Tolstoï, l’illuminé devenu anthropophage

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Cet Anthropophage est un conte sur le romancier russe Tolstoï.

Dès 1896, donc après la publication du Chemin de Paradis, Maurras écrit un conte sur Léon Tolstoï. C’est une attaque en règle contre l’humanitaire et la sensiblerie professés par le vieux gourou russe, dont Maurras peut constater et déplorer l’influence sur une grande partie des milieux littéraires français ; le pacifisme de Tolstoï agit en effet chez les dreyfusards comme un encouragement à la surenchère anti-nationale. Mais le conte n’est pas publié.

Cinq ans plus tard, le premier prix Nobel de littérature échappe à Léon Tolstoï, qui se voit préféré le poète français Sully Prudhomme, peu apprécié par la Revue blanche, organe de l’intelligentsia tolstoïenne et dreyfusienne.

En 1908, dans un article de L’Action française consacré à l’anti-militarisme, Maurras fait brièvement allusion au conte composé douze ans plus tôt. Deux ans après, Tolstoï meurt dans des conditions restées assez mystérieuses.

Et ce n’est qu’en 1931 que Maurras, retrouvant ses notes de 1896, les refond et les publie sous le titre L’Anthropophage. Il s’amuse à expliquer que, doté d’un sens aigu de la prémonition, il avait prévu avec quatorze ans d’avance les vraies raisons de la mort de l’écrivain ; ces jeux du retour sur le temps reviendront plus tard sous sa plume dans divers textes, notamment dans Le Mont de Saturne.

L’Anthropophage se donne un petit air de mystère, vite estompé : Tolstoï n’y est jamais nommé. Mais le « Comte T… » en a tous les attributs : le rang, les prénoms, la maison d’Iasnaïa. À un moment, surgit dans le récit allégorique cet autre histrion dans la philosophie que fut Marcellin Berthelot, lui aussi sous un nom à peine contrefait.

L’Anthropophage ne fut publié qu’en livre d’art sous emboîtage, tiré à un peu plus de mille exemplaires. Il est orné d’un portrait de Maurras gravé par Édouard Chimot, contient sur deux pages un fac-similé du manuscrit du début de la préface, et huit illustrations.

Pour comprendre ce qu’était l’influence de Tolstoï au temps où Maurras écrivait la première version (inconnue de nous) de son conte, voici ce qu’en écrivait Léon Daudet dans ses Souvenirs Littéraires publiés en 1925. Tolstoï y est abordé entre Wagner et Ibsen ; le commentaire, aujourd’hui impubliable mais que nous reprenons en intégralité, se termine par une évocation de la mort de Tolstoï, écrite bien avant que l’auteur ait pu prendre connaissance du texte de L’Anthropophage.

La période de l’Entre-deux-guerres, qui va de 1885 à 1898 environ, marque en littérature comme en musique un obscurcissement singulier de l’esprit français. Les plus éclairés parmi nos compatriotes se cherchent et ne se trouvent point. Une vogue excessive, dans laquelle il entre plus de snobisme que de discernement, va à quelques étrangers représentatifs ou considérés comme tels (…)

Tourgueniev, homme envieux, perfide et qui possédait de nombreuses relations en France, avait fait tous ses efforts pour tenir sous le boisseau son ancien ami et concurrent heureux Léon Tolstoï. Mon père, néanmoins, lut Guerre et Paix qu’on venait de traduire dans notre langue, et en fut enthousiasmé. Il parlait de ces trois volumes à tous ses amis. Il ne cessait de les citer. Il en savait des passages par cœur. Vers le même temps, Melchior de Voguë publiait ses études sur le roman russe. Cette admiration pour le grand écrivain et observateur de Guerre et Paix et d’Anna Karénine rencontra la vague anarchique, pacifiste et révolutionnaire qui s’attachait au genre de vie rustique, paradoxal et falot de l’apôtre d’Yasnaïa Poliana. La sottise humanitaire, conséquence de notre humiliation et du traité désastreux de Francfort, se mit sur Tolstoï, adopta, prôna, encensa démesurément, et pour tout le côté caduc et désuet de son œuvre, le grand vieillard aux yeux d’eau et de rêve. L’ancien levain des Misérables et les attardés du romantisme fermentèrent de nouveau avec Résurrection. Les pessimistes formés à l’école de la métaphysique allemande, d’Hartmann et de Schopenhauer, se ruèrent sur La Puissance des Ténèbres. Le troupeau absurde des démocrates chrétiens, en quête d’une hérésie nouvelle qui devait être, vingt ans plus tard, le modernisme, se mit à pousser, autour du faux évangéliste, des bêlements de joie.

Dans le monde des gens de lettres, des professeurs d’université, des politiciens, des magistrats, des journalistes et des oisifs, ce fut à qui réhabiliterait la prostituée, le souteneur, la proxénète et le malandrin. Ce fut, pour employer le jargon de l’époque, à qui se pencherait sur les enfers de la société, en extrairait et en chérirait les plus sordides et les plus flasques échantillons. Le bagnard prit une auréole. Les déclassés des deux sexes devinrent des sujets d’attendrissement, des dessus de pendules moscovites. Il n’y eut plus de franches canailles, mais de pauvres gens, précocement dévoyés et que de bonnes paroles, des conférences appropriées, auraient tôt fait de remettre dans le droit chemin. Maurice Pujo, dans sa belle pièce satirique Les Nuées, a fait un véridique tableau de ces aberrations d’après ses souvenirs de l’Union pour l’Action Morale. Il y eut là, en effet, pendant plusieurs années, une source jaillissante de comique. Le gobe-mouches Henri Bauer, invraisemblable primaire à tête de Dumas père, qui pontifiait à l’Écho de Paris de Valentin Simond, alignait des colonnes de prêche laïque sur la non-résistance au mal par la violence, qu’il interrompait soudainement pour éreinter une pauvre vieille actrice du nom de Léonide Leblanc.

De cette non-résistance au mal, il n’était pas un banquier, pas un pilleur d’épaves, pas un déchet de tripot, pas un usurier de Paris, qui ne parlât avec les larmes aux yeux. Les frères Natanson, Alexandre et Thadée (il fallait entendre Forain prononcer, en accentuant le T, ce prénom de Thadée !), étaient directeurs d’une Revue blanche où ces insanités faisaient florès. Thadée avait une barbe noire, un masque empâté de sémite gras. Alexandre avait les yeux blancs d’un lapin albinos, le poil sec d’un Hébreu employé de banque. Ils s’étaient adjoints :

– un phénomène anarchiste à tête de Yankee de caricature, du nom de Félix Fénéon ;

– Lucien Mühlfeld ;

– un sémite jouant les jolis garçons avec un chapeau mou à l’artiste et un tout petit nez droit dans une physionomie trop régulière (cette sous-variété est horrible) appelé Léon Blum ;

– l’absurde logicien Rémy de Gourmont et quelques autres symbologhettos.

Tout ce monde-là pontifiait, dogmatisait, tolstoïsait, s’apitoyait, Ysnaïait-Polianait en cadence, déclarait qu’on ne verrait plus jamais, jamais la guerre, qu’il était absolument inutile de s’y préparer, que l’on se foutait de l’Alsace-Lorraine, qu’elle ne valait pas le petit doigt de pied, que les militaires étaient les plus bêtes des hommes, que la patrie était un mythe et un mythe odieux, etc., etc. Il y aurait un choix effarant à faire de ces insanités, qui s’abritaient sous la grande renommée du bonhomme Tolstoï. Le pauvre vieux fou, par ses disciples, aura certainement contribué à notre manque de préparation à la guerre. Méfions-nous du millionnaire et aristocrate en sabots, qui retape sa blouse et son pantalon lui-même. Méfions-nous des loups ravisseurs qui viennent vêtus de peaux de brebis, dit le véritable Évangile.

Périodiquement, afin de réchauffer le zèle des prosélytes, un enfant de chœur du tolstoïsme faisait le voyage d’Yasnaïa et rapportait, au retour, ses impressions et celles du maître. Léon Nicolaïevitch semblait avoir gardé toute sa géniale ironie pour ses œuvres, tant ses appréciations sur la littérature française étaient absurdes et enfantines. Je ne me rappelle pas le détail. Mais, sollicité par son interlocuteur, il ne manquait pas d’attribuer une grande importance, dans le mouvement des esprits contemporains, à Rémy de Gourmont, à Léon Blum et aux frères Natanson. Ensuite il recommandait de boire de l’eau, de ne pas fumer, de s’abstenir de viande rouge, de faire comme les frères Doukhobors et de refuser le service militaire. Henri Bernstein, dramaturge selon l’éthique de la revue des Natansons, a suivi ce conseil, mais ça ne lui a pas trop bien réussi.

Léon Tolstoï, personnage amer et tragique, que de fois j’ai songé à toi, à ce mélange de sublimité et de sottise qui fit ta profonde originalité, et à ta funeste influence ! Ô fils métaphysique de Rousseau, bien plus noble certes que ton père, comment alliais-tu la perspicacité la plus aiguë quant aux hommes, et le plus noir aveuglement quant aux idées ? Comment te retrouvais-tu toi-même, lorsque tu te cherchais âprement, ô solitaire ? C’est surtout ta fin qui me hante, ta fin errante et désespérée, où tu fus poursuivi, j’en suis sûr, par tous tes fantômes contradictoires, ta propre pitié muée en colère et ton humilité muée en orgueil.

La Revue blanche a existé de 1889 à 1903. Alexandre Natanson en assura la direction entre 1891 et 1902.

Corps glorieux

Corps glorieux ou Vertu de la Perfection est un livre d’art édité en 1928 chez l’imprimeur Léon Pichon, puis l’année suivante chez Flammarion. Maurras présente ce texte comme un prolongement immédiat de la préface de La Musique intérieure ; c’est également une suite au Tombeau du Prince puisque Maurras précise qu’il en a rédigé l’essentiel lors de son passage à Rome, au retour de Palerme où il s’était rendu pour les funérailles du duc d’Orléans.

Un large extrait en avait déjà été publié dans le numéro de Noël de L’Illustration du 4 décembre 1926. Le texte sera ensuite repris, en 1937 dans Les Vergers sur la Mer, en 1939 dans Le Voyage d’Athènes, puis dans les Œuvres capitales. Il ne sera donc livré au grand public que plus de dix ans après son écriture ; peut-être faut-il y voir un effet de la condamnation vaticane de fin 1926. En effet, cette réflexion philosophique sur la Mort, écho lointain de la découverte d’Athènes que fit Maurras en 1896, n’est pas explicitement anti-chrétienne, mais n’aurait pas manqué de passer pour telle dans le climat de polémique avivée qui suivit immédiatement la condamnation. Maurras préféra dès lors une diffusion confidentielle à ses amis bibliophiles.

Très court (moins de 5 200 mots) par rapport à sa densité, truffé de citations mythologiques, poétiques et littéraires, Corps glorieux ne fait aucune incursion dans l’actualité ni dans la modernité. Mais il suffit d’un peu d’attention au lecteur d’aujourd’hui pour en saisir toute la charge subversive, et mesurer toute la distance entre la Mort athénienne que chante Maurras et la « fin de vie » proposée par notre actuel modèle social hédoniste et mercantile.

xx legend : Le bas relief mortuaire d’Heghêso évoqué par Maurras

La Bataille de la Marne

Maurras décrit longuement la genèse de La Bataille de la Marne dans sa préface de La Musique intérieure et se demande s’il la finira un jour. Non seulement elle restera inachevée — la septième partie se poursuivant, après la quatrième strophe, par des pointillés suggérant que de nouveaux vers sont attendus — mais elle ne sera plus republiée en intégralité. Dans les Œuvres capitales, Maurras se contente de reprendre les quatre strophes de la première partie.

La première édition date du 1er septembre 1918, dans la revue Le Feu. Elle comprend les trois premières parties et une strophe de conclusion qui deviendra ensuite la première de la quatrième partie. La totalité des 47 strophes est publiée dans l’Almanach de l’Action française pour l’année 1919, et reprise sous forme de fac simile du manuscrit en 1923, aux éditions Édouard Champion, puis dans La Musique intérieure. La fin de la rédaction date donc des derniers jours de 1918.

La Bataille de la Marne se veut un poème épique. Maurras ne s’y contente pas de chanter la bravoure et le mérite des armées françaises, il insulte, il détruit, il anéantit l’ennemi allemand. Derrière le langage poétique, toujours plus difficile à décrypter en première lecture que ne peut l’être un article de journal, l’expression de Maurras est d’une très rare violence, d’une outrance pleinement revendiquée. L’Allemand est resté un Barbare, un être malfaisant, un bâtard, impropre à recevoir les bienfaits de la civilisation ; il fut certes jadis, grâce à la Chrétienté, sur le point d’accéder à une pleine humanité, mais la révolte nihiliste de Luther l’a fait retomber dans son Walhalla primitif d’où rien de beau, rien de construit, rien de pensé ne peut sortir.

C’est dans la troisième partie que l’attaque atteint son summum ; un seul vers sur ces soixante justifierait aujourd’hui une indignation planétaire !

Ce n’est que dans la strophe de conclusion que l’on retrouve un peu de rationalité ; comme l’a fait en d’autres temps Tyrtée le Spartiate d’adoption, le poète en armes se doit d’insuffler chez le soldat une haine inexpiable de l’ennemi. L’acte de guerre doit être sublimé en œuvre pie, en croisade civilisatrice. C’est à ce prix que le combattant pourra se surpasser.

Maurras cependant développe aussi une leçon politique ; que l’on ne s’apitoie pas sur le triste sort de l’Allemand ! Celui-ci cherchera à nous amadouer, à regagner par la négociation et la fourberie de son caractère ce qu’il a perdu sur le champ de bataille. Non, il faut être sourd à toute compassion, et ne rien lâcher.

Mais il ne faut pas que la violence du propos occulte trop, pour le lecteur d’aujourd’hui, la qualité poétique intrinsèque de l’ode. Dans son dernier article, publié dans Le Mercure de France du 1er novembre 1918, soit huit jours avant sa mort, Guillaume Apollinaire rend un vibrant hommage à l’écriture de Maurras :

(…) Ce long fragment offre d’autant plus d’intérêt qu’on y peut voir que le goût légitime de M. Charles Maurras pour les règles et la tradition ne l’aveugle point sur l’utilité de les observer superstitieusement. Ces vers ressortissent au genre de ce qu’on appelle « le vers libéré ». On y fait rimer le pluriel avec le singulier, et la rime devient parfois si faible qu’elle confine à l’assonance ; l’hiatus même y laisse se heurter deux voyelles.
Du reste, la liberté avec laquelle M. Charles Maurras a osé aborder le ton de l’ode n’ôte rien au nombre de ses strophes, à la fermeté de sa langue, à la recherche d’une pensée qui même en pindarisant sait s’exprimer simplement et harmonieusement. Ses modèles, à mon sens, ne se trouvent ni au XVIIe, ni au XIXe, ni au XXe siècle ; ce sont Pindare et Ronsard. Mais tout le monde n’a pas compris la qualité de ces divertissements. Le goût de la jeunesse est aujourd’hui si divisé ! Ils aideront toutefois à combattre la tendance que l’on a, dans certains milieux, à se laisser troubler beaucoup plus que de raison par les centons et les pastiches dont la perfection n’emporte nullement la légitimité et qui peuvent bien amuser le lecteur sans honorer leur auteur, chez qui ils décèlent plus d’habileté et de bonheur que de talent.

L’autorité d’un Maurras peut encore servir, quand on remarquera la simplicité de ses vers, à se laisser aller avec moins de complaisance et seulement en souriant, à goûter la subtilité et l’excessive afféterie des courtes pièces de vers de certains prosateurs qui gongorisent sans mallarmiser le moins du monde. Enfin, les astuces d’un maître si traditionaliste que l’est le rédacteur en chef de l’Action française, montrent assez que l’audace est bien dans la tradition des lettres françaises et que les innovations peuvent bien être et sont généralement le fait des plus cultivés, de ceux qui, tout en ayant le plus de dons ont également le plus de métier.

Quand on laboure un champ, il faut que la terre soit promptement retournée, de façon à ce que toutes les particules du sol soient tour à tour et d’année en année exposées au soleil. Il en est de même de la langue. Du moment qu’un auteur se conforme à l’usage du point de vue de la syntaxe et du vocabulaire, et sauf les exceptions qui viennent confirmer cette règle, il doit, dans une matière aussi conventionnelle que l’expression poétique, être laissé libre d’en approfondir toutes les ressources, de tout remanier à son gré, pour le plus grand bien de la langue qu’il travaille à rendre plus nette, plus claire, plus riche et plus belle, et pour le plus grand profit de l’esprit humain.

Au contraire, les prétentions des puristes et des grammairiens, quand elles vont à des excès, ne servent de rien qu’à appauvrir le langage, qu’à éteindre l’imagination des poètes et qu’à préparer la mort de la langue. Les poèmes de Maurras donnent une leçon de mesure. On peut en faire son profit dans tous les camps littéraires.

Ces lignes, écrites juste avant l’Armistice, répondaient aux seize premières strophes, parues dans Le Feu deux mois auparavant. S’il avait pu lire les trente et une suivantes, Guillaume Apollinaire n’aurait sans doute pas changé d’avis.

Une nouvelle copie du jeune Maurras

André Chénier a toujours tenu une place importante dans la hiérarchie des « maîtres de la vie d’esprit » de Charles Maurras, qui lui a consacré de nombreuses études.

Le « cahier d’honneur » du collège d’Aix nous révèle que, dès sa quinzième année, le jeune Maurras portait à Chénier un attachement plus que purement scolaire.

La dissertation qu’il a composée sur le thème de La Jeune Captive est datée, d’après la transcription du chanoine Côté, de janvier 1883. Le vieil homme, à qui l’abbé Penon transmit à l’approche de la mort ce précieux document, en a publié le texte quarante ans plus tard dans les Cahiers Charles Maurras ; mais contrairement à la dissertation sur Tacite, nous n’avons pas vu l’original, si tant est qu’il ait été conservé, hypothèse au demeurant fort improbable. Il est donc possible que le texte que nous reproduisons contienne des erreurs de lecture ou de retranscription.

Maurras et la mort du duc d’Orléans

Maurras publie en 1927 un recueil de ses articles sur la mort l’année précédente de Philippe d’Orléans.

L’année 1926 aura été pour Charles Maurras « annus horribilis » : sur un fond d’attaques incessantes du dissident Georges Valois et de sanglants affrontements de rue consécutifs à l’affaire Schrameck, elle commence par la mort du duc d’Orléans pour s’achever par la condamnation vaticane. Le lion Maurras, qui a 58 ans, combat sur tous les fronts, mais il semble désormais acculé à la défensive. Plus agressif que jamais dans ses éditoriaux contre le régime, tentant tant bien que mal de conserver vis à vis de l’Église un ton de déférence contenue, il ne peut se retenir, au sujet de la mort de Philippe VIII, d’exhaler un sentiment aigu de tristesse et d’accablement.

Les deux hommes avaient quasiment le même âge. Quand Maurras se pose en théoricien du royalisme, le Duc d’Orléans est actif depuis quelques années déjà. Ses deux collaborateurs André Buffet et le comte de Lur-Saluces seront les premiers et les principaux contributeurs à l’Enquête sur la Monarchie, dont la parution commence en 1900 dans la Gazette de France. Le 18 août de la même année, le Duc d’Orléans envoie de Marienbad une lettre de soutien au jeune polémiste :

Mon cher Maurras,

C’est avec le plus grand intérêt que j’ai suivi votre enquête sur la Monarchie et lu les déclarations que vous ont faites Buffet et Lur-Saluces.

Tous mes amis peuvent différer sur des nuances d’opinion ou des prévisions de réformes ; c’est leur droit, mais ce qui ressortira désormais, c’est l’unité profonde de la conception royaliste. Elle est réformatrice. Réformer pour conserver, c’est tout mon programme.

Je ne me prononcerai pas sur le détail. Un prince qui aurait la prétention de le régler d’avance serait peu de chose. Un prince qui ne se déclarerait pas sur les principes ne serait rien.

Je me suis déjà expliqué sur quelques questions essentielles à la vitalité du pays. J’ai défendu l’Armée, honneur et sauvegarde de la France. J’ai dénoncé le cosmopolitisme juif et franc-maçon, perte et déshonneur du Pays.

Il en est d’autres sur lesquelles les Français ont le droit de me demander une détermination nette et catégorique.

De ce nombre est celle qui vous tient le plus au cœur : la décentralisation.

La décentralisation ? C’est l’économie, c’est la liberté. C’est le meilleur contrepoids comme la plus solide défense de l’autorité. C’est donc d’elle que dépend l’avenir, le salut de la France.

Aucun pouvoir faible ne saurait décentraliser. Appuyé sur l’Armée nationale, constituant moi-même un pouvoir central énergique et fort, parce que traditionnel, je suis seul en mesure de ramener la vie spontanée dans les villes et les campagnes et d’arracher la France à la compression administrative qui l’étouffe.

La décentralisation dépend en partie du pouvoir royal et du sentiment qui l’anime, comme de la direction que le Roi peut imprimer de lui-même ; mais c’est aussi un problème d’organisation politique et géographique.

J’y donnerai ma première pensée. La question sera mise sur le champ à l’étude, avec la ferme volonté, non pas seulement d’aboutir, mais d’aboutir rapidement. Je tiens à ce qu’on le sache.

Croyez-moi, mon cher Maurras,
Votre affectionné
PHILIPPE

Maurras restera très attaché au duc d’Orléans, lui témoignant une admiration voisine de la piété. Nous en avons donné un aperçu en publiant La Barque et le Drapeau, brochure de 1911. En 1927, Maurras publie Le Tombeau du Prince, recueil d’une quinzaine d’articles parus dans l’Action française au cours des semaines suivant la mort du prétendant, le 28 mars 1926. L’ouvrage est conclu par une synthèse de la vie du prince en exil, sans doute rédigée pour la circonstance, et un récit des cérémonies ayant marqué le premier anniversaire de sa disparition. Il s’en dégage un ton de longue complainte sur les occasions perdues : il eût fait, Maurras ne cesse de le répéter, un si grand roi, et donné un si grand bonheur à la France…

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Le Tombeau du Prince fut publié deux fois : d’une part comme première partie du tome 1 de La Politique de Charles Maurras, recueil d’articles publiés en 1926 et 1927 (il n’y aura jamais de tome 2) ; d’autre part sous forme d’un livre d’art publié chez Jean Variot, bibliophile à Versailles, dont une partie du tirage a été distribuée aux premiers souscripteurs du tome 1 précédemment cité. On y trouve un portrait du prince et un projet de monument funéraire, lithographiés par Pelou-Courbet sur des maquettes de Maxime Real del Sarte.

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Le texte contient de nombreux récits de rencontres avec le duc d’Orléans, qui sont autant de témoignages de la fascination que celui-ci pouvait exercer sur ses visiteurs. Maurras aurait pu y ajouter celui-ci, venant d’un homme méfiant au départ (l’extrait de texte que nous reprenons commence par un évocation de Louis XVI) :

(…) Et c’est le Roi, saint monarque, mais homme faible, qui a laissé tomber sa couronne, et qui nous a livrés à l’émeute, à la terreur, à la tyrannie, à la guerre, et enfin au gouvernement des banquiers, par un acte d’impardonnable bonté. Pourquoi nous a-t-il abandonnés aux Tuileries, nous, le vrai peuple de France ? Il ne voulait pas que le sang coulât pour lui ? Il avait donc oublié que son sang était protection du nôtre ? Je veux bien que nous ayons des torts ; mais nos princes ont les leurs. Je décide donc que, lorsque je serai devant celui qui est aujourd’hui le chef de la maison, il n’y aura dans mon regard aucun regret. Il est notre père ; je ne veux pas être un enfant repentant.

Il ne resta rien de ces pensées lorsque je fus devant le prince. Il entrait chez lui plein de cette majesté simple, alerte, qui est celle que le peuple français aime à trouver chez ses rois ; son visage, encadré d’or roux, était illuminé par un regard jaillissant du bleu limpide de ses yeux. Il serait au milieu d’une foule, vêtu de bure, que l’on irait droit à lui, disant : voici le Roi !

Il avait la main tendue, m’attira à lui, m’embrassa, selon sa coutume. Il m’interrogea sur la France, sur cette partie de France que je connaissais particulièrement. Toutes les questions que je posais la veille étaient résolues, un simple geste de Mgr le duc d’Orléans les avaient tranchées. J’avais adhéré à la monarchie, mais j’étais aujourd’hui conquis par la personne du prince.

Me voici donc prêt pour l’action. Il y a un chef : c’est le chef même de la maison de France. Il est en exil ; mais sur la terre où il doit régner, il y a un chef qui veille à l’action quotidienne, c’est Charles Maurras ; auprès de lui, des hommes ardents, énergiques, chefs eux aussi d’une troupe encore peu nombreuse, mais qui croît déjà rapidement. Objectif : le renversement de la république, et la restauration, nous dirions presque, tant la monarchie nous paraît rajeunie et même jeune, l’instauration de la monarchie. Moyens d’action : refaire un esprit public, d’abord ; ensuite, tous les moyens même légaux. Chefs et troupe : les Français de toute condition ; dès 1906, en effet, l’Action française réunissait des hommes venus de toutes les maisons de France, et tous, qu’ils vinssent de la Sorbonne ou de la rue Grange-aux-Belles, de l’atelier, de la ferme ou du château, avaient répondu à un appel de l’intelligence. (…)

Ce texte publié en 1921 et relatant des faits remontant à 1906 est de Georges Valois, dans son recueil de souvenirs politiques D’un siècle à l’autre. En 1921, Valois dirige la rubrique économique et sociale de l’Action française. Plus tard, séduit par le régime mussolinien, il fait dissidence et, brûlant ce qu’il a adoré, il réserve à l’A.F. les pires de ses invectives. Maurras le lui rend bien : « Gressent-Valois » est le traître, l’homme à abattre, et les noms d’oiseaux qui s’échangent préfigurent les grandes dissidences des années 30. Mais ceci n’enlève rien à son témoignage sur le charme magnétique du duc d’Orléans.

Une rapide analyse lexicale vient illustrer ce qu’une première lecture du Tombeau du Prince laisse percevoir : la primauté du sentiment, de l’attachement charnel à la France et à la personne du prétendant ; le coeur bien avant la raison. Les termes usuels de l’exposé politique maurrassien arrivent, en nombre d’occurrences élémentaires dans le texte, loin derrière :

101
France
94
français, française
82
nation, national, nationalisme, nationaliste

88
Prince
76
Orléans
24
Philippe

37
monarchie, monarchiste, monarchisme
22
royalisme, royaliste
20
royal
11
royauté

39
République, républicain
35
politique
8
démocratie, démocrate

54
cœur
17
raison
6
sang

Peut-on néanmoins en inférer que, pendant plus d’un quart de siècle, les relations entre Maurras et le duc d’Orléans n’ont jamais été empreintes de nuages ? C’est peu vraisemblable, mais Maurras est là-dessus d’une totale discrétion.

xx legend : Portrait du duc d’Orléans, publié en frontispice de l’ouvrage du Docteur Récamier L’âme de l’exilé paru en 1927. Dans cet épais volume de souvenirs, le confident le plus fidèle du duc d’Orléans relate les différentes expéditions du Prince, ses exploits de chasseur, son œuvre d’explorateur et de naturaliste, mais ne dit mot de la politique française.

On sait que dans l’entourage immédiat du Prince, comme dans les milieux où il cherchait à organiser des réseaux de sympathisants, de nombreuses voix regrettaient ou cherchaient à combattre l’influence de Maurras et de ses idées. Lorsqu’elles émanaient de détenteurs de grandes fortunes, leur poids n’était pas négligeable et sur ce point-là, Maurras n’avait pas de quoi rivaliser. Il semble en particulier que l’aventure des Cercles Proudhon ait fortement indisposé certains soutiens conservateurs du duc d’Orléans et que ceci ait conduit Maurras à la plus grande prudence du côté de l’ouverture vers les anarcho-syndicalistes.

Quoi qu’il en soit, et bien qu’étant très lié avec certains cadres d’Action française, comme Maxime Real del Sarte, Philippe VIII n’a jamais choisi ses plus proches conseillers parmi eux. À plusieurs reprises dans ses articles, Maurras évoque des cabales, des calomnies, des attaques, pour les regretter amèrement, mais il n’en dévoile jamais rien.

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De même il ne dit rien du mariage du duc d’Orléans. Celui-ci, resté sans descendance, aura mené les vingt dernières années de sa vie d’explorateur au long cours en célibataire, alors que son épouse lui aura survécu de six ans. L’échec de son mariage aura certainement pesé très lourd sur son état d’esprit et ses convictions religieuses, et par ailleurs alimenté bien des ragots et des médisances ; Maurras n’en souffle mot.

C’est en 1896, deux ans après la mort de son père le comte de Paris, que le duc d’Orléans épouse l’archiduchesse Marie-Dorothée de Habsbourg. Ce qui aurait pu être une union conquérante se transforme vite en fiasco. Comme cela a été le cas pour Henri V, l’épouse du prétendant se révèle être stérile ; pire, elle refuse de suivre son époux dans ses voyages et leur séparation devient effective en 1906. Suprême affront, lors de la déclaration de guerre en 1914, elle décide de rester en sa demeure princière de Hongrie, et celui qui reste toujours son mari ne le lui pardonnera pas. De toutes ces épreuves, rien ne transparaît ni dans La Barque et le Drapeau, ni dans le Tombeau du Prince.

Dieu et le Roi

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Axel Tisserand, qui a déjà publié les Lettres des Jeux Olympiques chez Garnier-Flammarion, publie chez Privat sous le titre Dieu et le Roi la correspondance de Charles Maurras avec l’abbé Penon entre 1883 et 1928.

Sans doute d’autres avant Axel Tisserand avaient exploré ce fonds, Victor Nguyen en particulier, mais c’est la première publication de cette correspondance.

Voici la présentation qu’en fait l’éditeur :

L’abbé Penon, un Provençal devenu évêque de Moulins, a été le précepteur puis le directeur de conscience du jeune Charles Maurras. Une amitié s’est nouée entre les deux hommes, qui n’a pris fin qu’à la mort de Penon en 1928. Il en reste une correspondance inédite, d’un intérêt considérable, près d’un demi siècle de l’histoire politique et intellectuelle de la Troisième République défilant sous nos yeux. Les principaux épisodes, Affaire Dreyfus, Séparation, fondation de l’Action française, Première Guerre mondiale, Bloc national et Cartel des gauches, occupation de la Ruhr, condamnation de l’Action française par Pie XI… sont abordés avec une liberté de ton absolue, aucun des deux hommes n’écrivant pour la publication. Si l’on se souvient que Maurras a été le plus important penseur de la droite française depuis Joseph de Maistre, et que les relations conflictuelles entre la République et l’Église catholique ont été une donnée essentielle de la vie nationale depuis la Révolution, on mesure mieux l’apport de ce document sans précédent, conservé jusqu’à ce jour dans la famille de Maurras.