Charles Maurras a quitté Martigues à l’âge de dix-sept ans, peu après avoir obtenu son baccalauréat. Il s’installe alors à Paris pour y exercer le métier de journaliste, ce qu’il fera jusqu’en 1940. À Paris, il n’a pas poursuivi d’études, du moins dans le cadre d’un cursus universitaire normal, comme il s’en explique dans sa Tragi-comédie de ma surdité.
Maurras n’a donc pas connu lui-même la vie d’étudiant, encore moins celle d’élève de grande École, et n’a donc pas eu d’expérience directe du bizuthage. Il n’en va pas de même de Marc Sangnier qui, étant passé par Polytechnique, a pu observer dans le détail, et subir, les rites initiatiques menant au concours d’entrée. Manifestement, cet épisode de sa jeunesse ne lui a pas laissé un souvenir des plus agréables. Il ne veut y voir que brimades dégradantes et vexations inutiles.
Marc Sangnier a la rancune tenace. Tous ses disciples démocrates-chrétiens partageront avec lui ce trait de caractère ! La mémoire des violences faites à sa liberté, qu’il a si douloureusement ressenties pendant ses études, lui fournit quelques années plus tard matière à alimenter son combat politique.
Il voit dans le bizuthage l’expression brutale et primaire de la mainmise du groupe oppresseur sur l’individu opprimé, de la tradition aliénante bafouant le droit sacré à être son propre guide, son propre libre arbitre. La description qu’il en fait n’est pas très éloignée de celle qu’en fera Sartre en 1945 dans L’Enfance d’un chef.
Au nom de son idéal démocratique, en pleine guerre scolaire, Marc Sangnier va se lancer dans une campagne pour l’interdiction du bizuthage dans les grandes écoles et leurs classes préparatoires.
Maurras au contraire juge que l’arbre ne doit pas cacher la forêt, et que s’il convient sans doute de contrôler les excès du bizuthage, il faut au contraire préserver ce qui concourt à la cohésion du groupe et à l’esprit d’appartenance qui lui est lié. Et s’il faut choisir entre l’institution protectrice et l’individu révolté, Maurras et Sangnier ne peuvent rien faire d’autre que s’opposer frontalement.
Cette querelle est racontée par Maurras dans deux articles de la Gazette de France des 12 et 16 novembre 1905. On retrouve ces documents sous le titre La Question de la Taupe en annexe du Dilemme de Marc Sangnier, publié en décembre 1906, mais ils n’ont pas été repris en 1921 dans l’édition de La Démocratie religieuse.
Bien que cet épisode soit légèrement postérieur aux trois Lettres de Marc Sangnier qui ont servi de trame au Dilemme, les relations entre le Sillon et l’Action française ne sont pas encore, à cette date, entrées dans une phase de conflit aigu. Les deux équipes se rencontreront au domicile de Maurras, le surlendemain du second article, constateront leurs désaccords mais n’iront pas plus loin.
C’est que Marc Sangnier esquive, dans sa campagne, les questions de fond, pour ne dénoncer que les paillardises et obscénités en usage dans la Taupe, où elles sont imposées aux nouveaux arrivants en guise d’épreuve initiatique. Il compte ainsi se rallier le public catholique bien pensant, mais ces arguments pudibonds toucheront peu les chefs de l’Action française, surtout ceux qui ne sont pas chrétiens.
Plus tard, les arguments des démocrates-chrétiens pour dénoncer l’Action française feront largement appel à la pudibonderie. Léon Daudet sera taxé de romancier pornographique, et quand on mettra en cause Maurras pour son Chemin de Paradis, ce sera pour en exhumer des passages libertins, non pour en discuter au fond. En 1905, Sangnier joue à fond la carte de la bienséance outragée.
Il faut ici préciser un point de vocabulaire. La Taupe, pendant de la Khâgne, désigne aujourd’hui pour tout un chacun la classe de mathématiques spéciales, faisant suite à l’Hypotaupe, classe de mathématiques supérieures. Or il semble que ce sens ne se soit répandu qu’autour de 1930.
En 1905, la Taupe n’était pas la classe elle-même, mais la société de fait constituée par ses élèves, surtout les pensionnaires. Sangnier veut l’interdire, c’est à dire sans doute interdire ses principales manifestations, ses rites, le port d’insignes… un vrai programme de tchékiste !
D’où peut venir ce mot de Taupe ? Il semble que jadis, dans le vocabulaire militaire, le mot taupin était synonyme de sapeur ; puis son sens aurait glissé, pour désigner les officiers du génie. Et comme ceux-ci étaient pour l’essentiel issus de l’école polytechnique, on aurait fini par appeler taupins les élèves qui préparent le concours de cette école.
L’explication est recevable : creuser fossés et tranchées n’est-il pas, en effet, un travail de taupe ? Cependant elle n’explique pas pourquoi les sapeurs d’abord, les officiers de génie ensuite, ont abandonné ce nom pour ne le laisser qu’aux élèves préparant Polytechnique…
Ceci dit, les indignations de Marc Sangnier étaient-elles fondées ? Il est difficile d’en juger, car nous ne disposons guère de sources sur ce qu’était le folklore de la Taupe, tradition purement orale, avant que ne soit publié le premier recueil de chansons grivoises : il s’agit de l’Anthologie hospitalière et latinesque, qui paraît sous le manteau en 1912. Et encore son auteur, personnage douteux qui se disait pharmacien, était surtout familier du folklore carabin ; ce qu’il a repris venant d’autres milieux étudiants, des casernes et des ports sont plus des reprises de seconde main que des observations prises sur le vif.
Ceci étant, plusieurs chansons de cette anthologie y sont explicitement désignées, en 1912, comme « chansons de la Taupe ». Et parmi elles le classique Artilleur de Metz, auquel Sartre fait également une part, et dont le finale habituel « Vivent les artilleurs, les femmes et le bon vin » se lit « Vivent les artilleurs, la Taupe et les Taupins », ce qui confirmerait la filiation militaire du mot Taupe.
D’autres refrains sont plus spécifiquement écoliers. Ainsi du Taupin français, qui commence ainsi :
Le taupin n’a qu’une maîtresse
L’inconnue de son équation
S’il ne peut baiser la bougresse
Il n’est pas de la promotion…
et se poursuit par des couplets sur les bizuths, les « carrés », « cubes » et « bicas », puis sur les artilleurs, les sapeurs et enfin l’ingénieur des Mines dont on imagine aisément le mot qui lui fournit la rime.
Ou a fortiori ceci :
L’école polytechnique
Qui conduit à Bleau
Est une sale boutique
On dirait du veau !
suivent des couplets chacun consacré à un professeur de l’époque, aux allusions incompréhensibles aujourd’hui.
Taupins et autres élèves de classes préparatoire se désignaient par des surnoms aux significations mystérieuses, en fonction de leur provenance ou de l’école préparée :
Un éléphant se masturbait
Derrière un casier à bouteilles
Un crocodile qui passait
Reçut le foutre dans l’oreille
Espèce de grand dégoutant,
Dit le crocodile en colère,
Si t’as du foutre de restant,
T’as qu’à baiser la cantinière…
L’éléphant, le crocodile, comme le chimpanzé du Pou et de l’Araignée étaient autant de catégories rivales. Un sobriquet particulier désignait-il, dans un refrain de ce genre, les élèves issus du collège Stanislas, principal foyer de rayonnement du Sillon ? Nous l’ignorons ; en tous cas il en était bien ainsi pour ceux venant de Sainte Geneviève, aujourd’hui la Ginette de Versailles, qui était jadis établie à Paris au 18 rue des Postes, d’où le surnom de « postards » :
Par ces cochons d’postards
La Taupe est envahie
Ils s’astiquent le dard
Font d’la pédérastie.
Le père Montalembert
M’a passé des tuyaux
Paraît qu’à Lacordaire
Tous les types sont puceaux.
Ritournelle qui se termine par un parcours initiatique aux quatre destinations fort peu dévotes :
Nous irons au bordel
Nos pères y allaient bien
Engrosser les maquerelles
Baiser tout’ les putains.
Nous irons à l’hospice
Nos pères y allaient bien
Soigner les chaudes pisses
Les chancres et les poulains.
Nous irons à l’école
Nos pères y allaient bien
Attraper la vérole
Des morpions, des poulains.
Nous irons à l’église
Nos pères y allaient bien
Baiser la sœur Élise
Enculer l’sacristain.
Voilà effectivement de quoi mettre à rude épreuve les bizuths issus de familles de calotins bien pensants.
Pauvre Marc Sangnier !