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Le Cinquantenaire
de la République

Les cérémonies, les articles commémoratifs se succèdent, sans rien dire qui vaille ou seulement qui tienne. C’est un flux de banalités ; personne ne semble y accorder grande foi. Un certain nombre d’écrivains ne veulent pas en démordre. D’autres s’appliquent à ne pas démériter. Un brevet de républicain, pour un lettré, pour un intellectuel (race très suspecte et pour cause), cela vaut de l’argent, des diplômes et des sinécures. Néanmoins le zèle est petit. On a honte. On se craint soi-même. La plupart se contentent de murmurer qu’après tout le régime a duré et que c’est beaucoup. Peut-on appeler cela une durée ? M. l’abbé Lantaigne1 disait que non, et le professeur Bergeret ne disait pas que oui. Même dans l’humble sens infligé ici à l’idée de durée (la durée sans l’identité !) la démocratie athénienne a duré ; elle a tué Athènes. La démocratie césarienne du monde romain a duré ; elle a tué Rome. Nos hommes de lettres le savent. Mais ils écrivent ce qu’ils peuvent et ne vont pas chercher plus loin.

Cependant, l’un d’eux, esprit informé, élégant, mais tout au fond assez sectaire, s’emporte jusqu’à dire que la trêve du franc ou je ne sais quelle autre trêve « ne peut se faire que sur le terrain constitutionnel ». Ce ne peut que m’étonne beaucoup. Je ne sais pas trop de quel répertoire de lois physiques, idéales ou morales ce professeur a bien pu le tirer, mais le fait est qu’il est condamné par l’expérience. La seule « union sacrée » que les Français aient connue depuis la fondation de la troisième République a eu lieu, non sur le terrain constitutionnel, mais sur le terrain national. M. Poincaré rappelle de temps en temps que l’honneur de sa vie a été de grouper contre l’Allemand tous les Français sans distinction de partis. On ne lui a vu faire aucune différence entre les partis constitutionnels et les autres. Il a parlé de la France tout court, et M. Viviani a fait comme lui. D’autres que MM. Viviani et Poincaré ont tenté d’établir l’union sacrée des bons Français sur le terrain constitutionnel. Je n’ai pas à rappeler l’échec de ces entreprises diverses. Un grand pape a reconnu qu’il y avait perdu son latin.

Ce qui me plaît et d’ailleurs me choque, et au surplus m’émerveille, dans ces pauvres petites apologies de la République, c’est que bien peu abordent franchement la question du résultat ! C’est au résultat que l’on juge un mode de gouvernement. C’est pour les résultats produits par la royauté (création, constitution, organisation millénaire de la patrie) que nous adhérons à la royauté. C’est pour les résultats moraux, territoriaux, nationaux qu’elle a produits depuis cent trente ans que nous abhorrons la démocratie. C’est pour la qualité particulièrement décadente et diviseuse de ses résultats de tout ordre que la troisième République nous semble proclamer sa propre déchéance.

Naître de la défaite ; se voir recommander et imposer par Bismarck et pour la commodité de Bismarck ; parler quinze ans de revanche et en un demi-siècle ne savoir ni ne vouloir choisir l’heure de cette revanche ; ne pouvoir éviter cependant la guerre allemande ; ne l’avoir ni prévue ni préparée ; se la voir imposer ; en porter tout le poids ; y sacrifier toute la fleur de sa population ; ne savoir même pas travailler à l’abréger utilement ; mais la terminer avant l’heure ; en laisser le fruit à tous ses alliés ; manquer la paix après avoir manqué l’armistice ; perdre toute autorité sur la mer sans même avoir retrouvé, sur le continent, les frontières de 1814 ; se placer, dans l’ordre maritime comme dans l’ordre financier, à la merci des alliés anglo-saxons de façon d’autant plus complète qu’un immense empire colonial leur est offert, pour ainsi dire, comme un gage indéfiniment tentateur ; subir tous ces revers extérieurs en raison composée d’une abominable politique intérieure de divisions religieuses, morales, domestiques, fiscales et sociales qui a brisé net l’essor de la natalité et, par là même, la plupart des autres virtualités nationales ; vivre ou bien plutôt végéter sous une direction empirique et routinière qui livrait la continuité comme le progrès aux impulsions des éléments et des parties, quand ce n’était pas des partis, le tout sans vue d’ensemble ni plan général ; n’avoir ni chef constant ni ministres stables, ni règle arrêtée ; osciller perpétuellement d’une fièvre d’agitation stérile, faussement dite « avancée », à une inertie plus stérile encore, faussement qualifiée de « conservatrice » ; être, toutes choses égales d’ailleurs, moins nombreux, moins puissant, moins éclairé qu’en 1870, où l’on était moins nombreux, moins puissant et moins éclairé qu’en 1789. C’est tout ce dont cette troisième République peut essayer de se réjouir ou de s’enorgueillir ! L’entreprise est si faible en soi et, pour le spectateur, elle est si ridicule qu’il y aurait de notre part une certaine bonté d’âme à lui donner trop d’importance.

Comme le disait, l’autre jour, M. Roger Giron2, « on n’est plus républicain ». Mais (et en cela consiste notre tâche essentielle) il importe de transformer ce sentiment d’indifférence à la République en hostilité déclarée contre un régime de décadence systématique, de consomption légalisée.

Pour qui sait voir, les tristes débats fiscaux de la Chambre illustrent bien et font parfaitement ressortir la nature profonde du parlementarisme républicain.

C’est un régime idéologique et absolutiste, d’une part, impulsiviste de l’autre.

Il est absolutiste et idéologique en ce sens que, à un moment donné, tout s’y trouve sacrifié de façon absolue à un « Idéal » : n’importe lequel. Cet Idéal peut changer chaque jour, au gré de l’impulsion. Mais quel qu’il soit, il doit tout ployer, tout briser, tout pulvériser.

Dans cette espèce de théocratie versatile, le dieu du Jour, de l’Heure, de l’Instant, est revêtu de tous les attributs de puissance, de perfection et de bonté, illimitée et absolue.

Ce n’est pas un dieu, ce n’est même pas « le Dieu ». C’est Dieu pur.

De bons chrétiens comme Boileau raillaient parfois l’innocent travers ecclésiastique dérivé de préoccupations éternelles appliquées à l’ordre terrestre :

Abîme tout plutôt ! C’est l’esprit de l’Église.3

Dans la vérité des faits, les personnes ecclésiastiques sont modérées, pondérées et équilibrées par leur sens affiné et profond des réalités. Si l’Église eût été aussi despote que le disait Boileau en riant ou que le croyait sincèrement Voltaire (janséniste d’origine, comme nous le rappellent les belles conférences de M. Bellessort4) notre Église de France n’eût pas donné à la monarchie un si grand nombre de politiques supérieurs. L’Église a toujours associé un sens aigu du relatif à l’enseignement théologique de l’absolu.

La contre-Église républicaine est incapable de ces distinctions et de ces approximations ; ses absolus sont successifs, elle fait et défait tour à tour ces provisoires faux dieux ; à son moment chacun impose une obédience plénière, un nivellement, un écrasement complet des volontés et des intérêts, des pensées et des sentiments. Hier, à propos du Vatican, le Laïcisme était Dieu. Aujourd’hui, la Répression rigoureuse des fraudes est Déesse. Tout doit céder à la fureur du matin ou du soir. On objecte la loi, loi faite de la veille ou du siècle passé ? Il n’y a plus de loi que celle qu’il s’agit de barbouiller séance tenante. On objecte le Code ? Le Code doit marcher avec tout le reste. Vous tuez la famille ? Vous brisez le foyer ? Et, dans un pays de petite propriété comme la France, vous anéantissez toutes les espérances, toutes les providences de l’avenir ? Il n’importe. Une seule chose importe : faire payer. On payera. On sera sucé, rongé, mangé, vidé, tué, mais on payera ! On payera, morbleu ! Le vieux parti républicain fait figure de personnage de comédie. Tout est subordonné à sa passion et à sa manie ; là-devant, tout doit céder, ou fondre, s’évanouir ou se prosterner dans la poudre.

Oui, telle est la fureur qui administre et gouverne ce pays depuis quarante ans. Nous avons dit les résultats. Ils ne sont pas pour étonner. L’étonnant, c’est plutôt la résistance du territoire, l’endurance de la population, le maintien de la nationalité, la survie de la France ; par quelle étrange et fière accumulation de vitalité tout cela n’est-il pas épuisé depuis de longs jours !

Charles Maurras
  1. L'abbé Lantaigne et le professeur Bergeret sont des personnages d'Anatole France que Maurras cite à de nombreuses occasions. Ses lecteurs fidèles y sont familiers, mais que dire des autres ? En 1925, Anatole France est mort depuis un an, et les volumes de son Histoire contemporaine où apparaissent les deux personnages sont parus peu avant 1900.
    Comme celle-ci les notes suivantes sont des notes des éditeurs. [Retour]

  2. Peut-être Roger Giron, journaliste et critique littéraire, né en 1900, mort en 1990. Si c'est bien lui, il était en 1925 tout jeune chroniqueur à L'Éclair. [Retour]

  3. Vers extrait du premier chant du Lutrin. [Retour]

  4. Sans doute André Bellesort, 1866-1942, poète, critique littéraire et grand voyageur. Défenseur de l'humanisme classique, il sera élu à l'Académie française en 1935 et en deviendra secrétaire perpétuel en 1940. Partisan de la collaboration, sa mort en début 1942 le sauvera de l'infamie posthume. [Retour]

Texte de 1925.

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