Prose et Poésie

L’amour de Maurras pour la poésie, pour la poésie formelle, rimée, classique, est évident et il ne s’est jamais démenti.

Pourtant, loin de tout formalisme pour lui-même, la préface à La Musique intérieure nous avait déjà montré un Maurras attentif aux recherches poétiques de son temps, n’hésitant pas à tourner gentiment en dérision les exigences d’une pureté poétique excessive et sclérosante.

Le texte que nous vous proposons aujourd’hui, L’Esprit de Maurice de Guérin, qui est paru en revue en 1925 et a été repris dans Poésie et Vérité en 1944, est bien sûr une courte analyse de l’art de cet écrivain aujourd’hui un peu oublié. Mais c’est aussi une réflexion sur la prose poétique où Charles Maurras est loin de s’enfermer dans un mépris de poète pour la forme choisie par Guérin et dit au contraire toute l’admiration qu’elle lui inspire.

Les secrets de Martigues

Charles Maurras a consacré d’innombrables textes à sa ville de Martigues, tout au long de sa longue vie de poète, de prosateur et de journaliste. Parfois il ne s’agissait que de donner sa chair et sa substance au cadre dans lequel se succèdent souvenirs et chroniques ; parfois Martigues n’est qu’un maillon entre l’évocation de la maison du Chemin de Paradis, ou de son seul jardin, et la Provence toute entière, voire la Méditerranée dans son ensemble.

Mais aussi, et souvent, Maurras fait de Martigues son sujet principal ; tour à tour historien, archéologue, urbaniste, toujours ardent propagandiste de sa Cité, il a puissamment contribué à la faire connaître et reconnaître au delà des terres félibréennes, à Paris bien sûr, et en maint endroit du globe, partout où son influence littéraire et politique aura porté.

Parmi les nombreux ouvrages que Maurras aura consacrés à Martigues, Les Secrets du Soleil tiennent une place à part. C’est un livre d’art à faible tirage, illustré de six vignettes signées de Gernez ; publié en 1929, il sera réédité en 1954 au tome IV des Œuvres capitales, en texte d’ouverture de la Suite provençale. On n’y trouve ni photos, ni plans, ni documentation architecturale ou historique, et Maurras y prend un certain recul par rapport aux nombreuses controverses locales auxquelles il a participé et participe toujours à cette époque ; s’il y moque le savoir officiel, c’est avec humour et courtoisie, en reconnaissant que l’érudit amateur peut, lui aussi, se tromper, et que les interprétations historiques sont toujours fragiles.

En quelques dizaines de pages, Maurras y résume tout ce qu’il sait, tout ce qu’il voit et tout ce qu’il pense de Martigues, de son passé, de son présent et de son avenir, de son peuplement et de sa sociologie, de son potentiel économique et de ses perspectives de développement. On lira avec intérêt ses réflexions sur l’intégration et l’assimilation des immigrants…

Dans sa conclusion, Maurras esquisse une théorie de l’attachement que chacun éprouve naturellement pour sa Cité natale, qui ne doit pas se muer en délectation nostalgique ; en effet, et cela pourrait surprendre le lecteur d’aujourd’hui, Maurras ne cesse de dénoncer la tentation du regret, du souvenir pour le souvenir : « Martigues n’est plus Martigues », ont de tous temps soupiré les conservateurs. Maurras au contraire prend parti pour le mouvement, l’industrie, le remodelage des quartiers, la prospérité économique qui nécessite activité et transformation.

Qu’aurait dès lors pensé Maurras de ce qu’est devenue Martigues après sa mort ? Le pont autoroutier, la construction du stade, l’industrialisation pétrochimique de l’étang de Berre, le lotissement et l’urbanisation de tout le quartier du Chemin de Paradis, l’assèchement des marais et l’édification de la nouvelle mairie ?

La tranche de vie de Martigues que décrit l’œuvre de Maurras couvre une cinquantaine d’années, celles qui vont de l’écriture du conte d’Eucher, ce pêcheur de l’Étang de Berre qui se laisse gagner par la sensibilité romantique, jusqu’à tout perdre de sa réputation comme de sa fortune, et la dernière visite que Maurras fera à sa maison du Chemin de Paradis à la fin des années d’occupation. Pendant ce demi-siècle la ville a connu de nombreux changements, peu de chose peut-être si on les compare à ce qui s’est construit et transformé depuis ; mais assez tout de même !

Et nul auteur ne saurait égaler Maurras pour restituer la ville de Martigues, son âme et son souffle, au moins pendant toute cette période. Peu de villes ont pu bénéficier d’un chantre aussi dévoué à leur cause, d’une célébrité aussi charnellement attachée à leur site.

Martigues sans Maurras, c’est encore plus absurde que d’imaginer Maillanne sans Mistral, Sète sans Paul Valéry ou Illiers sans Proust !

Dans les Secrets, Maurras trace comme une relation directe entre sa ville et le soleil. Cette symbolique reviendra dans le poème qu’il composera en début févier 1945, en arrivant à la prison de Riom, quelques jours après sa condamnation, lorsqu’il comprend qu’il ne reverra plus jamais ni Martigues, ni sa maison, ni son jardin :

Ce petit coin me rit de toutes de les lumières
De son magnifique soleil ;
Ô mon Île natale, ô jardin de Ferrières,
Qui fleurira sur mon sommeil,

C’est peu de vous crier que mon cœur vous possède,
Mon Martigues plus beau que tout,
De la conque de Fos aux Frères de la Mède,
Laissez-moi chanter : Je suis Vous !

Mes cinq arpents de fruits, de fleurs, d’herbes arides,
De pins dorés, de cyprès noirs,
Et ma vieille maison que nul âge ne ride,
Est-il besoin de vous revoir ?

Que l’agave, métèque aux écorces barbares,
Dise à sa fleur qui le tuera
D’arborer notre deuil tant qu’une grille avare
De ses barreaux nous couvrira !

Mais vous, mes oliviers, vous, mon myrte fidèle,
Vous, mes roses, n’en faîtes rien ;
Je n’ai jamais quitté nos terres maternelles,
Frères, Sœurs, vous le savez bien !

Vous vous le murmurez au secret de vos branches,
Nous sommes nés du même sang,
Et ma sève est la vôtre et nos veines épanchent,
Dans un tumulte éblouissant,

La forme ou la couleur que, pareillement belles,
Fomenta le plus beau des dieux ;
Quand, surgeons d’Athéna, de Cypris, de Cybèle,
Il nous nourrit des mêmes feux

Dont il brûla mon cœur et qui m’emportent l’âme
Pour la ravir de ciel en ciel,
Partout où retentit sur un verdict infâme
Le grand rire de l’Immortel.

Celles et ceux qui ont eu la chance d’entendre Jean Piat déclamer ce poème lors du colloque tenu à l’Institut en 2002 pour le cinquantenaire de la mort de Maurras se souviendront longtemps de ce grand moment.

Mais un brin d’explication de texte ne sera pas de trop. Le poème s’ouvre sur trois mots d’exergue : Risit Apollo. Horace. Ce qui a été traduit par « Apollon a ri ». Fort bien, mais de quoi Apollon a-t-il ri ? Ce qui était évident pour Maurras, qui savait son Horace et son Virgile par cœur, ne l’est plus guère pour nos contemporains.

Les deux mots risit Apollo sont tirés du dixième chant du premier livre des Odes, qui est consacré au dieu Mercure et qui vient juste avant l’ode à Leuconoé qui contient le fameux Carpe diem. Mercure, messager de l’Olympe, est aussi le dieu du commerce, du boniment… et des voleurs. On dirait aujourd’hui : « de la communication ». Mercure est rapide, d’une adresse extrême qui lui permet de tout escamoter ; il réunit les qualités qu’il faut pour porter les nouvelles, négocier une transaction, puis escroquer tout le monde avec le sourire et le panache : Arsène Lupin fait Dieu.

À la troisième strophe, notre Arsène Lupin encore enfant vient de réaliser un exploit peu banal :

Te, boves olim nisi reddidisses
Per dolum amotas, puerum minaci
Voce dum terret, viduus pharetra
Risit Apollo.

il a dérobé à Apollon ses bœufs. Qui vole un œuf ne vole-t-il pas un bœuf ? Furieux, Apollon vient le menacer. Et pendant qu’il s’emporte, le jeune Mercure lui escamote son carquois. Alors, comprenant qu’il a affaire à plus fort que lui, Apollon éclate de rire ; il rit de sa propre infortune, et rend ainsi hommage aux talents supérieurs du jeune garçon qui l’a dépouillé de tout.

Revenons au poème. Le parallèle entre le Soleil (vers 2) et Martigues (vers 6) est posé d’emblée ; puis apparaît en clair, dans les deux dernières strophes, « le plus beau des Dieux », Apollon, dieu du Soleil. Le voilà qui rit de nouveau. On voulait séparer à jamais Maurras de son jardin de Martigues. Mais cela est impossible ! Apollon les a nourris ensemble, des mêmes rayons brûlants, les a faits du même sang ; c’est le sang de Martigues qui coule dans les veines de Maurras ; Maurras emporte Martigues avec lui partout où il est, et cela, c’est Apollon, conducteur du char du Soleil, qui le fait savoir sous tous les cieux, dans le même grand éclat de rire que celui qui saluait les exploits de Mercure.

Apollon est-il seul à rire ? Sûrement il est « l’Immortel » ; mais peut-être aussi bien est-ce Maurras, en sa qualité d’académicien ? C’est la force des grands poèmes que de nous offrir de multiples sens cachés derrière les mêmes mots.

Que ceux-ci soient au moins entendus des édiles actuels de Martigues ! Comment une ville peut-elle donc se priver de son seul académicien, de ce « surgeon d’Athéna » dont « les veines épanchent » son « Martigues plus beau que tout » ?

L’évidence de Kiel et Tanger

Actuel Kiel et Tanger ? inactuel ? « Un acquis pour la suite des temps » affirmait Boutang de ce livre écrit en 1905, revu et publié en 1910, puis modifié en 1913 et 1921, notre texte reprenant cette « édition définitive » publiée à la Nouvelle Librairie nationale.

Et effectivement il vaut mieux parler de permanence des impuissances républicaines dénoncées par Maurras que d’actualité ou d’inactualité.

Certes la république française n’est plus tentée par l’essai d’alliance allemande fait par Hanotaux et qui achoppa sur l’hostilité anglaise, qui plus est en plein déclenchement de l’Affaire Dreyfus. Plus question non plus d’alliance anglaise comme d’un point cardinal de la politique étrangère et maritime voulue par Delcassé et que l’Allemagne arriva à briser.

Les termes sans doute ont changé. Mais l’alternative insoluble elle-même, ce fait que l’une comme l’autre politique étrangères contraires restent stériles faute de suite, de conduite, et par l’intervention directe de l’étranger jusque dans le gouvernement de la France, tout cela ne dira-t-il rien à nos contemporains ?

Car au delà des précisions d’histoire sur la vie parlementaire et intellectuelle de la troisième République, l’un des propos essentiels de Kiel est bien celui-là : la république française ne peut avoir de politique étrangère. Sans doute elle met ce nom sur quelque chose, mais de politique suivie, de définition clairement affirmée des intérêts de la France et de poursuite acharnée de ces intérêts, non. Et si elle n’en a pas, ce n’est pas par accident, c’est parce qu’elle est une république démocratique et parlementaire, c’est en raison même de sa substance institutionnelle. Maurras va jusqu’à dire que l’une comme l’autre alliance avait son sens. L’une comme l’autre aurait pu être conçue, poursuivie, achevée par un régime autre. La République, parce que république, les a naufragées toutes les deux.

Mais Kiel et Tanger ne parle pas seulement de la politique étrangère. Un autre grand thème de Kiel est lui aussi une permanence républicaine : c’est l’impossibilité, de Félix Faure et Méline en Poincaré, d’une république conservatrice ou même modérée. Là aussi les conditions du régime sont contraires à ce qu’on voudrait en faire : la république ne peut que continuer sur son erre, la question religieuse jouant le rôle du cliquet après l’Affaire. Cet éloignement d’une modération prospère pour une construction de plus en plus idéologique et gauchie n’est qu’à peine entamé par les nécessités de la Guerre — rappelons que c’est précisément au prétexte de la guerre que la France basculera dans le régime redistributif en créant un impôt sur les revenus contre lequel le pays avait longuement renâclé.

Là encore, qui dira que l’impossibilité d’une politique conservatrice ou simplement pragmatique du fait même des pesanteurs du régime et de son organisation ne peut être lue aujourd’hui dans les préoccupations politiques les plus immédiates ?

Maurras est clair et sans nuances quand il résume dans l’introduction sa longue démonstration qui va suivre :

Sept ans de politique d’extrême-gauche, les sept ans de révolution qui coururent de 1898 à 1905, firent à la patrie française un tort beaucoup moins décisif que les trois années de République conservatrice qui allèrent de 1895 à 1898.

Le lecteur de 2008 trouvera aussi bien des pages qui, évoquant les rêves de paix de Jaurès ou les ambiguïtés de Gambetta sur la Revanche, le feront réfléchir sur les motivations réelles des pacifismes actuels ou sur les buts inavoués des efforts pour établir une justice internationale qui trancherait sans conflits les rapports entre les nations.

Si bien qu’il n’est pas absurde de reprendre aujourd’hui mot pour mot l’exhortation de Maurras :

Le patriotisme sincère ne peut fermer les yeux. Mais de semblables inquiétudes sont bien dures à exprimer ! En réimprimant aujourd’hui question et réponse, je voudrais pouvoir n’en rien dire de plus et me contenter d’une adjuration sommaire au Français, à l’allié, au civilisé, à cet homme pensant qui est intéressé à la vie de la France :

— Prenez ! lisez ! voyez ! N’est-ce pas l’évidence même ?

Un bilan de la troisième République en 1925

En 1925, la revue Le Capitole publie dans sa série « Les Contemporains » un numéro de mélanges inédits consacrés à Charles Maurras. On y trouve une quinzaine de contributions, toutes très concises, sur différents aspects de sa vie et de son œuvre. Voici la préface qu’en donne Jacques Bainville :

J’ai lu beaucoup d’études sur Maurras. Aucune ne m’a satisfait complètement. J’indiquerai seulement aux chercheurs qu’ils n’entendront sa pensée, qu’ils ne la cerneront et la pénétreront que s’ils remontent jusqu’à Dante.
Je ris beaucoup quand je vois traiter Maurras comme un monsieur ordinaire… On est prié de ne pas s’adresser au concierge mais à l’Altissime.

Qu’on se rappelle aussi que le désintéressement de Maurras est absolu. C’est une de ses forces. Il ne recherche pas l’argent, pas même la gloire littéraire. Il aurait pu s’assurer une existence tranquille et agréable, et il ne craint pas de s’exposer à la prison. Quand on est un gouvernement, il est incommode d’avoir un homme pareil contre soi. Maurras ne vit que pour ses idées et on n’a aucune prise sur lui.

Henri Vaugeois appelait Maurras le noûs, l’esprit pur, c’est sa définition la plus vraie.

Deux textes de Maurras lui-même figurent dans le recueil : le poème Ballade de la nature du désir qui ne sera republié qu’en 1952, au quatrième livre « Trahisons de clerc » de La Balance intérieure, et un texte sur le cinquantenaire de la troisième République, que nous reprenons aujourd’hui.

Il est d’usage, sur un plan purement constitutionnel, de faire remonter à 1875 la fondation de la troisième République. C’est donc bien en 1925 que paraissent divers articles consacrés à son cinquantenaire. Le texte de Maurras, qui leur fait écho, se réfère clairement à l’année 1870, celle de la défaite et des exigences de Bismarck ; mais curieusement, dans le dernier paragraphe, il y est question de « quarante ans », ce qui nous ramènerait en 1885, année où le tout jeune Maurras, baccalauréat de philosophie en poche, vient s’installer à Paris sur les conseils de l’abbé Penon.

Paul Claudel derrière son Judas

Paul Claudel, comme Maurras, est né en 1868. Tous deux ont été élus à l’Académie française, et tous deux laissent derrière eux une œuvre littéraire foisonnante. Mais c’est là vraiment tout ce qui les réunit, car nulle ombre de soupçon de courant de sympathie ne s’est jamais établi entre les deux hommes. Claudel détestait Maurras, lequel à force le lui rendit bien.

La haine exprimée par Claudel est d’un genre particulier, inexpiable, sacrée, comme seuls certains catholiques peuvent en éprouver. Depuis les premières brochures des abbés Pierre et Lugan avant 1910 jusqu’au déferlement des libelles accusateurs parus après la condamnation de 1926, Maurras avait pu s’accoutumer à ces attaques calotines. Et ses talents de polémiste y auraient trouvé matière aisée à de sanglantes réponses, n’eût été son souci constant de ne pas heurter ses partisans catholiques, d’où de nombreuses justifications, parfois embarrassées, où domine la prudence.

Après la guerre, Claudel se refait une virginité politique en insultant gravement Maurras pendant son procès, puis en se félicitant publiquement de sa condamnation. Maurras n’a plus de gants à prendre et lui répond en 1948, dans une brochure intitulée Une Promotion de Judas.

C’est un curieux texte, que Maurras signe du nom de Pierre Garnier, ce qui lui permet d’y prendre place comme une tierce personne. Mieux : Pierre Garnier ne se présente pas comme le lecteur direct de Claudel ; il fait intervenir « un ami » qui lui aurait fait part de son étonnement à la lecture d’un passage repris par le Père de Lubac. Garnier était le nom de jeune fille de la mère de Maurras ; point donc de mystère là-dessous. Et pourquoi Pierre ? Roger Joseph suggère une explication provençale, saint Pierre étant le patron des pêcheurs de Martigues. Ou simplement parce que Pierre était le premier des apôtres, Claudel étant in fine associé à Judas ?

L’objet de la critique est un ouvrage de Claudel intitulé La Mort de Judas. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Claudel se soit penché sur le personnage de Judas ; mais ce texte n’est pas, loin de là, des plus connus de son œuvre. La notice que consacre à Claudel le site de l’Académie française n’en fait même pas mention. Des références en situent l’écriture en 1907, d’autres en 1933 ; ce qui est certain, c’est que le texte en est repris dans un recueil publié en 1936, Figures et Paraboles. Et manifestement, Maurras ne l’avait pas lu à cette époque.

La réhabilitation de Judas a été de tous temps un poncif antichrétien. Abondamment utilisé par tous les adversaires de l’Église, il pouvait l’être aussi, avec des nuances, par certains courants à l’intérieur de celle-ci. Claudel s’est-il sciemment inscrit dans ce type de démarche ? Maurras s’en moque ; l’occasion est trop belle pour accabler son ennemi. Judas est un voleur, et un traître ; et si Claudel le trouve si sympathique, c’est qu’il lui ressemble comme un frère : Claudel l’avare, Claudel l’envieux, Claudel rongé par l’orgueil et l’ambition, Claudel et Judas ne font qu’un. Non un Judas revisité et absous, mais le Judas classique du catéchisme, l’escroc, le fourbe, le Mauvais.

Au passage, l’argumentation de Maurras, qui l’oblige à d’abondants et inhabituels emprunts aux Écritures, ouvre des pistes inattendues. On a un moment l’impression que Claudel, qui dépeint en Judas un Juif nationaliste, positiviste, somme toute agnostique, en fait presque un maurrassien ! Et va donc naturellement accuser les maurrassiens de traîtrise. Mais ce n’est pas cela. Maurras montre que ce n’est pas Judas, ce sont au contraire les autres apôtres, Thomas bien sûr, mais aussi et surtout Pierre, qui portent ces caractères maurrassiens. Et que Judas n’en est pas.

Et avant de revenir à Claudel pour l’exécuter sans sommations, Maurras semble revenir sur une analogie esquissée dans la Tragi-comédie de ma surdité : Judas le traître lui rappelle Valois et sa propre aventure. Et le mystère de Judas reprend toute sa hauteur. Maurras s’est fait abuser ; ou bien il n’a pas su retenir ses disciples ni prévenir le moment fatal de la trahison, ou bien il a eu tort de faire trop longtemps confiance à quelqu’un qu’ensuite toute la direction de l’Action française accablera d’insultes et de mépris. Mais Maurras n’est qu’un homme ; comment et pourquoi pareille et fatale tromperie advint à Jésus ? Même Anne-Catherine Emmerich ne nous apporte pas de réponse. Maurras qui s’en inspire abondamment ne reprend de saint Jean que quelques paroles définitives : en vérité, Judas était un voleur ! Il puisait dans la caisse…

Ce saint Jean là s’exprime comme l’aurait fait Maurice Pujo…

Un regard de Maurras sur sa surdité

Nous vous proposons aujourd’hui un document publié au début de 1951 sous le titre Tragi-comédie de ma surdité.

C’est une brochure à faible tirage, imprimée à Aix-en-Provence sur grand papier, ce qui contraste avec la piètre qualité de la composition qui fourmille de coquilles, de plus en plus graves à mesure qu’on s’approche des dernières pages. Manifestement, Maurras n’a pas relu les épreuves. On peut également penser qu’il n’a pu relire la fin de son manuscrit, tant la rédaction devient parfois approximative, alors que la première moitié du texte est aussi précise que limpide.

D’après Roger Joseph qui semble en avoir commandité l’édition, la Tragi-comédie aurait été rédigée fin 1944, à la prison Saint-Paul à Lyon ; en fait elle est signée du 27 Janvier 1945. Sa publication six ans plus tard fait penser au Mont de Saturne, qui a connu un calendrier similaire. Compte-tenu de ce qui précède, nous n’avons aucune garantie sur la fidélité du texte publié au manuscrit original, dont nous ignorons en quelles mains il est passé pendant ces six ans.

Ces souvenirs parfois intimes, que Maurras griffonne à la hâte juste avant son procès, craignant que peut-être il ne devienne rapidement trop tard, jettent un éclairage nouveau sur ceux qu’il a publiés quinze ou vingt auparavant, dans les Quatre nuits de Provence ou dans la préface de La Musique intérieure. Nous y découvrons également comment la direction de l’Action Française s’est tant bien que mal accommodée de l’infirmité de Maurras, et comment celle-ci s’est brusquement aggravée au moment de l’Exode de Juin 1940 — détail capital pour comprendre le comportement du chef de l’Action Française pendant les années dramatiques qui ont suivi.