifiques. » Émus de pitié sur Ulysse, les heureux furent bienveillants. Ils le retinrent dans les fêtes et les plaisirs pendant un mois entier et, pour avancer son retour, lui livrèrent les vents de la mer enchaînés dans une outre de peau de bœuf.

Mais lorsque, par son imprudence et le pauvre esprit de ses compagnons, Ulysse leur revint, fouetté de nouvelles tempêtes, éprouvé de nouveaux revers, Éole n'eut que de l'horreur. « Va-t-en, s'écria-t-il, du plus loin qu'il l'eût aperçu, fuis au plus vite de cette île, ô le plus méchant de tous les mortels. Il ne m'est pas permis ni de recevoir ni d'abriter un homme que les dieux immortels ont déclaré leur ennemi. Va, fuis, puisque tu viens dans mon palais chargé de leur haine et de leur colère. » Ulysse qui trouvait Éole inhumain, ne l'accusa pas d'injustice. Le plus sage et le plus patient des hommes savait qu'il convient de ne pas être trop malheureux. C'est une espèce de devoir. Qui se sent trahi par les dieux et rejeté de la fortune n'a qu'à disparaître du monde auquel il ne s'adapte plus. Ulysse, il est vrai, persista et le héros supérieur aux circonstances par la sagesse éleva son triomphe sur l'inimitié du destin.

Comme on le voit, l'idée de suicide ne se trouve ni indiquée ni impliquée dans cette page ; non seulement je n'y saurais louer une idée qui en est absente, mais mes derniers mots louent exactement le contraire du suicide, la persistance de l'effort courageux, la supériorité possible de l'homme sur le destin. Il est vrai que M. l'abbé Pierre a soigneusement omis cette fin.

Tel est le premier texte invoqué pour bien établir que je donne à la France des maximes pisithanates. L'accusation de M. Pierre est entièrement inventée. Elle est même opposée à l'idée que j'ai exprimée sans ambages et en toutes lettres.

Le second texte sera-t-il plus avantageux ? Il faut citer :

Il (M. Maurras) écrit de même : « Celui qui souffre trop de haïr ou de trop aimer sera contraint ici (à Florence) de retourner au dehors la pointe de son sentiment. Il obtiendra la force de se délivrer par un acte. Et cet acte sera facile encore, car la ville regorge de conseils et d'indications raffinées. »

Tout d'abord les lecteurs de mon livre observeront que le texte n'en est pas exactement copié. Je n'ai pas dit « facile », mais « facilité ». Je n'ai pas dit : « Celui qui souffre trop de haïr ou de trop aimer. » J'ai dit : « Celui qui souffre de trop haïr ou de trop aimer. » Je n'ai pas écrit « retourner », mais bien « tourner ». En outre, quelque latitude que l'on accorde à la fantaisie des copistes, on recherchera vainement, dans les lignes qui précèdent, soit l'éloge, soit la simple pensée du suicide. Admettons que nos sentiments, à force de s'aiguiser en pointe cruelle, deviennent comparables à des poignards toscans, est-ce que je conseille de retourner cette pointe immatérielle contre soi-même ? Je conseille tout le contraire ! Lisez : l'air de Florence nous contraint à tourner cette pointe « au dehors ».

J'ai pris la peine d'ajouter qu'ainsi l'on se délivrera par un acte. Assurément, c'est bien un acte que celui de Werther et de Rolla, mais ce n'est pas le seul au monde. Il y en a même un nombre infini de beaucoup plus doux. M. Pierre croit-il que ce soit le seul qui délivre ? Mais se délivrer par un acte, cela peut consister aussi bien à faire un sonnet ou un pèlerinage qu'à mettre par écrit la déclaration de sa flamme ; cela peut signifier encore un parti décisif et réparateur : le choix d'une carrière, la réponse à l'appel d'une vocation. On se délivre par un acte quand après avoir bien lanterné, on décide d'agir et que l'on agit. L'atmosphère florentine, stimulante au sublime pour le lettré imaginatif et sensible, irrite la passion, échauffe le rêve, enfin conduit les sentiments à leur état défini de conscience supérieure et, la limite ainsi touchée, les jette ou les réduit à l'acte. Tout cela est en toutes lettres, huit lignes après les lignes que M. l'abbé Pierre a citées de travers.

Ayant redit que Florence m'apparaît comme un Musée des passions, j'ajoute :

… mais de passions vivantes, non de celles qui sont inhumées et incinérées : rempli, non de débris sans fonction, sans usage, ni des lambeaux livides d'anciens corps déchirés et liquéfiés, mais peuplé, en vue de la vie, de ces formes incertaines et fumantes encore, sortes de mannequins préparés au métal ignescent qui s'échappe du bouillonnement d'un grand cœur… Parmi tant d'exemplaires et de schèmes possibles que lui montrent les vastes promenoirs du riche musée, un jeune être distinguera sans hésitation ni retard, les caractères de sa vie et les deux ou trois grandes règles de sa pensée.

« En vue de la vie. » M. l'abbé Pierre a lu : « En vue de la mort. » Je répète : des « caractères de la vie », des « grandes règles de la pensée ». Ces termes, qui supposent un développement à venir, n'auraient point de sens s'ils contenaient l'idée de se porter le coup fatal. M. l'abbé Jules Pierre l'y a trouvée facilement. Il lui a suffi de n'avoir aucun égard à ce qu'il lisait ou de le prendre au contre-pied. Le oui, c'est le non. Le blanc, c'est le noir. À lire ainsi, on peut réussir à tout coup les tours qu'on se joue à soi-même.

Cette douce manie de l'inexactitude s'égare parfois sur des points insignifiants et qui ne peuvent même pas me nuire. Le démon de l'erreur de fait mène la plume de M. Pierre. Si j'écris que l'on a cru reconnaître une figure sur un rocher des Alpilles, cette roche du pays d'Arles devient chez notre abbé une pierre du mont Sainte-Victoire, c'est-à-dire qu'elle est magiquement transportée dans le pays d'Aix : encore a-t-il soin de mettre mon texte, qui n'existe pas, entre des guillemets que le lecteur prendra pour une citation littérale. Si j'ai le plaisir de me dire élève du « Collège catholique d'Aix », il répète obstinément du « Petit Séminaire » et, bien que le chemin du séminaire au collège soit beaucoup plus court que de Sainte-Victoire aux Alpilles, on se demande à quoi peut servir d'ainsi voyager d'erreur en erreur.

M. Pierre ne me fait pas l'honneur de me réserver le privilège de ses caprices transformateurs. Un autre collaborateur de L'Action française, M. Pierre Gilbert, avait dit qu'il faut « tenir la vie comme un navire tient le flot ». M. l'abbé Pierre répond : « C'est sans doute une manière prudente de dire qu'il faut se laisser aller où pousse le vent. » On a écrit « tenir », il lit « être tenu ». Le moyen de résister à ce diable d'homme !

Tel il est toujours et partout. La fréquence de son erreur n'a d'égale que la majesté innocente avec laquelle il s'y enfonce, s'y carre et s'y étire comme un heureux gaillard qui a trouvé son port. Nulle idée de rectifier, nulle crainte d'avoir à regretter un jour. La sombre et merveilleuse image qu'il s'est faite de nous sort de son cœur à la manière de ces fumerolles de brume qui s'étendent et s'épaississent entre le regard et les choses. Elle a réduit à rien son ancienne habitude de déchiffrer la lettre moulée. Les discours rédigés dans le clair et commun langage français perdent leur sens dans le chemin qui va des yeux à sa pensée ; le latin, langue de l'Église pourtant, ne lui est pas devenu moins étranger. Dans une épigraphe romaine de ma composition, la phrase qui commence ainsi : Optumo Sive Pessumo Pejori Tamen Et Meliori apparaîtrait à tout élève de septième formée d'un superlatif suivi d'un comparatif qui le gouverne ; elle serait donc traduite « À la chose (ou à l'être) encore pire et meilleure que le meilleur ou que le pire… » Mais la version correcte priverait M. Pierre de l'un de ses plus beaux effets : il ne pourrait plus m'accuser de rédiger une « dédicace blasphématoire à la divinité considérée comme le principe du bien et du mal, ce qui est l'expression la plus formelle et la plus effrontée du nihilisme manichéen » ; pour avoir le plaisir de m'asséner toutes ces gracieuses sottises, M. l'abbé Pierre prend la responsabilité de mettre à mon compte l'abject non-sens que voici : « Au Très Bon ou au Très Mauvais, du moins, au pire ou au meilleur… »

M. l'abbé Pierre ayant déclaré qu'il a l'épithète vive en horreur et ne m'ayant comparé en somme qu'à M. Thalamas, quand il aurait pu m'égaler au traître Dreyfus, je lui rendrai sa politesse et m'abstiendrai de donner aucun nom de quadrupède ou d'oiseau à ses thèmes et à ses versions. Je n'ai du reste pas encore trouvé une explication raisonnable de ses erreurs. Distraction monstrueuse ? Ou pure démence ? Dans tous les cas, à chaque ligne, son emportement effréné fait sentir l'aptitude à être mis en mouvement plutôt qu'à se mouvoir lui-même, à se laisser manœuvrer et conduire plutôt qu'à agir et penser. Considération qui doit éveiller notre indulgence, puisque les mauvais coups qui arrivent par lui peuvent ne pas venir de lui et lui être suggérés de l'extérieur.

Pour achever de le griser et de le mettre hors de sens, on lui fait beaucoup de guirlandes. Il se rengorge de celles que lui ont tressées les députés de L'Action libérale populaire, mais nous aimons encore mieux le compliment d'une petite feuille italienne, La Settimana sociale, qui, passant en revue les compilations de M. Pierre, les appelle gli sludi accuratissimi compiuti con finezza di intuizione e profondità di dottrina da un nostro carissimo amico, l'abbé J. Pierre, di Parigi, conoscitore perfetto di uomini e di cose : « Très soigneuses études menées avec finesse d'intuition et profondeur de savoir par un très cher ami à nous, l'abbé J. Pierre, de Paris, connaisseur parfait des hommes et des choses. »

Je demande pardon au costume que porte M. l'abbé Pierre, à ce visage humain dont il est décoré, pour la bouffonnerie et la mélancolie des louanges qu'il a bien fallu rapporter !

III
Le problème des intentions

Cet « intuitif, délicat et profond », ce « parfait connaisseur des hommes et des choses » ne s'est pas contenté d'exposer et de critiquer les propositions émises par l'Action française. M. l'abbé Pierre s'est flatté surtout de pénétrer notre dessein et d'amener au jour le secret de nos intentions criminelles.

D'après lui, les plans de campagne suivis par nous, sont fort différents de ce qu'ils paraissent, et, quand on les examine avec sa méthode, si sûre, ils ont bientôt fait de révéler une « dérision sanglante » non point seulement de l'Église, mais des institutions au salut desquelles nous feignons de nous dévouer. M. l'abbé Pierre nous reconnaît sans hésiter pour une compagnie de loups vêtus de l'habit du berger. Ce que nous affectons de couvrir et de recommander trouve en nous de ces ennemis sournois, qui sont les plus cruels de tous. Notre respect du prêtre, du soldat, du juge, notre amour de l'autorité, tout autant de grimaces perfides ! Au fait, je ne suis pas Français, et cela se devine : il suffit de prendre garde à ce que je préfère Jules César — mon « divin Jules » — à Vercingétorix. Je ne suis pourtant pas Romain, bien que j'en aie la prétention : M. Pierre remarque que j'ai mis une épigraphe de Rabelais 12 à mon commentaire du Syllabus ; en faut-il davantage pour dévoiler à qui sait voir que « sous le masque d'une admiration affectée », je ne ressens que « haine et mépris » pour le document pontifical… Une série de preuves de la même vertu fait ainsi apparaître que nous ne sommes même pas monarchistes : la cause de la royauté sera trahie par nous, à fond.

Le lecteur qui commencerait à craindre pour sa raison est prié de se rassurer ; nous n'allons pas recommencer à lui soumettre les effarantes combinaisons de textes qui servent de substance au raisonnement de M. l'abbé Pierre, mais, avant de pousser plus loin, nous avons le devoir de faire observer que la folle thèse d'un profond dessein anti-religieux, anti-patriote et anti-royaliste nourri et poursuivi par l'Action française n'est pas un ornement de pure fantaisie : cette thèse sert un intérêt, elle rend aux employeurs de M. Pierre un service très défini qu'il est important de connaître.

L'utilité de cette folie, aménagée dans l'intérêt de ses inspirateurs, c'est, tout bonnement, de créer une espèce de ressemblance entre la situation des « incroyants » d'Action française et celle des catholiques poursuivis ou condamnés comme modernistes. Les modernistes ont déterminé des infiltrations protestantes, libérales et rationalistes dans le monde catholique français : l'Action française n'aurait-elle pas déterminé des infiltrations païennes ? Rien ne serait plus profitable que d'établir l'existence d'une infiltration symétrique, bien que toute contraire, due à nos efforts ténébreux : portant aussi nos coups secrets au dogme, à la morale ou à la discipline, nous deviendrions (fort justement, ma foi) justiciables des mêmes rigueurs. Les sollicitations de textes, les interprétations absurdes, les faux matériels qu'on a trouvés dans les chapitres précédents doivent être entendus par rapport à cette manœuvre. Elle ne tend qu'à nous assimiler par une analogie artificieuse aux prêtres et laïcs qui ont été l'objet des sévérités du Vatican.

Tel est l'intérêt et telle est la fable. Il serait misérable de la combattre. Mais il est bon de rétablir la vérité sur notre pensée, telle que nous l'avons toujours dite, agréable ou non, commode ou non, mais pure. Nous ne nous en sommes jamais cachés. Cette vérité, c'est qu'à l'Action française, image réduite mais fidèle de notre patrie au XIXe siècle et au XXe siècle, il y a, côte à côte et souvent la main dans la main, des croyants et des incroyants. Comme le pays, comme ses provinces, ses villes, ses villages, comme ses familles elles-mêmes, l'Action française comporte bien des dissentiments religieux. Ainsi que le disait un ecclésiastique de nos amis, est-il, en France, un prêtre ou un moine qui ne compte pas d'incroyants dans sa famille ? La seule différence entre notre ligue et la France, c'est qu'à l'Action française, la situation, si elle est délicate comme partout, est plus franche que nulle part.

La situation est délicate, parce que tous les croyants qui rencontrent des incroyants sont exposés à vivre, à frayer, à travailler avec eux, et que vie et travail en commun comportent des risques matériels pour la foi. Il ne servirait de rien de prétendre qu'une collaboration s'exerce sur le terrain purement politique. Nous le savons très bien, la philosophie, la morale et la religion exercent un contrôle de droit sur un grand nombre de questions qu'aborde ou qu'effleure la politique, surtout traitée d'une certaine hauteur. Nous n'avons pas à faire les modestes sur l'importance de notre dessein directeur : pour être politique, il n'est pas médiocre, il vise très haut, puisqu'il veut opérer la Contre-Révolution française, en ralliant et réorganisant toutes les forces positives de la nation.

Nous ne pouvons dès lors manquer de mettre en jeu des pensées ou des sentiments qui, dans l'ensemble et le détail, ressortissent soit au dominium, soit au condominium religieux : au domaine que la religion partage avec d'autres puissances et au domaine qu'elle s'est particulièrement réservé. Il n'est pas niable que ces interférences du politique et du religieux peuvent et doivent éveiller dans la conscience catholique, et en très grand nombre, les cas, les doutes, les questions, les scrupules, tant généraux que personnels.

Telle est, en termes nets, la position des catholiques à l'Action française. En ai-je diminué la difficulté ? Je ne le crois pas.

Si je puis ajouter que leur situation est ici très franche, c'est qu'elle y est connue et définie lumineusement. On la trouve chez nous beaucoup mieux définie, j'ose le répéter, qu'on ne la trouverait dans la vie générale de la France contemporaine. Là, le catholique français est exposé, à tout instant, au commerce obligatoire et au contact inévitable des incroyances ou des croyances les plus différentes des siennes : mais c'est bien souvent sans qu'il puisse en connaître exactement grand-chose, parfois aussi sans qu'il lui soit possible de montrer impunément sa propre pensée, car le milieu administratif, l'État entier sont contre lui. À l'Action française, où l'autorité directrice proclame le respect du catholicisme, où les esprits sont expurgés des passions et des intérêts anti-cléricaux, il y a de plus l'avantage du grand jour. Qui est croyant s'en fait gloire. Qui est incroyant jugerait déloyal de ne pas en faire déclaration. Nulle confusion n'est possible. M. Laberthonnière a bien écrit de nos amis incroyants qu'ils « se reconnaissaient le droit de se dire plus catholiques que n'importe qui ». Mais, à peine connue, l'imputation a été repoussée d'un revers de main par Lucien Moreau 13 :

Nous ne nous sommes jamais reconnu rien de tel, et nous avons vingt fois dit expressément le contraire, savoir que nous sommes non pas catholiques, mais les amis respectueux et dévoués du catholicisme. Ou M. Laberthonnière a rêvé, ou il en prend singulièrement à son aise avec les vérités qui le gênent : on voit dans les deux cas ce que peut valoir sa critique.

Partout où l'on sait ce dont il s'agit quand on prononce le nom de l'Action française, on sait qu'un des reproches faits aux incroyants de ce groupe aura été de trop dire, de dire trop honnêtement qu'ils ne partagent pas la foi catholique de l'immense majorité des Français morts et vifs. Avec des nuances diverses, qui vont du profond regret amical au sensible ennui de ne pas trouver trace de fausse diplomatie parmi nous, ce reproche signifie que nous serions bien plus gentils, bien plus commodes à vivre et de recommandation plus aisée si nous insistions moins sur cette malheureuse diversité religieuse. Mais tous les catholiques vraiment pénétrés et sérieux, en regrettant à haute voix l'état d'esprit qui nous sépare, nous approuvent complètement de ne pas en escamoter la formule. C'est au plein jour qu'on peut et que l'on doit traiter : le traité, dût-il entraîner parmi ses conséquences une séparation, restera pourtant un accord en ce sens qu'il aura été échangé des demandes et des réponses précises, dont le sens n'est point double et dont la netteté devra laisser, de part et d'autre, un sentiment d'estime, un distinct souvenir de droiture et d'honneur.

Enfin, s'il était supprimé entre nous, ce tête-à-tête des Français croyants et des Français incroyants n'en subsisterait pas moins dans le pays, et la question reparaîtrait posée dans de moins bonnes conditions, en termes aggravés, obscurcis. De toute manière, il faut la résoudre, cette question : — Dans un pays si divisé de sentiments et de croyances, où l'unité de foi est loin de se refaire, comment les catholiques trouveront-ils la paix ?… Bien posée, la question pratique paraît pouvoir être réglée par nos solutions, telles qu'on les formule et telles qu'on les pratique chez nous : nos solutions comportent l'autonomie complète du catholicisme énoncée, proclamée par un État faisant profession de la respecter. Plus on connaît la prise de l'État sur la société moderne, plus on se persuade qu'il n'y a point d'autre solution pacifique : la neutralité ou le droit commun constituent d'insolentes primes d'encouragement à l'offensive des confessions dissidentes. L'autonomie expresse du catholicisme comporte la reconnaissance de sa primauté. C'est le moyen sûr d'éviter à l'Église et à l'État des guerres cruelles.

Les membres de l'Action française qui n'ont pas la foi catholique sont des premiers à reconnaître qu'on n'entreprend rien contre l'autonomie de l'Église qui ne se retourne aussitôt contre la nation et généralement contre la société et le genre humain. L'histoire est bien d'accord avec l'analyse sur tous ces points. Il faut en tenir compte ou sortir des réalités de la politique religieuse française.

Pour en tenir un compte véritable, que faut-il ? D'abord, sans doute, le vouloir bien ; mais, en outre, connaître le catholicisme tel qu'il est. J'y ai mis, pour ma part, un soin particulier. J'ai décrit de mon mieux les caractères spirituels, moraux, historiques, sociaux de l'Église romaine, et cette étude, à laquelle j'ai apporté l'esprit de soumission impartial qu'il faut appliquer à l'étude des faits, a été jugée en général, non point irréprochable certes, — je ne suis pas théologien — mais, dans ses grandes lignes, juste et exacte. Assurément, ni mon langage, ni ma pensée ne peut être toujours de nature à satisfaire la conscience catholique en ce qui touche à l'appréciation du dogme sacré ou à l'énoncé de l'histoire ecclésiastique ; mais si, sur l'un ou l'autre des deux sujets, une entière satisfaction eût été donnée par mes semblables et par moi, la difficulté se serait évanouie, le problème examiné ne se serait plus posé, il n'y aurait eu à l'Action française, il n'y aurait en France que des catholiques parfaitement orthodoxes.

Nous n'en sommes pas là.

Je ne demande point s'il est bon qu'il y ait une Action française. Doit-il y avoir une France, même divisée et déchirée entre les factions ? Je n'ai rien à répondre à qui voudra considérer l'existence de la patrie française comme un bien purement négligeable. À ceux qui sentent comme moi, j'ose dire que le problème qui subsiste si la France subsiste, est celui d'y faire coexister les croyants qui existent et les incroyants, qui existent aussi, sans sacrifier le premier des biens de l'Église, à savoir sa constitution. Comment pourront-ils se tolérer, se supporter les uns les autres sans toucher à ce bien précieux ?

Une action politique française n'a point l'objet immédiat de guérir des dissentiments qui portent sur l'être premier et dernier de toutes choses. Cette action correspond cependant à des nécessités et à des besoins qui ne sont pas contestables et dont la bonté, pour être théologiquement secondaire, ne semble pas à mépriser. C'est à rendre cette action possible, c'est à réaliser ce bien que nous travaillons.

Ceux d'entre nous qui ne peuvent penser comme les catholiques se sont fait un devoir de tout combiner pour éviter de les choquer à la légère, et de les contrarier par mégarde. Ce n'est point parmi nous que l'on a pu exhorter les catholiques à professer leur religion à la manière de Bossuet ou de Fénelon, ni qu'on a opposé aux décisions du dernier Concile la « tradition » des théologiens gallicans ou les visions d'un fidéisme condamné. Là-dessus, justement parce que les méprises innocentes étaient possibles, nous avons tenu à aller aux limites de la rigueur : quand l'Institut d'Action française s'est fondé, la question d'un enseignement catholique s'est posée naturellement en première ligne ; pour signifier ce qui doit être entendu par catholicisme, un non-croyant proposa la fondation d'une Chaire du Syllabus. De cette façon, personne ne se trompait et personne n'était trompé.

Ces procédés dont l'inspiration semble sans reproche eurent pour effet naturel de nous attirer l'attention, puis la faveur de ceux des ecclésiastiques français dont la doctrine générale était estimée la plus pure au point de vue du Siège romain, tandis que le clan libéral et moderniste s'agitait avec une remarquable unanimité contre nous.

Nous avions eu pour nous, dès nos premiers efforts, quelques-uns des hommes éminents qui, en 1892, avaient fondé La Vérité française, autour d'Elise Veuillot, à leur tête, M. l'abbé Charles Maignien dont les encouragements sont contemporains de nos plus anciens travaux politiques ainsi qu'en témoigne son livre Catholicisme, Nationalisme, Révolution. Son suffrage fut confirmé par ce qu'on pourrait appeler l'école de l'évêque de Poitiers, Mgr Pie, et aussi l'école de L'Association catholique dont M. l'abbé de Pascal, notre vénéré collaborateur et ami, demeure le premier représentant dans l'ordre du clergé. De cette façon, abstraction faite de toute arrière-pensée politique, on trouva de tout temps dans la zone de l'Action française, ceux des catholiques français qui étaient le moins capables de transiger sur les principes et dont l'attitude intellectuelle et morale correspondait aux initiatives dogmatiques ou disciplinaires qui marquent la fin du pontificat de Léon XIII et tout le cours du pontificat de Pie X.

Car les événements furent assez malicieux pour fortifier nos raisons en les vérifiant contre ces amis personnels (nous en avions partout) qui nous frondaient en souriant.

Nous objections à certains historiens et romanciers de la philosophie religieuse : — Ce que vous dites là peut être bel et bon, bien que fort déplaisant, à notre humble avis ; mais ce sera tout ce que vous voudrez, excepté du catholicisme. Nous n'irons point de ce côté-là. Cela n'a aucun avenir… Et l'encyclique Pascendi vient en effet déclarer, peu de temps après, que, au point de vue catholique, il fallait rejeter absolument ces doctrines.

Même confirmation de pronostics, en ce qui touchait le Sillon. Pendant sept ans entiers, l'auteur du Dilemme de Marc Sangnier disait à son héros : — Prenez donc garde que de telles propositions exorbitent le catholicisme ; il est impossible qu'elles ne soient point désavouées tôt ou tard… Ce qui est arrivé. Ce qui ne pouvait pas ne pas arriver.

Nous n'y étions pour rien. Nos pronostics étaient aussi objectifs que la couleur de l'air ou l'heure du jour. Il restait les hommes. Quelque modérés qu'eussent été nos triomphes, ceux que nous avions avertis inutilement devaient finir par extravaser en nous leur personnalité avec ses rancunes et ses passions, mais aussi leurs croyances. C'est ainsi qu'ils nous imputèrent cette prétention à une orthodoxie de foi dont nous estimions n'avoir même pas le droit de nous occuper.

Nous n'avons jamais parlé d'orthodoxie ni de foi. Ce que nous avons dit, et redisons, c'est que la politique religieuse de la France doit être catholique et comporte le privilège 14 du catholicisme dans la société comme dans l'État. Ce programme est le seul point sur lequel nous ayons qualité pour entrer en discussion avec les libéraux. Mais ils tiennent à fuir cette discussion. Ils préfèrent se rappeler tous les torts qu'ils ont faits ou laissé faire à leur propre programme et, armés de ce beau souvenir, nous répondre qu'un programme n'est qu'un programme, que nous avons beau jeu à le rédiger dans l'éther et que, somme toute, il n'est guère lié qu'à notre goutte d'encre et à nos feuilles de papier.

Cependant, ce programme adhère assez visiblement à toutes les racines de nos pensées. Faut-il expliquer que voilà une garantie de sérieux ?

Les rencontres qui s'opèrent sur ce programme expriment la convergence de dispositions intellectuelles profondes, ces dispositions visent des matières autrement graves que l'objet courant des alliances que l'on conclut tantôt pour des campagnes de presse ou des campagnes électorales, tantôt pour le choix d'un candidat aux portefeuilles ou aux sièges. Nous ne nous bornons pas à tomber d'accord qu'il faut un Roi à la France ou que la royauté en France est de tradition catholique : notre accord représente la synthèse de communes vues générales sur les maux de l'Individualisme et de l'Étatisme ; l'accord vient, par exemple, de ce que, pour nous tous, l'enfant appartient aux parents et non à l'État ; que l'école dépend non de l'État, mais des familles soutenues ou suppléées par d'autres organisations autonomes ; que la législation du mariage comporte l'indissolubilité ; que l'autorité publique ne repose pas sur la volonté du peuple ; que la source réelle en est l'intérêt commun, en latin scolastique bonum commune ; que ce bien commun a des règles qui dépendent de la nature des choses et des gens, de leur place et de leur fonction sur la terre ; que, par conséquent, le sort des collectivités naturelles n'est pas livré à la fantaisie ni à l'arbitraire des individus qui les forment, il dépend de lois fixes, indépendantes de nous et nos supérieures, qu'il est possible de connaître avec exactitude 15 et, dès lors, d'utiliser à peu près comme on fait des autres lois de l'univers…

Par là, les vues qui animent chacun des incroyants à l'Action française, quelle que soit sa philosophie personnelle, les doivent attirer vers l'ordre naturel catholique et, sur les mêmes points précis, ces mêmes vues nous éloignent aussi des différentes communions religieuses qui sont, en France, les plus opposées au catholicisme, à savoir le protestantisme, la maçonnerie et le monde juif.

Par là encore, ce qui retrancha de l'Église toutes ces sectes, c'est ce qui nous rapproche d'elle. Ce rapprochement d'ordre politique et social se répète en matière de littérature, d'art, de mœurs : rencontrant les mêmes adversaires individualistes, nous rencontrons aussi dans les mêmes accords, limités et précis, la pensée organique des catholiques religieux.

Contre eux et contre nous se prononce l'esprit des révolutions de la France et de l'Europe au siècle écoulé. Pour eux et avec nous, se prononce la volonté de réorganiser. Fuir l'anarchie, rechercher l'ordre, est-ce une raison méprisable de se trouver réunis et retranchés dans le même camp ? Un commun désir de la paix dans l'ordre ne peut-il pas fonder une action commune, pour un pays aussi profondément troublé que la France ? C'est le contraire qui choquerait ! Comment les défenseurs de l'ordre se désintéresseraient-ils de l'Église ? Les catholiques ont-ils avantage à refuser le concours de défenseurs réfléchis et courageux de l'ordre public ?

Le sérieux de ces accords et du programme qui en découle est donc certifié par la force et la profondeur de leurs raisons d'être au fond de nous-mêmes.

Reste à les vérifier par leurs résultats.

Car il y a des résultats. Nous ne vivons pas dans le simple face-à-face de notre plume et de notre papier, ni dans le pur essor des spéculations de la philosophie. Beaucoup plus et infiniment plus qu'aucun des hommes politiques de l'opposition parlementaire, l'Action française agit : elle a donc eu à régler et à trancher souverainement dans l'ordre de son action ces questions pratiques qui sont des questions de gouvernement ; l'accord conçu par nous a été aussi pratiqué et vécu. Son application a eu lieu dans une enceinte très limitée, assurément, — ce qui peut affaiblir la valeur de l'expérience, — mais avec des moyens matériels inférieurs à ceux dont dispose un gouvernement établi, — ce qui apporte à notre expérience une signification et une force probante supérieures.

Eh ! bien, d'après ces résultats réels du concert d'Action française à l'intérieur de nos groupes, la situation des catholiques parmi nous a-t-elle été accrue ou diminuée ? Et leur influence ? Les faits répondent. Dans notre Institut, non seulement la chaire du Syllabus est toujours occupée par un prêtre ou un religieux, qui est laissé parfaitement maître de son enseignement, mais le secrétariat général de l'Institut, autant dire la gestion, la surveillance et la haute main appartiennent à un catholique. Ce catholique, M. Louis Dimier, dira s'il eut jamais un litige avec ses collègues sur aucune question d'ordre spirituel. Les autres catholiques, nominalement étrangers à la direction de l'Institut, ont toujours été écoutés dans les vœux et désirs qu'ils exprimaient.

Après l'enseignement direct, voyons la politique du journal. On peut dépouiller toute la presse conservatrice et religieuse, monarchiste ou républicaine, de Paris et des provinces, on n'y trouvera point d'organe dont l'attitude ait jamais été plus correcte à l'égard de la hiérarchie catholique, à commencer par le plus humble des clercs et à finir par ceux des membres de l'épiscopat français qui furent cités (à tort, nous l'espérons) pour adversaires acharnés de notre cause ou de notre œuvre. Nous nous sommes, à cet égard, interdit jusqu'à la discussion, jusqu'au simple fait d'examiner. Raison : cette autonomie absolue du catholicisme qui avait été stipulée en tête de tous nos projets. C'est à l'Église à régler ses affaires intérieures, non à l'État, ni aux membres de l'État, fonctionnaires ou citoyens. Dans tous les cas souvent fort difficiles, imposés à L'Action française par les agressions dont elle était l'objet, elle s'est toujours souvenue de sa qualité éminente de sujette du Roi de France, et coopératrice d'une tradition nationale et royale, qualité qui impose le respect du domaine religieux et des autorités qui y règnent. Je voudrais pouvoir baisser un peu la voix pour ajouter : aurait-on osé prendre à notre égard tant de libertés odieuses, qui seraient dangereuses avec d'autres que nous, si l'on ne nous savait fermement résolus à la règle de ce respect ?

Nous avons bien des ennemis. On les défie tous d'apporter, d'alléguer un seul fait de manquement volontaire à la ligne ainsi adoptée. Si l'on pense que ce n'est rien, il n'y a qu'à rouvrir les collections de la presse — de la presse de droite — depuis vingt ans…

L'organisation qui s'est imposé une règle si ferme et qui l'a suivie était cependant une œuvre de violents, de fanatiques, de fous furieux, on l'a dit à satiété. Nous nous honorons d'avoir fait porter nos plus dures violences sur les hommes, sur les partis, sur les institutions qui avaient fait violence aux intérêts de l'Église autant et plus peut-être qu'à ceux de la Patrie : « par tous les moyens » (selon la devise trop diffamée, et qui sera examinée plus loin) nous avons attaqué les ennemis, les oppresseurs, les diffamateurs du catholicisme, nous avons défendu l'Église, ses héros, ses saints, ses actes, son honneur, son histoire, en quoi nous ne faisions qu'exécuter ce que nous avions formulé, et, toutes les fois que nos amis catholiques, dans la zone croyante où nous ne pouvons pénétrer, ont accompli quelque devoir public du même ordre, ils ont trouvé en nous, soit la sympathie et l'admiration, soit l'appui matériel que comportait un si noble exercice de leur dignité.

Mais il est vrai qu'on leur adresse alors un reproche singulier : qu'ils offrent une cloche à l'église de leur paroisse ou plantent une croix de granit commémorative d'un grand désastre sur l'Océan, ils se voient accusés et incriminés pour ce zèle. Oui, les mêmes hommes dont nous aurions ralenti, attiédi ou même troublé la foi catholique subissent alors l'accusation opposée. Ils sont jugés coupables ou suspects d'en trop faire.

La perfidie murmure et siffle que des manifestations religieuses, irréprochables, ne sont pour eux que des « moyens ». S'il vous plaît, le moyen pour quoi ? Ce n'est toujours pas un moyen pour se faire nommer députés, puisqu'on leur reproche parfois aussi de ne pas songer à se présenter. Serait-ce le moyen de seconder leur propagande monarchiste ? Hélas ! l'anticléricalisme juif, libéral, radical et maçon a fait assez d'avances — assez vaillamment repoussées et d'ailleurs repoussées spontanément et sans effort — depuis les tentateurs de Louis XVI jusqu'à certains agents louches, au cours de la crise royaliste de 1910 — pour qu'il ne soit plus dit que la fidélité au catholicisme, qui surélève certains obstacles immédiats au dessein royaliste, le simplifie ou le facilite 16.

Adhérant à la tradition des rois de France, les royalistes d'Action française ne séparent pas le roi des raisons du règne. Un roi de France apostat du catholicisme romain ne se comprendrait plus lui-même et susciterait contre lui une nouvelle Sainte Ligue ; des Français de tradition, politiquement séparés de l'Église, ne seraient pas intelligibles à leur propre pensée.

Les actes religieux de nos amis catholiques ne font que s'accorder avec leurs idées politiques, au lieu que bien souvent leurs actes politiques ont commencé par servir leur foi religieuse. Non moins souvent, tous les nôtres, sans distinction aucune de croyance ni d'incroyance ont cru devoir prendre part à ce bon service et à ce bon combat. C'est ainsi qu'ils ont imposé la célébration pacifique dans les rues de Paris de la fête de Jeanne, vengé la libératrice de la patrie des injures de Thalamas ou des honteuses infamies de quelques rapins, organisé la protestation contre une pièce de théâtre dans laquelle les œuvres catholiques étaient diffamées. Toutes les fois que des images outrageantes pour le clergé se sont étalées sur nos places, les nôtres sont intervenus pour mettre en morceaux ces outrages et rétablir l'honneur du sacerdoce et de la foi.

Enfin l'échec des fêtes de Rousseau provient d'eux et d'eux seuls.

La précision importe ici. J'insisterai donc : non seulement ces actes de défense religieuse sont l'œuvre de l'Action française et de ses admirables camelots du roi, mais elle est leur œuvre exclusive. Il n'existe aucune organisation religieuse ou patriotique qui ait le droit de s'enorgueillir de pareils faits d'action directe en l'honneur de l'Église. Action d'autant plus méritoire qu'elle a dû être payée par la prison, l'amende, les coups, le sang versé, les interruptions de travail, toute sorte de risques personnels et professionnels. Action qui peut ressembler à une duperie, car toutes les fois qu'elle se produit, elle semble étouffée de propos délibéré par les porte-paroles des associations religieuses que je m'interdis de nommer ici, certains affectant d'en rougir, et certains autres de l'ignorer. Mais peu importe, et même tant mieux, car il n'est pas mauvais d'être ou de paraître des dupes ! Dupes ou non, les actes restent et par eux-mêmes ils comptent. À supposer qu'il n'y ait de notre part qu'une habile machination d'apparences, il faut avouer que ces apparences à elles seules représentent d'appréciables réalités. Jamais des candidats n'auraient donné des promesses aussi voisines des réalisations. L'Action française garde jusqu'à présent le privilège d'inscrire sur ses drapeaux autre chose que des paroles.

Les témoins de l'Action française ce sont ses actes. Témoins qui se font assommer et emprisonner ! Beaux et rares témoins, que Pascal aurait crus. Ceux qui ont la croyance moins aisée que Blaise Pascal me permettront de leur dire encore :

— Eh! bien, soit ! Soit, les raisons de notre rencontre restent insuffisantes. Soit, ni l'éclat des résultats, ni leur abondance ne suffit non plus. Écartez donc le critère évangélique de la vertu de l'arbre, obstinez-vous à vous demander, avec l'entêtement de l'imagination et de l'idée fixe, si, malgré tout, il n'y a pas, chez nous, quelque chose, autre chose, et qui ressemble de près ou de loin à ce que racontent ceux qui flairent un piège ou qui prétendent même l'avoir vu de leurs yeux. Condescendons à examiner la question.

Ou la question est insoluble, et vous croirez cette infamie, une infamie en l'air, pour le seul plaisir de la croire, ou bien vous chercherez à savoir qui flaire et qui ne flaire pas, qui voit les pièges et qui les nie. Dans cet ordre de l'intuition, où les raisons ne comptent plus, une seule chose doit importer : le sens et le bon sens de l'appréciateur. L'on connaît déjà l'abbé Pierre et sa façon de lire ou de commenter. On connaîtra plus loin ses émules et l'on dira si leur méthode vaut beaucoup mieux.

À la faiblesse de la vue, de l'odorat ou de la pensée, ils ajoutent ce grand principe d'erreur ou de fantaisie : ils sont parties dans cette cause. M. Laberthonnière, est un moderniste condamné plusieurs fois par l'Église, M. Lugan a écrit une brochure contre nous dans une revue ésotérique et vaguement spirite, tous les autres empestent les ragoûts de la démocratie et du sillonisme. De tels antécédents ne plaident pas le sang-froid ni l'impartialité du témoignage. Enfin, un fait matériel, flagrant, auquel il faut s'arrêter un instant : ces Messieurs ignorent tout de nos personnes, de notre caractère, de notre existence. Ils ne nous connaissent pas plus que nous ne les connaissons. Ils n'ont pas d'autre information directe sur nous que celle qu'ils tiennent de la lecture de nos articles et de nos livres, et l'on peut imaginer comment ils la font. Ils sont donc livrés sur ce point au caprice fertile de l'idée préconçue.

Nous vivons en revanche en relations constantes et quotidiennes avec des catholiques, croyants et pratiquants, qui sont nos amis et nos compagnons de toutes les heures. Depuis quinze ans, ils nous prodiguent les marques d'une affection à laquelle nous espérons avoir correspondu. Ces catholiques, on ne saurait trop le redire, appartiennent à la règle la plus sévère, au groupe le plus militant. Ils sont aussi de ceux qui ont hasardé quelque chose de leur carrière, de leur avenir, de leur vie, pour l'honneur de la foi. Voici un professeur sorti de l'Université pour être allé saluer des religieux expulsés, voici un officier qui a brisé son épée pour ne pas violer la porte d'un sanctuaire, voici un défenseur d'église qui, aux Inventaires, s'est fait condamner à deux ans de prison. Ces hommes d'une rare trempe morale sont d'ailleurs bien connus, chacun dans son ordre, par la hauteur de la raison, la vivacité de l'intelligence et la fermeté du bon sens. De l'avis de bons juges, il n'y a pas à Paris un état-major politique qui, pour la réunion des talents et des valeurs, soit comparable à celui de l'Action française ; parmi les catholiques, l'un est ancien élève de l'École polytechnique, l'autre collectionne les diplômes de doctorat et d'agrégation universitaire, le troisième, fils d'une de ces longues lignées de soldats, comme en produit l'Ouest vendéen et breton, était cité par ses chefs pour un des espoirs de la jeune armée. À qui fera-t-on croire qu'ils aient pu vivre si longtemps près de nous sans prendre garde à nos embûches, et que leur œil, leur nez, leurs oreilles n'aient jamais perçu les indices d'un abominable et grossier complot tramé par nous contre la pensée catholique, quand l'œil, le flair, l'ouïe d'un Pierre ou d'un Laberthonnière les auraient pu saisir et déchiffrer sans difficulté, à longue distance de nos maisons, de nos bureaux, de nos salles de réunion ?

Ces catholiques d'Action française, on les confesse, on les dirige. Ils fréquentent les sacrements. Leurs guides spirituels ne se sont jamais aperçus que leur foi ou leur conduite eût souffert le moins du monde, ni qu'elle eût fait souffrir en rien l'Église de France. Pourtant, si, comme dit une des dupes de M. l'abbé Pierre, nous travaillons « avec une hardiesse débridée et une énergie inlassable à restaurer le paganisme en France et à dresser dans les cœurs des Français des autels à l'infamie païenne 17 », comment ce travail n'a-t-il été ni aperçu ni subodoré par les témoins de la première heure et du premier plan, dont l'intégrité catholique n'a jamais été contestée ?

Admettrons-nous un aveuglement momentané de leur part ? Soit encore : mais comment l'alarme, une fois donnée par M. l'abbé Pierre, ne leur a-t-elle pas ouvert les yeux ? Eût-elle été seulement spécieuse et justifiée au moindre degré, l'accusation devait nécessairement réveiller en eux le souvenir certain d'impressions correspondantes et confirmatives. Ils ne se sont rappelé rien de semblable. Au lieu de se souvenir et de réfléchir, ils ont ri ! Parfaitement : ces catholiques, si éprouvés, si réguliers qu'on les appelle les catholiques du Syllabus, ont éclaté de rire au nez de nos diffamateurs…

Même, ils nous ont fait, à nous, accusés, un crédit croissant, ils nous ont prodigué les marques d'une amitié de plus en plus affectueuse. Que le lieutenant de Boisfleury, en particulier, me permette de lui dire combien son attitude étonne et même révolte ce que j'ai, malgré tout, d'honnêteté obscure : n'est-ce pas lui, le beau premier, qui devrait m'accabler en consommant le triomphe de l'abbé Pierre ? Il doit savoir ce qu'il faut savoir, s'étant dévoué, de longues soirées, parfois des nuits entières, à la dure besogne du secrétariat de la rédaction. Souvent, seul avec moi, à l'Imprimerie, dans ces heures nocturnes où affluent les bonnes nouvelles, les nouvelles de nos succès, du triomphe des bons et de la déroute des pires, tous événements qui tendraient à démontrer le gouvernement temporel d'une providence, il m'a entendu m'écrier dévotement : « Il y a des dieux immortels ! » À quoi il se contentait d'opposer d'une voix grave : « Non, il n'y en a qu'Un… » Que fallait-il de plus pour le persuader que je conspire une renaissance du paganisme ?

Après ces amis et ces collaborateurs catholiques, il y a, tout voisins, établis aux degrés les plus variés de la hiérarchie religieuse, des prêtres savants et pieux, des moines de tous Ordres, les uns blanchis dans l'étude et l'obéissance, les autres dans la plénitude du zèle ardent de la jeunesse, il y a même des prélats universellement respectés et admirés, dont l'amitié pour nous ne fut jamais un mystère. Il leur est très facile, à tous, de connaître ce qui se dit, ce qui se fait, se pense à l'Action française. Pour être informés de première main, il leur suffit de demeurer en relation suivie avec nos meilleurs compagnons. Comment donc ces prélats, ces religieux, ces prêtres n'ont-ils pas su le premier mot du noir complot qu'allèguent M. Pierre et tous ses pareils ? Quand on leur en a rapporté le conte, comment n'en ont-ils cru absolument rien ? On ne dira pas que ces hommes d'Église soient connus pour une tendance quelconque au latitudinarisme : ils se trouvent être les plus fermes sur la doctrine, on les cite pour ceux « dont la délicatesse est extrême, toute l'Église le reconnaît, non seulement en charité mais encore et plus encore en intégrité de foi 18 ». En constatant et en condamnant l'incroyance de tel ou tel de nous, ils déplorent à titre égal le manque de bon sens, le manque d'équité que dénotent les infamies colportées contre nous.

Seraient-ils égarés par l'affection ? À supposer que l'affection puisse les égarer au point où notre ennemi se montre égaré par la haine, encore est-il qu'ils aiment ce qu'ils connaissent : notre ennemi déteste ce qu'il ignore absolument. Qu'il ne dise pas : — Mais je connais bien leurs écrits ! — Les écrits qu'il diffame de manière honteuse sont précisément ceux qui nous ont valu quelques-unes des hautes amitiés qui nous honorent le plus.

J'appellerai aussi les morts dont le témoignage est incorruptible. Sur le cénotaphe idéal qui réunit au grand nom de Charette, à ceux des camelots du Roi Gripon et Lejeune, les noms d'André Buffet, de Frédéric Amouretti, du colonel de Parseval, de Richard Cosse et de tant d'autres nobles Français inséparables de l'historique de notre action, un nom s'inscrit avec une clarté de vertu et de gloire que nul n'égala jusqu'ici et que bien peu pourront atteindre par la suite, c'est celui de l'enseigne de vaisseau Jean Gabolde, du cuirassé Léon Gambetta, mort glorieusement, le 25 septembre 1911, dans la catastrophe du cuirassé la Liberté. Jusqu'ici nul des nôtres n'est tombé devant l'ennemi ; mais Jean Gabolde a succombé sous l'uniforme, à la tête de ses hommes, au secours de ses camarades et pour le service de la patrie. Le faible hommage que nous sommes en état de lui rendre doit consister à conserver son acte dans la mémoire de nos amis en perpétuant le lien qui l'unissait à notre pensée. C'est à lui qu'il faut demander si nous avons été ses « mauvais conseillers ».

Dix-huit jours après le désastre, j'ai reçu de Toulon cette lettre d'une singulière beauté.

12 octobre 1911.

Monsieur,

Le 25 septembre 1911, à cinq heures trente du matin, l'enseigne de vaisseau Jean Gabolde, du Léon Gambetta, était réveillé par les premières explosions de la Liberté.

Habillé en hâte, il arrivait sur le pont, premier officier de son bord. « Sans alarme », a témoigné un quartier-maître, il faisait mettre la chaloupe à la mer et disait à ses hommes : « On a besoin de nous là-bas. »

Et lorsque le commandant montait sur le pont, il voyait la chaloupe cingler vers la Liberté et l'enseigne, debout à son banc, les bras croisés et fixant le danger.

Quelques minutes plus tard, la chaloupe accostait la coupée de la Liberté. C'était à l'instant précis de l'explosion finale ; criblée de débris, elle coulait à pic avec tout son armement dont un seul homme fut sauvé.

Le premier corps retrouvé fut celui de l'enseigne Gabolde. Intact, il avait gardé sur la face un sourire de confiance et d'orgueil. Et lorsque quinze jours plus tard, on renfloua la chaloupe, la dernière relique qu'on en retira fut le galon de la casquette de l'officier. L'insigne du chef était resté à bord, attendant la prise du commandement d'un autre chef.

Cet enseigne de vingt-neuf ans — mon ami — était, Monsieur, un de vos fervents disciples. Dès longtemps il avait émondé son esprit de tout romantisme, il avait élu pour règle de sa conduite l'accomplissement journalier du devoir professionnel et, lucide jusque dans son dévouement, il voyait un but précis à atteindre et il y marchait droit.

Nous avons souvent, ensemble, lu et commenté vos ouvrages. Il en était tout imprégné et j'ai retrouvé dans ses papiers quelques essais très brefs où c'est à travers votre influence que s'affirme une âme ayant discipliné sa passion.

Aussi, Monsieur, je ne crois pas me tromper en vous adressant comme un hommage ces quelques détails sur sa mort, et je vous prie d'agréer l'expression de mon profond et reconnaissant respect.

Ces noms d'hommage et de disciple sont absolument inacceptables pour moi. Je ne les ai transcrits qu'afin de bien établir la vivacité et la force des amitiés qui s'étaient nouées entre la pensée de Jean Gabolde et cette Action française qui se doit maintenant de lui assurer une postérité intellectuelle et morale digne de le continuer. Les conscrits auxquels nous avons si souvent répété la vieille devise : au premier rang, voient par lui comment on se tient, comment on vit et comment on meurt au poste désiré par tous. À la prochaine occasion, par exemple, à la prochaine guerre, on saura ce que peut un si noble modèle sur les cœurs dignement préparés. On verra briller d'autres âmes qui auront aussi discipliné leur passion a l'école de nos idées. En attendant, que cette belle mort du jeune enseigne porte témoignage pour nous ! J'écrivais dans notre journal le 29 octobre 1911, et pour ainsi dire sur la sépulture fumante :

Les renseignements personnels que je me suis empressé de recueillir me font une obligation de compléter la fière et pure image qui risquerait d'être faussée par une omission de grave importance : Jean Gabolde était un catholique romain animé d'une foi profonde. Cette foi, m'écrit-on, était pratiquée avec une sérénité et une fermeté qui ne se sont jamais démenties.

Ni cette foi, ni l'accomplissement journalier du devoir professionnel, jusqu'au plus entier et au plus lucide des sacrifices, ne l'ont empêché d'être ainsi, de tout son cœur, de tout son esprit, avec ce qu'il y a de plus intimement essentiel à notre œuvre. La magnifique adhésion qui nous arrive d'outre-tombe — et de quelle tombe ! — n'empêchera point les sophistes et les rhéteurs de nous accuser de corrompre la jeunesse. Cet unique témoin suffirait à leur répliquer. Si d'ailleurs nos doctrines politiques, toutes pétries des idées de patrie et d'honneur, avaient ému ce héros de la jeune France, c'est qu'elles étaient déjà en lui dans la force du germe et dans la beauté de la fleur. Nous ne gardons que le très grand avantage moral d'avoir été admis dans la société constante d'un esprit et d'un cœur de cette élévation. Le drapeau de l'Action française en demeure impérissablement honoré.

J'avais le devoir de recueillir et de rappeler dans un ouvrage de défense l'honneur que nous faisait cet esprit inconnu mais étroitement uni à notre pensée, ainsi que j'en ai pu juger quand j'ai tenu entre mes mains quelques-uns de ses manuscrits 19.

Ainsi, quand le diffamateur est éloigné de nous, tant de corps et de fait que par les quiproquos risibles accumulés dans sa lecture et son commentaire, nos témoins sont moralement ou matériellement avec nous : ils ont le droit de nous désigner, d'un très beau terme de la langue catholique, comme « leur prochain » très direct. Nous les approchons et ils nous approchent physiquement ou non, mais de toute part. D'après certains mots mal compris, quelqu'un a supposé que nous étions obstinément résolus à ne rien connaître ni aimer en dehors de l'étroite enceinte d'un petit clan organisé sur le modèle d'une famille. C'est exagérer une idée que nous croyons juste : nous ne sommes pas convaincus que la « charité du genre humain » soit une passion d'usage habituel dans la vie ; selon moi, c'est de proche en proche que de tels sentiments prennent efficace et vigueur : la meilleure façon d'aimer et de connaître l'humanité est de connaître et d'aimer son frère d'abord. Ces frères, ces amis, ces lecteurs, dont la foule cordiale nous presse, méritent bien qu'on les écoute les premiers si l'on tient à se faire une idée équitable de nos actions.

Chapitre II
L'incroyant et le bienfait du catholicisme

Ces points généraux bien réglés, il me faut dire tout de suite qu'il reste une grosse difficulté et un fardeau assez pesant, dont je juge mieux que personne. Il y a moi. Que penser et dire de moi ?

J'ai montré, à propos de folles citations et de commentaires extravagants, les bons côtés de l'homme si facilement accusé d'attentats sacrilèges et d'assassinats par persuasion. Regardons maintenant au revers de cette médaille. Pas plus que je n'accepte la réputation d'ennemi déclaré ou perfide du catholicisme, d'autant moins supportable qu'il ne m'est jamais arrivé d'enseigner ou d'approuver rien qui fût une invitation ouverte ou dissimulée à en combattre les croyances ou à s'en détacher, je n'ai aucune envie de me mettre en niche comme un petit saint, et l'on va voir quels torts seraient certainement relevés contre moi du point de vue de la foi catholique.

Des directions intellectuelles que j'ai suivies, l'une m'a déçu, et c'est la plus ancienne de toutes, celle que j'ai courue avec l'intérêt le plus passionné ; dans la poursuite de la vérité première et dernière, je n'ai pas trouvé ce que je cherchais. Mais je ne me suis jamais vanté de tenir cette vérité, et les gens qui m'accusent de produire un enseignement philosophique ou religieux particulier ne savent pas l'impossibilité qu'ils dénoncent. Qui connaît un peu ma pensée la tient pour incommunicable, son « paganisme » se réduit à représenter par le signe concret des images divines la position et renonciation pure et simple du grand problème.

Ce problème, il est vrai, m'avait attiré fort jeune et de façon si vive que je ne distingue pas toujours, dans mes souvenirs, le moment où ma foi s'affaiblit de l'heure où ma raison demeura muette devant ses propres objections aux moyens de mettre en rapport l'ordre humain et l'ordre divin.

Mes points de départ essentiels sont dans la manière de penser de Pascal, que je connus dès l'enfance. Quelques lignes de lui, trouvées dans un recueil de « Morceaux choisis », marquèrent ce premier éveil. Son commerce eut peut-être le défaut de me tenir orienté même malgré moi vers le double objet de la spéculation cartésienne : d'un côté, le mystère de l'immense monde visible, d'autre part, l'impatiente et impérieuse exigence de l'esprit pur. Quand Pascal débordait ces deux ordres de considération, il débordait aussi la capacité d'un très jeune esprit, d'ailleurs fermé à son mysticisme elliptique.

Après Pascal, je découvris, à peine adolescent, un aperçu de la philosophie de Kant dans les résumés qu'en ont donnés Mme de Staël, puis Henri Heine. L'étude que je fis de lui me procura ensuite autant de déceptions que son maître anglais Hume me valut au contraire de vifs plaisirs d'intelligence. Avec Kant, je n'eus que le choix des irritations de deux sortes que me causèrent sa Raison pure et sa Raison pratique, dont je me reposai dans l'excellente Critique du jugement, relative à la philosophie des beaux-arts. Toutefois sa manière de penser ne laissa point de m'influencer comme toute ma génération. Ce que, à dix-huit ans sonnés, j'entrevis du thomisme m'a toujours apparu comme au travers d'une glace. Beauté distincte, inaccessible. Les années de travail et de méditation passées à agiter les antinomies ne représentent donc que des satisfactions de critique maligne ou de clarté assez stérile. Tel aura été tout le fruit de mon stade philosophique. Je n'en trouve aucun autre. Le Positivisme lui-même, abordé à la fin, n'a jamais pu me rallier à son dogme central : j'ai toujours contesté à Auguste Comte le passage nécessaire de l'esprit humain par la série des trois états de théologie, de métaphysique et de science. Mon enquête ne m'a conduit qu'à des synthèses extrêmement subjectives. En bref, je n'ai pas abouti. En esthétique, en politique, j'ai connu la joie de saisir dans leur haute évidence des idées-mères; en philosophie pure, non.

Quant à l'argument historique, par lequel tant d'autres ont été conservés à leur foi, l'action en était annulée d'avance : l'esprit qui craint d'être abusé par les formes de la raison, déçu par les cris de la conscience, en méfiance même sur le témoignage des sens, songera difficilement au secours de l'histoire pour ressaisir un absolu qui échappe de toute part.

Je fus sauvé de l'angoisse métaphysique parce qu'à aucun moment, je n'avais cessé de me sentir intéressé jusqu'à la passion par la critique littéraire et par les soucis du patriotisme français. Le jargon des écoles philosophiques avait eu beau me gâter le style en un âge où il aurait dû se former et mûrir : ni la magie des poètes et des écrivains, ni la splendeur des arts n'arrêtèrent de me soutenir et de m'exalter. En même temps, un intérêt inexplicable (un intérêt dont ne rend compte ni ma situation d'écolier solitaire, sans biens à acquérir, sans fortune à défendre, n'ayant rien désiré que d'intellectuel, ni ma condition de nouveau venu à Paris, d'une modeste bourgeoisie de petite ville éloignée), un intérêt pourtant très fort et qui dut procéder de quelque instinct profond, m'attachait et me suspendait, de plus en plus, à cette poignante question de l'ordre social et du salut politique français. Déçu, un peu perdu et désemparé par l'échec essuyé chez les philosophes, il me restait deux accès vers la vie.

Comme l'esprit que je portais dans l'une et l'autre voie était alors vidé de la foi et du sentiment religieux, il eût peut-être convenu à certains logiciens 20 que j'y portasse également un esprit d'hostilité au catholicisme, mais ici je dois avouer que, l'eussé-je dû, je ne l'aurais pas pu.

Non que les facilités matérielles m'eussent manqué. Né conservateur et catholique, l'idée de mettre en rapport de synthèse les sentiments traditionnels du monde de droite et des idées philosophiques, historiques ou scientifiques professées à gauche ne me serait vraisemblablement pas venue, si, de ma vingtième à ma trentième année, je n'avais tout d'abord vécu au contact perpétuel et familier de l'adversaire, parmi des parlementaires méridionaux plus ou moins radicaux, ensuite sur les frontières du monde juif. La faveur des maîtres du jour n'eût guère dépendu que des concessions qu'il m'aurait convenu de faire. Mais le goût décidé pour un certain nombre d'idées qui, par d'étranges faits-exprès, n'étaient jamais celles dont on m'aurait su gré, m'a toujours mis en contradiction, et quelquefois en lutte, avec ces premiers compagnons. En 1898, l'affaire Dreyfus sonna la décision de l'âge mûr : tout comme, quatre années plus tôt, ma passion provincialiste m'avait fait solennellement expulser du cercle officiel des Provençaux de Paris, les relations qui m'étaient chères furent alors rompues par conviction antisémite et par horreur extrême du parti de Dreyfus. Ni dans un cas ni dans l'autre, il n'y avait eu froissement de personnes ni d'intérêts, mais simplement le goût et le soin des idées.

Le même goût et le même soin me gardaient d'attaquer le catholicisme.

Comment l'aurais-je fait ?

Mes idées sociales et politiques tendaient à la défense du Foyer, du Métier, de la Cité, de toutes les institutions qui composent un ordre et soutiennent la société et la France. Croyant ou non croyant, comment méconnaître que cette France était la fille de ses évêques et de ses moines ? Quand tout en serait oublié, leur nom demeurerait inscrit sur une terre qu'ils ont modelée. Les appellations de la carte restent le trophée continu de la victoire et du labeur ecclésiastiques. Cette religion à laquelle nous devons l'organisation et la conservation du pays, n'a pas cessé d'être le centre de la plus ferme résistance aux divers efforts d'anarchie et de révolution qui l'abaissent depuis cent ans. L'esprit civique et social retrouve dans la moelle de l'enseignement catholique toute la critique des usurpations de l'État moderne, il y retrouve encore la censure et la dérision des idées de libéralisme et d'égalitarisme politique, de nivellement international, dont l'intelligence française doit venir à bout ou périr.

Même accord, mêmes harmonies quant aux idées de salut, qu'il s'agisse de maintenir la propriété, de continuer l'hérédité ou de sacrer l'autorité. La tradition m'apparaissant comme le plus précieux des biens, non seulement d'un Français, mais d'un homme soucieux de ne pas tourner à l'état sauvage, cette tradition éclatait non point seulement défendue ou vantée, mais incarnée dans le Catholicisme, qui en faisait en quelque sorte sa mémoire et la moitié de sa pensée. Dans mon culte juvénile pour la science, il me fallait bien admirer cette organisation spirituelle unique presque toute-puissante pour le progrès universel, alors surtout que je comparais l'Église romaine, — avec ses prêtres et ses moines si éveillés, actifs et prompts dans le service de la raison sacrée ou profane, — à la poussière des conglomérats religieux similaires, chrétientés de l'Orient paresseusement enfoncées dans leur incurie, sectes d'Amérique ou de Russie agitées par les convulsions et les tremblements. Le point de vue humain de la civilisation générale fortifiait mon premier point de vue national et c'est non seulement de la formation des Français, mais des progrès de l'homme même qu'il fallait faire honneur à ce grand esprit religieux.

Des attaches plus tendres m'auraient aussi retenu, je l'avoue, elles auraient communiqué aux vues générales l'humble pathétique du souvenir personnel, si l'idée d'une ingratitude, qui n'a pu me venir, s'était présentée à mes yeux. Ces hommes droits et simples, parmi lesquels certains esprits supérieurs, que j'avais suivis dans mon enfance et dans ma jeunesse comme des guides et des amis, n'avaient de titres qu'à mon respect, et je ne saurais dire d'où j'aurais pu tirer un mot blessant ou un signe hostile pour les pasteurs qui avaient assisté au dernier moment, sans exception connue de moi, tous les miens. La coïncidence ordinaire de leurs conseils et de leurs maximes avec toutes les convenances privées et les nécessités publiques, aurait suffi à désarmer une hostilité dont j'aurais recherché en vain la raison, la cause, le grief matériels. Je n'étais pas moins sans défense contre une beauté morale éclatante. Cette prédication qui ne tend qu'à élever et à épurer, cette éducation méthodique de la conscience, dont l'objet est de raffiner et d'en développer les délicatesses secrètes en l'unissant par toutes sortes de liens concrets au type d'une perfection idéale, comment et pourquoi l'aurais-je traitée en ennemie ?

Enfin les systèmes religieux que proposaient la voix du siècle et le murmure des écoles comportaient au grand complet toutes les difficultés que j'avais rencontrées dans son dogme théologique ; mais, il fallait me rendre compte que ces systèmes allaient en diminuant de grandeur à proportion qu'ils s'éloignaient du formulaire catholique : un monothéisme dépouillé des magnificences de l'Incarnation ; un christianisme arraché aux autels brillants et doux de la Vierge, appauvri de la Communion des vivants et des morts, ceux du moins dignes de survivre, ou dans lequel on a biffé le Purgatoire, le lieu de l'épreuve et de la consolation, comme pour contester aux âmes le droit, si naturel, le bonheur, si touchant, de mériter et de souffrir pour les autres âmes… À la dégradation du dogme s'ajoutaient, à perte de vue, le dessèchement du culte, l'énervement de la discipline morale et la perte de l'unité, enfin ces caractères de laideur et de dénuement que présente l'histoire des schismes dans toutes les nations d'Europe et d'Asie. En vérité, il est impossible d'avoir été moins tenté que je ne le fus !

C'est même en sens contraire que furent sollicitées toutes mes ressources d'aversion et de haine. Mais, avec quelle force ! On ne peut s'en douter quand on n'a pas vécu sur certains points de Paris à la fin du XIXe siècle, où l'esprit juif et protestant se sont montrés à vif. Cette sinistre vérité finira bien par être sue. On verra quelle intrigue conquérante se préparait. Je ne sais s'il faut parler d'un complot des volontés ; il y eut au moins le confluent de plusieurs courants d'idées, venues les unes de l'État et de l'administration de la République, les autres d'imposantes coteries académiques et mondaines, qui tendirent à établir, bien autrement que par des lois ou des décrets, quoique par des moyens tout aussi matériels, mais, étant obliques, plus sûrs, non seulement la déconsidération, le mépris du catholicisme, mais l'estime, l'honneur et la vénération de toutes les dissidences qui ne pouvaient se définir ou s'allier qu'en le combattant. Heureusement c'était très bête. Mais ce n'était pas faible, et on allait très loin. Le rêve d'Edgar Quinet se réalisait, tel qu'il avait été rêvé avant 1870 :

Un acte, une œuvre… une alliance de tous les esprits libres de la terre pour l'affranchir en commun de l'esprit qui la possède et la stérilise.

Quel esprit ? L'esprit du moyen âge, celui de l'Église.

Je m'adresse, disait Quinet, à toutes les croyances, à toutes les religions qui ont combattu Rome : elles sont toutes (qu'elles le veuillent ou non) dans nos rangs, puisqu'au fond leur existence est tout aussi inconciliable que la nôtre avec la domination de Rome. Qu'y a-t-il de plus logique au monde que de faire un seul faisceau des révolutions qui ont passé dans le monde depuis trois siècles, de les réunir dans une même lutte, de reparaître ainsi sous le soleil pour achever la victoire sur la religion du moyen âge ? Le malheur de la Révolution française, c'est de s'être isolée des révolutions qui l'ont précédée. Réparons cette faute 21

Quinet voulait faire la somme des dissidences, des hérésies.

Telle que MM. Buisson, Ferry, Pécaut, Steeg, essayèrent de l'imposer à l'intelligence française dans un effort dont nous avons vu de nos yeux, les débuts et les échecs, cette somme des négatifs de l'histoire philosophique et religieuse, eut le solide privilège de m'inspirer une hostilité presque furieuse. Je me sentais toujours moralement certain de rencontrer de ce côté tout ce qui méritait mon inimitié en matière morale, politique, littéraire même. Il n'y avait, pour ainsi dire, qu'à taper les yeux fermés, et à corps perdu, dans le tas, on était sûr d'atteindre une erreur malfaisante ou de sombres folies indignes du jour. Inversement, je ne pouvais me donner le plaisir d'envoyer un carreau bien forgé, aigu et bien pointé sur quelque ennemi détestable sans faire crier les ennemis du catholicisme presque tous à la fois. Ainsi, sans qu'il y eût délibération de ma part, la position des camps et des doctrines en présence, la force des choses et la logique des idées me rendaient tour à tour anti-protestant, anti-juif, anti-maçon et, loin de me porter à l'anti-catholicisme, j'étais pro-catholique presque sans le vouloir ; la situation ne cessait de me tourner à rendre un certain nombre de services indirects à la cause que l'antagoniste commun s'accordait toujours à viser.

Ainsi j'ai défendu l'Église. Sans titre et peut-être sans droit, certainement sans grande force, mais enfin de mon mieux et tant que je l'ai pu. Je ne pouvais la défendre que de l'endroit où j'étais, de la position que j'occupais et qui, pour un fidèle, n'était assurément ni forte, ni brillante. Cependant j'y étais, et je n'étais pas autre part, c'est de là qu'il faut regarder pour voir ce que j'ai fait et comment je l'ai fait.

Je le vois aujourd'hui : du point de vue d'un abbé Pierre, mieux eut valu passer à l'ennemi, me faire huguenot, solliciter l'initiation d'une loge, ou même (telle étant son insatiable férocité) m'offrir en sacrifice au baptême juif. Mais je ne sais pas être absurde, voilà le genre d'héroïsme dont je suis le plus démuni. De combien de façons faudra-t-il répéter que le silence de la pensée religieuse ne pouvait éloigner de moi l'idée plus ou moins nette, plus ou moins haute, toujours forte, du profond bienfait catholique? Ni la haine, ni l'ingratitude à l'égard de la religion n'auraient germé en moi d'elles-mêmes, et je doute qu'on réussisse à les y faire entrer à coups de calomnie ou de diffamation, fussent-elles enfoncées par la main d'un homme d'Église.

M. Pierre et les siens peuvent continuer, je ne me ferai pas franc-maçon.

Chapitre III
Hécatée de Milet, M. Laberthonnière et les zouaves pontificaux

Le 15 août 1901, je publiais dans notre vieille revue L'Action française, une sorte de méditation philosophique ou, si l'on aime mieux, poétique. Une douzaine de pages qui m'étaient suggérées par trois ou quatre lignes du logographe Hécatée le Milésien et surtout par l'intéressant commentaire qu'en donnait, dans son livre sous les « formes littéraires de la pensée grecque », un jeune helléniste de beaucoup de goût et de talent, mon ami regretté M. Henri Ouvré 22.

Après Henri Ouvré, j'avais admiré chez le vieil Ionien un ton de modestie et d'enthousiasme scientifiques, l'accent de sa foi, la nuance de son dédain à l'adresse des gens qui parlent des choses sans les savoir :

Moi, Hécatée le Milésien, je dis ces choses et j'écris comme elles me paraissent ; car, à mon avis, les propos des Hellènes sont nombreux et ridicules…

Henri Ouvré, pour souligner l'importance de cette attitude dans l'histoire des sciences historiques et géographiques, ajoutait que le texte montre comment les sages du temps d'Hécatée « connurent par occasions l'allégresse que nous donne la vérité, la possession du renseignement petit, mais indestructible, atome qui restera identique dans toutes les synthèses futures… » L'excellence de la perspective ainsi ouverte sur une époque où la science et la fable se confondaient encore me fit renchérir, tant sur Ouvré que sur son vénérable inspirateur ; je me laissai aller à généraliser dans une sorte de lyrisme, puis à tirer de ce vieux texte une application au présent :

Avoir raison, c'est encore une des manières dont l'homme s'éternise : avoir raison et changer les propos nombreux et ridicules de ses concitoyens, Hellènes ou Français, en un petit nombre de propositions cohérentes et raisonnables, c'est quand on y réussit, seulement sur un point, le chef-d'œuvre de l'énergie…

Ainsi je comparais la raison à la force, mais pour humilier la force, pour en faire l'inférieure de la raison.

La « méditation » intitulée « l'avantage de la science » ne s'arrêtait pas là et je la portais du domaine de l'histoire et de la géographie dans celui de la politique pure :

Quelles que soient nos origines et quelles que soient nos méthodes, même quelles que soient nos philosophies divergentes, il est en politique des vérités que tout établit, que rien ne dément et contre lesquelles le verbiage de l'orateur et la manœuvre de l'intrigant ne feront que pitié. Elles triompheront ainsi que triomphèrent les renseignements d'Hécatée, au fur et à mesure que le monde sentira le besoin de les vérifier.

Là-dessus, je montrais que les « propos nombreux et ridicules » soufflés par les nuées de 1789 aux modernes Hellènes devaient certes inspirer un vaste dégoût. Mais l'avenir n'est pas à l'absurdité, même autorisée par le nombre. Le monde aura besoin de la vérité politique, comme il a eu besoin de la vérité historique et géographique : et alors il la cherchera, et, alors, il l'apercevra. Les peuples serrés à la gorge par le besoin seront forcés d'étudier l'organisation nécessaire : « Heureux qui, averti par les ruines d'autrui, se mettra le premier à ce salutaire examen ! » Ainsi, me rassurais-je. Faisant retour sur la France et l'Action française j'ajoutais pour le groupe infime que nous formions il y a douze ans :

Aujourd'hui nous ne voyons pas l'avantage de nos paroles. Nous étant donné la peine d'étudier et de réfléchir nous savons : et le savoir ne nous sert de rien. Je veux dire qu'il ne sert de rien à notre patrie. Ceux que nous avions convaincus ont encore dans l'oreille le poids de nos discours ; ce plat rhéteur qui passe, ce chiffon de papier, n'importe quelle distraction le leur fera oublier. Quoi d'étonnant ? Deux cent mille cadavres ont jonché nos campagnes voici trente ans 23 : mais ils n'ont pas encore persuadé nos concitoyens de la vérité qu'ils montrèrent à Renan : que la démocratie est le grand dissolvant de l'institution militaire. Ce sont des patriotes qui flattent la démocratie ! Vainement M. de Vogué, dans la Liberté, l'autre soir, à propos des notes de Villebois-Mareuil au Transvaal, invoquait-il ce beau témoignage taché de sang. Il n'y a pas encore d'intérêt assez vif pour faire préférer aux fables politiques une vérité politique. Comme pour la géographie du temps d'Hécatée, c'est de fictions que le public a faim et soif, c'est de fictions que les fournisseurs de ce public se sont approvisionnés le plus largement ; oui, le meilleur de ce public, le meilleur de ses fournisseurs, je dis les royalistes et je dis les nationalistes.

Paroles pessimistes qui, certainement, sont outrées. L'accueil que depuis douze ans le public patriote a fait à nos exposés ne permettrait plus de parler de la sorte. Si les peuples sont négligents, distraits et frivoles, il y a en France une élite qui comprend et qui n'oublie pas. L'élite royaliste et l'élite nationaliste ont montré qu'elles ne méritaient à aucun degré nos graves reproches. Mais à gauche et à droite de cette légion résolue à tout, il existe en France, comme partout, une masse d'hommes occupée de son pain ou de son plaisir quotidiens et qui ne sera jamais attentive à son intérêt le plus général et le plus profond.

C'est pour elle que le régime républicain est cruel : car un tel régime la suppose capable de pourvoir spontanément à son propre salut et, comme cela n'est pas vrai, ce régime, si actif quand il ne s'agit que de sa défense, est sans action pour la défense du pays qui demeure découvert et démantelé. Le pays sera-t-il capable de sentir quelque jour, unanimement, cette fatale infériorité politique et militaire de la démocratie ? Ou, sans se soucier des sentiments qu'éprouve le pays, devra-t-on commencer par le débarrasser de la démocratie et lui rendre, de force, les conditions de la santé, de la puissance et du bonheur ?

Dans cette préoccupation j'écrivais :

On pourrait imposer la vérité de force. Les dégâts que pourrait entraîner cette imposition seraient de peu en comparaison de tant de dégâts futurs qu'elle épargnerait. Je ne crains pas de dire que, pour un esprit libre et un bon esprit, voilà l'espoir le plus sacré.

Et, notre dette envers l'intérêt national à peine réglée par ce recours au coup de force libérateur, je revenais à mon sujet, c'est-à-dire à l'apologie de la vérité, de la vérité sans défense matérielle, de la vérité toute nue, de sa force, de sa valeur, de son « indestructible » et perpétuelle solidité :

Mais cet espoir peut être trompé. L'énergie organisatrice peut ne point faire son coup d'éclat au temps nécessaire. Elle peut le faire et le manquer. Elle peut ne point le manquer, et son entreprise commencée finir mal. Car tout est possible. Ce qui est impossible, c'est que l'art, c'est que la science de la politique, plus nécessaires chaque jour, se composent sur d'autres bases que celles que nous ont déterminées nos maîtres et que nous essayons d'affermir après eux : de nos petits faits bien notés, de nos lois prudemment et solidement établies, de nos vérités incomplètes, mais en elles-mêmes indestructibles, de là et non d'ailleurs, la science politique s'élèvera. Nous sommes — à trois ? — à quatre ? — à cinq ? — à dix ? — nous sommes Hécatée le Milésien. Placés aux commencements de notre science, nous avons néanmoins le droit de répéter la fière et dédaigneuse profession du savoir : « Moi, Hécatée le Milésien, je dis ces choses et j'écris comme elles me paraissent, car, à mon avis, les propos des Hellènes sont nombreux et ridicules. »

Répétons cela fermement.

Il serait difficile d'écrire un acte de foi plus net et, je pense, plus énergique dans l'autonomie de l'esprit, dans la résistance essentielle de la raison de l'homme, roseau pensant que l'univers peut tuer, mais qui tient le dépôt d'une vérité immortelle.

Eh ! bien, c'est d'après cette page, c'est d'après deux mots de cette page, dont le tort est peut-être de parler avec une passion presque orgueilleuse et une confiance presque arrogante des irréductibles prérogatives de la pensée, c'est là-dessus que M. Laberthonnière imagine de m'adresser l'incroyable reproche d'avilir la raison et l'esprit de l'homme sous les forces matérielles !

Isolant de mon texte une ligne, une seule, celle où je dis qu'on pourrait imposer la vérité par la force, il suppose que j'entends par là non le contenu, non l'expression extérieure, non, à vrai dire, la conséquence matérielle de la vérité, d'une vérité politique et toute pratique, non ce régime de bienfaisance et de salut qui, en durant, établirait l'évidence de son bienfait et saurait conquérir le suffrage des cœurs, mais exactement le contraire : la vérité que je voudrais imposer de force, ce serait une idée, un culte, une foi !

Il écrit donc sans rire que les catholiques qui nous font l'honneur de sympathiser avec nous sont égarés par la promesse d'un triomphe matériel de l'Église, ce qui, en dernière analyse, dit-il, avec une justesse fort comique « aboutirait à en faire » (de l'Église) « une sorte de mahométisme s'imposant d'abord par le sabre… » Encore ces catholiques comptent-ils sans ma déloyauté profonde. M. Laberthonnière, qui n'est point dupe, lui, « sait » très bien que mon sabre, à moi, mon cimeterre, mon yatagan, ce n'est pas au service de l'Église que je le mettrai. Pas si bête ! Le culte que j'imposerai ainsi ce sera « peut-être » dit M. Laberthonnière, « la religion positive du grand Être humain… »

Le lecteur est prié de se dire que je n'embellis rien. Ces imaginations de M. Laberthonnière sont écrites en divers endroits de son livre, notamment à la page 391, avec mon texte dûment tronqué 24, suivi de ma signature et d'un renvoi à la revue d'Action française (tome V, p. 296), à quoi, je le suppose, l'auteur espère bien que nul ne se référera. Ce qu'il y a dans notre tome V, page 296, je viens de le dire : sans montrer à M. Laberthonnière tous les vices de sa manière de me citer (changement de temps dans un verbe, une vingtaine de mots supprimés), je crois avoir montré que le sens qu'il me prête n'est pas différent du mien, car il en est tout le contraire. Il me fait dire : « Crois ou meurs. » J'avais dit que la vérité, même purement politique, est supérieure à la mort.

Il est au-dessus de mes forces de donner à M. Laberthonnière les qualités qui lui reviennent, et je le laisserai s'en aller sans un mot. Mais je dis au lecteur :

— Voilà de quoi sont faites les imputations qui ont eu cours sur notre pensée. Voilà sur quoi se fondent les jugements auxquels on a tenté de donner crédit. J'ai choisi un sujet très simple, très clair et qui, en lui-même n'était susceptible d'éveiller aucune passion ; car, enfin, il ne semble pas que personne ait aucun intérêt à conter cette bourde que je suis musulman et, sauf M. Lucien-Victor Meunier 25 dans son ineffable journal, on ne s'était guère avisé de dire qu'un écrivain qui discute matin et soir, sans grand désavantage, ait l'obsession de verser de l'huile bouillante et du plomb fondu dans la gorge de ses contradicteurs. Sur un thème aussi neutre, aussi indifférent, aussi simple, les divagations de M. Laberthonnière ne peuvent résulter que d'une vraie concupiscence de l'erreur. S'il la choisit à ce point de simplicité, de grossièreté, d'évidence, c'est bien qu'il l'aime. À plus forte raison doit-il se tromper ou tromper, se méprendre ou fausser les termes en présence quand il s'agit d'une matière aussi complexe que la haute philosophie religieuse. J'en avertis donc le public, et j'ai le regret d'appliquer à M. Laberthonnière ce qui fut dit à M. Reinach : qui fraude en plein midi sur le port de Palerme, fraudera d'autant mieux à Londres, à onze heures du soir. Chaque mot tracé par sa main se désigne à la vigilance de la police intérieure de nos esprits.

Quant à ce qui ne rentre pas dans la catégorie de la fraude pure, on peut le ramener à un genre de faiblesse d'esprit qu'explique la passion 26. Ce lettré raffiné, ce métaphysicien enivré, aura pu se faire l'écho d'une des calomnies les plus stupides qui aient été élevées contre l'un de nos collaborateurs. L'abbé Pierre avait dit en parlant de l'épée crucifère qui a été placée sur la couverture de la première édition de L'Homme qui vient, de notre ami Georges Valois :

Regardez la croix ci-contre, gravée en tête du volume, et vous reconnaîtrez sans peine que cette croix, qui porte la devise In hoc signo vinces 27, n'est autre chose qu'un poignard, le symbole exact de tout l'ouvrage composé tout exprès pour démontrer que c'est par la violence que le surhomme triomphe.

Sans rien vérifier, ni voir, ni écouter, M. Laberthonnière s'est hâté de faire chorus :

Sur la couverture du livre de M. G. Valois : L'Homme qui vient, on aperçoit une figure qui ressemble à une croix. Quand on regarde de plus près, on se rend compte que cette croix est un poignard, et sur la lame on peut lire alors : In hoc signo vinces. Un mot revient toujours sous la plume de ces messieurs : « Il n'y a qu'une seule vraie vertu, la force » ; c'est le plus fort qui a raison.

Renseignements pris, le poignard diabolique, l'épée crucifère hantée des démons nietzschéens, n'est autre que « l'insigne des zouaves pontificaux 28 ».

Chapitre VI
Proudhon

L'Europe s'en mêle. Une suffragette ardente que je me plais à supposer jeune et jolie, car elle m'appelle « a young man of high culture and ability 29 » et qui tient avec éloquence et autorité la rubrique Lego et penso à la revue The New Freewoman, de Londres, Mme ou Melle Benj. R. Tucker, s'écrie au numéro d'octobre 1913 en brandissant une page révolutionnaire de Proudhon :

« Ceci en main » nous pouvons « démolir l'audacieuse prétention des néo-royalistes », et les « anarchistes peuvent répondre à Charles Maurras ainsi qu'à tous ses suiveurs : — Non, l'auteur de L'Idée générale de la Révolution au XIXe siècle, notre grand Proudhon, il n'est pas à vous ; il n'appartient qu'à nous ! »

Le bruit de nos usurpations aura donc passé le détroit comme il a franchi les montagnes, depuis la fondation du « Cercle Proudhon ». Qu'est-ce que le Cercle Proudhon ?

Écoutons, comme nous l'avons fait, l'abbé Pierre, et nous lirons ensuite les pièces du procès.

Au contraire de notre contemptrice de Londres, M. l'abbé Pierre ne pense pas du tout que nous ayons voulu associer le nom de Proudhon ou son œuvre aux intérêts de la réaction ; non, non, assure-t-il, le cercle Proudhon a été fondé à l'Action française pour avilir le catholicisme et corrompre les catholiques en les abêtissant. Tel étant notre « but caché mais toujours présent », la réalisation de ce « plan de campagne habilement organisé » ne peut être signée que de moi. Je suis le fondateur et l'âme du Cercle : mon « fertile génie » a nécessairement conçu et mis sur pied la machine nouvelle appliquée à une fin abominable, mais certaine : n'ai-je pas présidé la séance inaugurale du Cercle ? et le premier des Cahiers du Cercle Proudhon ne commence-t-il pas par un article de moi 30 ? Si l'on doutait, voici le troisième et dernier argument qui correspond à merveille aux habitudes de mon esprit : pendant que je donnais ainsi mon patronage, je m'attachais à m'en dégager et m'efforçais de tirer mon épingle du jeu !

« Prudemment », dit M. Pierre, l'article commençait par ces mots : « Les idées de Proudhon ne sont pas les nôtres… » Simple, mais satanique précaution de langage destinée à tromper les humbles. Elle ne trompera point notre Argus. Pourtant qu'eût-il pensé s'il eût ouï les autres précautions plus subtiles encore dont mon discours inaugural était émaillé !

Il ne me reste rien de cette conférence moitié lue, moitié parlée, d'après des notes que je n'ai plus ; mais l'article a été heureusement conservé. En le relisant aujourd'hui, je dois convenir tout de suite que ma rouerie a si bien dépassé la mesure des habiletés concevables que je m'y trouve pris. Les lignes que voici expriment bien les idées que je me connais sur Proudhon :

Les idées de Proudhon ne sont pas nos idées, elles n'ont même pas toujours été les siennes propres. Elles se sont battues en lui et se sont si souvent entre-détruites que son esprit en est défini comme le rendez-vous des contradictoires. Ayant beaucoup compris, ce grand discuteur n'a pas su tout remettre en ordre.

Il est difficile d'accorder avec cet esprit religieux, qu'il eut vif et profond, sa formule « Dieu, c'est le mal », et dans une intéressante étude du Correspondant 31, M. Eugène Tavernier nous le montre fort en peine d'expliquer son fameux « La propriété, c'est le vol ». Nous remercions Proudhon des lumières qu'il nous donne sur la démocratie et sur les démocrates, sur le libéralisme et sur les libéraux, mais c'est au sens large que notre ami Louis Dimier, dans un très beau livre, l'a pu nommer un « Maître de la Contre-Révolution ».

Proudhon ne se rallie pas à la « réaction » avec la vigueur d'un Balzac ou d'un Veuillot. Il n'a point les goûts d'ordre qui dominent à son insu un Sainte-Beuve. Ses raisons ne se présentent pas dans le magnifique appareil militaire, sacerdotal ou doctoral qui distingue les exposés de Maistre, Bonald, Comte et Fustel de Coulanges. La netteté oblige à sacrifier. Or, il veut tout dire, tout garder, sans pouvoir tout distribuer ; cette âpre volonté devait être vaincue, mais sa défaite, inévitable, est disputée d'un bras nerveux. On lit Proudhon comme on suit une tragédie : à chaque ligne on se demande si ce rustre héroïque ne soumettra pas le dieu Pan.

Son chaos ne saurait faire loi parmi nous, et nous nous bornerions à l'utiliser par lambeaux si ce vaillant Français des Marches de Bourgogne ne nous revenait tout entier dès que, au lieu de nous en tenir à ce qu'il enseigne, nous considérons ce qu'il est.

On voudrait assister d'ici aux impressions de lecture de quelques-unes des dupes de M. l'abbé Pierre, pour demander que leur en semble : mes prudences leur apparaissent-elles sincères ou non ? Il me semble à moi que ces lignes disent la vérité. Proudhon s'y trouve mis à part des Maîtres de la Contre-Révolution. Pour les défaillances de sa méthode et pour les désordres de son esprit, il est aussi tenu à l'écart du grand courant de la tradition nationale. Ce qui est distingué, enfin, avec une netteté presque brutale, et comme séparé des sympathies qu'éveille sa personne, c'est son « enseignement » : avant de s'exprimer sur l'homme, on a partie exclu, partie réservé sa doctrine.

Un peu plus loin, on le déclare « débordant de naturel français », mais les mots qui développent ce point de vue commencent par une nouvelle réserve aussi formelle que les précédentes :

Abstraction faite de ses idées, Proudhon eut l'instinct de la politique française : l'information encyclopédique de cet autodidacte l'avait abondamment pourvu des moyens de défendre tout ce qu'il sentait là-dessus.

Or, de quelle « politique française » est-il question ici ? Et en quoi l'instinct qu'en avait Proudhon coïncide-t-il avec nos idées ? Pourquoi cet instinct est-il qualifié par nous de « sentiment » et sentiment « fort » de l'intérêt national ? C'est ce qui apparaît par la suite de l'article, que M. l'abbé Pierre se garde bien de citer :

… Là-dessus Proudhon est si près de nous que Jacques Bainville, en tête de son écrasant réquisitoire contre les hommes de la Révolution et de l'Empire, à la première page de Bismarck et la France a pu inscrire cette dédicace : « À la mémoire de P.-J. Proudhon qui, dans sa pleine liberté d'esprit, retrouva la politique des Rois de France et combattit le principe des nationalités ; à la glorieuse mémoire des Zouaves pontificaux qui sont tombés sur les champs de bataille en défendant la cause française contre l'unité italienne à Rome, contre l'Allemagne à Patay. » — Quoi ? Proudhon avec les Zouaves pontificaux? — Oui, et rien ne va mieux ensemble ! Oui, Proudhon défendit le Pape ; oui, il combattit le Piémont. Au nez des « quatre ou cinq cent mille badauds » qui lisaient les journaux libéraux, il s'écriait, le 7 septembre 1862 :

« Si la France, la première puissance militaire de l'Europe, la plus favorisée par sa position, inquiète ses voisins par le progrès de ses armes et l'influence de sa politique, pourquoi leur ferais-je un crime de chercher à l'amoindrir et l'entourer d'un cercle de fer ? Ce que je ne comprends pas, c'est l'attitude de la presse française dominée par ses sympathies italiennes. Il est manifeste que la constitution de l'Italie en puissance militaire, avec une armée de 300 000 hommes, amoindrit l'Empire de toutes façons. » L'Empire, c'est ici l'Empire Français, dont je vois le timbre quatre fois répété sur mon édition princeps de La Fédération et l'Unité en Italie.

« L'Italie », poursuivait Proudhon, votre Italie unie « va nous tirer aux jambes et nous pousser la baïonnette dans le ventre, le seul côté par lequel nous soyons à l'abri. La coalition contre la France a désormais un membre de plus… » Notre influence en sera diminuée d'autant ; elle diminuera encore « de tout l'avantage que nous assurait le titre de première puissance catholique, protectrice du Saint-Siège ».

« Protestants et anglicans le comprennent et s'en réjouissent : ce n'est pas pour la gloire d'une thèse de théologie qu'ils combattent le pouvoir temporel et demandent l'évacuation de Rome par la France ! »

Conclusion : « Le résultat de l'unité italienne est clair pour nous, c'est que la France ayant perdu la prépondérance que lui assurait sa force militaire, sacrifiant encore l'autorité de sa foi sans la remplacer par celle des idées, la France est une nation qui abdique, elle est finie. »

Et comme ces observations de bon sens le faisaient traiter de catholique et de clérical, « oui », ripostait Proudhon, « oui, je suis, par position, catholique, clérical, si vous voulez, puisque la France, ma patrie, n'a pas encore cessé de l'être, que les Anglais sont anglicans, les Prussiens protestants, les Suisses calvinistes, les Américains unitaires, les Russes grecs : parce que, tandis que nos missionnaires se font martyriser en Cochinchine, ceux de l'Angleterre vendent des Bibles et autres articles de commerce. »

Des raisons plus hautes encore inspiraient Proudhon, et il osait écrire :

« La Papauté abolie, vingt pontificats pour un vont surgir, depuis celui du père Enfantin jusqu'à celui du grand-maître des Francs-Maçons. »

Et il répétait avec une insistance désespérée :

« Je ne veux ni de l'unité allemande, ni de l'unité italienne, je ne veux d'aucun pontificat. »

Ainsi, ce que j'ai pris, ce que j'ai isolé de Proudhon, c'est ce qu'il eut d'inimitiés contre la Franc-Maçonnerie, contre le Saint-Simonisme et les contrefaçons du catholicisme. J'ai distingué en lui l'ennemi des ennemis du Saint-Siège, l'adversaire de l'Italie-Une, le combattant placé dans une position tout à fait convergente à la position des Zouaves pontificaux. Il ne plaît pas à M. Pierre que Proudhon ait été « papalin »? Son déplaisir n'est pas la mesure des faits. M. Pierre demande : « En quoi » le fait de voir « la folie des libéraux qui travaillaient à l'unité de l'Italie », « vue politique judicieuse » « fait-elle » de Proudhon un « appui du pouvoir temporel du Pape » ? Mais en cela, Monsieur l'abbé ! En cela même ! Proudhon donne en faveur du pouvoir temporel des raisons, et ces raisons excellentes se trouvent être bien supérieures, pour le poids et pour l'éloquence, à celles qu'il a pu lui plaire d'aventurer aussi pour la thèse opposée. Quand mon humeur personnelle serait parfois de faire bon marché de Proudhon, je ne voudrais pour rien au monde céder aucune des raisons qu'il a mises au service d'un certain nombre de bonnes choses et, moins encore, celles qu'il a pu projeter, de son train furieux, à l'assaut de la sottise ou de l'erreur.

Je ne suis quant à moi ni un fils spirituel ni un amoureux de Proudhon, mais, dès la première lecture, sa brochure du Rhin, sa Fédération et l'Unité en Italie m'ont charmé et m'ont retenu tant par ce que j'y rencontrais de favorable et d'utile à notre action que pour la découverte d'un tour de discussion, d'un élan de pensée, d'un état d'esprit et d'humeur extrêmement hostile aux « idées » qu'on peut bien appeler les idées de Proudhon et qui lui sont attribuées le plus communément.

Ce que j'aimais chez lui, c'était donc, somme toute, des verges souples pour le battre, qui ont été coupées de sa main…

La moitié du Cercle Proudhon me fera ici les gros yeux. J'y suis accoutumé, ce sont les yeux que l'on me fait toutes les fois que ce sujet est abordé familièrement entre nous. De vive voix ou par écrit, que de fois on s'est jeté à la tête les textes de Proudhon ! Ils sont certes aussi divergents que possible. Proudhon, c'est le Père Chaos ; à tel point que M. l'abbé Pierre lui-même est forcé d'avouer, à peu près comme tout le monde, combien Proudhon est le lieu des contradictoires. Mais l'importance de son aveu échappe à M. Pierre.

Pour nous, faisons Proudhon trois et quatre fois plus révolutionnaire qu'il n'apparaît, ses boutades et ses formules anti-démocrates et contre-révolutionnaires en prendront une autorité triplée et quadruplée, parce qu'elles sont mises dans une forme dialectique très remarquable ! N'est-ce rien ? C'est beaucoup. J'en tombe d'accord sans plaisir, mais non sans mérite.

En effet, ce qui m'éloigne toujours un peu de Proudhon tient moins à ses doctrines qu'à sa méthode, à l'élément le plus personnel de sa pensée. Personnellement, elle me déplaît. La conduite de sa raison, la démarche de son esprit n'est, en vérité, ni celle qui me convient, ni celle que je tiens pour fructueuse et sûre. L'esprit proudhonien est juridique et déductif. On peut rendre justice à l'intérêt majestueux des idées du Droit, sans se défendre d'observer qu'il n'y a point de voie plus complexe, plus captieuse, plus fertile en causes d'erreur.

Prenons l'autre méthode. L'examen des faits sociaux naturels et l'analyse de l'histoire politique conduisent à un certain nombre de vérités certaines, le passé les établit, la psychologie les explique et le cours ultérieur des événements contemporains les confirme au jour le jour ; moyennant quelque attention et quelque sérieux, il ne faut pas un art très délié pour faire une application correcte de ces idées, ainsi tirées de l'expérience, à ces faits nouveaux que dégage une expérience postérieure. La déduction est en ce cas la suite naturelle des inductions bien faites et le sens critique éveillé dans la première partie de l'opération n'éteint pas son flambeau pendant les mystères de la seconde puisque l'on vérifie au départ et à l'arrivée ! Mais la déduction juridique se tient autrement loin de ces bonnes et lucides réalités tutélaires. Elle part des principes du Juste et de l'Injuste, ses notions premières représentent déjà la deuxième ou la troisième puissance d'une haute abstraction, et ses définitions si vastes sont nécessairement flottantes quand il s'agit d'en adapter la généralité à la vie pratique : entre la multitude des faits particuliers souvent très divers, parfois même contraires, l'esprit est à peu près fatalement induit à perdre de vue les raisons impersonnelles d'arrêter son choix ou même de conduire son attention ; c'est alors, qu'à défaut des raisons impersonnelles, apparaissent les autres : le motif personnel surgit actif et vigilant, et l'idée du droit ne reste plus éclairée et guidée que par l'idée du moi, de ce moi qui n'est pas sans droits, mais qui prétend les avoir tous et qui gouverne instinctivement les démarches de la pensée vers son intérêt seul, parfois compris dans un sens tyrannique, mais toujours, à quelque degré, insoucieux du bon ordre, inconsciemment favorable à quelque anarchie.

Me préservent les cieux de dire que le Droit mène à l'anarchie, lui qui veut au contraire la régler et la pacifier ! À mon avis pourtant la préférence donnée à la méthode juridique sur la méthode empirique doit convenir aux sociétés florissantes, fortement assises sur des principes qui éclatent de toute part et sont obéis de chacun. En ce cas, mais, je crois, en ce cas seulement, la philosophie juridique voit s'ouvrir devant elle une route spacieuse et clairement tracée, illuminée de feux qui épargnent l'incertitude.

Dans les conditions toutes différentes qui sont les nôtres, l'insécurité comme l'hésitation est inévitable, l'erreur est fréquente. Aussi, dès ma brochure L'Idée de la décentralisation, avais-je mis, il y a quinze ans, un soin extrême à distinguer le fédéralisme contractuel et juridique de Proudhon d'avec les fédérations historiques réelles, objet privilégié que je croyais devoir signaler à l'étude et à l'attention du lecteur. Tout en soutenant, contre la prudence un peu anglaise de Taine, la légitimité de la méthode déductive en matière sociale et politique, j'ai toujours estimé que le rôle devait en être attentivement modéré et réglé dans l'anarchisme et le scepticisme de notre temps ; il faut ajouter que son application utile dépend aussi de la vigueur, je ne dirai pas des personnalités qui l'appliquent, mais de celle de leur esprit, ce qui n'est pas absolument la même chose. Inoffensive et fertile pour une tête puissante cultivée et ornée comme celle d'Auguste Comte, la déduction contenait pour Proudhon, âme forte, pensée moins forte, pensée née d'elle-même, développée sans maître, autant de pièges que de périls.

Lorsque, en 1896, un écrivain catholique libéral, M. Arthur Desjardins, membre de l'Institut, avocat général à la Cour de Cassation, publia sur Proudhon deux volumes qui font encore autorité, je ne pus m'empêcher de témoigner l'étonnement que m'inspira cette apologie. M. Arthur Desjardins n'hésitait pas à comparer l'éloquence de Proudhon à celle de Bossuet ! Je lui proposai, dans le journal Le Soleil, de descendre jusqu'à Rousseau, ce qu'il ne fit pas de difficultés d'accepter. Il me semble que j'étais alors au point juste, auquel je me suis tenu. Déductif comme Rousseau, enivré comme Rousseau de ce qui « doit » être, emporté comme lui par des courants antagonistes, tenté par le même individualisme, Proudhon correspond aussi à Rousseau comme philosophe ; mais il eut aussi sur Rousseau ces profondes supériorités morales nées de la tradition et du sang, qui, à l'heure critique, savent quelquefois opérer le demi-sauvetage d'une pensée.

Quel contraste entre l'existence du vagabond genevois, être sans feu ni lieu, sans cœur ni vertu véritable, que perdirent nécessairement tous les dévergondages de l'imagination, et ce robuste Franc-Comtois, puissamment établi sur sa race, sur sa famille, sur son foyer, fidèle époux, père rigide, aussi incorruptible et probe à l'état de travailleur que de débiteur, riche des vieilles qualités héritées qui expliquent son profond malaise dans ses erreurs et tant de brusques sauts en arrière ! Les retours de Proudhon lui faisaient rejoindre toute sorte de vérités, mais chez lui et pour lui ces vérités restent assez souvent indistinctes, plutôt senties ou entrevues que vues largement et à découvert ; elles semblent l'incliner, l'appeler à elles par une sorte d'attrait chaleureux plutôt que par l'autorité de la pure lumière… Proudhon est un bon type de Français qui se trompe. Mais quel Français et quel patriote ! Quel père et quel citoyen !

Ceux qui ont bien voulu me lire depuis quelques années n'auront aucune peine à penser qu'une œuvre ainsi faite, si forte soit-elle, mais étroitement assujettie aux impulsions du caractère physique et moral, me plaise peu. Ceux-là savent également que ce ne fut jamais par des plaît ou plaît pas que se régla notre conduite. Je ne me suis jamais soucié de traiter les idées à coups de bâton ou d'imposer autre chose que l'évidence du bon sens, et l'idée répandue par quelques sots de « l'autoritarisme » de l'Action française ou du mien ne tient pas debout. En voici un nouvel exemple : quand un groupe d'esprits d'une haute distinction et dont la rare élévation morale était encore rehaussée par le rayonnement de la curiosité, de la jeunesse et de la bonne foi, vint nous raconter comment Proudhon, par l'élément personnel, traditionnel, national, social qui agite et dramatise parfois toute sa pensée, les avait induits peu à peu à l'étude méthodique des points d'intersection entre la route nationaliste et la route syndicaliste, je n'ai pas cru de mon droit, ni de mon goût, ni en mon pouvoir de répondre : — Vous faites erreur, car ce n'est pas par ce chemin qu'il fallait venir à la vérité où nous sommes ; retournez d'où vous venez, allez vous réinscrire à la Confédération générale du Travail et de là vous nous reviendrez après avoir pris soin de suivre une voie différente, car la vôtre, n'étant point admise par nous, n'a pu ni dû être prise par vous.

Bien au contraire, comme tout homme de bon sens l'aurait fait à ma place, j'ai répondu en félicitant les voyageurs de s'être tirés d'affaire en suivant la voie difficile, je leur ai souhaité d'avoir beaucoup d'imitateurs parmi leurs anciens compagnons d'armes révolutionnaires. Ah ! oui, quel bonheur si, tous, jusqu'au dernier, le proudhonisme, en les tirant du collectivisme de Marx, les conduisait à la vue exacte des conditions réelles de la vie des sociétés !

Je ne dirai jamais : lisez Proudhon à qui a débuté par la doctrine réaliste ou traditionnelle, mais je n'hésiterai pas à donner ce conseil à quiconque, ayant couru les nuées de l'économie libérale ou collectiviste, ayant posé en termes juridiques et métaphysiques le problème de la structure sociale, a besoin de retrouver les choses vivantes sous les signes sophistiqués et sophistiqueurs ! Il y a dans Proudhon un fort goût des réalités qui peut éclairer bien des hommes.

Voici la déclaration du Cercle Proudhon. Elle a été arrêtée par MM. Darville, Galland, Vincent, Georges Valois, René de Marans et Henri Lagrange. Je ne vois pas qu'on puisse lui reprocher quoi que ce soit :

Les Français qui se sont réunis pour fonder le Cercle P.-J. Proudhon sont tous nationalistes. Le patron qu'ils ont choisi pour leur assemblée leur a fait rencontrer d'autres Français, qui ne sont pas nationalistes, qui ne sont pas royalistes, et qui se joignent à eux pour participer à la vie du Cercle et à la rédaction des Cahiers. Le groupe initial, ainsi étendu, comprend des hommes d'origines diverses, de conditions différentes, qui n'ont point d'aspirations politiques communes, et qui exposeront librement leurs vues dans les Cahiers. Mais, républicains fédéralistes, nationalistes intégraux et syndicalistes, ayant résolu le problème politique ou l'éloignant de leur pensée, tous sont également passionnés pour l'organisation de la Cité française selon des principes empruntés à la tradition française, qu'ils retrouvent dans l'œuvre proudhonienne et dans les mouvements syndicalistes contemporains, et tous sont parfaitement d'accord sur ces points :

La démocratie est la plus grande erreur du siècle passé. Si l'on veut vivre, si l'on veut travailler, si l'on veut posséder dans la vie sociale les plus hautes garanties humaines pour la Production et pour la Culture, si l'on veut conserver et accroître le capital moral, intellectuel et matériel de la civilisation, il est absolument nécessaire de détruire les institutions démocratiques.

La démocratie idéale est la plus sotte des rêveries. La démocratie historique, réalisée sous les couleurs que lui connaît le monde moderne, est une maladie mortelle pour les nations, pour les sociétés humaines, pour les familles, pour les individus. Ramenée parmi nous pour instaurer le règne de la vertu, elle tolère et encourage toutes les licences. Elle est théoriquement un régime de liberté ; pratiquement elle a horreur des libertés concrètes, réelles et elle nous a livrés à quelques grandes compagnies de pillards, politiciens associés à des financiers ou dominés par eux, qui vivent de l'exploitation des producteurs.

La démocratie, enfin, a permis, dans l'économie et dans la politique, l'établissement du régime capitaliste qui détruit dans la cité ce que les idées démocratiques dissolvent dans l'esprit, c'est-à-dire la nation, la famille, les mœurs, en substituant la loi de l'or aux lois du sang.

La démocratie vit de l'or et d'une perversion de l'intelligence. Elle mourra du relèvement de l'esprit et de l'établissement des institutions que les Français créent ou recréent pour la défense de leurs libertés et de leurs intérêts spirituels et matériels. C'est à favoriser cette double entreprise que l'on travaillera au Cercle Proudhon. On luttera sans merci contre la fausse science qui a servi à justifier les idées démocratiques, et contre les systèmes économiques qui sont destinés, par leurs inventeurs, à abrutir les classes ouvrières, et l'on soutiendra passionnément les mouvements qui restituent aux Français, dans les formes propres au monde moderne, leurs franchises, et qui leur permettent de vivre en travaillant avec la même satisfaction du sentiment de l'honneur que lorsqu'ils meurent en combattant.

Il serait d'ailleurs très facile de collectionner à travers Proudhon plus de textes que n'en amoncelle M. l'abbé Pierre contre chacune des idées justes de Proudhon, invoquées soit dans cette déclaration soit dans mon article. Seulement (c'est que M. Pierre oublie de dire), les textes révolutionnaires rencontrent chez leur auteur des textes contraires, plus forts, qui en font justice. De plus, ces bons textes ne sont pas seuls à militer contre les mauvais, car ils trouvent à leur côté, disposé à marcher avec eux, s'il en est besoin, le gros bataillon des idées de l'Action française manié et conduit par ceux des proudhoniens qui sont de nos amis. Il se passe au Cercle Proudhon ce qui se passe dans nos corps où les microbes phagocytes voient la fin des bacilles pernicieux quand ils sont efficacement secondés par les énergies réunies d'une organisation florissante.

Pour ne citer qu'un seul des cas concrets, aussi nombreux qu'oiseux, énumérés par M. Pierre (Proudhon contre la religion ! Proudhon contre le Pape ! Proudhon contre l'éducation chrétienne ! Proudhon contre les Jésuites ! etc.), lisons, par exemple, ces lignes sur le fondement de la morale :

La transcendance, en posant Dieu comme principe de la raison pratique, a abouti, par le culte de cet idéal, à la déchéance de la dignité humaine…, par la haine de la nature, la peur de l'Enfer, la promesse du paradis aux misères de la vie et aux lâchetés de la mort. (De la justice, t. III, p. 63.)

Ceci, lu et compris, veut dire que la seule morale est la morale indépendante, fondée sur le seul impératif immanent à la conscience autonome ; pour faire la partie belle à M. Pierre, supposons que cette maxime kantiste et roussienne ne puisse trouver son contraire dans le capharnaüm de Proudhon ; une chose reste certaine : il n'y a pas de lieu au monde où cette pensée soit plus inoffensive qu'à l'Action française. Là, durant quatorze ans, ont été critiquées sans relâche les morales de Kant et de Rousseau en tant qu'elles sont des morales indépendantes, en tant qu'elles expriment une raison pratique se suffisant, bien que séparées de tout dogme, de tout culte, de toute foi : nos plus anciens accords ont justement porté, du premier jour de nos rencontres, sur le caractère essentiel de toute morale complète, qui est de dépendre nettement d'une dogmatique et d'une théologie.

Il faut d'ailleurs redire ici la magnifique parole de Vogelsang : « L'histoire du monde est le jugement du monde ». L'histoire du Cercle Proudhon devrait suffire à le juger. J'en parle d'autant plus librement que l'adhésion au Cercle Proudhon n'a jamais été proposée aux ligueurs de l'Action française et qu'il n'y a là qu'un territoire mixte adjacent à l'une de nos extrêmes frontières, sur lequel nos idées pourront opérer par voie d'influence, de discussion et d'assimilation progressive. Eh bien ! du point de vue qui doit le plus intéresser M. Pierre, une enquête sérieuse, menée par des personnes autorisées, établirait un fait qui sanctionne toutes les réflexions que je viens d'émettre. En 1911, deux des principaux membres du Cercle Proudhon, tous les deux pères de famille 32, représentaient, eux compris, dix personnes : de ce nombre, il y en avait six d'éloignées du catholicisme, sur lesquelles, aujourd'hui, l'une a abjuré le protestantisme, une autre est rentrée dans l'Église avec laquelle elle avait rompu, trois jeunes enfants ont été baptisés, et la dernière s'est placée « sur les marches du temple ». On ne peut songer à faire honneur à Proudhon, même au meilleur Proudhon, de ces résultats positifs ; mais il faut reconnaître que le mauvais Proudhon n'aura pas réussi à les entraver.

Chapitre V
Sainte-Beuve, Renan et Comte

I

Scandaliser les esprits du premier degré, esprits simples ou mal informés, est facile : il suffit de prononcer devant eux quelques-uns des noms propres répétés à l'Action française en évitant de définir ce que nous en faisons, ce à quoi ils servent chez nous.

Il y a sept ans bien comptés, j'ai fait à l'Institut d'Action française un « cours fermé » dans une « chaire Sainte-Beuve ». Ce cours était fermé pour éviter un auditoire trop élégant. La chaire était dite de Sainte-Beuve parce que je me proposais d'appliquer à la politique une méthode d'analyse et de dissection que Sainte-Beuve a introduite dans la critique littéraire. Mais de très bonnes âmes ont préféré penser que mes dix leçons se passèrent à donner la recette du saucisson du Vendredi-Saint.

Comme ces leçons se bornèrent en somme à un examen de la notion de la liberté politique et à la lecture de la Constitution d'Athènes d'Aristote commentée avec l'aide de Thucidyde, du faux Xénophon, de Montesquieu et de publications récentes sur les démocraties américaine, australienne et néo-zélandaise, double travail dont j'espère toujours extraire, au premier loisir, mon Essai sur l'échec de l'aristocratie athénienne, le public français, même catholique, finira par savoir que le dîner du prince Jérôme tint une place nulle dans ces leçons mystérieuses données à une vingtaine de jeunes gens dont les travaux et les succès nous firent, depuis, grand honneur.

J'avoue que je n'ai pas aperçu sans étonnement que le nom de Sainte-Beuve pût être pris chez nous comme un indice d'anticléricalisme ou d'irréligion. Ce n'est pas que Sainte-Beuve n'ait été anticlérical ou irréligieux ; c'est plutôt que le nom de Sainte-Beuve sert à désigner tout autre chose. J'ai appris non à lire, mais à sentir et à traduire mes sentiments littéraires dans les Lundis. On serait bien surpris si je disais avec qui, sous quel maître, mais dès ces lointaines années de l'apprentissage, l'idée d'écouter ou de suivre le grand critique autrement que dans l'art de débrouiller et d'éclairer les biographies, les histoires et les poèmes, cette idée ne me serait pas venue toute seule. La première fois que l'on me fit remarquer chez Sainte-Beuve la nuance de scepticisme ou de nihilisme, qui marqua le milieu et la fin de sa laborieuse carrière, je laissai échapper un « ah ! » qui n'était ni de stupeur ni de confirmation, mais d'indifférence. En effet, cela importait extrêmement peu à ce que j'en faisais. Il me le semble encore, le fait me paraît presque sans rapport avec le sujet.

L'œuvre immense de Sainte-Beuve m'a toujours donné une idée exquise de l'analyse bien menée : en dépit d'un tiraillement de petites passions et d'instincts plus qu'inférieurs qui nuit au jugement sur les contemporains, la solidité et la vigueur de son intelligence, quand elle est impartiale et désintéressée, quand elle est elle-même, y mènent la pensée dans une voie qui n'est point celle des ruines : elle aboutit même, à peu près toujours, à construire quelque précieuse vérité, du moins lorsqu'il s'agit des sujets de haute littérature ou d'histoire très générale, auxquels ce grand esprit s'intéressait vraiment. C'est en ce sens qu'un Sainte-Beuve m'apparut plus tard le patron légitime de l'Empirisme organisateur, le prototype de cette Intelligence maîtresse qui, selon le vieux mot d'Anaxagore, « au moment où tout était confondu et mêlé, arriva et ordonna tout ». Un souverain instinct de l'ordre le distinguait tout à la fois des romantiques de gauche, comme Michelet, et des romantiques de droite, comme Chateaubriand.

En 1898, le cinquantenaire de la mort de Chateaubriand et le centenaire de la naissance de Michelet, qui l'un et l'autre donnaient lieu à de grands débordements de discours, coïncidèrent avec l'érection d'un buste à Sainte-Beuve dans le jardin du Luxembourg : j'en profitai pour montrer 33que la vraie position politique et sociale n'était ni dans Chateaubriand ni dans Michelet. La démocratie de l'un et l'anarchie de l'autre devraient céder, disais-je, à cette aspiration raisonnée vers un ordre dont je relevais les indices, non dans le personnage historique de Sainte-Beuve, jugé par moi, en termes explicites, assez chétif, mais dans le caractère épuré, dans la structure supérieure de son esprit, dans son « essence impersonnelle », écrivais-je ; de sorte que mon portrait de Sainte-Beuve, avec des détails qui serraient le réel au point de départ, finit par s'élargir, de page en page, et comme de degré en degré, jusqu'à devenir une sorte de figuration ou, comme a dit Bainville, de « statue » demi-symbolique et demi-satirique, la statue d'une doctrine pure. Si l'on me permet une comparaison ambitieuse, c'est à peu près ainsi que les Mœurs des Germains avaient fourni à l'historien latin 34, d'abord, l'utile emploi de ses renseignements sur la Germanie, ensuite le prétexte à la peinture d'une société idéale, contre-partie du monde romain de son temps. Ainsi m'étais-je diverti chemin faisant à la dérision des intellectuels dreyfusards :

Il existe aujourd'hui un genre de fanatisme scientifique qui menace d'être funeste à la science ; il ferait tout sauter pour éprouver un explosif, il perdrait un État pour tirer des archives et mettre en lumière un document « intéressant ». Ce système anarchique et révolutionnaire est de source métaphysique. Il n'a rien de rationnel…

Cette superstition ne mérite pas plus de respect que les autres. Bien qu'elle soit fort à la mode parmi les savants, Sainte-Beuve ou l'empirisme organisateur lui donne son nom véritable : tantôt passion féconde, tantôt pure monomanie.

Les doux lettrés qui me reprocheront de dévoiler d'une façon si crue et si formelle un artifice littéraire un peu trop connu vont en apprendre la raison. Elle est gaie. Ma Germanie se terminait par une série de coups de crayon et de coups d'estompé ainsi orientés :

Il ne serait point surprenant que la France choisît un jour cette maison étroite, ce nom modeste et ce génie supérieur pour célébrer la fête de ses qualités distinctives. Tout compté, une fête nationale de Sainte-Beuve ne semble pas une pure imagination…

Et ce qui suit… Un sombre lourdaud s'est trouvé pour accepter argent comptant la fable transparente. Il l'a prise au pied de la lettre et il a écrit là-dessus neuf grandes pages, tout le second « livre » de son pamphlet, avec ce titre en gros caractères : « Proposition d'une fête nationale… » Oh ! la ferme proposition ! Si M. Pierre n'avait pas oublié que Boileau s'emportait à dire :

Minerve est la sagesse et Vénus la beauté,

il eût compris que j'usais de la même honnête licence et que, après avoir peint « Chateaubriand ou l'anarchie », « Michelet ou la démocratie », je traçais le portrait de Sainte-Beuve en divinité allégorique de l'Analyse, mais de l'analyse active et fertile, de l'analyse qui aboutit à organiser… Ce n'est pas Sainte-Beuve que je portais au Panthéon, mais ce qu'il eut véritablement de divin 35.

II

Pour Renan, le cas est tout autre.

Nous n'aurions jamais imaginé de donner le nom de Renan à une chaire de l'Institut d'Action française, parce que, pour un public très étendu, Renan est synonyme de scandale et d'outrage à l'adresse des catholiques. La question n'est pas de savoir s'il mérite sa réputation, car elle est. Cela se discute pour Sainte-Beuve, mais pour Renan, cela ne se discute pas.

Sans doute, nous n'avons cessé de redire, en des écrits nombreux, que la Vie de Jésus nous semble le morceau le plus faible des Origines du Christianisme, et que cette série ne présente elle-même que l'aspect inférieur, souvent fâcheux, de l'intelligence et du talent de Renan. Ces appréciations nous sont personnelles, elles peuvent être vraisemblables ou vraies ; elles ne détruisent en rien le fait qu'il faut reconnaître. Étant donné ce fait, n'importe quel hommage public à Renan, quelles que fussent les intentions et les explications produites, eût signifié le contraire d'un hommage au catholicisme et c'est de quoi nous n'avons pas voulu.

On se tromperait en imaginant que, la Vie de Jésus et les Origines exceptées, Renan n'ait plus qu'à être promené en triomphe dans les rues de l'Action française. La méthode subjective qu'il rapporta de son histoire religieuse a été souvent l'objet, parmi nous, de ces critiques de principe qui tiennent au centre et à l'âme de notre action intellectuelle. Sa métaphysique de l'histoire générale n'a pas déterminé moins de critiques, ni moins importantes de notre part. Les « mœurs » de son esprit sont celles-là mêmes que j'ai personnellement critiquées chez les exégètes d'Homère. Enfin, pour les hommes dont les idées ont achevé de se fixer dans le moment critique de l'Affaire Dreyfus, certains procédés intellectuels de Renan ont un aspect de dérision inoubliable : un de ses pas habituels, celui qu'il nous est arrivé d'appeler le pas du philologue, relevait d'une de nos rubriques familières, pour le mélange de parti pris philosophique, de faiblesse critique et d'arbitraire souriant. Quand Paul Meyer ou Louis Havet commettaient à propos du Bordereau ou du Dossier secret quelque grosse bourde intéressée : « Bon », disions-nous, « le père Renan l'aurait faite ». Et de rire, comme dans le cerisier de Rousseau 36 !

Même en politique et en politique religieuse, il y a chez Renan un libéral (très aristocrate, mais libéral) ; il y a un protestant, un germaniste, un romantique 37, tous personnages correspondant chez nous aux types de l'anarchie intellectuelle dont nous travaillons à purifier le pays. — Alors, pourquoi l'employez-vous ? — Attendez ! et donnez-nous acte de notre mise en garde et de notre critique sur tant de points préliminaires !

Bien mieux ou bien pis : sur un certain sujet d'histoire de France, Renan est laissé de côté par l'Action française pour les raisons les plus contraires, car là Renan se place, si l'on peut dire, beaucoup plus à droite que nous et il est rudement plus « clérical » que nous. Les lecteurs, encore rares, de ses Études religieuses du règne de Philippe le Bel, composées pour l'Histoire littéraire de la France, verront que Renan y confirme exactement quelques-unes des idées de M. Coquille et qu'il témoigne à l'ordre féodal du XIIIe siècle un attachement si inviolable que, pour notre part, nous le trouvons incompatible avec l'intelligence des nécessités successives de l'Histoire de France. L'accession des légistes, la fondation de la monarchie administrative était un des besoins des peuples et du royaume, et là-dessus nous nous mettons avec Fustel contre Renan.

Nous sommes également avec Fustel contre Renan, comme aussi contre Gobineau, devant la folle admiration que ceux-ci montrent à l'Allemagne. Nous discutons la part exagérée que Renan a donnée à l'influence des Barbares dans la constitution originelle de notre France. Trois quarts de siècle d'exotisme littéraire, bien renforcé par quelques funestes manies de linguiste, avaient désorienté cet esprit, si ferme à son vrai centre, mais, il l'a fort bien dit, « profondément gâté » ailleurs :

«  — Nous sommes corrompus, qu'y faire ? »

Nous y faisons ! D'autres maîtres, d'autres études nous tenant en garde contre cette langueur et nous défendant contre ce charme autant que peut être défendu un esprit humain, il reste à constater que Renan a dressé une critique rigoureuse de la Révolution et de la démocratie. Eussions-nous dû la négliger, nous ne l'aurions pas pu : un certain nombre d'entre nous étaient venus à la contre-révolution précisément par la voie de cette critique. Ce Renan-là leur avait été un maître, un initiateur et un guide. Il est l'onde dont le courant les a tirés de l'anarchie et conduits aux abords du rivage de l'ordre.

Tel est le fait. Il vaudrait peu sans les raisons que je dois en donner.

En matière si délicate, il faut prouver tout ce qu'on dit. Mais, en m'y attachant, je dois déclarer que les extraits qui suivent représentent une trop faible partie du puissant effort de contre-révolution qui est épars dans certains livres de Renan, comme les Questions, les Dialogues philosophiques et même les Drames.

Il est vrai que l'échantillon est admirable.

J'ai cherché, dit Renan, dans la préface des Questions contemporaines, à montrer ce qu'a de superficiel et d'insuffisant la constitution sociale sortie de la Révolution, les dangers auxquels elle expose la France, les malheurs qu'il est permis de craindre, la nécessité qu'il y a d'élargir l'esprit français, de lui ouvrir de nouveaux horizons, de le soustraire à des erreurs invétérées. Toujours grande, sublime parfois, la Révolution est une expérience infiniment honorable pour le peuple qui osa la tenter ; mais c'est une expérience manquée.

En ne conservant qu'une seule inégalité, celle de la fortune ; en ne laissant debout qu'un géant, l'État, et des milliers de nains, en créant un centre puissant, Paris, au milieu d'un désert intellectuel, la province ; en transformant tous les services sociaux en administrations, en arrêtant le développement des colonies et fermant ainsi la seule issue par laquelle les États modernes peuvent échapper aux problèmes du socialisme, la Révolution a créé une nation dont l'avenir est peu assuré, une nation où la richesse seule a du prix, où la noblesse ne peut déchoir. Un code de lois qui semble avoir été fait pour un citoyen idéal, naissant enfant trouvé et mourant célibataire ; un code qui rend tout viager, où les enfants sont un inconvénient pour le père, où toute œuvre collective et perpétuelle est interdite, où les unités morales, qui sont les vraies, sont dissoutes à chaque décès, où l'homme avisé est l'égoïste qui s'arrange pour avoir le moins de devoirs possible, où l'homme et la femme sont jetés dans l'arène de la vie aux mêmes conditions, où la propriété est conçue non comme une chose morale, mais comme l'équivalent d'une jouissance appréciable en argent ; un tel code, dis-je, ne peut engendrer que faiblesse et petitesse… Avec leur mesquine conception de la famille et de la propriété, ceux qui liquidèrent si tristement la banqueroute de la Révolution, dans les dernières années du XVIIIe siècle, préparèrent un monde de pygmées et de révoltés. Ce n'est jamais impunément qu'on manque de philosophie, de science, de religion.

Comment des juristes, quelque habiles qu'on les suppose, comment de médiocres hommes politiques, échappés par leur lâcheté aux massacres de la Terreur, comment des esprits sans haute culture comme la plupart de ceux qui composaient la tête de la France en ces années décisives, eussent-ils résolu le problème qu'aucun génie n'a pu résoudre : créer artificiellement et par la réflexion l'atmosphère où une société peut vivre et porter tous ses fruits ?

Cette échappée sur l'œuvre, de la Révolution, appelée « grande et sublime » par simple précaution de langage, fut écrite à la veille de la guerre de 1870.

Sur l'avenir des idées démocratiques et des institutions révolutionnaires en France, voici ce que Renan disait, le 21 février 1889, à M. Jules Claretie qu'il recevait à l'Académie française :

La Révolution doit rester un accès de maladie sacrée, comme disaient les anciens. La fièvre peut être féconde quand elle est l'indice d'un travail intérieur ; mais il ne faut pas qu'elle dure ou se répète ; en ce cas, c'est la mort. La Révolution est condamnée, s'il est prouvé qu'au bout de cent ans elle en est encore à recommencer, à chercher sa voie, à se débattre sans cesse dans les conspirations et l'anarchie.

Vous êtes jeune ; vous verrez la solution de cette énigme, Monsieur. Les hommes extraordinaires pour lesquels nous nous sommes passionnés eurent-ils tort, eurent-ils raison ? De cette ivresse inouïe, réduite à l'exacte balance des profits et pertes, que reste-t-il ? Le sort de ces grands enthousiasmes sera-t-il de demeurer éternellement isolés, suspendus dans le vide, victimes d'une noble folie ? Ou bien ont-ils, en somme, fondé quelque chose et préparé l'avenir ? On ne le sait pas encore. J'estime que, dans quelques années, on le saura.

Si, dans dix ou vingt ans, la France est prospère et libre, fidèle à la légalité, entourée de la sympathie des portions libérales 38 du monde, oh ! alors, la cause de la Révolution est sauvée ; le monde l'aimera et en goûtera les fruits, sans en avoir savouré les amertumes. Mais si, dans dix ou vingt ans, la France est toujours à l'état de crise, anéantie à l'extérieur, livrée à l'intérieur aux menaces des sectes et aux entreprises de la basse popularité, oh ! alors, il faudra dire que notre entraînement d'artistes nous a fait commettre une faute politique, que ces audacieux novateurs, pour lesquels nous avons eu des faiblesses, eurent absolument tort. La Révolution, dans ce cas, serait vaincue pour plus d'un siècle. En guerre, un capitaine toujours battu ne saurait être un grand capitaine : en politique, un principe qui, dans l'espace de cent ans, épuise une nation, ne saurait être le véritable.

Telle est, au politique et au social, l'orientation générale de cet esprit. Ne la supposons pas dépendante des circonstances. C'était avant la Guerre et la Commune que s'exprimaient les craintes de 1869, ce fut longtemps après que jaillirent les prévisions désenchantées de 1889. Cette constance invariable dans le diagnostic donne une autorité particulière à la grande brochure de synthèse, contemporaine de nos malheurs, que Renan publia à la fin de 1871 sous le titre de Réforme intellectuelle et morale de la France.

Le livre contient quelques pages de premier ordre sur la génération de la France par la royauté capétienne. On n'a pas égalé ce large tableau, d'une telle lumière et d'un tel mouvement que les faits et la raison des faits n'y semblent former qu'un seul être, où les distinctions sont sensibles, mais où l'unité générale ne l'est pas moins :

Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide. La France ne peut être comparée à ces petites patries antiques, se composant le plus souvent d'une ville avec sa banlieue, où tout le monde était parent. La France était une grande société d'actionnaires formée par un spéculateur de premier ordre, la Maison capétienne. Les actionnaires ont cru pouvoir se passer du chef, et puis continuer seuls les affaires. Cela ira bien tant que les affaires seront bonnes : mais, les affaires devenant mauvaises, il y aura des demandes de liquidation.

La France avait été faite par la dynastie capétienne. En supposant que la vieille Gaule eût le sentiment de son unité nationale, la domination romaine, la conquête germanique avaient détruit ce sentiment. L'empire franc, soit sous les Mérovingiens, soit sous les Carolingiens est une construction artificielle dont l'unité ne gît que dans la force des conquérants. Le traité de Verdun, qui rompt cette unité, coupe l'empire franc du nord au sud en trois bandes, dont l'une, la part de Charles ou Carolingie, répond si peu à ce que nous appelons la France, que la Flandre entière et la Catalogne en font partie, tandis que vers l'est elle a pour limites la Saône et les Cévennes.

La politique capétienne arrondit ce lambeau incorrect, et en huit cents ans fit la France comme nous l'entendons, la France qui a créé tout ce dont nous vivons, ce qui nous lie, ce qui est notre raison d'être. La France est de la sorte le résultat de la politique capétienne continuée avec une admirable suite. Pourquoi le Languedoc est-il réuni à la France du nord, union que ni la langue, ni la race, ni l'histoire, ni le caractère des populations n'appelaient ? Parce que les rois de Paris, pendant le XIIIe siècle, exercèrent sur ces contrées une action persistante et victorieuse. Pourquoi Lyon fait-il partie de la France ? Parce que Philippe le Bel, au moyen des subtilités de ses légistes, réussit à le prendre dans les mailles de son filet. Pourquoi les Dauphinois sont-ils nos compatriotes ? Parce que, le dauphin Humbert étant tombé dans une sorte de folie, le roi de France se trouva là pour acheter ses terres à beaux deniers comptants. Pourquoi la Provence a-t-elle été entraînée dans le tourbillon de la Carolingie, où rien ne semblait d'abord faire penser qu'elle dût être portée ? Grâce aux roueries de Louis XI et de son compère Palamède de Forbin. Pourquoi la Franche-Comté, l'Alsace, la Lorraine se sont-elles réunies à la Carolingie, malgré la ligne méridienne tracée par le traité de Verdun ? Parce que la maison de Bourbon retrouva pour agrandir le domaine royal le secret qu'avaient si admirablement pratiqué les premiers Capétiens. Pourquoi enfin Paris, ville si peu centrale, est-elle la capitale de la France ? Parce que Paris a été la ville des Capétiens, parce que l'abbé de Saint-Denis est devenu roi de France…

… Voilà ce que ne comprirent pas les hommes ignorants et bornés qui prirent en main les destinées de la France à la fin du dernier siècle. Ils se figurèrent qu'on pouvait se passer du roi ; ils ne comprirent pas que, le roi une fois supprimé, l'édifice dont le roi était la clef de voûte, croulait. Les théories républicaines du XVIIIe siècle avaient pu réussir en Amérique, parce que l'Amérique était une colonie formée par le concours volontaire d'émigrants cherchant la liberté ; elles ne pouvaient réussir en France, parce que la France avait été construite en vertu d'un tout autre principe.

Il faut également citer la curieuse page où le vieux caractère ecclésiastique de la royauté française éclate en traits de pittoresque grave et charmant :

Aucune nation n'a jamais créé une légende plus complète que celle de cette grande royauté capétienne, sorte de religion, née à Saint-Denis, consacrée à Reims par le concert des évêques, ayant ses rites, sa liturgie, son ampoule sacrée, son oriflamme. À toute nationalité correspond une dynastie en laquelle s'incarnent le génie et les intérêts de la nation ; une conscience nationale n'est fixe et ferme que quand elle a contracté un mariage indissoluble avec une famille, qui s'engage par le contrat à n'avoir aucun intérêt distinct de celui de la nation. Jamais cette identification ne fut aussi parfaite qu'entre la maison capétienne et la France. Ce fut plus qu'une royauté, ce fut un sacerdoce ; prêtre-roi comme David, le Roi de France porte la chape et tient l'épée. Dieu l'éclaire en ses jugements. Le roi d'Angleterre se soucie peu de justice, il défend son droit contre ses barons ; l'empereur d'Allemagne s'en soucie moins encore, il chasse éternellement sur ses montagnes du Tyrol pendant que la boule du monde roule à sa guise ; le roi de France, lui, est juste : entouré de ses prud'hommes et de ses clercs solennels, avec sa main de justice, il ressemble à un Salomon. Son Sacre, imité des rois d'Israël, était quelque chose d'étrange et d'unique. La France avait créé un huitième sacrement, qui ne s'administrait qu'à Reims, le sacrement de la royauté. Le roi sacré fait des miracles : il est revêtu d'un « ordre » : c'est un personnage ecclésiastique de premier rang. Au pape qui l'interpelle au nom de Dieu, il répond en montrant son onction : « Moi aussi, je suis de Dieu ! »

… Nonobstant cela, son type le plus parfait est un roi canonisé, saint Louis, si pur, si humble, si simple et si fort. Il a ses adorateurs mystiques ; la bonne Jeanne d'Arc ne le sépare pas de saint Michel et de sainte Catherine ; cette pauvre fille vécut à la lettre de la religion de Reims. Légende incomparable ! fable sainte ! C'est le vulgaire couteau destiné à faire tomber la tête des criminels qu'on lève contre elle. Le meurtre du 21 janvier est, au point de vue de l'idéaliste, l'acte de matérialisme le plus hideux, la plus honteuse profession qu'on ait jamais faite d'ingratitude et de bassesse, de roturière vilenie et d'oubli du passé.

Le Renan de l'Action française, le voilà. Que l'on me dise à qui il peut faire aucun mal. La Réforme intellectuelle et morale étant peu connue, j'aurai contribué à la faire connaître : de bonne foi peut-on dire que de telles pages soient dangereuses pour n'importe qui ? Et, d'autre part, peut-on, comme fait M. Pierre, déclarer « évident », contre toute évidence, que « les catholiques monarchistes de l'Action française ne « peuvent absolument rien tirer de là pour leur politique » ?

Avec la mauvaise foi silencieuse, bornée, pédantesque et butée qui fait son caractère, le Bulletin de la semaine a relevé dans ce volume de Renan quelques phrases teintées d'anticléricalisme ou d'un vague retour aux sentiments anti-militaires ou « apatriotiques » d'avant la Guerre, en un mot de « libéralisme » ; aussitôt le Bulletin a manifesté, à demi-mot, une grave horreur pour ces textes dont chaque parole correspond cependant à ses instincts les plus profonds. Le Bulletin s'est demandé, en somme, si la lecture de Renan n'allait pas rendre les camelots du roi libéraux, démocrates, anti-patriotes ou amis du protestantisme comme la rédaction du même Bulletin. Nous ne perdrons pas notre temps à rassurer celle-ci, mais noterons que M. Pierre s'est empressé d'enchérir sur le Bulletin et de se récrier sur chaque renanisme un peu sot traînant dans la Réforme.

Ni le Bulletin, ni M. Pierre ne voient que ces sottises sont annulées par l'effet général du livre ou par les textes précis tirés du contexte voisin. Au demeurant, qu'un écrivain signalé partout comme un adversaire de toutes nos traditions corresponde de temps en temps à ce signalement, le lecteur ne peut pas en être impressionné, il est sur ses gardes de ce côté ; ce qui l'impressionne, ce qui agit sur lui, ce qui le frappe, le retient et l'oblige à des réflexions salutaires, c'est que ce soit précisément un adversaire renommé qui écrive chapitre sur chapitre, dans le sens le plus opposé, autant dire à la gloire de toute la pensée ennemie !

Un écrivain sérieux et franc, M. le chanoine Delfour, a exprimé avec beaucoup de netteté dans L'Univers 39 la surprise que lui causa ce Renan inconnu de La Réforme intellectuelle, quand le hasard d'une lecture le lui eut révélé :

Que le livre où le vieil Antistius avait consigné sa confession ne soit pas devenu le manuel de tous les patriotes cultivés qui ont perdu la foi, c'est ce qui témoigne trop éloquemment de leur légèreté. Nous autres, catholiques, nous avons quelques bonnes raisons a priori de tenir pour suspecte la confession politico-religieuse de cet ancien clerc qui avait écrit tant de livres médiocres contre la vérité. Et cependant, si défectueux soit-il, le mea culpa de Renan a des parties magnifiques, et il constitue un hommage éclatant à la beauté transcendante de la doctrine révélée. Car Renan, Français et contre-révolutionnaire, se transporte plus aisément que Taine au centre de notre vie. De tenaces préjugés universitaires, l'ignorance théologique, de vieilles habitudes d'esprit un peu protestantes paralysent quelquefois le noble élan patriotique de l'auteur des Origines. Dès que la tragique commotion de 1870 a rendu Renan à lui-même, il parle, comme sa vraie langue maternelle, la langue de Bossuet et de Maistre, des théologiens et des papes…

Cette remarque littéraire est juste. Le Renan romantique s'est évanoui presque absolument des feuillets de la Réforme.

Le chanoine Delfour discerne d'autres nouveautés :

Il est si peu libéral qu'il complète celles d'entre les sévérités de l'ancien régime qu'on peut appeler bienfaisantes, par ce qu'on connaît de plus draconien dans les mœurs et la législation prussiennes. Et il a beau s'attendrir sur les protestants, il n'en sape pas moins par la base leur doctrine et leurs institutions.

Une forte et patriotique pensée inspire toute cette confession et il la contraint d'aboutir à des conclusions pratiques. Renan voit d'une vue froide et claire que la France court à sa mort : « Le vrai moyen, dit-il, de relever notre pauvre pays, c'est de lui montrer l'abîme où il est ». Quel est cet abîme? « La Révolution, ajoute Renan, fut irréligieuse et athée. La société qu'elle rêva est une sorte de régiment composé de matérialistes et où la jalousie tient lieu de vertu. »

Aucune des formes du mal révolutionnaire, ou peu s'en faut, n'échappe aux condamnations motivées d'Ernest Renan. En particulier, il s'attache à mettre dans une vive lumière les dangers de la démocratie, qu'il appelle deux ou trois fois seulement la démocratie mal entendue. Il démontre comment un peuple est voué, par ses institutions démocratiques, à l'infériorité et à la défaite. Appliquée au commandement militaire, l'élection est une sorte de contradiction. Appliquée au choix de la personne du souverain, l'élection encourage le charlatanisme, détruit d'avance le prestige de l'élu… À plus forte raison, ces objections s'appliquent-elles si le suffrage est universel.

Au moment où se réimpriment ces lignes admirables, il semble que se produise chez nous comme un réveil de patriotisme. Il ne faudrait pas qu'il allât se perdre dans une nouvelle et mauvaise édition du boulangisme. Qui prétend penser en homme sérieux, en homme intelligent et en bon Français, doit réfléchir avec l'aide de quelques livres, sur le mal profond de notre pays et les conditions de son relèvement. La Réforme intellectuelle et morale est là qui s'offre aux viriles méditations des patriotes. Elle a droit à une place de choix dans nos bibliothèques, entre les Considérations de J. de Maistre et les Origines de Taine, ou plus exactement après celles-là mais avant celles-ci.

Qu'après cela, le lecteur catholique puisse découvrir dans la Réforme une mèche d'ironie contre « l'officier élève des Jésuites » ou quelque déclaration assez fade sur la libre-pensée, il répondra comme le peuple : qu'est-ce que cela fait ? À la lettre, rien du tout : cela ne compte pas, cela ne porte pas. Le mordant et l'allant du livre, comme son imprévu, se tourne de l'autre côté, du côté où va notre monde, où chemine l'esprit public de la France contemporaine. Le Renan de 1848 a vieilli. Mais l'autre a rajeuni, reverdi et repris des forces nouvelles. Craindra-t-on que, par intervalles, il ne ramène son lecteur à Hegel ou à Strauss ? Mais, dans tous les morceaux de cet ordre, la voix de la sirène apparaît un peu éraillée.

Mgr l'évêque de Versailles disait à la dernière Semaine sociale que le petit-fils de Renan 40 avait chanté le Credo devant lui, dans sa propre église. La portion sainement politique de l'œuvre de Renan ne chante pas, à proprement parler, le Credo catholique, mais elle ne le contredit pas : elle rend aux Français patriotes un service public d'une indéniable importance. Pour un peuple qui a besoin de toutes les forces et de toutes les lumières afin d'ouvrir les yeux et de parvenir à voir clair, comment négliger ce secours ? En annonçant aux Français démocrates ou libéraux les vérités anti-démocrates et anti-libérales, comment se priver de l'ascendant décisif contenu dans la simple déclaration de cette référence :

« — Ce n'est pas nous qui prétendons cela ! C'est votre Renan qui l'a dit, montré et démontré !  »

III

Il en est sensiblement de même pour Auguste Comte, mais avec un détail caractéristique et même, aggravant, qui pourrait être inquiétant et que je tiens à signaler en toute loyauté.

Chez le fondateur du positivisme, les ressemblances et les affinités avec le catholicisme sont si nombreuses et si fortes qu'elles pourraient alarmer légitimement l'autorité religieuse et lui faire craindre des confusions devant un auditoire étourdi ou nonchalant.

Seulement cette ressemblance n'alarme pas les seuls catholiques, voilà ce qu'il est bon de voir.

Le médecin huguenot Georges Dumas, aussi exubérant, jeune et gai que son cousin le substitut huguenot Jacques Dumas est stupide et funèbre, composa vers la fin du siècle dernier, pour la Revue de Paris, un gros article à mystifier les badauds, sous couleur de mettre en lumière les différences de la nuit et du jour, appelés cette fois positivisme et catholicisme : non moins sectaire que facétieux et non moins gobeur que gabeur 41, Dumas, dans son cœur, frémissait en songeant que des escadrons catholico-comtistes pourraient fondre un beau jour sur les villages des Cévennes ou les repaires genevois afin d'y massacrer toute la géniture de la Vache à Colas ! C'est pourquoi, de beaucoup en avance sur M. Pierre et sur ses pareils, M. Dumas avertissait les catholiques qu'on les trompait sur Auguste Comte, rappelait sagement que le positivisme est le positivisme, qu'il exclut la recherche des causes premières ou des causes finales et borne son domaine à l'étude des lois. Dumas ne négligeait d'ailleurs point de transcrire, à cette occasion, quelques-unes des maximes les plus aiguës par lesquelles Comte esquissa son programme de réorganisation « sans Dieu ni roi ».

Georges Dumas était bien bon, mais n'apprenait rien à personne. — Tout le monde savait fort bien ce qu'il rapportait là. Seulement, il n'en rapportait ni le plus curieux ni le plus intéressant : s'il n'y avait pas eu autre chose dans Auguste Comte, nous n'aurions eu évidemment ni à le quérir, ni à l'invoquer, ni à prendre acte de services qu'il n'eût jamais rendus à la contre-révolution européenne et française. Justement, ces services, il était de l'intérêt de la tribu des Dumas d'obtenir qu'ils restassent aussi peu connus que possible. Était-ce l'intérêt de la France ? Était-ce l'avantage des intérêts spirituels et moraux qui sont liés à la cause de la patrie ?

M. Pierre et les siens soutiennent avec les clameurs du désespoir que mieux vaut ignorer. Je n'ai pas qualité pour les contredire. Un éminent et savant ecclésiastique, M. le chanoine Lecigne, professeur aux Facultés catholiques de Lille et directeur de L'Univers, a fait des réflexions très sensées :

… Ces effrois et ces pudeurs sont bien tardifs… J'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer : le zèle intransigeant de la pureté de la foi est plutôt neuf en ces âmes délicates. Il y a quelques années — en 1904, si je ne me trompe — M. Brunetière… disait aux catholiques de France : « Puisqu'on se dispute Auguste Comte, c'est le moment d'intervenir au partage de ses idées. » Et c'était plaisir de voir ce petit homme jouer au commissaire-priseur en un hôtel de ventes, adjuger à chacun sa part de dépouilles dans ce pillage du positivisme intégral.

Il tournait en dérision quelques théologiens qui le trouvaient un peu aventureux et, les repoussant avec sa modestie coutumière, il leur criait : « De son palais d'idées, qui tombe lentement en ruines, j'extrais la pierre ou le marbre que je crois nécessaires à la construction de mon humble et somptueux édifice. » Et il se promettait de faire « au besoin de la théologie, ou tout au moins de l'apologétique, avec les idées de l'homme qui s'en est cru le plus émancipé ». Où étiez-vous donc, ce jour-là, Monsieur l'abbé ? Je ne vous ai pas entendu protester contre « ces audaces si dangereuses ». Non seulement vous n'avez pas protesté, mais vous avez trouvé la méthode de Brunetière généreuse, admirable, indiscutable. Vous l'avez écrit, vous l'avez publié, et je garde l'article pour vous le servir au besoin. D'où viennent donc vos scrupules soudains et la brusque fièvre qui fait battre votre pouls ? Si la stratégie de Brunetière, dégageant des livres d'A. Comte leur âme de vérité, vous a paru une idée de génie, comment se fait-il qu'elle soit devenue tout d'un coup si dangereuse et capable de faire « un mal épouvantable aux plus belles âmes »? Vous ne répondez point. Je réponds pour vous. Brunetière flattait vos passions démocratiques et vous l'avez absous de tout le reste… Votre religion est double, Monsieur l'abbé : christianisme et démocratie. Il suffit qu'on attaque le second fétiche pour que votre conscience s'alarme. Vous êtes orfèvre, Monsieur l'abbé, et vous restez orfèvre même quand vous faites de la théologie 42.

L'argument ad hominem est poussé brillamment. On le retrouve dans un autre article de M. le chanoine Lecigne trop beau pour être cité tout entier dans ce livre, et qui apostrophait aussi M. l'abbé Pierre en ces termes :

Et puis tenez, il faut que je vous dise tout. Je me souviens que jadis, vous et les vôtres, vous chantiez le dithyrambe derrière M. Brunetière, lequel se contentait alors de saluer dans l'Église « un gouvernement ». On nourrissait dans les métairies démocratiques je ne sais combien de veaux gras pour le banquet du retour définitif. Et pourtant M. Brunetière avait débuté dans sa chaire de l'École normale par nier la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; il avait plaisanté assez lourdement le dogme de l'Immaculée-Conception. Il écrivait de L'Utilisation du positivisme et, dans vos rangs on trouvait admirables ces pages où il était plus souvent question d'A. Comte et de Darwin que de nos théologiens. Il disait, il a dit un jour devant moi : « Je mourrai dans la peau d'un hérésiarque », et vous savez aussi bien que moi tout ce qui séparait son fidéisme inconscient de la vraie doctrine catholique. Et cependant cet homme qui aimait Stendhal, lui aussi, — qui magnifiait Taine, lui aussi, — qui exaltait Sainte-Beuve, lui aussi, vous ne l'avez dénoncé ni à Rome ni aux évêques de France ; au contraire, vous en avez fait quasi un Père de l'Église. D'où vient donc cette différence de traitement ? Et pourquoi traînez-vous le royaliste Maurras aux gémonies quand vous avez mis le démocrate Brunetière en une niche 43 ?

Un peu plus instruite que M. Brunetière, et de la vraie pensée de Comte, et des directions de la théologie catholique 44, l'Action française ne s'est jamais associée que par des objections et par des critiques 45 à l'aventure de « l'utilisation du positivisme » selon M. Brunetière, et ce ne fut aucunement comme apologiste de la religion qu'elle invoqua Auguste Comte. À la différence de nos calomniateurs libéraux qui laissent endommager le dogme et la science sacrée toutes les fois que la démocratie et le libéralisme ne sont pas en cause, nous avons pris toujours grand soin d'éviter d'empiéter sur un terrain hautement réservé. L'Auguste Comte que nous avons utilisé, c'est, — dans un ordre infiniment plus ouvert et plus libre, — le reconstructeur de la cité et de la patrie, de l'autorité et de la hiérarchie, le philosophe bien versé dans les lois de la nature sociale, le critique des formes modernes de l'anarchie.

C'est ce qu'il faut entendre quand on parle « d'alliance » possible entre catholiques et disciples directs ou indirects d'Auguste Comte. Ce mot d'alliance est d'ailleurs assez captieux parce qu'il suppose un pacte consenti départ et d'autre, engagement bilatéral d'agir ou de penser ensemble. Tout réfléchi, je lui ai préféré le terme net de « rencontre ». Il y a des rencontres entre la doctrine catholique et la philosophie positiviste. Ces rencontres ont lieu sur le terrain de la politique, de la morale, de l'histoire. Quand on les constate, on constate des faits que je demande à rappeler en les désignant par leur nom.

Pour rendre ma pensée plus claire, j'userai d'une parabole grossière, empruntée à nos ridicules usages d'élection et de parlement.

Si les positivistes et les catholiques étaient réunis dans une même salle-à-voter, leurs bulletins se trouveraient ensemble sur un certain nombre de problèmes politiques fondamentaux : la constitution première de la société, la législation de la famille, la législation de l'école, la législation des rapports du spirituel et du temporel, la loi des relations de l'Église et de l'État, la discipline générale de l'autorité souveraine et des libertés sociales…

Les catholiques et les positivistes seraient aussi d'accord pour rejeter toute morale indépendante et constater que le devoir ne prend pas son unique appui dans la voix de la conscience individuelle, mais doit se prévaloir d'une foi et d'un dogme exprimé par un culte, dogme enseigné, culte exercé par une organisation hiérarchique, un clergé, une Église. Enfin, dans l'histoire du monde, les positivistes honorent la distinction du pouvoir spirituel et du temporel inaugurée par le catholicisme ; ils comprennent comme une source de progrès l'organisation civique et politique du moyen âge catholique. Quant à la prétendue Réforme religieuse du XVIe siècle, le Comtisme y voit surtout un système destructeur, qu'il appelle « insurrection mentale de l'individu contre l'espèce ». Enfin parmi les conquêtes de la Révolution, il tient l'égalité pour « un ignoble mensonge », la démocratie pour « une mystification oppressive ».

Mais noter ces rencontres, les compter et les jalonner, c'est par là même constater que sur les autres points, il n'y a pas accord, mais divergence et séparation. Et c'est, aussi par là, exclure absolument toute idée que « des catholiques pourraient accepter la philosophie » de Comte. Tout homme sain d'esprit sentira qu'ils ne peuvent accepter ce que leur qualité de catholiques élimine par définition.

En effet, la philosophie de Comte ne se borne pas à omettre ce qu'on entend par surnaturel et miracle ; elle se cantonne dans l'ordre du monde tel qu'il apparaît ; elle exclut la recherche de l'origine et de la fin de l'homme ; elle s'interdit même de demander si les phénomènes de la vie intérieure ou extérieure reposent sur un fond de réalité permanente et substantielle. Il n'y a rien de plus séparé, ni de plus distant de la synthèse catholique où tout est suspendu non seulement dans l'ordre mystique, mais dans l'ordre rationnel, à l'être de Dieu.

Je m'étonne qu'un savant glorieux, catholique éminent, ait pu écrire : « Si Comte s'était contenté de dire, comme beaucoup d'autres, que la métaphysique et la théologie sont en dehors des limites de la science positive, les catholiques pourraient accepter sa philosophie. » Telle n'est point l'idée que se fait de soi le catholicisme. Mgr d'Hulst disait avec force : « On démontre la divinité de Jésus-Christ. » Il parlait de la démonstration la plus scientifique. Si mes informations sont exactes, la théologie catholique se déclare science positive, science des sciences, et le dernier Concile jette même hors de l'Église quiconque exclut de notre connaissance naturelle la notion et la preuve du Dieu créateur. Par sa négligence méthodique des causes, le positivisme est aux antipodes du catholicisme. On l'a dit à L'Action française aussi souvent qu'il l'a fallu. On ne l'a pas dit plus souvent parce que cela, ordinairement, va de soi.

Par conséquent, il faut le répéter à M. Pierre comme on l'a dit à Georges Dumas, si Auguste Comte avait limité sa philosophie à cette « négation » ou à cette exclusion, il n'y aurait jamais eu nulle part, sur aucun point, de rencontre possible entre les catholiques et lui.

Mais, au delà de sa négligence entière des causes, il y a sa manière de rechercher et de déterminer les rapports, les relations fixes, les constantes entre les phénomènes de la nature. Là, Comte rejoint une manière de penser qui est commune à tous les esprits humains, qu'ils suivent Aristote, Mahomet ou saint Thomas. Et, là, sa portée philosophique est incontestable. Or, c'est là et, en particulier, dans la formule des lois morales et des lois sociales, que sa pensée a coïncidé, de façon régulière et frappante, avec l'ensemble et les détails de la pensée morale et sociale du catholicisme.

Ces coïncidences d'un génie loyal et profond peuvent être estimées dignes d'attention, d'examen, d'intérêt, au point de vue catholique. Elles peuvent aussi y être jugées superflues. Pure question de discipline et d'opportunité, qui, manifestement, ne doit regarder que l'Église. Le comtisme peut lui fournir la matière d'un chapitre de vérifications ou d'aveux comme en ont écrit ses apologistes de tous les temps. Et cela peut aussi être considéré par elle, temporairement ou définitivement, comme une occasion de malentendus, de confusions et de méprises.

Elle peut craindre que le scandale ne l'emporte sur le secours. Mais elle peut aussi dire que ce scandale, très sincère chez quelques-uns, est, chez les autres, très parfaitement simulé ou cache des intérêts politiques si bas que la sagesse doit s'arrêter à l'expectative et à la vigilance, le temps seul pouvant faire pratiquement le tri du bien et du mal.

De toute évidence, les esprits étrangers à l'Église n'ont pas à choisir entre ces positions. À elle de voir. D'après la loi du vrai Comtisme lui-même, le souci de l'autonomie de l'Église interdit toute immixtion aux non-catholiques. Telle est la position des idées et des hommes, comme je la distingue, en rapporteur impartial.

Plus la vie qui avance fait pénétrer dans l'intimité des esprits, dans l'expérience des choses, plus on se convainc de la haute nécessité de s'expliquer avec ménagement, précaution et respect sur les dissidences philosophiques et religieuses du pays. Rien ne fera, d'ici longtemps, que nous ne soyons un peuple profondément divisé, et nous avons besoin de vivre unis pour continuer de former une nation ; ce qu'il faut donc trouver, c'est le modus vivendi qui soit possible, l'air commun qui soit respirable non seulement aux individus, mais aux Corps. Vouloir traiter le corps et l'âme de l'Église autrement qu'elle ne les conçoit et ne les définit elle-même, est une chimère qui décevra toujours quiconque l'aura poursuivie. Il n'y a qu'une politique religieuse tenable à l'égard du catholicisme, c'est celle qui commence par se placer à son point de vue.

Ce poste est naturel pour les fidèles catholiques. Il l'était un peu moins pour des mécréants, ou des incroyants ou des libertins. S'ils ont pu cependant y venir sans difficulté, c'est à l'étude du positivisme qu'ils le doivent en grande partie. Ils lui doivent une intelligence sérieuse et un sentiment juste du rôle médiéval de l'Église, un compte exact du caractère critique et destructif de la prétendue Réforme du XVIe siècle. Les sympathies de Taine allaient aux protestants. C'est Auguste Comte qui a vu et montré que l'anarchisme est inhérent à toute attitude anti-catholique. Il nous a disposés à une réaction générale contre les calomnies dont la papauté est victime, et aussi contre les censures courantes de la réglementation morale dans le catholicisme. Tel est le « comtisme » que nous avons propagé.

On peut s'en rendre compte en jetant un coup d'oeil sur les divers résumés publiés par Léon de Montesquiou, surtout l'admirable brochure de l'an dernier : Auguste Comte : quelques principes de conservation sociale. Comte a mis les Français non croyants en état de se rappeler tout ce qu'ils tiennent de l'Église ; c'est de quoi nous sommes très reconnaissants à ce maître ; c'est le point sur lequel il peut rendre service.

Mais aucune reconnaissance ne saurait être imposée ni proposée aux catholiques ; elle n'a pas été demandée, ni sollicitée d'eux. On n'a même point à la désirer. Cela ne nous regarde pas. Dire à des catholiques : « Auguste Comte a écrit telle et telle vérité favorable au catholicisme, vous devez l'en remercier », est, ce me semble, la moins juste et la moins soutenable des prétentions. Un comtiste sincère répondra, pour son maître, que trouver la vérité et la dire composent deux satisfactions qui dispensent d'en ambitionner une troisième. Quant aux catholiques, fatigués et tympanisés de ces réclamations, il leur sera parfaitement loisible de répliquer qu'il leur convient de lire les maîtres catholiques de Comte plutôt que Comte lui-même, ce qui sera toujours leur droit et, probablement, leur devoir.

Mais là encore la sagesse des catholiques les moins libéraux a voulu éviter certaine outrance, même dans la prudence et dans la discrétion. Un jour, dans L'Univers, M. le chanoine Delfour a invoqué sur ce sujet non seulement les libertés, mais les nécessités de l'apologétique. À un contradicteur qui l'avait accusé d'employer des autorités extérieures, M. Delfour a répondu :

Exige-t-il qu'on garde un systématique et absolu silence sur les écrits de nos ennemis ? Ce serait trop absurde, voire injurieux pour les Pères de l'Église et pour les apologistes.

Si, continue M. Delfour, on ne nous accuse pas d'avoir « proclamé vraies et bienfaisantes des paroles qui étaient fausses ou malsaines, il reste donc qu'au jugement de notre censeur, il est imprudent de louer, chez de mauvais écrivains, ce qui est intrinsèquement louable » :

Ceci encore est une condamnation formelle de tous les théologiens, polémistes et orateurs sacrés, car ils employèrent tous le traditionnel argument qui est connu ou trop connu sous ce nom classique : aveux de l'adversaire. En tête d'un livre qui est le chef-d'œuvre de la littérature française, et peut-être de toutes les littératures, Bossuet a écrit : « De ce que j'ai à dire contre les églises protestantes et leurs auteurs, je n'en raconterai rien qui ne soit prouvé clairement par leurs propres témoignages. Je n'ai pas épargné ma peine à les transcrire. »

Et en effet, il citait, avec une sorte de reconnaissance admirative, des pages entières de Luther, qu'il se contentait, ensuite, de paraphraser. « Luther, disait-il, confirmait la foi de la présence réelle par de puissantes raisons : l'Écriture et la Tradition ancienne le soutenaient dans cette cause. Il montrait… Mais ce qu'il faisait avec le plus de force, c'était de détruire les objections qu'on opposait à ces célestes vérités ; il mettait en poudre toutes les machines qu'on élevait contre Dieu. C'est pourquoi on le voit encore invincible quand il traite les dogmes anciens. »

Plus près de nous, remarquez, je vous prie, comment Veuillot parle de ce Sainte-Beuve, de qui l'âme était si méprisable et l'esprit si distingué.

M. le chanoine Delfour termine en demandant si l'on pourrait consentir à faire d'un journal catholique « un journal étranger à toute vie apologétique et intellectuelle » :

L'Univers s'adresse à des lecteurs cultivés et réfléchis qui souffrent, depuis longtemps ou depuis toujours, pour la France catholique. Il leur doit d'étudier avec eux, aussi consciencieusement qu'il est possible, les causes profondes du mal et ses remèdes ; ce qui revient à dire, la Révolution et la Contre-Révolution 46.

Comme le marque M. Delfour, l'aspect de la question varie avec le public auquel on s'adresse. La position de l'Action française n'est certainement pas identique à celle des apologistes de la foi ; mais elle est symétrique : nous rapportons, subordonnons, et au besoin sacrifions tout à la défense de l'ordre et de la patrie.

En effet à l'Action française les Comte, les Renan, les Sainte-Beuve, les Taine sont adaptés et, pour ainsi dire, emmanchés au système d'une doctrine. Ce système, par son corps et sa masse, développe un jeu d'attractions et de répulsions tel que ce qui s'engrène et s'emboîte, ce qui cadre, ce qui convient, ce qui va avec la doctrine, accourt et vole, pour ainsi dire, s'incruster et s'agréger, pour le fortifier, au noyau central, mais tout le reste est repoussé et tombe de soi-même, poussière d'idées inerte et sans vie. Il en est ainsi de telle page « libérale » du grand Fustel ; ainsi de tel chapitre où Le Play lui-même semble absolument méconnaître les fonctions propres de l'État. Leur erreur s'en retourne là où doit retourner légitimement toute erreur, au néant. Et, de quelque honneur que nous entourions leur nom et leur mémoire, ni le libéralisme intermittent de Fustel ni, chez Le Play, une demi-méconnaissance de l'État ne peuvent susciter chez un lecteur d'Action française aucun sentiment favorable à deux erreurs aujourd'hui déconfites par les cinquante ans de discussions et d'expériences que l'Action française rappelle à tout bout de champ.

Il ne faudrait pas se tromper non plus sur l'honneur impliqué dans ce nom de « maître » utilisé par nous, puisqu'il faut bien user des mots et donner aux choses ou aux personnes une désignation courante : le terme n'eut jamais aucun sens d'adhésion générale à l'ensemble des formulaires d'aucun auteur. Ces maîtres sont nombreux, ils se contredisent entre eux, presque tous, excepté sur un point, et c'est le point par lequel ils concordent avec le plan de la régénération nationale. C'est à ce point précieux, presque sacré, que s'adresse notre reconnaissance. Leur magistère est limité à ce même point : le Comte apologiste du moyen-âge, de la Famille, de la Société, le Renan critique de la Révolution, le Sainte-Beuve professeur d'analyse, et ainsi de tous.

Questions, les deux dernières, sur un article qui humilie cruellement l'intelligence du XXe siècle :

— Du monde entier, de tous les âges de l'humanité moderne, quel est l'écrivain qui lança les plus insignes violences contre le clergé et les papes ?

— Mais quel est l'écrivain qui incarna la poésie du catholicisme et de la papauté ?

Deux questions qui comportent, on le sait, la même réponse ; je n'outragerai pas mon lecteur en affectant de lui souffler le nom de Dante. Mais quelle leçon que ce nom ! Ni le souvenir des pontifes flambant comme des torches au fond de l'Enfer, ni l'accablant « mon siège ! mon siège! mon siège ! » proféré sur le simoniaque à la cime du Paradis, ne pouvaient empêcher le Secrétaire d'État du Souverain Pontife régnant de s'associer, en cette année même, au sixième centenaire de la Divine Comédie 47. Cela ne prouve rien ? Rien du tout, si ce n'est qu'il ne faudrait jamais prétendre juger la pensée et le sentiment d'une œuvre sur des détails, fussent-ils en apparence démonstratifs. Le préjugé impérialiste et les passions anti-sacerdotales de Dante ont vécu et péri : ce qui survit, ce qui agit de cette grande âme, c'est le chant de reconnaissance et d'amour à la splendeur de toute la Cité catholique.

Si inférieure que soit la position d'un écrivain ou d'un philosophe quelconque par rapport à celle du Poète altissime, toute œuvre humaine doit être estimée, comme la sienne, d'après ceux de ses éléments qui ont duré et agi.

Conclusion
Vers l'autorité souveraine

L'esprit est étonné de l'aisance avec laquelle ces difficultés se résolvent. Il nous aura suffi de faire constater la claire différence de ce que nous disons et de ce que l'on nous fait dire. Mais on ne nous fait dire ces pénibles insanités qu'afin d'incriminer non les idées que nous avons, non les actes que nous faisons, mais les tendances que l'on veut bien espérer de nous.

Cette ligne d'attaque a cela de beau, d'aimable et aussi de prudent qu'elle passe entre les idées et les actes ; sans contester ceux-ci, sans discuter celles-là, on met en cause les ténèbres d'une perversité insaisissable, dissimulée dans les replis d'une intention toute supposée.

Pourtant, entre l'acte et l'idée, entre l'action et la doctrine, on peut appréhender comme un cordon de chair accusant la filiation. Lorsque les actes conseillés sont les actes effectués, lorsque le conseil obéi coule, comme de source, de l'ensemble et du détail d'un système bien défini où tout se compose et se tient, l'injure seule et l'injustice peuvent oser intercaler et sous-entendre d'autres mystères.

Pourtant, et malgré tout, il reste lumineux que les forces ordonnées par l'Action française, et si diverses qu'elles soient, s'exercent dans la direction du rétablissement de la Monarchie traditionnelle, donc, catholique, Monarchie représentée par un Prince dont la foi ne fit jamais de doute. Le seul fait de cette direction et de cette tendance concorde à augmenter encore la part nécessaire du catholicisme dans le bénéfice moral du commun effort politique. Mais on raisonne comme s'il n'y avait dans les comités directeurs de l'Action française, ni la pensée du Roi de France, ni son autorité réelle et explicite, ni le poids des dix siècles de sa tradition historique, ni un peuple, une armée, un état-major de catholiques fidèles, croyant, pensant, agissant ou réagissant de concert ; on veut que tout se passe comme si tout s'y réduisait au monarque, au dictateur et au despote Maurras.

Revenons donc à ce tyran qui entraîne la jeunesse française au suicide, gratte le souvenir de saints du paradis dans les annales de Provence et qui en fin de compte a concentré sur lui le poids de l'agression. Essayons de l'entendre une dernière fois et de savoir ce qu'il peut dire pour éclairer son rôle sans affaiblir ses responsabilités.

Quelque envie que j'en puisse avoir, je ne nierai ni son existence, ni son action. Mais, pour qu'on sache ce qu'elle est, il faut que l'on connaisse ce qu'elle a de proprement impersonnel.

Et d'abord je n'agis point seul, il y a même des sujets où je n'agis point du tout. Dès l'heure où, quittant la spéculation et la recherche pure, nous avons commencé de mettre en ordre non seulement les idées, mais les personnes, nos « administrations » ont toujours fonctionné en matière de politique religieuse sans que j'eusse à m'en mêler si peu que ce soit.

Plus d'une fois, l'ami bienveillant, l'étranger bien intentionné eut l'idée de franchir ma porte pour venir m'exposer une affaire religieuse : quel qu'il fût, la réponse reçue en pareil cas n'a pas varié durant huit années et elle a consisté à rappeler mon incompétence en indiquant à l'interlocuteur les pièces voisines où se tenaient Louis Dimier, Robert de Boisfleury, Bernard de Vesins, pour ne citer que les plus assidus et les principaux de nos collaborateurs catholiques. Qu'il s'agît d'un acte ou d'une pensée, cette consigne aura été uniforme, constante, et l'on n'a pas le droit de la travestir. Elle est donnée et observée au Journal comme à la Revue, à l'Institut comme à la Ligue. Personne d'informé ne saurait ni dire ni penser que, chez nous, les croyants se trouvent sous la coupe des incroyants ou que les catholiques y reçoivent les directions d'un chef qui n'est pas des leurs.

J'avoue ne point espérer tarir ce langage : il est absurde intéressé et passionné, il doit agir et persuader à coup sûr. On n'en commet pas moins une malhonnêteté remarquable, doublée d'une rare et grossière injustice, envers des hommes de grand cœur et de haute pensée qui, pour prouver la réalité de leur existence objective n'ont fait que dévouer leurs forces, jusqu'à les prodiguer et les sacrifier, au service de l'Église et de la religion. Les uns sont rayés de notre vie politique, les autres considérés comme quantité négligeable et sur-nombre non avenu, pour ce seul fait qu'ils mènent leur combat à l'Action française. On n'outrage pas moins la vérité, en même temps que leur personne et que la nôtre quand on suppose qu'ils n'y comptent pas pour tout le plein de leur valeur intellectuelle et morale. Estimés de leurs pairs, admirés de juges compétents dans leur profession, comptés pour les meilleurs dans leur paroisse même, membres d'associations religieuses et charitables où ils sont bien connus pour leurs sentiments et leur zèle, on tente de les faire disparaître et littéralement de les escamoter. Du moment que chez nous d'autres influences s'exercent auprès de la leur, on veut que celle-ci soit perpétuellement éclipsée.

On leur ôte ainsi jusqu'au mérite du bien religieux qu'ils ont fait. Là, il est pourtant clair qu'ils ont dû agir et agi sans aucun partage.

On me demandera, alors, ce que je fais.

Voici. Voici ma part dans l'œuvre commune. Tout mon effort a consisté à dire ce que je voyais ou prévoyais, et c'est en cette considération qu'on s'est groupé autour de moi.

Il est des personnages, plus ou moins honorables, dont le rôle est de rallier autour d'eux leurs concitoyens pour en faire leurs partisans. Ils s'attachent à se montrer, à plaire, à entraîner. Leur personne, leur nom, leur caractère servent de garant au programme de leurs idées. C'est par eux qu'on arrive à elles. Au contraire, on n'est venu à moi que pour mes idées.

Ces idées, je l'avoue, je ne les ai pas défendues sans âpreté. On a vu par ce qui précède à quelles aventures je me suis laissé entraîner en vue de définir ou d'orner ces idées, de les mettre dans tout leur jour, d'en accentuer l'intérêt et l'importance afin d'obliger le lecteur à les recevoir pour ce qu'elles sont.

Ces idées ont fait du bruit dans le monde ; elles, et non pas moi. Cependant, ces idées n'étaient pas de celles qu'il fût facile de « placer », comme on dit, et de propager, il y a quinze ans ! Combien durent subir la nécessité de les recouvrir d'une gaze ou de les mutiler prudemment ! C'est que les uns étaient des candidats briguant un siège ou des publicités cherchant un public. Ma bonne étoile m'a gardé des sacrifices qui ne coûtaient qu'à la vérité. Je me suis trouvé être le contraire d'un candidat. Toute ma brigue aura été pour les idées.

Nos premiers auditeurs favorables témoigneront s'il leur fut jamais proposé de venir avec nous, de nous suivre, ni de nous croire. On leur disait : Allez au Roi ! Allez-y si vous voulez que vos forces françaises et votre cœur français servent utilement notre France. Si votre programme est autre chose qu'une affiche, s'il tend à se réaliser, allez-y : c'est la seule voie qui soit restée praticable de nos jours dans notre pays et pour telle ou telle raison. N'était-ce point là faire le plus impersonnel des offices d'indication? J'ai montré un chemin. Cela est si clair que le premier républicain démocrate amené par mes renseignements à la monarchie, mon ami Henri Vaugeois, fut présenté à monseigneur le duc d'Orléans avant que j'eusse, personnellement, accompli ce devoir et reçu cet honneur.

Ni orateur, ni conférencier, ignorant des arts de la parole, je fus longtemps à croire qu'il pût m'être possible de dire trois mots en public 48. Quant à une fonction active, autre que celle de conseiller le peuple français la plume à la main, il est trop palpable que je ne l'ai ni désirée, ni conçue et que je ne l'accepte en aucune façon. Si les choses écrites, qui démontrent leur vérité, m'ont valu de l'autorité, cette autorité n'est pas à moi, elle est à elles : ce n'était pas de ma faute si l'enchaînement des faits politiques se retrouva parfois au dehors tel qu'il était exposé chez nous. L'étude d'une part, l'expression de ses résultats, de l'autre, mon office privé à l'Action française s'est borné à cela.

Mais, sans être maîtresses de la vie, les circonstances la modifient et la colorent.

Pouvais-je refuser à de jeunes esprits qui me les demandaient, des éclaircissements sur des difficultés de politique ou d'histoire ? Ainsi eurent lieu mes leçons à l'Institut d'Action française, et les conférences faites depuis. Semblablement, pouvais-je m'abstenir envers qui sollicitait un conseil sur les idées, sur les doctrines et les réalités vérificatrices ? Ou, connaissant l'heure et le lieu de telle ou telle manifestation, pour Jeanne d'Arc, par exemple, ou contre Dreyfus, était-il en mon pouvoir de me soustraire à la convenance d'y prendre part ? Un homme ne saurait lutter par ses écrits sans payer de sa personne en quelque mesure.

Tel est l'engrenage où j'ai été pris.

Le service de nos idées ayant amené la fondation d'organes, de sociétés et dégroupements, avec tous leurs rouages, ceux-ci avant subi les heurs et les malheurs que comportent toujours les machines de cette sorte, il a fallu aussi me mêler à l'administration, à la gérance, aux juridictions qui s'y trouvaient naturellement impliquées. Que sais-je ? C'est la vie ? Ce fut la vie civique mise en commun plutôt que répartie entre les douze ou quatorze membres de nos Comités directeurs. Ceci n'étant point dit le moins du monde pour m'excuser, mais afin qu'on s'explique comment une telle existence s'est formée sans dessein et telle qu'on m'eût étonné, voilà quelque vingt ans, si on me l'eût fait entrevoir.

Je ne m'en plains aucunement. Cependant, voyons le revers de la médaille. Le public français est grand mythologue (cela fait une des causes profondes de sa prédestination à la Monarchie) et il aime à confondre une idée avec les esprits qui la soutiennent ; plus volontiers peut-être que tout autre peuple, il devait voir un acte personnel, créé par une volonté ou sorti d'un tempérament, dans ce qui n'est parmi nous que déduction pratiquée, conséquence vécue d'une idée admise et adoptée complètement. Je ne pense pas que les Français puissent se guérir du goût de désigner la doctrine par le docteur. Quelque malaise que m'ait donné, à ce propos, l'amitié de lecteurs ardents à combiner l'ovation avec le triomphe, il n'y a pas à espérer d'empêcher toute identification fulgurante entre un pauvre nom d'homme et le vol brillant des pensées dont il n'est que l'observateur. Autant vouloir anéantir une force de la nature ; mais il faut s'appliquer à la modérer et à la régler.

Tous les directeurs de l'Action française se rendent témoignage d'avoir fait en ce sens ce qui pouvait dépendre d'eux. Cette volonté de modérer le penchant national nous était d'autant plus facile que, d'une part, les royalistes possèdent dans le Chef de la Maison régnante la synthèse vivante de l'idée directrice et, d'autre part, l'entité Action française nous désignait sans distinguer aucun de nous.

Il est naturel que M. Piou et M. Sangnier, qui se font centres et qui demandent des blancs-seings électoraux, fassent afficher ou admirer dans les salles de séances de leurs comités et de leurs sections les agréments de leur visage et les avantages de leurs personnes plus ou moins adroitement présentés en plâtre, en marbre ou sur la toile. L'Action française s'est privée de ces moyens de propagande. Par la nature des choses et de leurs raisons, autant que par sa volonté délibérée, elle les réserve à son Prince. En mon particulier, j'ai toujours déclaré incompatible avec nos campagnes l'hommage royaliste adressé à d'autres qu'au Roi. Certes, il s'en est produit, mais toujours contenus, toujours réprimés par l'application pratique et constante de ce principe que nous n'allons pas au public pour qu'il accoure à nous, mais afin qu'il prenne sa course dans la direction que nous démontrons seule bonne.

Il ne peut m'en coûter de me bannir de toute assemblée politique, mais les témoins de l'admirable puissance oratoire d'un Lur-Saluces, d'un Daudet, d'un Bernard de Vesins, d'un Montesquiou, d'un Louis Dimier doivent se dire qu'il faut que leur dégoût du parlementarisme et du régime des partis soit bien vif et leur noble fidélité aux méthodes d'Action française bien scrupuleuse pour qu'ils ne soient pas sollicités et conduits à venir, eux aussi, devant l'électeur souverain, comme tous les autres :

— Nommez-moi. Moi ! Moi ! Moi !

Il faudrait retenir comme une autre preuve d'impersonnalité ce qu'un écrivain de gauche a bien voulu appeler de la « sauvagerie » et qui est le désir de ne pas trop mêler le public au privé, l'idée impersonnelle et désintéressée à la simple vie fugitive. Un exemple un peu gros me fera comprendre. Au 17 janvier dernier, M. Poincaré, ayant été nommé Président de la République, fut, naturellement, assailli d'un flot de félicitations ; non moins naturellement, le nouveau chef de l'État s'occupa, disent les journaux, de répondre à toutes celles qui le méritaient. Huit jours plus tard, l'auteur de ce livre, ayant contesté à un juge juif le droit de juger les Français, fut aussitôt pressé du même flot de dépêches et de lettres qui, parties de tout autres points du pays, valaient peut-être, pour leur nombre et pour l'intensité des sentiments qu'elles manifestaient, les acclamations qui avaient pris la route de l'Élysée. N'ayant pas de maison montée ni de secrétaires à mes commandements comme M. le Président de la République, il m'aurait été difficile de faire face par des réponses personnelles à cet orage d'enthousiaste amitié. Cela n'était pas impossible pourtant. Restait à savoir si j'en avais l'obligation. Je m'examinai là-dessus.

Que ces manifestations dussent figurer dans notre journal pour témoigner de l'état d'esprit du public, la réponse était évidente, mais fallait-il prendre la plume et répondre ou faire répondre en mon nom à ces milliers de correspondants connus et inconnus ? Oui, si mon point de vue était celui de l'homme politique qui offre le service de sa volonté aux volontés publiques, ses sentiments aux sentiments, sa personne à la personne de ses concitoyens, — si, d'eux à moi, la relation essentielle exprimait un lien personnel. Mais, dans le cas contraire, non. Non, si le lien était d'ordre intellectuel. Non, si l'accord dans un objet vrai fait la substance de notre communion politique. Non, en un mot, si la raison d'être et d'agir ensemble provient d'un ordre impersonnel. M. Poincaré avait bien fait de répondre. J'aurais eu tort de l'imiter. Je persévérai donc, cette fois encore, dans la règle de m'abstenir, adoptée antérieurement dans les circonstances analogues. De quoi beaucoup pourront conclure à la rusticité. Toujours est-il que nul esprit sensé ne me soupçonnera d'aspirer par la popularité à la tyrannie.

Mais l'insanité même de ce soupçon le fera d'autant mieux accueillir par la déraison et la passion ! Un abbé Pierre nous attribue le caractère qu'il nous voit. Et il nous voit tel qu'il lui plaît.

Dans cette anarchie douloureuse personne ne peut nous retenir non plus de démontrer son imposture et son indignité. S'il suffisait de faire justice, ou de passer notre mauvaise humeur sur le compte du coupable, tout serait réglé : nous savons faire expier les torts qu'on nous fait. L'équilibre juridique est suffisamment rétabli par ce livre.

Mais les châtiments exemplaires peuvent donner satisfaction au sentiment de la vérité et du droit ; ils n'accordent qu'une satisfaction précaire et incomplète à l'esprit politique, qui se soucie de paix et d'ordre par-dessus tout. Punies ou impunies, telles que les souffre l'Action française, ces iniquités déchaînées, qui n'arrêtent point le cœur intrépide, le consternent ou le révoltent pour bien des motifs.

D'abord, le fléau se déchaîne en France et parmi les Français. Ensuite il peut atteindre et décevoir des gens de bien. Ensuite il se propage à peu près exclusivement dans une portion du peuple français, le clergé, que, dans sa moyenne, je nomme et nommerai toujours l'élite de notre nation. Enfin les divisions et les haines religieuses ainsi soulevées sont également déplorables dans leur source première et leur effort dernier : elles sont nées, il faut le redire, de jalousies et d'envies politiques ou de folles blessures subies par l'amour-propre et la vanité de quelques rhéteurs intrigants ; et elles ne tendent qu'à dépouiller la France honnête et patriote du service de ceux qui sont à l'avant-garde de son action, qui n'ont cessé de réussir, de gagner, d'avancer, qui sont les seuls à pouvoir arguer de ces résultats et qui, dans l'ordre politique, apportent seuls une doctrine générale, un programme complet, continu et lié. Ce qui part de sentiments peu honorables, ce qui retarde un effort de salut public ne mérite pas seulement d'être réprimé, de quoi nous ne nous privons pas, mais, je le dis en toute maturité de réflexion et de conscience, cela vaudrait aussi la peine d'être arrêté.

Il faudrait en finir avec ce scandale moral et politique. Il faudrait en finir non seulement par les tableaux de la calomnie châtiée et de la vérité vengée qui abondent d'un bout à l'autre de ces feuillets, mais aussi et surtout par de franches explications, données d'une façon directe, à quelque tribunal supérieurement compétent.

Il faudrait pouvoir s'adresser aux prêtres catholiques de France, « si français ! » comme l'a écrit un prélat éminent, et leur montrer ce qui est, ce que nous sommes, ce que nous faisons ; par-dessus tout, leur rendre sensible quel état nouveau d'opinion nous avons aidé à former et comment désormais, entre les croyants et leurs ennemis incroyants s'étend une masse, déjà compacte et, en tout cas, active, d'hommes qui ne peuvent pas être appelés des fidèles mais qui sont profondément respectueux de l'Église, de sa pensée et de sa foi.

Les pires calomnies ne changeront pas le cœur de ces hommes, car leurs dispositions viennent de moins bas qu'on n'assure, mais ils souffrent amèrement d'être contrariés, dans leur effort pour la paix française, par toute cette abjecte écume d'absurdités et d'injustices. Ce qu'ils voudraient donc, ce serait d'atteindre, par delà tous les prêtres qu'ils connaissent et qui les connaissent, le corps sacerdotal du pays entier.

Mais comment faire pour avertir, un par un, tous les ecclésiastiques de France ?

Plus haut, sans doute, une démarche de respect confiant pourrait prendre à témoin l'épiscopat français, non du tort qu'on nous fait et que nous savons rendre, mais de la fausseté intrinsèque et de l'iniquité essentielle de ce tort. — En quoi, voudrait-on dire aux évêques de France, en quoi tant d'erreurs sur des hommes offerts à tous les coups des adversaires de l'Église, en quoi cet effroyable aveu d'incompétence littéraire, historique, philosophique, ainsi multiplié par nos ennemis, peut-il servir le catholicisme et l'Église ? Nous avons salué l'œuvre ecclésiastique comme un refuge de la pensée même purement humaine et de la civilisation même purement temporelle : est-ce pour nous en punir que cette barbarie est démuselée contre nous ?

Malheureusement, l'anarchie politique actuelle touche à tout. Autant il est facile, pour un diocèse donné, de rejoindre et de solliciter la juridiction de l'évêque, autant, du dehors où nous sommes, il nous est difficile de savoir ce que peut être, en droit et en fait, le corps entier de l'Église de France. L'État en France n'est pas établi sur une base assez saine pour aller prendre à Rome des lumières précises sur la constitution de l'épiscopat national, et cet État ignore les sentiments de piété émue qu'inspire la simple pensée des pouvoirs spirituels du Saint-Siège.

Non point seulement parce qu'il est administré par une majorité de garçons avides sans souci des besoins de l'esprit et de l'âme, mais aussi et surtout parce que la petite minorité des « intellectuels » et des idéalistes démocrates et républicains, représente elle-même un élément spirituel antagoniste de l'esprit catholique romain ! Elle est, selon les définitions de Quinet, l'esprit de la dernière Révolution fortifié par celui des révolutions religieuses antérieures, l'esprit de la Réforme et de toutes les tentatives de réforme, d'hérésie et de schisme qui ont manifesté les sursauts de l'individualisme depuis deux mille ans. La démocratie officielle, c'est l'anti-Rome. Comment parlerait-elle à Rome de l'épiscopat français? Et comment sans aller à Rome serait-elle reçue par cet épiscopat ?

— Ainsi, du point de vue civil et politique, les Français non-croyants sont laissés par l'État dont ils sont les membres dans la plus complète ignorance de leurs relations possibles avec le corps des évêques. Un recours de cet ordre est donc difficile. Ne le serait-il pas, j'ignore même si je me reconnaîtrais le droit d'aggraver, par une question à demi-politique, donc épineuse, les difficultés attachées au règne spirituel des évêques français. L'unique parti raisonnable est donc de faire, en citoyen, ce que l'État démocratique républicain n'a pas su faire en corps et de me tourner vers le lieu du monde catholique auquel se rattachent tous ses membres épars : au point où l'immense fraternité de l'Église acquiert toutes ses forces en prenant conscience de sa vaste unité. Comme les clercs se reconnaissent dans l'évêque, ainsi les évêques se reconnaissent tous dans le Père commun qui siège à leur centre et à leur sommet.

Cette paternité sacrée ne peut s'étendre qu'aux fidèles ; je ne crois pourtant pas qu'elle doive repousser et décourager les autres, lorsque ceux-ci l'approchent dans une intention de justice, et pénétrés de cette vénération séculaire qu'elle s'est acquise par tout le monde habité. Je ne vais d'ailleurs point à Elle en réclamant, ni en appelant ; je ne suis pas porteur de protestation ou de plainte ; mais, ma pensée, mon œuvre, mes desseins ayant été défigurés jusqu'à la calomnie, je vais rétablir ce qui est pour Celui dont la charge, la volonté et le désir consistèrent toujours à connaître afin déjuger.

De plus, bien que la papauté se développe d'âge en âge comme un seul homme, beaucoup en France, parmi mes amis et mes proches, conservent au Pape régnant la dette d'une reconnaissance confuse, mais délicate et profonde, en raison de graves malentendus qui, pesant sur leur conscience, ont été dissipés par l'esprit de justice et la sagesse de S. S. Pie X.

D'autres Français encore, esprits lettrés, curieux, aimant à réfléchir sur tous les objets n'ont pu se défendre d'oser manifester au Pape régnant leurs sentiments de respectueuse admiration personnelle pour tout ce qu'ils ont pu saisir des belles lignes de Son œuvre décennale de Docteur et de Chef. En art, en philosophie, en politique, elle a ravi tout ce qu'ils ont d'âme, et pour moi l'exprimer n'est que me répéter. Du point de vue auquel je me trouve placé, on ne saurait donc concevoir un témoin aussi auguste de vérités plus hautes aux pieds de qui venir déposer le simple faisceau des explications énoncées dans ce petit livre. Sans me faire illusion sur la portée de ma parole, ni prétendre au plus disproportionné des dialogues humains, il ne me semble pas m'éloigner d'une vue exacte de la véritable économie de l'Église en disant et en écrivant :

Très Saint Père,

Sans l'avoir voulu, je suis cause de graves inquiétudes, de calomnies iniques envers quelques-uns d'entre les meilleurs fils de Votre Sainteté. Parmi toutes les voix qui s'élèvent à ce propos, autour du Siège romain, pourquoi me serait-il interdit de mettre sous les yeux de Votre Sainteté mes humbles explications ?

Ce n'est pas d'aujourd'hui que les hommes de l'Action française, tous, sans aucun égard à leur diversité de pensée profonde, se tournent du côté de Rome ; ce sentiment remonte même plus haut que les débuts de l'heureux règne de Votre Sainteté.

Voilà plus de douze ans, l'Encyclique relative à la « démocratie chrétienne » gagnait, du premier coup, notre adhésion d'anti-démocrates. Nous n'oublierons jamais quel trait de lumière jaillit du Vatican lorsque nous entendîmes le pape Léon XIII définir « la diversité des classes » comme « le propre d'un État bien constitué », conseiller d'imprimer à la communauté humaine « une forme et un caractère » « en harmonie » avec l'ordre des choses créées, convier aux initiatives de réforme et de progrès « ceux à qui leur position, leur fortune, leur culture intellectuelle et morale donnent le plus d'autorité dans la cité », enfin manifester au regard de tous les Français un émouvant souci de cette « conservation et amélioration de l'État », qui en 1902 formait déjà le fond de notre action publique et de notre intime pensée.

Par ces grandes pensées qui en faisaient concevoir beaucoup d'autres, ceux d'entre nous qui avaient gardé sur l'Église un certain nombre de préjugés, d'ailleurs ébranlés, achevèrent de se rendre compte du bienfait de son action sur le genre humain : je ne sais quel enthousiasme presque pieux se mêla dès lors aux sentiments de dégoût et d'indignation que leur inspirait le spectacle des vexations et des persécutions infligées au clergé, aux congrégations, aux fidèles par la politique oublieuse des plus hauts intérêts de notre patrie.

Cependant, Très Saint Père, l'expression de cette émotion légitime et profonde fut réduite au silence par le sentiment de notre place extérieure à l'Église, jusqu'au jour où une autre voix qui partait du même sommet s'adressa à la France en termes si directs qu'il n'y a pas de bon Français qui ne l'ait sentie pénétrer ses fibres secrètes et tressaillir jusqu'à son cœur. La vibration de cette voix pontificale, rejoignant, ainsi qu'il était naturel, les accords réguliers des fidèles de France, semblait aussi vouloir toucher, atteindre, réveiller d'autres accords plus imparfaits, mais sincères, entre les membres de notre vieille nation : Votre Sainteté nous appelait tous, Tous, disait cette voix, tous tant qu'ils sont, et les catholiques, et ceux qui ont au cœur le simple amour du Juste et de l'Honnête pour le bien commun et la prospérité de la patrie. Les mêmes accents avaient convié, une autre fois, non seulement ceux qui, en France, sont catholiques et pour lesquels défendre l'Église est un devoir, mais encore tous ceux qui veulent la paix et la tranquillité publiques, afin que tous unissent leurs efforts pour épargner à leur patrie un si grand désastre.

À ces mots, beaucoup de Français reconnurent, comme nous, leur désir libéré du scrupule qui les retenait tout d'abord.

Dès lors, — sans indiscrétion néanmoins (on ne leur en reproche aucune), — avec une prudence contre laquelle on ne relève nullement qu'ils aient commis de fautes ; sous leur responsabilité personnelle, qui jamais ne visa à compromettre qui que ce fût ; mais enfin sans respect humain, sans fausse pudeur, les incroyants d'Action française ont écrit, parlé, agi de leur mieux, en faveur de ce qui leur apparaissait grand et saint dans la cause catholique sur le sol français. Ainsi faisant, nous ne contrevenions à aucune loi du pays et bien au contraire, puisque la forme actuelle du gouvernement de la France oblige chaque citoyen à se former une opinion complète sur un programme politique où les destinées de la religion occupent le premier plan. L'honnêteté et l'honneur auraient suffi à interdire de rester neutre dans la bataille, mais enfin nous étions poussés et autorisés à l'action également par les exhortations de Rome et par les décrets de Paris.

Cette action, Très Saint Père, nous ne l'avons réussie que trop bien dans notre sphère. Seulement, il se trouvait, il se trouve encore que notre politique religieuse, comme au surplus notre politique militaire ou notre politique étrangère, fait partie d'un système politique étendu, qui revient à combattre le mode de gouvernement qui, au dedans comme au dehors, au matériel comme au moral, donna toujours les pires résultats pour la France. Nous ne sommes pas républicains, on ne dénie pas notre droit ; mais en s'emparant de ce fait, — notre hostilité à la République, notre dévouement à la Monarchie, — des adversaires dont je ne veux point apprécier la sincérité au pied du trône pontifical, ont cru pouvoir soutenir que notre attitude était de tactique pure et que nous ne servions qu'un intérêt de parti exclusivement temporel.

Est-ce sortir des justes bornes d'une dignité un peu fière que d'affirmer avec simplicité devant le Saint-Siège qu'un soupçon de cette nature tombe fort au-dessous de nous : le plus élémentaire bon sens en fait justice.

Au degré où nous avons placé nos exposés et nos discussions, et devant les pensées, les discours, les actes qui nous ont été inspirés par notre étude de l'Église, un soupçon aussi misérable a peu de valeur. Les petites manœuvres de la politique courante ne vont pas chercher leurs raisons d'être dans la sphère à laquelle nous avons attaché l'attention et la réflexion des Français. C'est à meilleur marché que les charlatans politiques essayent de ravir l'applaudissement fugitif ou l'approbation distraite de la foule mobile. En nous adressante l'élite des esprits recueillis et méditatifs, nous avons donné une valeur d'engagement et presque de serment à nos raisons d'estimer, d'admirer, de servir, de défendre, comme la bienfaitrice de la nation française et du monde civilisé, comme l'auxiliaire naturelle de toute entreprise de restauration nationale, l'arche insultée et radieuse que Votre Sainteté maintient fermement sur les eaux. Écoutés par des hommes que l'élévation de la pensée et l'étendue de la culture désignent déjà pour le gouvernement moral du pays, comment aurions-nous pu nous flatter, en même temps, de nous en tenir aux vaines roueries de forum ou de parlement ?

On dit que nous pouvons changer. Cela veut dire que ceci n'est pas matériellement chimérique. Mais quand bien même, par impossible, notre parole changerait et notre jugement se pervertirait, est-ce que nos idées rassemblées et mises en ordre sous notre signature ne subsisteraient pas pour la défense de l'Église ? Tout ce qu'elles ont de vigueur et de clarté s'ajouterait alors aux réfutations de nos contradicteurs catholiques pour nous convaincre et nous accabler sous notre propre poids. L'enseignement donné par nous nous condamnerait, sans cesser de militer en faveur des idées que nous aurions abandonnées. En vérité, quel politique de carrière — en lui prêtant quelque prudence ou seulement en évitant de le supposer fou — aurait commis la faute de s'engager jusqu'au point où nous l'avons fait et sans se ménager la moindre porte de sortie honorable ! La vérité est que nous ne sommes pas des politiciens, mais les serviteurs d'une idée politique. Nous servons cette idée, non pas comme une intrigue, non pas comme un parti, mais bien comme une vérité. Cette vérité politique française en rencontre d'autres, plus générales, qui s'étendent au genre humain : de ce nombre la vérité historique, politique, sociale, morale sur l'Église. Eût-il fallu la méconnaître, eût-il fallu omettre un hommage dû à l'Église, ou changer cet hommage en persécution, pour ne pas donner lieu à l'indigne soupçon d'une tactique intéressée ?

Très Saint Père, pareil soupçon pourra paraître à Votre Sainteté d'autant moins mérité qu'Elle voudra jeter un regard plus attentif sur le nom et le visage de nos défenseurs les plus dévoués. De tous les catholiques français, les amis de l'Action française ont été, à toute époque, les moins disposés à la transaction, ils ont dépensé leur vie à défendre l'Église, et longtemps sans espoir de récompense ou de victoire terrestre ; quelquefois — dans un passé que nous avons réussi à faire oublier — ils désespéraient même de parvenir jamais à se faire comprendre dans leur propre pays. Cependant même alors, leur dévouement dont toute la France est témoin ne se relâchait pas. Au premier rang Votre Sainteté pourra voir les derniers survivants des régiments de ses zouaves qui sont sortis de Rome les armes à la main et des religieux chassés de France pour la rigueur et la sainteté de leur règle : milice temporelle et milice spirituelle de la Papauté, l'une et l'autre diront si nous sommes capables déjouer d'une cause sainte, nous qui aurions horreur de faire servir la plus humble pensée humaine à des calculs formés hors du domaine de l'esprit. Ces bons catholiques romains de la plus vieille roche française ont vu l'Action française à l'œuvre et souvent à la lutte. Que Votre Sainteté daigne les entendre avant tous les autres.

Que surtout Elle daigne les regarder et les écouter plutôt que nous-mêmes !

Assurément le soupçon exposé plus haut, et l'ensemble des autres griefs dont nous nous défendons, forme un torrent bourbeux où l'incompréhension, le disputant à l'ignorance, est menée par des intérêts. Un consciencieux parallèle des allégations dirigées contre nous et de celles de nos paroles qui en ont fourni le prétexte fait apparaître à chaque instant la diffamation et la calomnie.

La justice que j'en ai faite dans ce petit livre est probablement suffisante, peut-être même outrée et (bien qu'elle me semble assez modérée) cette défense vigoureuse exercée directement m'ôte le droit de me plaindre de rien ni de rien demander : en bonne justice je me vois simplement autorisé à conclure que, pour nous imputer soit une volonté hostile à l'Église, soit l'intention ou le désir de la combattre et de l'offenser, nos écrits ne suffisent pas, il les faut travestir ; pour me composer un visage d'ennemi public ou secret de l'Église, il faut mentir. La vérité est que je n'ai rien approuvé, ni enseigné rien qui soit une invitation directe ou dissimulée à combattre les croyances ou à s'en détacher. La vérité est encore que, tout au rebours du langage des amis « libéraux » de l'Église, c'est au catholicisme entier, et au plus strict, c'est au catholicisme le plus soumis à sa loi, parce que catholique et non pas quoique catholique, au catholicisme comme tel, que sont toujours allés nos hommages d'admiration ou de respect donnés aux œuvres, aux actes ou aux enfants de l'Église. Tels sont les faits. Les uns et les autres peuvent parler en notre faveur, Très Saint Père.

Néanmoins, si cruels qu'ils puissent être pour nous, venant de catholiques et formulés quelquefois dans un corps de pasteurs que nous vénérons, ces mensonges haineux, ces injustes accusations ne font pas que certains de nos écrits puissent être jugés par Votre Sainteté exempts d'erreurs ou indignes de blâme. Je ne l'ai jamais prétendu. On peut extraire de mes livres d'autrefois des paroles exprimant des pensées ou des sentiments inacceptables pour l'Église et qui lui sont même en horreur. Quand j'ai réédité plusieurs de ces écrits, j'en ai bien retranché ce qui pouvait être entendu ou interprété comme expression d'un acte intentionnel et volontaire d'offenser cette Église que j'avais saluée comme la plus antique, la plus vénérable ou la plus féconde des choses visibles et comme la plus noble et la plus sainte idée de l'univers : ainsi se montra le sentiment que m'inspire l'Église de l'Ordre. Mais nulle marque d'un respect, qui va croissant avec mes réflexions et le nombre de mes années, ne peut équivaloir aux marques de l'orthodoxie ni aux symboles de la foi, et je vois avec une clarté indubitable combien certaines de mes pages, de celles qui subsistent, peuvent et doivent choquer les âmes fidèles.

Bien que je n'aie surpris la confiance de personne et que j'aie même été le premier à faire avertir les catholiques de la réprobation spontanée que ces pages leur inspireraient forcément, ce n'est pas de gaieté de cœur que j'ai jamais considéré, toutes les fois qu'elle s'est produite, cette séparation morale d'avec quelques-uns de mes amis les plus chers et les plus admirés, d'avec ceux, d'avec celles à qui je suis uni des liens les plus directs et dont plusieurs eurent la grâce de s'agenouiller en pleurant de joie sous la bénédiction de Votre Sainteté. Le bienfait de l'unité, pour l'intelligence, comme la douceur de l'union pour les consciences n'ont jamais été blasphémés par cette plume. Tout ce qui m'en bannit m'inspire des regrets profonds ; l'âme isolée éprouve le même genre de besoins que les membres de la cité et rien ne peut être plus désirable pour elle, ni plus heureux, qu'un accord des pensées qui rejoint le ciel à la terre et embrasse la suite des destinées du genre humain.

Repos moral incomparable et stimulant spirituel d'une magnifique vigueur, la beauté de ce bien et son attrait sublime comporte, pour qui s'en éloigne, une mélancolie naturelle, comme un obscur remords dont on aurait horreur de forcer l'expression, de peur de la fausser, mais qui ressemble aux graves sentiments que nous inspire la solitude physique.

Une pensée profondément et passionnément sociale ne peut que souffrir de ce qui rompt l'élan ou disperse le chœur ; mais, de quelque façon que soit né le trouble, il existe ; ce mal déploré, cette désunion de l'esprit et de l'âme, je ne saurais point faire qu'ils ne vivent et qu'ils ne respirent en moi. Toute l'amertume qui s'en échappe ne me paraît pas capable de le résoudre et de l'effacer. Mais, s'il ne serait pas facile de vivre sans penser, partout où ma pensée s'aliène ce qu'elle respecte ou bien contriste ce qu'elle aime et quitte des esprits qui lui sont fraternels, il serait impossible d'éprouver plus que moi la vive impression du malaise inhérent à des peines de séparation et d'exil.

Il y a cependant un lieu où l'accord se refait, où l'union se resserre avec tout l'élan de sa joie, c'est au point où, devant les nécessités de la patrie, on se retrouve citoyen pour traiter des biens à sauver et des maux à exterminer. Là se rétablissent, dans tout leur jour, à mes yeux, quelques évidences parfaites que l'expérience n'a cessé de me démontrer et dont les pires contradicteurs n'ont jamais pu que nous apporter d'éclatantes confirmations. Aux abords de l'Église, sinon dans l'Église même, une unité d'action, sinon de pensée et de cœur, est alors restaurée, et elle est aujourd'hui, Très Saint Père, si lumineuse, elle est si forte, elle est si belle que la jeunesse de la France, qui en est le plus noble instrument, tend vers elle, de tous les points du territoire, de toutes les classes de la société, la vertu convergente de sa confiance et de son espoir. Tout le bien qui se fait ainsi, surtout celui qui se prépare, mérite-t-il d'être repoussé parce qu'une très petite portion en est faite en passant par ma main ?

On a beaucoup exagéré l'importance de cette main, et, si j'ignorais que la rumeur en a bourdonné jusqu'à Rome, je n'oserais pas répéter à Votre Sainteté que l'on me donne pour le chef ou l'un des chefs de ce mouvement, le maître ou l'un des maîtres de cette école. Cela n'est guère exact, hormis dans la mesure où ma parole a correspondu à quelqu'un des principes traditionnels qui sont les vrais maîtres et les vrais guides de ce réveil français. Je ne me suis jamais proposé pour aller en tête de quoi que ce soit ; mais, du moment que les circonstances ou les hommes sont parfois venus me chercher, le poste indésiré et difficile auquel je me trouve ainsi établi m'impose fortement la tâche de maintenir le fruit de l'effort, de le défendre et de l'accroître, si je le puis, quelle que soit mon insuffisance soit par rapport à cet ensemble écrasant, soit pour l'extrême complexité de chaque détail. Mais il me semble que je me serais égalé à un déserteur si je n'avais rempli aujourd'hui mon obligation d'affirmer hardiment, comme je le fais, en présence de Votre Sainteté, toute la rectitude morale d'une œuvre politique dont la destinée, étant de combattre, est aussi d'être combattue, mais qui ne peut pas craindre la critique équitable ni l'examen loyal.

Ce n'est pas devant le Saint-Père qu'il puisse convenir d'exposer pourquoi je serais tenu pour le plus inoffensif des hommes et comment le plus noir de mes péchés ne compterait pour rien aux yeux de certaines gens sans mon crime de monarchisme, surtout sans mes deux autres crimes d'anti-démocratisme et de contre-libéralisme. L'Action française a eu le malheur de donner quelques exposés relatifs au bienfait de la hiérarchie et de l'autorité, qu'on ne lui a jamais pardonnés. Votre Sainteté daignera me dispenser de développer une idée sur laquelle on ne manquerait point de m'accuser d'avoir voulu mêler la haute majesté du Souverain Pontife aux discordes des partis dans notre nation. Notre œuvre est plus noble, je puis le dire ! Elle tend beaucoup plus haut que toutes les embûches tendues à ce Gouvernement pontifical, dont nous ne chercherons jamais à compliquer la tâche difficile et sainte. Non l'esprit de parti, mais le patriotisme : non un nationalisme étroit, mais le sentiment européen et planétaire du véritable bien de tous les peuples, intéressé à l'existence d'une France saine et puissante ; enfin l'intelligence, imparfaite et approximative sans doute, mais claire, des bienfaits humains de l'Église sont les seuls sentiments que j'aie pu ressentir en osant approcher de Votre Sainteté. S'il en est de plus religieux, il n'en est pas de plus respectueux ni de plus ardemment dévoués.

Par ces sentiments et par eux seuls, qui depuis longtemps ont veillé sur notre action, nous estimons avoir le droit d'élever, comme un vœu qui semble conforme à la justice et à la paix, notre extrême désir de dissiper les obscurités artificiellement réunies contre nous, et de voir nos actions paraître, où il faut qu'elles soient connues, dans la simple lumière de leur exacte vérité.

Père Très Saint et Très Bon,

Cette vérité sur nous-mêmes, ce que nous envoyons, ce que nous en savons, nous le mettons aux pieds du Pape et, si le Pape sait et voit, cela sera comme si tous les catholiques de France, prêtres, évêques le voyaient et le connaissaient : la lumière de ce bonheur emportera et dissoudra les inimitiés et les maléfices, elle rassurera ces bonnes volontés, ces volontés de bien public qui ne sauraient sortir d'une audience, même idéale de Votre Sainteté, sans se prosterner respectueusement devant Elle et implorer, s'il est possible, notre commune part de l'auguste et universelle bénédiction.

Appendice I
L'Action française et la morale

Tous les moyens : fraude, violence !

La déclaration de la Ligue d'Action française se termine par ces mots :

Je m'associe à l'œuvre de la restauration monarchique.

Je m'engage à la servir par tous les moyens.

Ce « par tous les moyens » a été retenu par tous nos ennemis. Il n'y a pas de thèse plus constamment ressassée contre nous.

Il nous aurait été facile de refréner l'abus par l'abus. Cela aurait même été d'assez bonne guerre. Nous n'avons pas été les premiers agresseurs de M. Piou : c'est le président de L'Action libérale populaire qui s'est permis d'articuler à notre égard les premiers mots désobligeants. S'il nous plaisait, nous aurions le moyen de le couvrir de confusion en lui rappelant qu'en 1911, à la clôture du Congrès de son Action libérale populaire, il encourageait ses concitoyens à « résister à la loi » et qu'il les exhortait « à s'opposer aux volontés des sectaires par tous les moyens ». S'il nous plaisait, nous pourrions également lui citer ce que la Ligue patriotique des françaises imprime en grosses lettres, en tête de son calendrier :

1913
Ligue Patriotique des Françaises
Secrétariat central
368, rue Saint-Honoré. — Paris (Ier)

La Ligue Patriotique des Françaises est l'Union de toutes les Chrétiennes qui veulent travailler, par tous les moyens d'action à la portée des femmes, au triomphe de la Foi et de la Liberté.

Tous les moyens d'action à la portée des femmes ?

Ah ! si nous voulions rire 49 ! Ou si, en échange de tant d'indignités que la bande démocratique et libérale a, depuis huit ans, déversée sur nous par tous ses moyens, il nous plaisait de nous souvenir des pères Gaulois ! Mais nous sommes plus rassurés encore sur la vertu des ligueuses de M. Piou que sur l'avenir des démonstrations belliqueuses auxquelles un excès de persécution pourrait réduire un jour leur très valeureux président. On sait parfaitement ce que sont les moyens, « tous les moyens », de M. Piou. Les plus extrêmes (voyez les papiers Montagnini) consistèrent à rechercher le « moyen des sommes d'argent » capables de fléchir le farouche anticléricalisme de M. Clemenceau et de son parti. Ce dernier moyen épuisé, il en est encore un : sitôt que les choses se gâtent M. Jacques Piou prend le train qui conduit à son domaine rural.

Je n'ai jamais lu nulle part, dans aucun organe catholique libéral ou démocrate chrétien, que M. Piou eût été blâmé d'avoir pris la fuite devant les foudres de M. Clemenceau, quelque éloge que ces américanistes eussent fait des « vertus actives » du christianisme nouveau. Il est plus curieux encore qu'on ne l'ait point repris d'avoir voulu faire l'emplette de la conscience de M. Clemenceau. Ceux qu'alarme notre pensée, qui est encore pure de tout essai de corruption effective, se taisent sur les projets de corruption réelle tentée par M. Piou : pourquoi ?

Je ne ferai pas l'hypocrite. Je crois qu'un politique a le droit, parfois le devoir, d'acheter ce qui est à vendre. La conduite de M. Piou montre que le chef de L'Action libérale en est également convaincu. Mais on m'attaque de toutes parts ; personne ne l'attaque, lui : pourquoi ?

Cela s'explique par une simple anecdote. Je demande la permission de la raconter. Ceux qui trouveront qu'elle traîne sauteront les feuillets.

Un professeur de l'Université, qui fut l'oracle de la démocratie chrétienne au temps déjà lointain où il dirigeait La Quinzaine, M. Georges Fonsegrive, fut autrefois humilié de notre main. Il fut humilié dans une discussion, qui touchait à l'exercice de ses fonctions. Maître de philosophie, sa profession est de donner les leçons, non d'en recevoir. Il subit cependant la nôtre, l'ayant méritée.

M. Fonsegrive, soucieux d'établir sur de solides bases l'idée de l'égalité sociale, avait écrit : « Dans une caravane, les forts portent plus, les faibles moins, et ceux qui sont chargés de la conduite des bêtes de somme ou de la sécurité du convoi sont libérés de tout fardeau. Tous cependant servent, et leurs services ont une égale valeur. Par conséquent, une démocratie, etc. 50 » Cette idée étant fausse, nous n'hésitâmes point à le faire sentir. Nous montrâmes que les services n'étaient pas d'égale valeur. Celui qui conduit la caravane rend un service de grand prix. Celui qui fait agenouiller les chameaux rend un autre service, de moindre valeur. L'auteur comprit que sa plume avait fourché. Ce qui arrive à tout le monde. Ce qu'on peut réparer d'un cœur joyeux dès qu'on a le goût de la vérité. Réimprimant l'article, il modifia sa comparaison, mais se donna le tort de maintenir la thèse qu'il avait échafaudée par-dessus : « Dans une caravane, les forts portent plus, les faibles moins, et ceux qui sont chargés de la conduite des bêtes de somme ou de la sécurité du convoi sont libres de tout fardeau. Tous cependant servent, et leurs services ont une valeur 51. » Et M. Fonsegrive ajoutait son « Par conséquent… » Halte-là ! « Une valeur » n'est pas « une égale valeur ». On ne peut pas déduire du cas d'une valeur quelconque ce qu'on déduit du cas d'une valeur égale. M. Fonsegrive espérait qu'on n'y prendrait point garde. Son étoile voulut que nous lussions le volume après avoir lu l'article et que, nos souvenirs étant fort nets, nous fissions la comparaison publique de l'article et du livre. La conséquence était éclatante. Nous eûmes la cruauté, avouons : l'insolence, de la tirer. Avec une grande douceur et dans un style très courtois, nous montrâmes comment M. Fonsegrive altérait ses prémisses sans rien changer aux conclusions. Il ne l'a pas encore digéré.

Cinq ans plus tard (sans dire mot, bien entendu, de l'escarmouche précédente), il recommençait l'assaut dans un journal : mais, désespérant de l'issue d'un débat honnête il couvrait son attaque d'une rare déloyauté. Néanmoins, comme il s'agissait encore, dans une certaine mesure, d'idées générales, je le ramenai durement à la question d'abord, et bientôt au silence. Nouvelle humiliation dévorée. Nouvelle pause de trois ans, au bout desquels M. Fonsegrive reprit la campagne. Mais il avait compris que les idées, pures ou impures, ne lui valaient rien. Il imagina donc un procédé tout matériel, qui promettait d'être efficace.

Ayant découvert dans un « bulletin de la Ligue d'Action française », au cours d'une lettre qui nous était adressée et que nous insérions sans aucun commentaire, que nous insérions comme « un fait 52 », quelques mots qu'il estima fructueux d'isoler, il cita, avec un grand cri, ces lignes de « L'Action française » :

… Nous ne pouvons pas ne pas réussir avec des généraux, comme j'en connais, qui, fils de la faveur républicaine, seront demain les plus ardents à briguer des faveurs royales plus grandes.

Prenons donc les amis les plus chers du pouvoir actuel, les plus fidèles, de l'escorte prétorienne de Clemenceau. Ayons l'argent, et par l'argent, achetons tous les moyens et tous les mobiles. Achetons les femmes, achetons les consciences…, les trahisons.

À ce fragment de lettre perdu dans un long texte, inséré sans approbation de nous, comme aussi sans improbation — et qui, en morale, valait exactement ce que valurent les illustres projets d'achat de M. Piou selon le dossier Montagnini, M. Fonsegrive jeta les hautes clameurs de sa vertu offensée :

« Femmes ! » « consciences ! » « argent ! »

« C'est abominable ! » s'écria-t-il et, déplorant les leçons, les exemples, que L'Action française donnait sans que personne protestât (si ce n'est lui, au risque de se faire « accuser de modernisme », ajoutait-il, héroïquement), M. Fonsegrive vengea huit ans de rancune 53.

Cette vengeance du Bulletin de la semaine (février 1908) fit naturellement un bruit d'enfer parmi tous ceux que l'Action française gênait. Depuis, démocrates chrétiens, sillonnistes, modernistes ne cessent de reprendre le même hurlement, sur la même désolation de la même abomination.

Quant à ce qui est des achats de conscience, le plaisant est qu'abstraction faite de la vanité du texte invoqué, lequel n'est même pas de nous, ces moyens corrupteurs, dont on nous reproche de conseiller l'usage, ont toujours été la hantise du monde conservateur libéral, mais ont toujours été désavoués par nous en tant que moyens principaux. Il suffit de feuilleter le petit Manuel que j'ai écrit, en 1910, avec mon éminent ami l'historien Henri Dutrait-Crozon sur le point de savoir Si le coup de force est possible, pour y trouver notre pensée en termes nets. Il y est dit en toutes lettres (page 11) :

Les conservateurs se montrent bien légers quand ils assurent que, dans certains cas, tout pourra se réduire à un marché financier. Non. Qui réserve sa confiance à l'unique pouvoir de l'argent court grand risque d'être déçu. Cette obsession digne d'usuriers juifs ou d'écumeurs parisiens n'a rien de politique. L'argent est bien la plus efficace des ruses. C'est aussi la plus vaine. On ne fait rien sans lui ni avec lui seul et, pour l'utiliser, il faut les cerveaux, les cœurs et les bras. Quelques-uns de ces bras doivent tenir le fer. La monomanie du moyen financier conduirait à beaucoup dépenser pour n'obtenir que des complications dangereuses. La propagande (qui ne se fait pas sans argent) importe beaucoup plus que l'emploi direct de l'argent à la réussite du coup de force. Quand Henri IV acheta les chefs de la Ligue, ce fut après les avoir vaincus. Il était trop subtil pour leur offrir grand-chose avant d'avoir prouvé sa force, ses adversaires étant trop à l'aise pour le jouer.

Et plus loin, en réponse à un journaliste conservateur qui préconisait en tout et pour tout la formation d'un trésor de guerre de 40 millions (page 53) :

L'expérience montre qu'il faut le répéter : l'argent est nécessaire, mais si l'on s'en tenait à l'unique souci du moyen financier, on n'aboutirait qu'à des complications dangereuses. L'argent tout seul ressemble à la diplomatie réduite à ses propres moyens : telle, par exemple, que la pratiquait M. Delcassé, qui « manœuvrait » l'Empereur et le grand Seigneur, sans se mettre en peine d'un appui militaire. L'argent ne représente la force qu'à la condition d'être doublé et secondé par le fer.

En note de la page où nous effleurions ce sujet délicat, nous faisions même constater et toucher du doigt que la doctrine de la corruption était conseillée par un publiciste hostile aux idées de l'Action française et que les rédacteurs de L'Action française lui répondaient par une doctrine tout à fait différente.

On dit, il est vrai, qu'à la ruse, nous préférons la force et les moyens du sang, comme il est trop sensible par l'inhumanité de nos polémiques…

Quelque jour, en glanant à travers la presse contemporaine, le paradoxal érudit qui voudra bien se souvenir de nous pourra se récréer à nourrir deux dossiers contradictoires des éléments de notre double réputation. Dans l'un, figurera l'hommage, unanimement rendu par des adversaires venus des points extrêmes de l'horizon politique, à ce que l'on veut bien appeler la modération raffinée, parfois exagérée, de notre discussion et le grand soin avec lequel nous nous appliquons à moucheter la pointe de nos idées de peur de blesser les personnes. L'autre dossier, parfois cueilli aux mêmes places, formé d'opinions souvent tombées des mêmes plumes, exprimera sur le même homme, exactement l'idée contraire : brutalité, violence, demi-cruauté ! Si le collectionneur est un imbécile, il terminera en demandant comme l'autre : est-il bon ? est-il méchant ? Il conclura peut-être en disant : l'un et l'autre. Mais si le scoliaste joint à l'intelligence quelque loisir, avec le goût des travaux compliqués, il aura bientôt en main la clef du contraste : il observera que nous avons raisonné, argumenté, traité en poussant au delà des limites du concevable les ressources de la conciliation aussi longtemps que ces procédés nous furent possibles dans chaque cas donné : mais, une fois que l'antagoniste nous a privés des plaisirs de l'arme courtoise, nous avons manié de notre mieux celles qu'il nous a avancées.

Conscience !

Je l'avouerai très rondement : nous avons fait jadis à peu près le nécessaire, le suffisant et le superflu pour donner à penser à tous les sots de France et de Navarre que nous composions un terrible ramas de bandits.

« Nous ne sommes pas des gens moraux », a grondé en riant notre farouche ami Vaugeois, et ce texte dûment tronqué de toutes les ironies et de toutes les colères, de tous les sourires et de toutes les explications qui l'illuminaient, est allé rejoindre un certain nombre d'autres textes de nous qui, traités de même façon, faisaient amplifier cette énormité gaie.

La moindre connaissance du passé ancien et récent aurait dû avertir de la portée de tous ces textes. Comme la plupart de ceux qui ont trait aux interprétations révolutionnaires de l'Évangile, ils se rapportent à cet âge béni où le vocabulaire entier de l'Éthique avait été mobilisé et monopolisé pour Dreyfus. Homme moral signifiait dreyfusard. Homme de conscience, homme à conscience de cristal, une des hautes conscience de notre temps : telle était la monnaie courante qui correspondait, or pour or, aux noms de Gabriel Monod, de Mathieu Dreyfus, de Scheurer-Kestner, de Zola, et du Picquart lui-même !… Maintenant que l'on sait quelques-unes de leurs petites farces, on en rit. Mais, à l'époque, on ne riait pas, et sept ans encore après le procès de Rennes, un manifestant catholique, conduit devant le juge Worms, les menottes aux mains, notre ami Bernard de Vesins, s'il énonçait au tribunal l'impératif de sa conscience, se trouvait dans la nécessité d'expliquer que la conscience dont il parlait était une conscience catholique avec ses lois, ses règles, ses contrôles vivants : tant ce mot-là rendait alors le son de l'anarchie judaïque ! tant il respirait l'insurrection protestante et l'individualisme révolutionnaire !

Louer l'Église, comme je l'ai fait dans la préface du Dilemme de Marc Sangnier, d'avoir discipliné la conscience humaine en lui donnant les définitions du devoir, cela est-il amoindrir ce devoir ou nier cette conscience ? L'auteur de ces lignes est aussi l'écrivain qui, le 27 octobre 1913, a invoqué devant la Cour d'appel de Paris les lois inécrites, ce qui n'était d'ailleurs pas chose nouvelle pour lui ; il avait invoqué les mêmes lois quinze ans auparavant, les 5 et 6 septembre 1898, devant le cadavre sanglant du colonel Henry. L'écrivain qui a pris ces deux initiatives peut-il être classé parmi les adversaires du for intérieur ? On l'y classe pourtant, et cela ne l'empêche point de subir l'accusation inverse en raison même de la célèbre défense du soldat malheureux tombé la gorge ouverte, mais qui avait crié quelques heures avant de périr : « Ma conscience ne me reproche rien ! »

Nul ne prenant cette défense d'un bon serviteur trahi par les événements, par les partis, par le régime, il avait fallu m'en charger. Ceux qui ont suivi dans ses détails la campagne que je menai, tant pour montrer la bonne foi d'un dévouement irrité et désespéré que pour établir par une analyse minutieuse l'inanité juridique de certaines accusations, pour montrer, par exemple, l'inexistence morale d'un « faux » proprement dit reproché au malheureux chef de notre Service des Renseignements, ceux-là savent très bien que ni le ridicule propos de « faux patriotique » ni aucune méconnaissance des lois de justice et d'honneur ne sont à relever contre moi dans cette campagne… Je fus mis en repos, voilà quinze ans entiers, par le grand mot qu'un ami savant, un maître pieux m'adressait, fin septembre 1898, dans la bonne tempête d'outrages furieux qui m'assaillaient de tous les points du monde protestant, maçonnique et juif :

« Ce mois durant, vous avez côtoyé tous les abîmes, vous n'avez pas lâché la crête du roc…  »

Admettons cependant que j'aie été précipité et fracassé, victime mémorable des égarements du sens propre. Il me faut maintenant répondre au reproche contraire : tout donner à la direction extérieure ecclésiastique, refuser tout crédit à la voix de la conscience ?

Au moment de la réhabilitation frauduleuse du traître Dreyfus, nous avons réuni 35 000 francs pour frapper dans le bronze et dans l'or, afficher, propager, la protestation du général Mercier : Ma conscience… ma conscience… ma conscience. Cela ne cadre pas très bien avec ce reproche. Admettons-le pourtant, admettons-le encore. Mais en l'admettant, en admettant que les termes de notre confiante admiration pour l'Église aient été de nature à inciter les catholiques à négliger le point de vue de leur sens intime, est-ce que cette Église que nous louons d'être le temple des définitions du devoir n'est point là, toujours prête à rappeler le terme oublié ? Notre « excès » porte donc avec lui son correctif. Il n'en est pas de même du cas inverse, le cas de nos contradicteurs qui n'exagèrent pas l'autorité de l'Église, ah ! non, mais le seul magistère du libre cri intérieur.

Ce cas inverse, on me permettra de le dire, n'est pas fictif, douteux, ni rare même, car il abonde justement du même côté d'où s'élèvent les diffamations contre nous. On sait ce que les professeurs de l'Université kantienne ont fait des malheureuses générations auxquelles ils vantaient le quid inconcussum d'un sens intime absolument autonome : le désordre n'est peut-être pas moindre là où circulent les doctrines de la démocratie chrétienne et du sillonnisme anarchique.

Une rencontre assez récente entre La Démocratie et L'Action française en témoignera.

Le 3 octobre 1912, dans un discours où il avait prétendu traiter de l'armée et de l'humanité, M. Marc Sangnier descendait sa pente ordinaire. Ayant beaucoup à se faire pardonner sur le chapitre du patriotisme, l'auteur du drame Par la mort (où la Revanche est bafouée) avait multiplié ses protestations de fidélité au vent nouveau de la renaissance du patriotisme ; mais ce faisant, il ne voulait pourtant renoncer à aucune de ses anciennes habitudes d'esprit ; aussi prêchait-il aux jeunes soldats l'obéissance, en insistant sur la faculté de désobéir, et leur conseillait-il la discipline, en soulignant qu'il dépendait de leur unique bon vouloir de s'y conformer.

La discipline militaire, disait-il, doit être consentie, et le service militaire librement accepté. Il faut donc, avant tout, écouter sa conscience. Si la conscience défend au soldat de tirer, il ne doit pas tirer…

Un auditeur demanda :

— Et si la conscience d'un soldat anarchiste lui ordonne, comme on le lui apprend dans certains manuels, de tirer sur ses officiers ? Doit-il tuer ses chefs ?

Sangnier eut quelques secondes d'hésitation, mais, ne pouvant se dérober aux conséquences de son principe ni voir ce que la question comportait de contradictoire, il répondit :

— Parfaitement, il obéira à sa conscience.

La discussion se poursuivit dans L'Action française du 6 octobre 1912 au 1er novembre suivant.

Le Catéchisme à la main, L'Action française proposait les sages solutions de la théologie morale qui concordent avec celles du bon sens éternel : il n'y a pas à agir, en de tels cas, mais à s'abstenir ; l'abstention, motivée par le doute, conduit à consulter des personnes sages et à solliciter leur direction éclairée… Mais l'amour-propre de l'orateur du 3 octobre ne s'accommodait point de semblables mesures. Après avoir hésité tout d'abord à publier dans son journal le texte monstrueux de sa solution, M. Marc Sangnier en arriva à la maintenir telle quelle, et ses derniers mots à son public furent une sorte de : « Tue tes chefs si le cœur t'en dit », que ratifia la mémorable consultation d'un ecclésiastique. M. l'abbé C… écrivit et signa dans La Démocratie du 12 octobre 1912 les affligeantes lignes suivantes :

Quant à moi, je n'hésite pas à dire qu'un soldat à qui sa conscience ordonnerait sans hésitation de tirer sur son chef ne commettrait pas de faute en le faisant.

Comme L'Action française l'écrivait dès le lendemain, ce n'est pas au moment où la France a besoin de tous ses enfants qu'on peut lui souhaiter d'être abandonnée par ses prêtres.

Les diviniseurs de la conscience individuelle, ceux surtout qui mènent une action politique comme Sangnier, jouent avec le feu. Ils soufflent à des auditoires fort mélangés les passions, les sentiments et les idées les plus propres à suggérer des désordres irréparables. On ne voit pas très bien le mal qu'il peut y avoir à trop redire, même à redire à satiété qu'il faut respecter son général, lui obéir et, en tout cas, ne pas lui tirer des coups de fusil ; ou, si cette envie étrange passe dans l'âme, aller d'abord chercher les avis d'un bon confesseur. Mais au contraire on voit avec clarté le péril intellectuel et social institué par la proclamation indiscrète des droits incoercibles du dieu intérieur et de ses oracles définitifs. Ce péril est si grand, il détermine tant de risques et il éveille de telles possibilités de cruautés lâches, comme on en vit à la Commune de Paris, qu'il faut se demander si tous ces vulgarisateurs de l'idée de révolte qui nous parlent toujours de leur conscience en ont une.

Nous qui ne sommes pas des gens moraux, nous avons constamment déclaré que le devoir est au-dessus du droit et qu'il faut, quand le droit s'exerce sur quelque sujet épineux, l'entourer avec soin de toutes les lumières et de toutes les garanties qui sauvent d'erreur. Eux ont surtout souci de dégager, d'isoler, d'alléger et, en même temps, de surexciter les personnalités responsables, après les avoir réduites à la faiblesse de leurs impulsions les plus subjectives en s'efforçant d'éteindre un par un les flambeaux de raison, d'autorité, d'ordre social extérieur capables d'épargner ces méprises funestes dont l'occasion est recherchée avec une ardeur maladive, avec une sorte de sadisme sentimental.

Pareille besogne conduite en connaissance de cause serait moralement une scélératesse. Elle n'est innocente qu'en raison de l'inconscience à peu près fatale que la Démocratie impose peu à peu à ses défenseurs les plus « conscients ».

Sur le duel

On nous a souvent reproché, dans les milieux catholiques, de céder au préjugé courant sur le duel. Le plus simple est de reproduire ce que j'en écrivais dans L'Action française du 29 novembre 1911 :

L'Action française est une image de la France, des raisons et des passions de la France, de ses points d'unité et de ses innombrables diversités. Cependant, à quelques actes que l'événement nous ait conduits et quelques calomnies qui en aient été tirées, je défie que l'on trouve chez nous une apologie du duel. Ce diable de Criton 54 lui-même avouait, au lendemain d'une de mes rencontres, que le vieil usage professionnel, condamné par la religion, n'était que faiblement défendu par la raison. Pour ma part, à chacune des six affaires qui m'échurent depuis une douzaine d'années, j'ai toujours entendu la voix intérieure me représenter avec fermeté que l'aventure n'avait pas le sens commun, qu'un coup d'épée donné ou reçu n'infirmerait ni ne fortifierait aucune de mes raisons, et qu'enfin il n'y avait pas de proportion entre le risque, si léger fût-il, et l'occasion de le courir, si grave fût-elle, ces deux ordres étant de nature trop différente et pour ainsi dire incommensurables.

Il ne me souvient pas d'avoir jamais su opposer quoi que ce fût à ces graves propos, ni, il est vrai, de les avoir écoutés avec attention. Il me semblait entendre réciter une table de logarithmes pour me dissuader de boire une tasse de chocolat. Mais la distraction ne m'absout de rien, et je n'ai jamais espéré de me justifier devant ma raison, à laquelle le cœur se bornait à présenter l'excuse suivante : — Je ne cesse d'écrire, d'affirmer, de juger. Mon papier souffre sans protestation tout ce que je lui confie, ce qui aboutit déjà à déterminer des actions. Je ne puis refuser d'assumer, dans la forme et dans l'ordre des mœurs de mon temps, la responsabilité de ces lignes écrites et de tout ce qui peut s'ensuivre. Le métier d'écrivain est déjà ravalé : je ne puis pas contribuer à diminuer, fût-ce d'un degré, le dernier reste des responsabilités de la profession.

Tel est mon plaidoyer au tribunal intérieur, et je le transcris pour le petit nombre que cela intéresserait. Pour le grand nombre, la question passionnante (à laquelle il ne peut toucher « qu'en tremblant » a dit un maître), c'est la question religieuse, question posée aux catholiques croyants et pratiquants, pris entre la volonté déclarée de l'Église et les attraits fascinateurs d'un usage qu'elle proscrit.

À L’Action française, il y a des exemples connus et honorés de la stricte observance. Il nous est arrivé de la nommer héroïque, en raison des combats difficiles et obscurs que cette conduite suppose au fond des consciences, notamment chez tels hommes pénétrés d'une longue tradition militaire et pour lesquels le souvenir des édits du grand Cardinal demeure tempéré par d'autres souvenirs, ceux du duel régimentaire en vigueur dans nos armées jusqu'à ces tout derniers temps. Combien de colonels d'un catholicisme irréprochable, se succédant de père en fils dans les mêmes commandements, s'y pliaient sans y voir de mal, laissant leurs pioupious en découdre sous l'oeil paternel du prévôt ! Ces bons soldats et ces bons chefs avaient-ils seulement notion d'aucune faute ?

Leurs enfants ont acquis un sentiment plus net de leurs obligations religieuses, et ce scrupule est assez fort pour les déterminer à tout subir, des injures ou des voies de fait, plutôt que d'enfreindre la prohibition de l'Église. Non seulement cela est beau en soi, mais ici, en ce rond-point où se retrouvent des Français de toute origine et de toute philosophie, on n'a jamais hésité à rendre hommage à ce beau moral. On l'a témoigné à Bernard de Vesins, on l'a témoigné à M. Jules Challamel. Et quand les écrivains du Sillon, en félicitant M. Challamel d'un refus « qui avait dû coûter à son tempérament batailleur », ajoutaient qu'il avait dû avoir de la peine à entraîner « jusqu'au bout de leur devoir », ses amis, c'est-à-dire ses amis de L'Action française, les écrivains du Sillon nous diffamaient gratuitement, car les catholiques et les incroyants de L'Action française s'étaient unis pour accomplir, de grand cœur, leur devoir qui était de faciliter à M. Challamel tous les moyens d'obéir à sa conscience catholique.

D'autres catholiques croient-ils leur loi moins impérieuse ? Ou se sentent-ils moins de liberté et de forces morales pour l'accomplir ? — « Monsieur, disait Barbey d'Aurevilly en une circonstance pareille, sachez que je n'ai jamais hésité à sacrifier mes principes à mes passions. » Il y a des passions généreuses et désintéressées. Il y a aussi des circonstances dans la casuistique desquelles personne n'a le droit de pénétrer de l'extérieur. Mais je ne serais pas surpris si plusieurs de ces catholiques (devenus latitudinaires pour exposer leur peau à une épée juive où à des pistolets huguenots) se disaient qu'après tout ils vivent sur le pied de guerre et que le combat singulier n'est qu'un épisode de leur vie militante où l'embûche les guette à tous les coins de rue.

De toutes les raisons qu'ils peuvent se donner, aucune ne doit les satisfaire, ou je le crains bien. Plus d'un peut se sentir emporté. En est-il qui cèdent aux mœurs, aux sollicitations, aux excitations ? Il ne faut pas oublier, en ce cas, que les saints, les purs du Sillon y font leur partie. Le printemps dernier, nous l'avons noté le 2 mars, l'organe sillonniste se montrait fort curieusement favorable aux propositions batailleuses d'Henri Bernstein et La Démocratie publiait en grosses lettres renonciation du scandale : « Les adversaires de M. Bernstein ne se battent pas », et ce fut absolument après qu'ils se furent battus que le pieux journal se ressouvint de « marcher » contre le duel…

… À Rome, où l'on se connaît en âmes, on a défini les disciples de Marc Sangnier des âmes fuyantes. Paris commence à reconnaître qu'il a une âme de fuyard.

De quelque façon que l'on juge le duel, il restera toujours quelque chose de plus absurde et de plus immoral : c'est la phobie des responsabilités, caractère commun à l'agitateur démagogue, qu'il soit Jaurès ou Marc Sangnier.

Appendice II
La foi catholique et l'Action française

Sous ce titre, le comte Bernard de Vesins a publié dans L'Action française du 23 mai 1913, l'article suivant :

On parle beaucoup dans un certain monde qui se dit très catholique, des « dangers de l'Action française ». Il ne s'agit pas, comme on pourrait le croire, des dangers que courrait l'Action française, car on en parlerait avec joie ; il s'agit de ceux qu'elle présente, assure-t-on, pour les catholiques et l'on affecte de s'en montrer extrêmement effrayé.

Ces dangers, qui ne seraient rien de moins que la perte de la foi et la corruption des mœurs, sont présentés comme particulièrement pressants et depuis quelque temps les articles, les libelles et les correspondances se multiplient où ils sont décrits avec un grand luxe de détails et un grand étalage de douleur.

Il y a déjà longtemps qu'on a essayé de cette tactique, avec beaucoup d'autres. Elle apparaît peut-être la meilleure après que les autres ont échoué : ne pouvant avoir raison contre la doctrine politique de l'Action française, on se rabat sur les appréhensions que l'on veut faire naître dans le public et on spécule sur un très noble et très juste conseil que l'Église donne à ses enfants : fuir le danger pour ne point risquer d'y périr.

Nous avons déjà constitué un dossier de cette discussion. Dans cette matière, nous avons été souvent retenus par une discrétion qui s'imposait : rien ne nous aurait paru plus indiscret que l'étalage public de cas de conscience souvent douloureux et l'avantage que nous aurions pu en tirer ne nous a jamais paru une excuse suffisante. Il s'est trouvé néanmoins que parfois les circonstances ont rompu le silence que nous avions gardé ou que les intéressés eux-mêmes ont voulu rendre hommage à la vérité.

C'est ainsi que, le 15 novembre 1908, notre revue publiait le récit d'un de nos Ligueurs revenu à la pratique catholique et qui attribuait à la doctrine de l'Action française le mérite de ce retour. Dans le journal, on trouve à de nombreuses reprises l'annonce de l'entrée dans les ordres de Ligueurs ou de Camelots du Roi : en 1908, André Le Roy, au scolasticat de la Compagnie de Jésus ; en 1909, Joseph de Nailly et Emmanuel du Lac, au séminaire de Versailles ; René Bourges, au séminaire de Rennes ; Jean Ferrie, au séminaire de Montauban ; en 1910, Depeyre, au séminaire français de Rome ; José de la Colombière, au noviciat des Chartreux exilés en Espagne ; Pierre Dumoulin, au séminaire de La Rochelle ; Pierre Dumesnil-Leblé, au noviciat des Dominicains ; en 1911, Jules Chauvet, chez les frères Mineurs, exilés en Luxembourg ; en 1912, Cayron, au noviciat des Pères blancs ; Louis de Morant, entré chez les Bénédictins ; Georges de Viviès, chez les Bénédictins de la congrégation cassinienne de la stricte observance, exilés en Espagne ; Henri François, chez les Capucins ; Henri Poiget, lieutenant d'artillerie, au séminaire d'Orléans.

Voilà comment l'Action française occasionne la perte de la foi catholique. Nous ne parlons pas de notre ami L…, ce jeune protestant de Neuilly, qui abjura l'année dernière.

En fait, il est constant, d'ailleurs, que l'immense majorité de nos Ligueurs pratique la foi catholique comme le faisait l'héroïque Jean Gabolde, enseigne de vaisseau du Léon-Gambetta, mort glorieusement le 25 septembre 1911 dans la catastrophe de la Liberté, quand il accourait porter secours aux victimes.

Nous apporterons encore un fait nouveau au dossier de cette discussion. Nous l'empruntons au bulletin d'un patronage d'un diocèse du Sud-Est qui l'a publié sous ce titre : Signe des Temps.

C'est une histoire bien touchante que celle que nous allons raconter ici. Elle s'est passée tout près de nous et nous a fait admirer d'une façon frappante les voies de Dieu, conduisant où Il le veut les âmes qu'il a choisies. Nos jeunes gens, en la lisant, comprendront ce que peut être l'action d'un jeune chrétien sur ses camarades.

Z… est le fils d'un socialiste unifié, farouche anticlérical, et il a toutes les idées de son père. À dix-huit ans, il n'a jamais entendu parler de Dieu et de l'Église autrement que par des moqueries et des blasphèmes. Le catholique est pour lui un imbécile, et le prêtre un exploiteur de la crédulité humaine.

Et voici que, dans un atelier, il se trouve en contact avec un jeune catholique qui, entouré de camarades impies et méchants, défend avec bravoure sa foi attaquée et les idées politiques de l'Action française. Notre jeune anticlérical est frappé de cette conviction et de ce courage et ne peut se défendre d'admiration. Sans songer encore à la religion, il est attiré par les idées politiques de son camarade ; bientôt il y est converti, et son hostilité envers le catholicisme disparaît en même temps. Le père s'aperçoit vite du changement survenu : dès lors, c'est une persécution continuelle, que le jeune homme supporte avec vaillance et qui n'a qu'un résultat : celui de l'ancrer davantage encore dans des idées qu'il croit bonnes. Sur ces entrefaites, son jeune frère tombe gravement malade et la mère, qui a gardé de son enfance une certaine religiosité, a l'idée de faire brûler un cierge à Notre-Dame de Fourvière. Le lendemain, l'enfant va mieux et guérit. Z… est frappé; poussé par la curiosité, il se rend quelquefois à N… et assiste, sans y rien comprendre, aux cérémonies de l'église, les trouve belles, sent peu à peu ses préjugés disparaître. Ce n'est pas encore la foi. Les circonstances l'amènent également dans une usine où travaille également un jeune homme fréquentant un patronage catholique. Z… essaie de convertir ce dernier à ses idées politiques (et il y a réussi) ; celui-ci parle de Dieu, de Jésus-Christ, de l'Église, à cette âme neuve, et sans s'en douter, par son exemple et ses paroles, il achève l'œuvre de Dieu. — La vie sépare bientôt les deux amis, mais Z… n'a pas oublié ce que lui a dit son camarade. Le hasard d'une rencontre (peut-on parler de hasard dans une œuvre si bien conduite ?) lui fait faire la connaissance d'un catholique zélé qui organise une retraite fermée. « Je veux en être, » demande Z… Ses camarades avertissent l'organisateur. « Vous savez, Z… n'a pas fait sa première communion ; nous ne savons même pas s'il est baptisé. » Z… interrogé, déclare qu'il est baptisé et tire de sa poche son acte de baptême trouvé par lui miraculeusement dans un tas de vieux papiers que sa mère allait mettre au feu. De suite, l'organisateur de la Retraite le met en rapport avec un prêtre, ami des jeunes gens, qui instruit sommairement le néophyte, surpris de son attention et de son désir de savoir. Et il y a quelques jours, entouré des retraitants, ses amis, Z…, l'âme inondée de bonheur, se rencontrait pour la première fois avec son Dieu dans le sacrement de son amour.

Aucun commentaire n'est utile à cette belle histoire, mais j'ajouterai quelques détails : la retraite fermée dont il est question était organisée par un ligueur de l'Action française : c'est lui qui a donné à Z… les leçons de catéchisme dont il avait besoin ; si le prêtre qui prêchait la retraite a cru pouvoir admettre Z… aussi vite à la première communion, c'est que celui-ci avait donné « sa parole de Camelot du Roi » de poursuivre ensuite son instruction religieuse. Cette garantie avait paru suffisante au vénérable ecclésiastique pour solliciter de l'autorité la permission d'aller plus vite en besogne que l'on n'aurait fait dans un cas habituel.

Nous ne tirons de ce retour à Dieu aucune vanité, nous nous en réjouissons profondément comme catholiques, nous éprouvons une grande douceur à y voir un heureux présage pour d'autres dans l'avenir et nous nous sentons, assez rassurés sur « les dangers de l'Action française ».

BERNARD DE VESINS.

M. Louis Dimier m'a écrit à la mi-novembre 1913 :

« Sur quatre élèves de l'Institut catholique de Paris entrés au séminaire à l'automne de 1913, trois sont de l'Action française. Notre ami Léon Challamel, secrétaire adjoint des étudiants d'Action française pour l'année scolaire écoulée (1912–1913) est entré au séminaire d'Issy. — Delalande, élève de Louis-le-Grand, chassé en raison des chahuts Millot-Madeyrand, le professeur anti-militariste, et que j'ai préparé au baccalauréat, est entré au petit séminaire de Conflans. »

Le lecteur est prié de considérer que Louis Dimier a, comme Bernard de Vesins, cité des noms connus et des circonstances précises. Ce procédé reposera du système des petites feuilles diffamatoires intitulées : L'Action française est-elle pour ou contre la religion ?, dans lesquelles on a vu défiler des êtres bizarres signant des noms de Louis Martin, Louis Beaumont, Léon Maurice, Louis Dubar, des âneries grossières dont le langage infirme et le style uniforme trahissent un peu trop l'unité de conception et de rédaction.

Charles Maurras
  1. Voir la note sur la catastrophe de la Liberté au chapitre V de notre édition du Nouveau Kiel et Tanger. (n.d.é.) [Retour]

  2. Dans la brochure La politique de l'Action française. Réponses de MM. Lugan et J. Pierre, par Lucien Moreau et Léon de Montesquiou. [Retour]

  3. Mistral, Calendau, IV : « Sois humble avec les humbles et plus fier que les fiers. » (n.d.é.) [Retour]

  4. Si je suis athée, comment suis-je païen ? Et, païen, comment suis-je athée ? M. l'abbé Pierre ne veut même pas m'accorder le seul bénéfice du temps

    Où quatre mille dieux n'avaient pas un athée.

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  5. La Consolation de Trophime, dans Le Chemin de Paradis, 1894. Nouvelle édition : Paris, De Boccard, 1920. In-16. [Retour]

  6. Ces guillemets m'attribuent une locution que nul de mes compatriotes n'emploiera : lou Martegue est masculin. [Retour]

  7. Passant au Martigue en janvier 1914, c'est à-dire un mois après la publication de ce livre, je me suis aperçu qu'il y avait dans cette église, au-dessus du maître autel, près du plafond, un portrait médaillon de Marthe, faisant vis à-vis à Lazare. Le frère et la sœur de Marie-Madeleine ne sont là qu'en souvenir de celle-ci. (Note de 1921.) [Retour]

  8. Bulletin paroissial de Ferrières, septembre-octobre 1911. [Retour]

  9. Expression citée par Sainte-Beuve. [Retour]

  10. Note préliminaire des Trois idées, édition de 1912 :

    Il me paraît bien vain d'y changer grand-chose, hormis quelques paroles aiguës que j'ai pris plaisir à effacer : s'il fallait tout récrire, je n'aurais pas de peine à m'abstenir d'un certain courant d'épigrammes. L'expression d'un sentiment qui se cherchait côtoie ici, à chaque instant, le formulaire d'une pensée qui se trouvait.

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  11. Il s'agit de la Grande-Bretagne. Note pour M. Pierre. [Retour]

  12. « Qui vous meut ? Qui vous poinct ? » Pour moi, qui l'y ai mise, cette épigraphe signifie qu'il n'y a pas lieu de pousser des cris d'étonnement à la lecture du Syllabus, qui est la plus simple et la plus naturelle des choses. [Retour]

  13. La politique de l'Action française. Réponses à MM. Lugan et J. Pierre, par Lucien Moreau et Léon de Montesquiou. [Retour]

  14. J'emploie ce terme de privilège au sens large et courant. [Retour]

  15. Il est intéressant de voir comment un ecclésiastique dont la pensée est singulièrement éloquente et communicative, M. l'abbé Appert, a exprimé cette notion d'un ordre naturel aux sociétés :

    … Déclarons-le hardiment aux hommes politiques : La voie, la vérité, la vie, c'est le Christ. Tout ce que vous bâtirez en dehors de cette pierre fondamentale croulera.

    Mais qu'est-ce que le Christ ? Le Christ est une personne qui s'appelle le Verbe, la Sagesse éternelle, la Raison immuable, la Vérité subsistante, par qui le monde a été fait, et sans laquelle rien n'a été fait.

    Dans cette Raison qui est une personne puisque la Pensée de Dieu ne peut être que comme Dieu, éternelle, pleine, immuable, vivante, luit, de toute éternité, l'ordre des choses créées : les lois des êtres, l'équilibre de l'univers, la constitution vitale des plantes, des animaux, des hommes et des anges.

    Avant d'être l'auteur de la grâce, le Verbe est l'auteur de la nature. La société humaine est fondée sur les lois de la nature ; la grâce les redresse, les assouplit et les élève ; elle y ajoute un nouvel élément d'un ordre supérieur, mais elle ne les contredit pas. elle ne les abolit pas. M'établir dans l'ordre de la grâce, en écartant du pied l'ordre de la nature, c'est poser l'accident sur lui-même, sans substance. L'humanité subsiste sans l'Église comme le sauvageon sans la greffe : elle ne subsiste pas sans le Verbe, c'est-à-dire en dehors des lois établies par la Raison divine au cœur même des choses.

    Que des catholiques arborent le Christ contre le Verbe ! N'est-ce pas chez les catholiques que le Christ, qui siège à Rome, releva tant d'erreurs contre le Verbe, c'est à-dire contre la Raison, et contre l'ordre naturel dans ce recueil qui, sous le nom de Syllabus, offusqua tant d'éminents chrétiens ? Ils l'interprétèrent, le travaillèrent, le tordirent, finalement l'enterrèrent, et ils reprirent leurs déclamations sur le nouveau régime de la Liberté de conscience, de la souveraineté du peuple, de l'égalité des cultes devant la loi. de la Séparation de la Politique et de la Religion, principes qu'ils appelaient le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne, et que Rome, devenue, dans un siècle insensé, l'unique soutien de la raison naturelle de l'expérience et de la tradition naturelles, condamnait d'autant plus nettement que c'étaient de ses meilleurs fils qui la suppliaient de s'y rallier.

    Ce sont des catholiques qui depuis trente ans ont élevé comme étendard sur le peuple chrétien, un Christ signataire des Droits de l'Homme, un Christ simple citoyen, un Christ, jeune époux de la jeune Démocratie, un Christ de la Liberté et de la Marseillaise, un Christ acharné surtout contre l'autorité traditionnelle et la sujétion légitime : les meilleurs, un Christ indifférent au gouvernement temporel des sociétés dont il est le fondateur et le législateur.

    Combien est plus respectueux le positiviste à qui Dieu n'a pas encore accordé le don de la foi, mais qui cherche avec une entière sincérité dans l'histoire, dans les épreuves des peuples, dans la Grandeur et la Décadence des Empires, dans les témoignages successifs et identiques des grands hommes la lumière du Verbe, c'est-à-dire les lois de la vie ! Il regarde l'Église Romaine ; il y rencontre parfaitement pures toutes les parties de la Sagesse qu'il a démêlées çà et là dans les ruines du monde. Il admire l'admirable harmonie de son dogme et de sa discipline avec ce qu'il a reconnu des conditions du bonheur ; du bonheur éternel ? Il ne sait pas : mais du bonheur individuel familial, social, national dans l'empire du Temps. Il félicite, il envie ceux qui l'ont prise pour leur guide vers la société invisible, elle les introduira comme Béatrix aux plus hauts royaumes de la Vie.

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  16. Vers 1894 ou 1895, peu après la mort du comte de Paris, un écrivain royaliste considérable vint trouver Monseigneur le duc d'Orléans pour lui proposer un programme de monarchie anticléricale et laïque. C'était le temps où M. Joseph Reinach écrivait du prince : « Je dis qu'il y a là quelqu'un… » et ne croyait pas si bien dire ! Le prétendant sollicité répondit qu'un roi de France ne se souciait pas de faire la guerre à l'Église. [Retour]

  17. Flavio dans L'Avenir de Reims du 4 juillet 1913. [Retour]

  18. Expression de M. l'abbé Appert, à propos d'un prélat éminent, ami de l'Action française. [Retour]

  19. Il ne m'appartient pas d'invoquer un autre ordre de témoignages, celui des jeunes gens qui sont entrés en religion après avoir fait partie de nos groupes. Voir l'appendice II. [Retour]

  20. Je doutais encore de l'existence de tels logiciens au moment où j'évoquais cette silhouette possible. Mais ce ne sont pas des fantômes. Une petite brochure qui semble venir de Limoges : Quelques réflexions sur La Politique religieuse de M. Charles Maurras, développe avec complaisance ce thème : Si, incrédule, il avait combattu l'Église, personne ne s'en serait étonné, etc. [Retour]

  21. Quinet. L'Enseignement du peuple, cité par Memor dans L'Action française du 15 septembre 1913. [Retour]

  22. Sur Hécatée de Milet et Henri Ouvré, voir notre édition de Comment je suis devenu royaliste ? (n.d.é.) [Retour]

  23. Allusion à la guerre de 1870. (n.d.é.) [Retour]

  24. Voici son texte à la page 391 :

    Prétendre communier « dans un esprit tout différent », décidément, c'est éliminer l'esprit : oui, c'est pécher à mort contre l'esprit ; c'est, en dernière analyse, se rencontrer sur cette unique proposition : « on peut imposer la vérité de force. Je ne crains pas de dire que, pour un esprit libre, voilà l'espoir le plus sacré. (Ch. Maurras, Action française, p. 296). Le culte qui s'impose ainsi, c'est « peut-être la Religion positiviste du grand être humain » ; ce ne sera jamais, etc.

    [Retour]

  25. Sorte de pape du journalisme politique de l'époque, Lucien-Victor Meunier, 1857–1930, représente par excellence l'alliance du journalisme et des milieux parlementaires de la troisième République, laquelle couvrit Meunier d'honneurs. Il a collaboré à quantité de publications, mais « son » journal c'est Le Rappel dont il devint le journaliste prépondérant après la mort de Vacquerie. (n.d.é.) [Retour]

  26. Il est impossible de ne pas signaler les procédés de discussion abominables de M. Laberthonnière à l'égard de M. l'abbé Descoqs. [Retour]

  27. « Par ce signe tu vaincras », la phrase qui aurait été le signe de la victoire de Constantin au pont Milvius. (n.d.é.) [Retour]

  28. Lettre de Georges Valois à Charles Maurras, L'Action française du 1er août 1911. [Retour]

  29. Les dieux me gardent de rectifier des erreurs aussi gracieuses ! Mais je dois avertir ma critique anglaise, au cas où sa pensée ne serait point totalement affranchie de la tyrannie de la vérité, qu'il n'est point vrai de dire que « le néo-royalisme » de l'Action française se distingue de l'ancien royalisme par ce fait que « ses chefs (c'est-à-dire, si je comprends bien, tous ses chefs) sont privément des « athéistes ». J'ose enfin soutenir que si Mme ou Melle Tucker nous eût fait l'honneur d'approcher les camelots du roi, les ligueurs d'Action française ou même les membres de nos Comités directeurs, elle ne se serait jamais permis de les appeler « these impudent young rascals », et peut-être conviendrait-elle que ce sont ses informations de Paris qui lui sont arrivées par d'audacieux garnements qui appartiennent, jeunes et vieux, au plus usé, au plus méprisé de tous les groupements politiques français. [Retour]

  30. Titré alors À Besançon, nous l'avons publié sous le titre Lorsque Proudhon eut les cent ans. (n.d.é.) [Retour]

  31. Correspondant du 10 août 1910. [Retour]

  32. L'importance de l'institution domestique et de la fonction paternelle dans la pensée des membres du Cercle Proudhon s'accuse avec une rare énergie dans ce livre nouveau né de Georges Valois, Le Père. [Retour]

  33. Dans l'opuscule intitulé : Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve. — Paris, Champion, 1898. In–16. [Retour]

  34. Tacite, auteur du De situ ac populis Germaniae, tantôt traduit par Les Mœurs des Germains, tantôt simplement par La Germanie. (n.d.é.) [Retour]

  35. Majestati naturae par ingenium, peut-on dire de lui comme de Buffon. Et cet esprit, connu et même déprécié pour son extrême sécheresse, presque disqualifié pour un certain naturalisme péremptoire, a quelquefois paru aux croyants les plus sûrs, franchir et dépasser l'ordre de la nature… Une main amie me transcrit cette page du Port-Royal:

    « Quand on a à parler de Jésus-Christ, on entre dans une sorte de resserrement involontaire. On craint de profaner, rien qu'à répéter ce nom ineffable, et pour qui le plus profond même des respects pourrait être encore un blasphème… » Ici Sainte-Beuve cite le mot de Pascal : « Comme il n'y a ni véritable vertu ni véritable droiture de cœur sans l'amour de Jésus-Christ, il n'y a non plus ni hauteur d'intelligence, ni délicatesse de sentiment sans l'admiration de Jésus-Christ. » Et le critique ajoute : « Ceux qui nient ce sentiment en portent la peine. Prenez les plus grands des modernes anti-chrétiens : Frédéric II, Laplace, Goethe ; quiconque a méconnu complètement Jésus-Christ, regardez-y bien : dans l'esprit ou dans le cœur, il leur a manqué quelque chose. » [Retour]

  36. Allusion à l'idylle aux cerises, au livre IV des Confessions de Rousseau. Sans doute Maurras veut-il dire que cela ne prêtait pas à conséquence, comme Rousseau y insiste à un tout autre propos dans ce passage. (n.d.é.) [Retour]

  37. Ces remarques ne sont pas d'aujourd'hui. J'écrivais dans notre Revue de 1900 (II, p, 413, 419) qu'il y avait toujours chez Renan « un fumeron de germanico-romantisme », qu'il eut « des parties d'Allemand », etc. [Retour]

  38. On peut jurer qu'à cet adjectif déplacé le dernier venu des étudiants d'Action française fera un sourire. [Retour]

  39. L'Univers, 15 octobre 1912. [Retour]

  40. M. Ernest Psichari, l'auteur de ce curieux et fort roman L'Appel des armes. — Mort héroïquement en Belgique le 22 août 1914. (Note de 1921.) [Retour]

  41. Moqueur. (n.d.é.) [Retour]

  42. L'Univers du 9 septembre 1913. [Retour]

  43. L'Univers du 29 septembre 1913. Il faut ajouter que dans cet article M. le chanoine Lecigne défendait l'utilisation de Proudhon, non d'Auguste Comte. [Retour]

  44. L'utilisation du positivisme par M. Brunetière se faisait à grands renforts d'extraits de théologiens protestants. [Retour]

  45. Lucien Moreau écrivait à L'Action française le 1er novembre 1904 :

    Le positivisme, je crois, peut apporter au catholicisme, avec mille témoignages fortement motivés, de respect, d'admiration et de sympathie :

    1o Une critique décisive de l'erreur protestante et révolutionnaire (mais cette erreur est assez différente de celle que dit M. Brunetière) ;

    2o La démonstration de l'insuffisance de toute morale purement et vaguement sentimentale, des impossibilités d'une morale toute rationnelle, de l'utilité d'une religion bien liée.

    Cependant, il me semble bien que c'est tout.

    [Retour]

  46. L'Univers, 16 octobre 1913. [Retour]

  47. En 1921, l'Église a pris une part prépondérante à la célébration du sixième centenaire de la mort de Dante. [Retour]

  48. La première fois qu'il m'arriva de le tenter fut, il y a dix ans, dans une réunion contradictoire tenue au Sillon entre les amis de M. Marc Sangnier et les orateurs de l'Action française. L'absence de plusieurs des nôtres, un exposé un peu abstrait donné par l'un d'eux et le tour généralement individualiste imprimé par les hommes du Sillon à leur tableau des problèmes contemporains me décidèrent à demander au regretté colonel de Parseval, qui nous présidait, la permission de dire quelques mots pour placer le débat sur le terrain de la communauté humaine et de la nation française. J'eus l'extrême étonnement de me tirer d'affaire. Cela témoigne encore que sur ce point l'occasion fut souveraine et disposa de tout. Il faut ajouter que ces interventions ont toujours été extrêmement rares ; je ne possède aucun des talents qui m'autoriseraient à les multiplier. — Puisque le souvenir de cet ancien débat courtois avec le Sillon est évoqué ici, je céderai au plaisir de rappeler que, « le camarade Pamard » ayant répondu à un exposé des grandes actions de nos rois que les rois n'avaient pas été seuls à les faire et qu'ils avaient eu avec eux toute la nation, j'eus le plaisir extrême de donner le signal des applaudissements. [Retour]

  49. Maurras pense sans doute ici à la Lysistrata d'Aristophane. (n.d.é.) [Retour]

  50. La Quinzaine, 16 septembre 1900. [Retour]

  51. La Crise sociale. — Paris, Lecoffre, 1901, p. 422. [Retour]

  52. Cette lettre relatait une conversation où le général Dessirier, alors gouverneur de Paris, avait répondu à quelqu'un qui lui avait conseillé de fourrer en prison des malfaiteurs publics, maîtres légaux du pays : « Et après ? Qui mettrai-je à leur place ? » Nous ajoutions à cette lettre : « C'est bien le cas de rappeler que, en octobre 1659, George Monk faisait inscrire sur ses étendards que le Gouvernement ne peut subsister que par l'entière soumission du pouvoir militaire au pouvoir civil » et que « la République doit être gouvernée par des parlements ». « En mai 1660, il faisait proclamer Charles III. Voilà un fait. Le dialogue de notre correspondant et du général Dessirier est un autre fait. » [Retour]

  53. Les articles par lesquels nous répondîmes à ces attaques étaient reproduits dans la première édition de L'Action française et la religion catholique. Ils sont violents et durs. M. Georges Fonsegrive est mort. Le souvenir de nos anciennes relations, qui furent un moment agréables et amies, m'interdit de les publier désormais. (Note de 1921.) [Retour]

  54. C'était mon pseudonyme à la Revue de la Presse de L'Action française. (Note de 1921.) [Retour]

Texte de 1921 ; première version : 1914.

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