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L'Esprit de
Maurice de Guérin

À Maurice Pujo,
En souvenir du Règne de la Grâce.

Le temps qui passe éteint les fausses lumières. Il n'est, heureusement, plus possible de parler de Maurice de Guérin comme d'Hégésippe Moreau ou de Gilbert, ou de Malfilâtre, ces jeunes malades à pas lents, dont l'éloge comporte une sorte d'élégie mortuaire où l'attendrissement, le respect, le regret, tiennent plus de place que l'admiration, car en eux la défaite est plus considérable que le génie et surtout que l'heureux effort de l'œuvre terminée. Ni le désespoir d'une pieuse sœur, maternelle et charmante, ni le son frais et neuf des palpitations confiées au Journal, n'oppriment plus notre attention au point de la détourner de l'essentiel.

L'essentiel, c'est la réussite d'un travail qui fut difficile, nouveau et grand.

C'est Le Centaure. C'est La Bacchante. Ouvrage où l'écrivain, en peu de mots, a livré et légué son âme.

Fauché trop tôt, ravi à l'art, à la pensée, aux lettres, à la langue, par un coup d'aveugle destin, Maurice de Guérin aurait certes des droits à la qualité de victime. Mais, en le déplorant, il convient toujours de se dire que son sacrifice fortuit n'a point tenu à des faiblesses de sa nature, ni à des tares de sa raison. La maladie qui l'emporta joua dans sa carrière le même rôle que l'instrument du docteur Guillotin dans la vie d'André Chénier. Il succomba, mais à la manière des forts, et la lutte inégale d'un jeune corps blessé laisse intacte la qualité maîtresse de l'esprit, qui fut la vigueur.

Il faut le concevoir tel qu'il fut : montagnard d'une vieille race un peu rude, enfant précoce et studieux, ardent jeune homme ambitieux de l'amour, de la vérité, de la puissance, et jetant pêle-mêle, comme plus tard Barrès, la triple invocation au maître, au maître quel qu'il soit : axiome, religion ou prince des hommes. Si l'esprit de son temps, qu'il respirait à pleins poumons, enflait et gouvernait sa voile, un souffle intérieur, plus fort, le ramenait et l'équilibrait. Sachons douter de la légende. De ce qu'il aimait, en beaucoup de choses, à se plaindre et à être plaint pour être consolé, gardons-nous de conclure qu'il y eût lieu de beaucoup le plaindre, ne lui apportons pas plus de consolations qu'il n'en souhaita véritablement.

Cœur troublé, passionné, peuplé d'ombres ferventes, mari discutable, amant tourmenté, ses erreurs, qu'elles fussent littéraires, philosophiques ou pratiques, ne tenaient qu'à des fibres très secondaires. Il se crut mennaisien au point d'être tenté du schisme. Il se crut mondain jusqu'à se demander s'il n'allait pas finir par oublier son âme. On le crut entraîné par une sorte de panthéisme à l'allemande, et l'on alla jusqu'à craindre qu'il ne s'y fût perdu. Profondément, et n'en déplaise aux grandes et nobles amitiés bretonnes qui ornèrent le printemps d'une courte vie, c'était un catholique du Midi, de l'espèce de nos « païens innocents », qu'une libre éducation à la campagne avait mis en communion avec toute la fleur brillante de l'univers physique. Personne n'était plus porté que lui à redire avec Pythagore : Eh ! quoi, tout est sensible. Il était bien trop réfléchi pour diviniser, même esthétiquement, la vaine et l'obscure populace de l'Être. Il se contentait de mêler à la religion de son enfance et aux convictions de sa maturité une manière de polythéisme qu'il ne raillait pas. Sans croire aux dieux de l'Olympe ni même aux dieux sans nom des lieux inférieurs, il recueillait avec ardeur ce que les hommes ont délégué de haute émotion liturgique à ces grandes forces conçues comme les Mères ou les sœurs aînées de notre faiblesse, défavorables ou propices, amies ou ennemies de nos félicités. Le sens secret du mythe antique n'aura jamais cessé d'éclairer, d'émouvoir, de troubler le cœur de Guérin.

Une telle habitude d'esprit n'est pas absolument neuve. Elle n'était pas étrangère aux hommes de la Renaissance et de l'art classique. L'émotion n'en est pas absente chez Ronsard, ni chez Malherbe. Si l'Art poétique imagine le conseil des grands dieux comme un simple assemblage d'allégories, il est des vers tremblants de Phèdre :

Minos juge aux enfers tous les pâles humains,

qui tendraient à montrer que la piété antique, pour s'être affaiblie, ne s'était pas dissoute au temps de Descartes ou de Despréaux. André Chénier l'avait fait reparaître dans tout son lustre, et Guérin éprouva la vigueur de ce maître.

André Chénier d'abord un peu trop « philosophe », se contentait de parfumer sa prière païenne des faibles disponibilités de son sentiment religieux : Maurice de Guérin fait pénétrer dans le sanctuaire helléno-romain la sombre, la sourde rumeur des volontés d'un cœur chrétien. Chénier, s'il révérait les Forces, vivait de cet espoir (commun aux hommes de son siècle) qu'elles seraient captées, qu'elles seraient domptées, et que, la Nature subissant l'Homme jusqu'au bout, elles serviraient, en fin de compte, à couronner toutes nos puissances de prospérité, toutes nos capacités de bonheur : Guérin ne doute pas du savoir ni de la pensée, mais, là-dessus en progrès sur André Chénier, son esprit ne s'est pas ombré de ce rêve infini de l'humaine espérance. Il sait les conditions et il sait les mesures. Comme notre Aubanel, il connaît les astres, il écoute les pâtres.

Sous la loi des bons maîtres qu'il a intimement connus et fréquentés, il médite les âges et les saisons, il voit le frein du temps, les jalons de l'espace. Il y a une vie aveugle et déchaînée, mais elle est poursuivie par la Nuit, et cette Nuit pleine du calme des dieux la circonscrit. Ainsi la vie fougueuse est-elle tempérée. Chiron apporte à Macarée, Macarée à Mélampe 1, une Sagesse qui n'a rien de commun avec le roman d'un philosophisme sans aveu et sans race : son lyrisme gnomique enveloppe une tradition aussi précise que la succession des années et les saisons de la vie humaine.

Si le chant demeure effleuré du « grand secret de mélancolie » que la lune, depuis René, confie à tous les rêveurs romantiques, si le poème juste et fort reste battu des puissantes angoisses et des riches ténèbres de l'Indéterminé, l'objet de son propos, le principe de sa parole ne tendent cependant qu'à définir ou appréhender : il invoque une connaissance, et d'étranges beautés jaillissent du contraste formé par le ton augural où résonne, en notes profondes, cet inconnaissable inconnu, et son discours délibéré qui se grave au diamant sur une table de cristal. Que cette pierre dure, abstraite, non aride, spacieuse sans démesure, élève un chant distinct si grave et si doux, telle est proprement la merveille ! Mais il suffirait d'en brouiller un peu la parole, d'y remplacer seulement l'immense par le vague, tout le charme serait perdu. La solidité, la clarté, la probité de la construction sont, au contraire, ce qui assure à cet enchantement vie longue et traversée tranquille sur les variations séculaires du goût.

À commencer par le vicomte de Chateaubriand, tous ses contemporains déclinent : Guérin monte. Il paraît le plus fort et le mieux doué de cette génération de 1810 dans laquelle a pourtant brillé un Alfred de Musset. D'où vient, disait quelqu'un, que la phrase de Chateaubriand sonne creux quand celle du Centaure accuse tant de plénitude et de sens ? Un Guérin doit compter entre les disciples certains du maître de Combourg. Il a bu à la même source. Il y a rebu grâce à Lamennais. Ne nous faisons pas d'illusions ; on trouverait dans les pages du Journal plus d'une parole et d'une pensée où le vide insubstantiel, l'esprit de mots, les contrastes de pure apparence tiennent à peu près les mêmes rôles que dans les Mémoires d'Outre-tombe et l'Esquisse d'une philosophie. Ce n'est pas pour rien qu'on a eu dix-neuf ans en 1830, qu'on est le frère d'Eugénie, le disciple de M. Féli, l'écho avide et volontaire de tout ce qui naît, languit et meurt à l'entour. Seulement, à chaque jour de ce temps de mauvaise fièvre, il a sonné quelque heure où Maurice de Guérin a quitté ses amis, oublié son siècle ; il est rentré chez lui et en lui ; il a rejoint la grave muse de son art et de son génie. Là, par la force naturelle d'une secrète poésie, par un retour victorieux de ses forces héréditaires et du savoir incorporé, une clairvoyance innée et acquise lui a fait distinguer, dans les imagination de son âge ce qui est caduc ou mort de ce qu'il y avait avantage à continuer.

Pour suivre en sa genèse l'art (Sainte-Beuve a osé dire le « procédé ») qui règle une pudique et altière éloquence, il ne faut donc pas s'en tenir aux grands initiateurs romantiques du « poème en prose », aux Paroles d'un croyant, aux Martyrs, à La Nouvelle Héloïse, car il existe des modèles antérieurs qui ont pesé, plus fortement peut-être, sur le choix, la volonté et même la volupté de Guérin.

Le caractère de son vocabulaire le plus concret ne peut que reporter au vieux conseil de ne nommer les choses que par les termes les plus généraux, qui servait à conférer au style de la noblesse. Cette « recette » de Buffon est portée dans Le Centaure et dans La Bacchante à un tel degré de tension voulue que toute l'imagerie verbale du poème en semble élancée et comme reculée aux suprêmes limites de l'expression perceptible ; l'effet d'élargissement continu y est d'autant plus fort que nul vide intérieur ne saurait être senti ni soupçonné : maximum du dense et du grave poussé au plus haut ton ! Ainsi le plus discuté et d'ailleurs le plus mal compris des préceptes de la rhétorique classique est retrouvé à l'origine de modernes ambitions symbolistes dont Guérin a fourni plus que les semences. Chez lui, sans nul effort de néologisme, avec une fluidité parfaite, les termes les plus simples et les plus familiers du vocabulaire des hommes revêtent un sens de mystère qui l'apparente à ce que les Anciens ont paru appeler la langue des dieux. Ainsi quand il célèbre les vertus de la Nuit : « Couché sur le seuil de ma retraite, les flancs cachés dans l'antre et la tête sous le ciel, je suivais le spectacle des ombres », ou : « Le vieil Océan pire de toutes choses… les nymphes qui l'entourent décrivent en chantant un chœur éternel… »

Avouons que ce rythme tombe de plus haut que Buffon ! Tant de simplicité et de majesté fait souvenir de Bossuet. Le jeune Languedocien fut, comme le grand Bourguignon, imbu et nourri jusqu'aux moelles des plus purs sucs latins, au point qu'il usa et faillit abuser, même dans le parler courant, de ce retour au sens de l'étymologie qui est, si l'on peut dire, l'un des plus beaux artifices de l'éloquence de Bossuet. Il en retint aussi le nombre, il en posséda naturellement la familiarité magnifique, il en égala tour à tour la sévérité, la mesure, parfois la liberté. Si l'astre de Guérin brilla sur la nuit romantique, il faut le rendre à sa véritable constellation, baignée dans le jour renaissant. Les plus heureux progrès qu'il ait fait accomplir à la prose rythmée doivent beaucoup aux leçons de la bonne époque. Pour résister à la décadence et grandir pour son compte, Guérin utilisa une tradition.

Reste à savoir ce que vaut en elle-même la musique de la prose poétique. Il n'est pas un écrivain de notre âge qui n'avoue avoir dû ou devoir recourir à cet instrument. Renan l'a employé dans la Prière sur l'Acropole. Ce fut un coup de maître. Baudelaire, peu après Guérin, y est revenu, mais de tout autre manière, bien qu'il ne faille pas prendre au pied de la lettre son alibi inopiné d'Aloysius Bertrand. Les chefs-d'œuvre de Baudelaire ne sont point de ce côté-là. Beaucoup de lecteurs ont été attirés par le bel échantillon que Théophile Gautier en avait cité dans la préface du livre de vers : « Tu subiras éternellement l'influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j'aime et ce qui m'aime : l'eau, les nuages, le silence et la nuit ; la mer immense et verte, l'eau informe et multiforme, le lieu où tu ne seras pas ; l'amant que tu ne connaîtras pas ; les fleurs monstrueuses, les parfums qui font délirer, les chats qui se pâment sur les pianos, et qui gémissent comme les femmes, d'une voix rauque et douce ! » Mais l'échantillon est unique. En se reportant au volume, on est déçu par les tableautins secs et durs des Petits poèmes en proses : ceux du jeune Rimbaud manifestent une autre force de condensation !

Pour ceux de Mallarmé, ils accusent affaiblissement et dégradation. Ce que Guérin avait voulu faire est très clair : c'était un accord imprévu. Un accord difficile mais complet. Accord du sens, dans sa pure et profonde logique, avec les images et les mots, leurs signes sonores ; accord de la syntaxe et de son rythme propre avec l'émotion et ses tremblements. Un accord tel que le discours solennisé, chanté, lourd de hautes significations religieuses, riche de fortes contractions, semé de raccourcis qui ravivent sans cesse la divine surprise, produisît les mêmes effets de suite régulière et de plaisir nouveau que donnent les mesures de la vraie poésie. Ce qu'il a voulu, il l'a fait. Il a soustrait la flamme supérieure et il l'a domptée. Il a maîtrisé un genre et une matière. La puissance du rythme emporte une digne pensée ; les mots sublimes, un digne frisson. Toute page prise au hasard en témoignerait. Cette page lue, prenez la plus heureuse des « proses » de Mallarmé : « Depuis que Maria m'a quitté pour aller dans une autre étoile, laquelle, Orion, Altaïr et toi, verte Vénus ?… » 2. Ce simple et joli jeu de mots vous fera presque honte auprès de l'élévation de Guérin. La serinette est agréable, mais elle ne dit rien ou elle dit des riens.

Cela ne peut décourager ni les imitateurs ni les inventeurs. Ils suivent une des voies où l'on marche. Dans les deux maîtresses études qu'il lui a consacrées, Maurice Pujo a pourtant raison de juger unique la réussite de Guérin. Elle est incomparable. On ne peut nommer après lui que Jules Tellier : « Je naquis, ô bien-aimé… Nous quittâmes Massilia… » Des textes de cette puissance doivent sauver un genre faux.

Mais, dit Montaigne, « la sentence pressée aux pieds nombreux de la poésie élance mon âme d'une plus vive secousse ». Voltaire ajoute que le plus beau morceau de prose « ne peut faire le même plaisir ni à l'oreille ni à l'âme ». Voltaire ne prévoyait pas qu'un style de prose poétique, dans le goût du Télémaque, « pût être bien reçu une seconde fois ». L'avenir de Rousseau, de Chateaubriand, et de leur école lui échappait complètement. C'est là, disait-il, « une espèce bâtarde qui n'est ni poésie ni prose et qui, étant sans contrainte, est aussi sans grande beauté… Le Télémaque est écrit dans le goût d'une traduction en prose d'Homère et avec plus de grâce que la prose de Mme Dacier 3, mais enfin c'est de la prose qui n'est qu'une lumière très faible devant les éclairs de la poésie… » Il est divertissant et instructif de confronter au sentiment de ce patriarche de l'arrière-garde classique l'avis conforme du cacique du Romantisme dans la pièce des Quatre vents de l'esprit 4 (I, XIV) dédiée « à un écrivain » et qui commence par ces mots : « Prends garde à Marchangy » ;

… la prose poétique
Est une ornière où geint le vieux Pégase étique…
Le vers s'envole au ciel tout naturellement ;
Il monte, il est le vers…
Quand même on la ferait danser jusqu'aux étoiles,
La prose, c'est toujours le sermo pedestris 5.
Tu crois être Ariel et tu n'es que Vestris.

Métaphores à part, dont j'ai beaucoup ôté, la concordance de Victor Hugo avec Montaigne et Voltaire est parfaite. Leurs témoignages montrent que la hiérarchie des genres est à maintenir non pour gêner la justice ou l'admiration, mais pour éclairer l'une et l'autre.

Cependant, quel lecteur du Centaure et de La Bacchante voudrait prendre sur lui de regretter que ces deux poèmes libres n'aient pas été récrits en alexandrins réguliers ? La chose n'était pas impossible. Guérin y a pensé certainement, ses essais rimés rendent un son plein d'espérance. Ce n'était que de l'espérance. Il ne sentait encore en lui que le germe d'un grand artiste en vers. Le grand artiste en prose existait, florissait, donnait ses fruits. S'il préféra la perfection réalisée à des avenirs incertains, c'est que l'instinct l'avertissait : la mort qui était là n'eût pas permis d'attendre. Estimons-nous heureux de pouvoir nous redire ces grandes phrases qui font leur ordre vivant, vertébrées, musclées et articulées comme du Cicéron ou du Boccace ; mais qui ondoient et flottent comme l'écharpe de Julie ou de Virginie. Tenant debout, selon le mot de Rivarol sur Dante, par la seule force du verbe et du substantif, réglées comme le chant des sphères célestes, et si belles au départ, si graves et si pures quand se fait leur cadence dans les profondeurs de l'esprit, elles comportent également l'elliptique formule et le développement lumineux, l'explication et la synthèse, et l'on ne s'étonne pourtant pas qu'un tel poète ait pu fléchir jusqu'à se plaindre de l'instrument : « Un dieu, supplié de raconter sa vie, la mettrait en deux mots, ô Mélampe ! » Les deux mots auraient probablement formé le vrai vers.

Cette parole d'envie triste est un peu corrigée ailleurs par le fier mépris jeté en passant au commun archétype de l'homme. « Voilà tout au plus, me dit-il, la moitié de ton être… Sans doute, c'est un Centaure renversé par les dieux et qu'ils ont réduit à se traîner ainsi. » Mettons que le dieu soit le poète porteur de lyre, celui qui chante son vers, et qu'au simple mortel soit assimilable le prosateur. À l'éclat du Centaure, hybride du dieu et de l'homme, correspond le poète qui reste lié à la prose. Mais, chez celui-ci, le langage sentencieux, choisi et pur, requiert le même emploi de matières rares que la plus haute poésie rythmée et rimée. Le nôtre ne se raidit nulle part, il garde souplesse et variété et contact direct de la vie. Relisons dans le portrait de cette bacchante Aélio qui avait renfermé le poète dans son amitié quelques lignes qui font rêver au grand mystère de son art : « Quoiqu'elle possédât encore la fierté d'une vie toute pleine, les bords, il fallait le reconnaître, commençaient à se dessécher… Sa chevelure, aussi nombreuse que celle de la nuit, demeurait étendue sur ses épaules, attestant la force et la richesse des dons qu'elle avait reçus des dieux ; mais soit qu'elle l'eût trop de fois déployée… soit qu'elle souffrît dans sa tête le travail de quelque destinée secrète… cette chevelure flétrie devançait l'injure des ans à peine commencée. » Ou l'on se trompe fort, ou voilà la silhouette d'une contemporaine. On imagine quelque femme de Balzac. Que fait-elle dans ce symbole cosmogonique, dans cette histoire ontologique de Psyché ? Comment s'y est-elle égarée ? Comment, sans y mêler le moindre disparate, joue-t-elle si bien sa partie dans le beau morceau ? L'allusion rapide est souvent plus puissante et plus voluptueuse que le portrait en pied : les tragédies de Racine ne sont-elles tissées des romans et des historiettes du siècle, reines de cour et de théâtre y glissant dans la demi-ombre légère des alexandrins qui volent le plus près du ciel empyrée ?

Il n'y a rien de plus mobile que la très haute poésie, elle monte et descend à son gré par des voies à elle. On peut lui confier tout ce qui s'agite dans l'esprit et le cœur humain, alors même qu'elle est réduite au pas de la prose, et qu'elle se figure y user d'un « rythme plus subtil que celui des vers 6 ». La Poésie, comme l'Amour dans la leçon d'Antistius à la Carmenta, du Prêtre de Némi 7, est déesse myrionyme : sous l'un quelconque des mille noms qui la qualifient, ce qu'elle a réussi, même contre Minerve, garde quelque chose d'irrésistible ; toute la sagesse désarme dans la sainte évidence du délice de ses douceurs.

Charles Maurras
  1. Personnages mis en scène par Guérin dans son Centaure. (n.d.é.) [Retour]

  2. La Pluie d'automne. [Retour]

  3. Anne Dacier, 1647-1720, traductrice de nombreux auteurs antiques, son nom reste surtout attaché à sa traduction d'Homère. (n.d.é.) [Retour]

  4. Recueil de poésies de Victor Hugo, commencé vers 1870, publié en 1881. (n.d.é.) [Retour]

  5. La parole qui va à pieds. L'expression est chez Horace et a pris plusieurs sens, désignant souvent une esthétique du banal. Appliquée à la prose, elle est ici simplement opposée par Hugo au vers qui s'élève. (n.d.é.) [Retour]

  6. Jules Tellier. [Retour]

  7. L'histoire du prêtre de Nemi est surtout connue pour avoir donné à Frazer le point de départ de son Rameau d'Or, mais Maurras fait ici allusion à l'ouvrage de Renan, antérieur à celui de Frazer, qui porte le titre Le Prêtre de Némi, paru en 1885. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru comme préface au Centaure de Maurice de Guérin (1925), dans la Revue universelle (tome XX, no 20) du 15 janvier 1925, repris dans Poésie et Vérité en 1944.

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