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L'Anthropophage

Préface

La véritable cause de la mort du Comte T… 1 a été recherchée, inférée, supposée de mille manières, toutes sont émouvantes, nulle n'est acceptable des hauts points de vue de l'Esprit.

Une admiration sincère n'a que faire de ces médiocres rivalités domestiques, ou de compétitions de faibles disciples occupés d'histoires de testaments. Qu'il n'aimât point ou n'aimât plus telle personne de son entourage ; que le souffle prochain, que le strident sifflet de la grande Faucheuse eût un jour ému ses viscères, ce tragi-comique bourgeois ne saurait expliquer la beauté de sa fin réelle, telle qu'elle survint après une fuite mystérieuse, le 28 octobre 1910, sous le vitrage du hangar de la gare d'Astapovo. Ici, le sublime reparut, la majesté, la dignité, la véritable sainteté du Mage octogénaire. Tout ce qui précéda a donc besoin d'être réimaginé et comme repensé pour s'égaler aux vérités certaines de l'incomparable agonie.

Ces vérités encore inconnues, et indispensables, à titre de préparation ou d'explication, l'auteur des pages qui suivent a cru les découvrir. Mais, par une aventure que l'on peut trouver curieuse, elles ne lui sont pas venues à l'esprit après la mort du Comte T… ; il les avait écrites une quinzaine d'années avant ce malheur.

Léon Tolstoï

En des temps lointains, qui nous reportent à la dernière décade du siècle passé, les ouvrages de propagande du Comte T…, alors nouveau-parus, avaient une certaine part à la vie intellectuelle de la jeunesse cultivée. L'auteur de cette notice les avait feuilletés ; il s'était demandé quel dénouement logique pourrait bien recevoir un tel apostolat. Pour son plaisir et celui de quelques amis, il prit sur lui d'anticiper ; le premier manuscrit de L'Anthropophage doit être de 1896 environ. Très peu après, s'il m'en souvient, un ami, condisciple et compatriote, l'ardent et élégant poète du Chœur des Muses, Lionel des Rieux, prétendit trouver dans ce petit écrit la matière d'une moralité dialoguée qu'il se faisait fort de mettre à la scène. L'idée avait fait rire. Je ne crois pas qu'elle ait été suivie d'aucun essai d'exécution. Si elle est mentionnée ici, c'est pour nous aider à fixer, aussi exactement que possible, la date de naissance de ce Conte moral du siècle dernier. Son auteur, en ayant retrouvé les brouillons informes, l'a abondamment revu et, bien entendu, complété.

I

Le Comte T… avait écrit toute la nuit. Il sortait du travail comme d'un sommeil. En se frottant les yeux, il se récitait à voix haute quelques passages de l'Étude qu'il venait de plier et de cacheter pour un journal américain :

Mes enfants, mes fils,

Vous ne tuerez point.

Anéantir un être. Rendre cette vie à la mort. Abolir un désir, un élan, une conscience, une âme. Arrêter un pas, même vain. Interrompre une reptation, même vile.

L'homme qui fait cela tient-il donc à rester une impure et lugubre bête de proie ? L'homme qui inflige la mort descend bien au-dessous du jaguar, du requin ; si les deux brutes ne peuvent pas résister au penchant du meurtre, l'homme le peut. Mais, ce meurtre commis, s'il en use pour soutenir et nourrir sa propre existence, il la frappe d'un déshonneur, qui, moralement, la tuera.

Et le Comte T… ajoutait, dans son secret :

« À la bonne heure !

« Quelques-unes de mes certitudes ont pu être frappées du doute. J'ai ouvert des avis, proposé des leçons, que d'artificieux sophismes purent contrarier. Cette fois je prends place sur mon rocher d'airain. Je n'ai rien fait de mieux depuis l'incontestable Sonate à Penny 2. »

Léon Tolstoï

La vie lui était plus légère, la lumière plus fraîche et l'air plus gai, pour des raisons autrement fortes que cette action de grâces littéraire.

Le Comte T… voyait très haut, depuis quelque temps. Il lui semblait que l'impertinent et mystique silence de l'Univers était en train de rompre, un par un, ses arcanes afin de lui ouvrir amicalement des trésors qui avaient figure de récompenses. Cela datait du jour et de l'heure où, étant parvenu à se faire obéir dans sa maison d'Iasnaïa, il pouvait enfin s'abstenir de toucher et même de laisser toucher à aucun aliment carné.

Cette réforme colorait les êtres et les choses de ce rayon nouveau qui semble émaner de leur cœur. Au vrai, le monde lui devenait diaphane, il y lisait si couramment que ses filles et ses brus aimaient à le prier d'expliquer telle ou telle nuance du vagissement de leurs derniers nés, et le vieillard, malgré l'épaisseur de son sexe, renseignait ces dames avec précision. Plus même que le cœur des animaux, leur vulgaire langage venait à lui et il le comprenait plus vite et mieux de jour en jour. Quelle allégresse de saisir au fond de la campagne ce que sent, pense et veut quelque chien perdu qui se plaint, ce que nous signifient la chouette nocturne, la cigogne victorieuse arrêtée sur quelque pignon, ou le crapaud, dans l'herbe, enivré de son humble amour ! Cette initiation le gonflait d'espérance ; mais les intelligences de l'abîme, en l'illuminant, ne troublaient point la liberté du sourire supérieur.

« Que d'autres, disait-il, piochent le basque ou l'étrusque. Je m'amuse au lexique de la faune de l'univers ! »

L'occulte progrès journalier fut bientôt deviné par le plus savant homme du village. C'était le pope. Mais, interprétant à sa guise, le saint homme disait :

« Barine, l'ascétisme fleurit en vous sa belle fleur. La dure vie que vous faites à votre corps vous affine l'esprit et l'âme.

— Oh ! petit père, assurait le Comte T…, l'ascétisme n'y est pour rien, je me contente d'éprouver la vertu des simples, qui sont des aliments de paix. Les haines carnassières que nous faisons grandir en nous opposent peu à peu une opaque membrane à la libre communication des vivants. Abattez cet écran, abstenez-vous des lourdes viandes gorgées de sang, empoisonnées de fausses chaleurs. Votre air spirituel sera mieux traversé du fluide d'amour. Je sais plus, parce que je tue moins. Recommencerais-je à tuer, je serais replongé dans votre ignorance. »

Le pope acquiesçait sans enthousiasme ; il aimait en secret la chair.

« — Au surplus, reprenait le comte, comment avoir le cœur de toucher à ces innocents ? »

Le pope osa nier que le cœur des animaux fut si tendre :

« Il y en a qui font du mal…

— Par votre faute ! Par la mienne !

— Ma faute ? Votre faute, Léon Nicolaïevitch, que le loup soit cruel ?

— Le serait-il sans votre chasse impitoyable ?

— Mais sans elle, il me mangerait !

— Et puis après ? Le beau rôle serait pour vous ! »

Il excellait aux brusques changements de pied qui amusent les beaux d'esprit, mais qui font du mal aux simples.

Le Comte T… avait poussé la porte de son cabinet. Il ne songeait pas sans plaisir aux images frugales du déjeuner que lui avait mérité la nuit de labeur. Labeur imparfait, labeur non manuel, purement intellectuel : méritoire encore ! Bien que pressé par l'appétit, il avait suspendu son pas pour se complaire aussi dans cette douce certitude : avant que d'arriver à la salle à manger devait être franchie la délicieuse étendue de la basse-cour ; aucun endroit de sa maison ne lui était plus délectable.

« Claire clairière ! disait-il, en jouant sur le nom de son Iasnaïa 3. »

Là, en effet, courait, criait, piaffait, battait de l'aile un peuple heureux qui lui devait tout, sans excepter le ridicule d'un embonpoint quasi-humain ou les signes d'infirmités produites par un âge auquel n'atteignent pas souvent les bipèdes ni les quadrupèdes sous notre toit.

Léon Tolstoï

Quelle sanglante boucherie il avait épargnée à ces pauvres êtres, qui le savaient et le lui disaient bien ! Dès le pas de la porte il sentait s'élever, avec le murmure charmé d'une émouvante gratitude, les marques d'amitié venues également de la bergerie, de l'étable et de la porcherie. Paons radieux, canes, oies grasses, pesants chapons, cochons de lait, chèvres, lapins, tous les habitants du domaine se rappelaient encore cette limpide nuit où, la torche à la main, coiffé d'un casque à mèche rouge et psalmodiant quelque formule d'illumination maçonnique, leur Seigneur et Libérateur était venu leur préciser qu'ils avaient cessé de dépendre des rôtisseurs et des cuisiniers, puis, en ouvrant les portes, leur avait présenté, sur un coussin de velours broché d'or, de symboliques clefs des champs dont personne n'avait voulu, car tous y préféraient l'assurance de ne jamais manquer de pâtée ni de grain. N'étaient-ils pas chez eux, chez lui ? Ne le possédaient-ils pas autant, peut-être plus, qu'ils n'étaient possédés de lui ? Limitait-il leur fantaisie, même d'aucune bienséance ?

Un peu froissée au passage par le vieux maître, une épaisse poularde l'apostropha d'un ton d'égalité joyeuse, puis s'éleva et décrivit un lent demi-cercle autour de son front, et ce qu'elle y laissa tomber n'était pas un œuf. Il ne se brossa point, tant l'infamie lui sembla juste ! Ainsi entendait-il expier la vergogne des temps affreux où ses plaisirs de table souillaient le lien sacré qui le reliait à la multitude souffrante. Tout en bistrant le poil d'un horrible petit pourceau, il se disait :

« Le Petit Pauvre a connu bien d'autres disgrâces ! »

À ceci près que François d'Assise, s'il parlait aux oiseaux et aux fauves, n'entendait guère leurs réponses. Tel était le privilège du Comte T… Chaque jour le perfectionnait dans leur idiome sacré. Il pouvait donner la réplique à ses colombes poignardées qu'il avait fait venir des lacs italiens, il échangeait des idées générales avec son bœuf bleu du Thibet, nulle bête grosse ou petite, régnicole ou métèque, ne pouvant lui faire de mystères. Il ne perdait plus rien de ce qui se gloussait, se bêlait, s'aboyait ou se mugissait, élogieux et tendre, à son intention. L'air et la terre étaient animés et vibrants de la chaude clameur de dévouements à sa protection, comme d'admirations à sa magnificence, intelligible encens qui ne le lassait point.

Saluant à droite et à gauche, comme aux grands jours il l'a vu faire à son petit Père le Tsar, le Comte T… est radieux de ses succès. Une seule inquiétude, mais royale et demi-divine, peut seule l'éprouver. Une idée d'avenir l'agite ; il se demande s'il lui sera donné quelque jour de pousser plus avant et de mieux se mêler au cœur universel ? Des voix intérieures l'en assurent à demi mot.

Le propre des plaisirs profonds, par leur violence même, est d'intéresser toute l'âme ; cela est triste à dire, ils aiguisent la faim. Le maître s'aperçoit qu'il a laissé passer l'heure où les siens quittent la table de famille suivant l'ordre donné pour tous les cas de long retard ; ne voulant déranger aucun serviteur, le Comte T… coupe au plus court, il va quérir son repas à l'office.

II

Moins certes que la basse-cour, le Comte T… aime l'office, un peu pour l'office lui-même et beaucoup contre le salon.

Il y rencontre avec bonheur les rudes et bons moujiks, et leurs filles, et leurs femmes, miroirs de modestie et de sainte simplicité. Pendant qu'elles travaillent à lui complaire en raffinant la saveur de quelque potage ou en échafaudant quelques tours de pâte sucrée, les douces créatures oublient la fatigue en chantant.

Il écoute avec joie ces voix presque toujours dolentes, et le naturel de leur plainte, dans la sombre magie de l'art, conduit le Comte T…, à cette vérité, vraisemblablement éternelle, que l'homme et que la femme n'ont rien chanté aussi volontiers que leur mal.

Mais à peine est-il tenté de tout céder à cette vue de son esprit, le maître s'aperçoit que la chanson des pauvres gens ne s'arrête point à leurs maux, car elle se relève, devient ardente, digne et fière, pour proclamer la foi sans borne et l'espoir absolu dans la jeune beauté de quelque amie parfaite par qui toute misère s'enfuira de leur vie sur une aile de feu.

« Ainsi », se dit le Comte T… qui a lu cela dans un poète romaïque de langue française,

Ainsi du mal au bien, de la joie à la peine
Passe la vie humaine 4 !

… Et ces passages font le bonheur du dilettante et du virtuose caché sous le prophète. C'est pourquoi, plus souvent qu'il ne conviendrait à sa majesté de barine, l'humble sous-sol chantant, qui l'a appelé, le retient. Mais comment se fait-il que, depuis quelque temps, les voix des serviteurs lui paraissent comme troublées et embrouillées ? Il lui semble surtout que l'agréable transition du gémissement des travaux à l'aérien enthousiasme de l'amour se perçoit avec moins d'intensité ou de fréquence : qu'y a-t-il ?

Bien qu'il se crût sans grande illusion sur les êtres, le Comte T… avait été étonné et contrarié de surprendre, à travers l'office, d'obliques regards assassins égarés vers la basse-cour : on ne s'était jamais soumis de bon cœur à la saine abstinence. Le spectacle du maître se prêtant à de sales familiarités de volières et de basse-cour froissait un sens profond de l'honneur domestique. Enfin l'on rougissait de l’état d’émaciation auquel il était descendu : d'un bout à l'autre du monde asiate, un homme gras est un homme riche et heureux ; on félicite un maître qui prend du tour de taille parce que ce sont ses richesses qui lui ont permis de beaucoup manger ; l'amaigrissement de leur petit père donnait même aux moujiks comme le sentiment de leur propre importance diminuée. Quand donc il approchait pour prêter l’oreille à la mélodie désirée et qu'un demi-silence se faisait tout seul, il y avait de grandes chances qu'on exprimât ainsi un regret de la tranche de pâté ou du jambonneau qui eût donné plus d'âme à de belles chansons. Mais ces refus ne duraient guère. Le Comte T… était obéi car il le fallait bien ! N'avait-il pas laissé pour morts, à coups de ceinture de cuir, deux ou trois des récalcitrants ? Ni grève ni révolte ne pouvaient aller loin avec lui.

Point de grève. Point de révolte. Mais alors que signifiait cet évanouissement graduel du son physique tel que jadis il le recueillait à l'office ? Hier, moindre qu'un souffle, ce n'était plus rien aujourd'hui ! Lui à qui, tout à l’heure, rien n’avait échappé des plus fugaces propos de la basse-cour, quelle absurde barrière de silence le séparait des pauvres hommes, ses semblables et ses amis ? Pourtant ceux qu'il voyait de face ouvraient une bouche qui semblait pleine de chansons, les autres, marquaient du dos et de l'épaule, du rein et du talon, les scansions du même refrain, beau et tendre sans doute, dont il n’entendait même plus le murmure enfui dans le vent !

Était-il devenu sourd ? C'était tout le contraire, car l'oreille du Comte T… s'était aiguisée, sensibilisée au miracle ; si l'élégie de ses bons serfs lui échappait, c'est qu'elle était couverte par un chant plus persuasif, Lequel ? Un chant léger, de plus en plus distinct, dont il commençait à démêler la vibration, d'une acidité étonnante et même cuisante, chargée d’accusations qui, avant d'arriver à son esprit lui perçaient le cœur.

Cris subtils, menus râles, soupirs déchirés… Puis, car le ton montait, imprécations précises et reproches articulés, dénonciations qui visaient la personne d'un Maître et d'un Chef déclaré responsable d'une multitude de maux. On l'appelait tyran, bourreau et tourmenteur. On disait aussi : assassin. Les pointes passionnées, pleuvant comme des flèches, non sans atteindre aux mesures d'une musique et à la suite d'un discours, faisaient certainement, il n’en doutait plus, un office d'obturateur et d'écran entre lui et l'évidente mélopée de ses domestiques. C’était clair et c’était certain. Un voile obscur couvrait le reste. Qui donc était ainsi exécré et maudit ? Qui exécrait et maudissait ? Ce chœur de sauvages insultes, d'où partait-il surtout ? Qu'était-ce qui grinçait et qui pleurait là, sur un ton de si âpre offense ? Le maître de maison promenait les colères de son œil glauque, qu'il chargeait, à son tour, de vagues menaces.

Un air supérieur éclata en risées distinctes :

« Malheureux ! Malheureux ! tu nous verrais si tu méritais de nous voir. Tu nous saurais, si tu valais de nous savoir. »

Parlait-on du dehors ? Il courut au jour-de-souffrance. Il n'aperçut personne que la volaille en liberté épanouissant des jabots, des prunelles et du bonheur.

« Tu nous verrais, chanta alors une autre voix, si tu n’étais comme les tiens, une bête obtuse et lugubre. Ô jaguar ! ô requin ! as-tu fini d'usurper la face de l'homme ? »

À ce point, le Comte T… rentra en lui-même : et ses maximes de la nuit, qui lui revinrent, poignant son esprit et son cœur, l'illuminèrent et montrèrent comment le concert jaillissait du milieu de la pièce, exactement de cette table autour de laquelle battait et marquait la mesure un double rang d'officiers et de marmitons.

Le même chœur gronda et gémit :

« Nous aurais-tu devinés aussi lentement, si tu n'avais tiré un sale profit de nos maux ? »

Un rayon de lumière acheva de souffler sur les nuages de la chair. Ce que Léon Nicolaïevitch entendait, il le vit enfin : il vit, dans sa réalité, quel champ d'affreux carnage, quel lit de violentes tortures formait le vaste autel de chêne mal équarri qu'il avait pris pour un meuble de ses cuisines.

Nul animal proprement dit n'y était couché, certes, mais pas un des regards du Comte T… ne s'y appuyait sans recueillir l'aveu d'un charnier de pulpes martyres, membres mis à nu ou têtes tranchées avec un artifice de raffinements confirmés par de larges filets et de lents ruisseaux de jus verdâtre ou d'huile pâle, qu'il n'était pas difficile d'identifier au sang frais.

Léon Tolstoï

Le Comte T… prenait peu à peu conscience de la douleur qu'il infligeait aux fruits, aux herbes, aux racines, à de simples rêves de fleur comme ces boutons de câprier confits dans un âpre vinaigre et jetés sous la lame, la râpe et le hachoir !

Ainsi, et sa stupeur passait encore sa pudeur, contemplait-il les tomates ouvertes vives et bourrées de farce brûlante, les pêches tirées de leur peau, coupées en quatre, remordues au feu de l'alcool, les raves dépecées en lamelles vermiculaires, les poires en compote, les pommes en bouillie, les lentilles en purée sinistre et, mêlés aux oignons effeuillés sans miséricorde, les vastes potirons éventrés comme des pourceaux, vidés de leurs blondes entrailles, qui, semblant faire honte et même pitié à la planche du bois rugueux, n’avaient pu émouvoir cet homme, ce croyant, ce docteur, cet apôtre, assourdi, abruti, insensibilisé si longtemps !

Le malheureux, que saisissait la tardive révélation du plan logique de la nature, hésitait vainement entre le dégoût de son étrange épaisseur d’âme et l’horreur de sa cruauté. L’histoire ne dit pas quel insignifiant légume laissé intact, ayant été saisi au col par une servante, acheva de désespérer le Comte T… en lui jetant, comme un Juste de l'échafaud, son paquet de brocards amers :

« La moindre bestiole que tu veux épargner décide du carnage de mille âmes de fruits, de fleurs… Tu n'entends pas nos plaintes ? Mais tes moujiks, dont tu méprises les opacités carnivores, entendaient-ils crier tout le sang dont ils se gonflaient ? N'invoque pas l'excuse qu'ils ne t'ont pas fait accepter. Tu signifies comme eux un nerf obtus, une vue basse, un inaccessible tympan. »

Léon Tolstoï

Le Comte T… s'était laissé tomber sur un siège, comme un docteur qui refuse la discussion. Il allait fermer les yeux pour ne plus se voir. Pourquoi fallut-il que, lancé tout droit, devant lui, son regard rencontrât une pauvre fille qui, sans penser à mal, s’était mise à racler, de son mieux, il est vrai, la rouelle vert-pale d’un jeune concombre qu’elle saupoudrait de moutarde, de poivre rouge et d'un curry indien aiguisé en pointes cruelles. Le maître se précipita, délivra le souffre-douleur et, la saisissant, elle, la lia, la troussa, la fouetta et l'ensanglanta de la tête aux pieds, comme il l’avait vu faire à ses père et grand-père, sachant être traditionnel quant il le fallait. Cependant ses ancêtres eussent rougi de l'excès auquel l'emporta la Pitié suprême car, ayant renversé cette misérable, il la foulait aux pieds et dansait dessus avec la joie de la haine aussi farouche que l'amour. Elle rendit l'âme.

« Et voilà ! dit-il… Et voilà ! ajouta-t-il sur un mode de chantonnement juridique. Voilà qui est bien fait et même très bien fait ! »

Une autre fille écossant des fèves, sans prendre garde au disciple de Pythagore 5, essuya la même justice pour avoir extirpé les chastes grains d’un ovaire doué de vie. Plus loin, surpris à opprimer dans leurs mortiers la perle dorée du maïs, trois garnements furent châtiés d‘importance. Leurs cris sonnaient ses coups. C'était pitié, c’était merveille qu’il n’en entendit presque rien ! La grande voix universelle des vergers, des jardins, des forêts du monde vengé élevait les harmonies de sa gratitude assez haut pour couvrir l'insignifiante et négligeable douleur de trois pâles échantillons du genre humain ; combien importait peu l'équivalent faible et chétif du gémissement millénaire élevé par l'autre partie ! Hier, la bête, hier la plante : au tour de l'homme de pâtir ! Si la haute équité de sa raison lui eût permis de ressentir aucune préférence pour une catégorie quelconque de l'Être, ç'eût été en faveur de la plus maltraitée : cette âme végétale, misérablement née, vouée à tout subir, qu'agitent à leur gré, et torturent, et mortifient sans terme le ciel et la terre ! Elle est clouée au sol, frustrée du moyen d’échapper, quelque fléau qui passe, ne pouvant rien fuir du destin ! Le léger Français Michelet avait autrefois attendri le Comte T… sur les serfs liés à la glèbe. Que valait cette romantique métaphore au prix du servage réel de ces végétaux enchaînés à des racines éternelles, sous le fouet des pluies et des vents ! Le Comte T… châtiait donc les privilégiés délinquants.

« Que ne puis-je frapper plus dur ! Ne fût-ce, misérables, que pour vous inculquer l'universelle sensibilité mise au jour. »

Par lui, cinq ou six cadavres jeunes et beaux avaient achevé de râler. Le reste fuyait devant lui, hormis un petit nombre de servantes et de valets qui, atteints par hasard et gravement blessés, baignaient dans leur sang. Ce sang chaud fumait et criait au-dessus des morts qui refroidissaient. Le bon pope accouru contemplait de loin le bizarre tableau de chasse au centre duquel son seigneur se démenait, tour à tour comparable au beau Roland, au noble Ajax. Mais Roland, n'ayant fait carnage que d'ennemis, bénissait et absolvait ses amis. Le fils de Télamon, qui ne mit à mort qu'un troupeau, avait été trompé par les ombres. C'était bien autre chose ici ! Le pope modula donc sur un air d’église :

« Tel est l'homme de paix quand la guerre lui chante.

« Tel est l'homme de paix quand la guerre lui chante. Tel est l'homme d'amour quand la haine le point.  »

Mais, au moment de reboucler l'héroïque ceinture qui avait tenu lieu de massue et d'épée, le Comte T… se mit à en cingler avec vigueur ses propres reins.

« Monsieur le Comte devient fou, s'écria toute la maison.

— Mon père !

— Mon mari !

— Mon maître ! »

Un coup involontaire effleura la comtesse.

Avec prudence, le pope se rapprocha.

« Léon, dit-il, Léon Nicolaïevitch, quel mal vous faites aux vôtres ! Et quel mal à vous-même ! »

Il releva un front farouche et prononça :

« Je punis ! Non sans continuer à décerner le châtiment qu’avaient mérité sa lenteur d'esprit et ses complaisances de chair. »

Ensuite, il intima l'ordre de renverser les cuves, d'éventrer les tonneaux, de casser les bouteilles, voulant ainsi soustraire aux fureurs de la consomption les mycodermes, les levures et tous autres insecticules offerts en hosties à Bacchus et à Gambrinus.

On obéit.

Bien que la basse-cour et l'étable se fussent jetés d'un même élan sur la nappe de victuailles et de boissons semée de corps morts, léchant, broutant, lampant à qui mieux mieux, sous les coups de bottes du prodigue propriétaire, il se délectait à sentir monter de son cœur les bouffées de satisfaction qui couraient sur sa face comme autant de flambeaux.

III

Il se réjouissait d'avoir percé les apparences et reconnu les deux vérités sous-jacentes, qu'il faut obéir en tout temps. Une chose est sacrée : la vie. Qui la respecte se respecte. À force de se respecter, le Comte éprouvait comme une tentation de s’adorer un peu. Il passait et repassait devant les miroirs en saluant cette chevelure d'archange, cette carrure de géant, ces regards comparables aux abîmes du Feu.

Mais, en même temps, le colosse était poursuivi des souvenirs de la vie physique, ayant été, depuis des siècles, abreuvé et nourri de tout ce qu'il venait de gâcher : vins généreux, viandes sincères, que de nobles aïeux avaient fait affluer de tous les coins du monde dans la sainte Russie. Ses dents, au grand complet, étaient bien plantées et brillantes. Les treize enfants qu'il avait eus de la Comtesse proclamaient sa vigueur de cœur et, bien que trois d'entre eux seulement eussent embrassé la doctrine et les mortifications de leur Père et Chef, on assurait que, dans le village, bien d'autres disciples étaient nés de ses œuvres pour y rendre témoignage de sa force ou de ses faiblesses. Et l'athlète se consolait en murmurant que ses combats auraient été bien moins sublimes s’il n'avait eu à vaincre les aspirations que sa stature et sa carrure définissaient.

C'est pourquoi la plus impérieuse de toutes revenait, et l'âpre faim recommençait de lui crier dans les entrailles pour faire taire les idées venues de l’air supérieur : il entendait sa Bête se dresser, qui l’humiliait.

Aussi, non sans tristesse, entre deux élancements réprimés, se redisait-il que ce combat des désirs de la terre et des forces de l'âme avait pour avantage d’associer et de lier les combattants ; est-ce que le Comte T… fût devenu le rédempteur providentiel de l'Animal saigné, du Végétal broyé, s’il n’avait eu l’expérience de leur sort ? Il est bon d'éprouver la bassesse de la Matière, quand elle conduit à sympathiser avec tout l'Esprit. Le plus sordide organe deviendra vénérable quand on y verra confluer, dans un intime accord, la souffrance pour soi et la compassion pour autrui.

Un vif souhait de l’aliment n’en était pas moins déclaré. Les cavités de l’épigastre et de l'abdomen élevaient leur réclamation douloureuse ; celle-ci, remontant de son cœur à sa tête, n'y trouvait rien qui pût quelque chose pour lui. Plus il souffrait, plus les images lumineuses qui assistent tout homme pour certifier l’évidence affirmaient qu'il ne serait plus satisfait, à quelque expédient qu'il se confiât. On n’appelle point nourriture la pierre, les métaux, la brique, la boule de terre argileuse plus ou moins détrempée qu’il essaya de s’ingérer et qui, reçues contre nature, faillirent lui coûter la vie en lui déchirant l’intestin.

Il ne mangea donc plus, si brûlant que fût le désir. Sa résignation à jeûner lui valait ces passages d'héroïsme lucide, qui ont quelque chose de nutritif. Mais les exaltations descendaient vite et retombaient à plat. Il crut pouvoir se fier aux vertus de l’eau, que certains jeûneurs vantent ; mais, gonflé comme une outre, il dût y renoncer.

Sur ce globe immangeable, il fallait manger cependant !

Un jour passa, et une nuit. Puis deux, puis trois et quatre. Le Comte T… ne succomba point. Sa résistance était puissante ; jusqu'à huit journées pleines s'égouttèrent, dans le même combat furieux. La neuvième aube, tous les nombreux témoins rangés près du grabat sur lequel, par son ordre, on l’avait couché, se heurtèrent du front, s’enlacèrent les mains, s'entrebaisèrent sur la bouche parce qu'ils le voyaient sur le point d'expirer, et chacun se mit, à pleurer, qui sa brutalité, qui sa bienveillance, qui sa folie, qui son amour. Le médecin hochait la tête. Il parla de la fin de l'après-midi comme d’une limite qui ne serait point transgressée et sur laquelle le seigneur pope réglerait son ministère des sacrements.

Un râle, en forme de sanglot adouci, redoublait de force émouvante. Toutes les oreilles étaient tendues vers le pas de la Mort. Mais ce fut la Vie qui entra.

IV

La porte avait tourné en silence. Un grand diable se tenait debout sur le seuil. Le Comte T… aurait paru chétif auprès de lui. À la manière du Bon Pasteur des icônes, il portait sur l'épaule un petit chevreuil mort dont les pattes liées devaient s'unir sur sa poitrine dans les épaisseurs emmêlées de sa longue barbe et de ses cheveux gras. À sa ceinture, un lièvre, trois ou quatre lapereaux, plusieurs coqs de bruyère et des poules faisanes retombaient, comme des chapelets d'oignons ou des tresses d'aulx, de chaque côté de ses braies de velours et brodaient la longueur de ses bottes de cuir bouilli. Parmi les rares interstices du garde-manger ambulant, étincelaient des coutelas et des pistolets ; une courte carabine était portée en bandoulière. D'autres armes uniformément maculées de guttules rouges sortaient d'un gros carnier déjà farci d’écureuils, de perdrix et même de pierrots, chaos emplumé chaud et doux. Seulement, au lieu de poser sur les reins du chasseur, ce carnier baillait sur son ventre d'une façon si singulière qu'on était obligé de s'apercevoir que c’était aussi une boîte à lettres. De la plume, du poil, émergeaient les journaux, les revues et les enveloppes scellées que l’étrange facteur rural distribuait par le village, à ses moments perdus.

Léon Tolstoï

Serge, ou peut-être Ivan, comme il s'appelait, salua jusqu'au sol et, traînant vers le Comte son odeur de poudre et de sang, remit au moribond un paquet de faible volume, criblé de cachets et de timbres, qui semblait venir de fort loin. Puis il salua de nouveau et disparut par le chemin de la forêt.

Le Comte pleurait doucement. Le carnage éternel lui avait interdit de mourir en paix et l'avait poursuivi de ses pourritures sanglantes. Dure insulte suprême ! Opiniâtre ironie du sort ! Cependant l'objet qu'avait laissé le hideux visiteur n'avait pas été rejeté ; soit l’instinct, l’habitude de la curiosité ou les convulsions machinales de l'agonie, ce témoignage matériel de l'offense était retenu et étreint ; bientôt même, les doigts livides le caressèrent en le retournant de côté et d'autre, jusqu'à ce qu'un rayon de jour qui tombait d'aplomb au coin de l'adresse lui fit lire distinctement le nom d'un institut célèbre et celui de l'expéditeur qui était le fameux docteur Bartolot 6 . Alors, les mains recommencèrent de trembler, mais d’une autre sorte ; le mourant les passa et les repassa sur ses yeux.

Bartolot ! Bartolot !… Son ami, le docte chimiste et alchimiste illustre ; tout comme lui, le philosophe, fondateur et propagateur d’une religion plus humaine !… Le même, bien le même. Il avait annoncé aux hommes la merveille future d'alimentation innocente en un jour de joie très prochain ; le progrès de la connaissance des corps hâterait la révélation de sublimes substances mortes, aptes à l'entretien de la vie. Trop d'années avaient couru en vain sur cette espérance ! Allait-elle pleuvoir en célestes réalités ?

Le paquet ouvert à la hâte contenait un drageoir oblong, dont le couvercle soulevé laissa voir une poussière rouge-brun à gros grains mous et friables qui ressemblaient à ceux du tan. Alors, d'autres larmes jaillirent, car il ne lui était plus possible de s’y tromper, et la notice jointe le proclamait d’ailleurs : ce que le Comte T… admirait de toute son âme, en l'élevant comme un ciboire et en le flattant des douces piétés de sa main, n'était pas autre chose que la noble nourriture de l'avenir, telle que l'avait obstinément attendue chaque jour un faux désespoir. Une pincée de ce mystère de sagesse et d’amour, lui faisant un repas complet, lui verserait l'esprit du pain, du vin, des fruits, du lait, le suc essentiel d'une chair sidérale, mystérieuse enfant de l'ampoule et de l’arc de feu : rien qui soit dérivé de la plante ou de l'animal ! Tout ce qu'au prix de tant de deuil nous vend une dure nature, la douce et féerique Science le recomposera, sans qu'il en coûte ni une larme, ni un soupir, aux délicatesses du cœur vigilant. Pour la première fois depuis la naissance du monde, la triste Terre est rachetée par les fils de son fils, Prométhée généreux, que le cristal de la raison égale déjà au plein ciel.

La joie refaisait de la vie, et la vie, de l’enthousiasme !

Les yeux vert d'eau du Comte T… brillaient comme des escarboucles et sa vieille voix, ressurgie des abîmes d'un épuisement sans pareil, sa magnifique voix de prédicateur et de myste louait et célébrait Bartolot, sa vertu, son génie, son art. Les connaissances du savant et les pressentiments du Mage lui inspiraient un chant qu’il imitait du psaume où le saint Vieillard peut s'éteindre, car il a vu son Dieu :

« Et maintenant tu vas pouvoir congédier, ô mon maître, ton serviteur… »

Mais un tel choix fit éclater la tendre indignation de tous.

Filles et brus, fils et épouse, servantes et serviteurs s’écrièrent qu'un si beau jour n'éclairait point la mort, mais la résurrection. Grâce à la lumière bénie de la vermeille Bartoline (car le grain, au contact de l'air, s'était un peu doré) on allait revivre, et il le fallait.

« Ô père ! ô aïeul ! ô ami !  »

Lui, ne pensait pas autrement.

Aux pieuses réactions surnaturelles de son esprit succédait en effet l'espérance d'apaiser peu à peu ces appétits exacerbés dont il craignait déjà, non sans sagesse, la trop brusque satisfaction. Lentement, prudemment, il étendit la main dans la direction du drageoir pour y prendre le plus petit nombre possible des menus grains qu’il froissait l’un sur l'autre comme on fait pour saler le vulgaire aliment.

Par malheur, il n'avait calculé qu'imparfaitement quel sens de l'Invisible et de l’Inaudible aiguise une vie renoncée ; tout à fait comparable à ces statues qui ont laissé tomber de leurs flancs l'inutile et s'étant dépouillés de beaucoup de matière, ne laissent voir quelques lignes de perfection, le Comte T… était travaillé et sculpté, au dedans beaucoup plus qu'à l'extérieur, par ses patients et longs efforts de simplification surhumaine. Ses yeux spirituels avançant au-delà des frontières physiques comme le rayon des corps glorieux, la sonorité la plus basse, disons la plus muette de la vie de ce monde, vibrait si bien à son oreille que les infimes homuncules dissimulés dans les profondeurs de la Bartoline ne lui échappèrent pas mieux que les petites âmes insinuées dans le tissu légumineux, et le sens des paroles échangées entre ces atomes prétendus morts lui fut immédiatement livré et traduit dans leur lettre vive, cependant que roulaient, tournaient sur elles-mêmes, avec une harmonie égale au chant des sphères, les molécules oxydantes, carburantes, ferrugineuses qui animaient le miraculeux élément.

Que pouvaient dire ces atomes, qui ne lui fût pas destiné !

Ils l'avaient interpellé tout de suite, d’un accent presque familier, l'indulgence plaintive alternant avec une haute et sarcastique mélancolie.

« Ah ! petit père, disaient-elles, ah ! Léon Nicolaïevitch, nous savons bien que tu ne voudrais pas nous faire de mal.  »

Mais le Comte T… avait faim. Il ruminait la haute ivresse des promesses de Bartolot. Pas plus qu'en sa verte jouvence, il ne se fût tenu aux bagatelles de la porte.

Son petit doigt qu'imprégnait une trace de Bartoline courut d'instinct jusqu'à sa bouche, à deux lignes à peine de ce palais en feu d'où pendait la langue brûlante.

Mais quel cri douloureux :

« Aïe, petit père ! Aïe, aïe !  »

Ainsi se récrièrent les menues personnes chimiques. Et l'ogre en fut percé au cœur. Il laissa retomber la fatale pincée, qui reprit aussitôt, sur un mode démonstratif assez arrogant :

« Comte T…, nous accepterons ta pitié ! Nous préférerions ton regret. Juge seulement ta conduite. »

La contraction et le déchirement de l'estomac plein de faim étaient en voie de lui ravir toute faculté de juger personne ni rien. Son doigt restait dans l'obédience de sa raison, mais la langue, dardée dans la direction du festin, y courait, sans vouloir subir avis ni contrôle… Il y eut un grand cri de douleur et même de mort.

« Quelqu'un a-t-il tué quelqu'un ?  »

Qui donc ? Dans le silence qui était devenu formidable, le Comte T… sentit s’élever, puis glisser vers lui un nouveau flux de persuasives paroles :

« Petit père ! Tu ne sais pas en quel cercle de combinaisons lacérantes nous projettent tes moindres mouvements de gloutonnerie. De pied en cap, ils nous arrachent, littéralement, notre « moi ». Toi qui respectes presque tout, comment peux-tu douter que nous soyons aussi respectables ? Ou comment oses-tu un acte qui nous chasse de nous, qui nous fait devenir autre chose que nous, subvertit notre place, notre fonction, notre nature, en changeant toutes les mesures de notre sort ?

« Un sort, le plus calme des sorts, nous est naturel et facile, ne consistant qu'à abonder indéfiniment au cœur de nos cœurs. État profond du grand repos illimité ! Une bête, une plante, meurent toujours. Celui qui les tue ne fait que les rapprocher de l’issue qu’ils n’évitent point. Mais nous ! Mais nous ! La révolution que tu nous imposes attente aux arrangements les plus fermes ; capables de vie infinie, nous sommes éternels pour peu qu'on nous laisse la paix. Ô, petit père, protecteur, ménager, bienfaisant, est-ce toi qui la détruirais ? »

Le Comte T… fit un geste d'acquiescement que suivit le regard de l'intelligence définitive.

Autour de lui, on crut qu'il prenait son parti de commencer son déjeuner.

Les petites voix chantonnèrent :

« Que fera-t-il de nous ? Qu'allons-nous devenir ? En quel barathre nous fera-t-il rouler cette fois ? Selon l'état et la nature de sa bouche, quelle eau va nous dissoudre, oxydante, alcaline ? Quel feu d'enfer va nous brûler ? À quels tourbillons inconnus (ô nouvelle vitesse, ô direction imprévisible, ô termes qui sont inouïs !) nos petits corps fouettés vont-ils obéir en courant ? »

Mais les regards du Comte étaient beaucoup plus favorables. Sans doute quelques larmes les embrumèrent elles. Il tremblait, il souffrait, les papilles de ses muqueuses ignescentes, la force du ventre indigné, une sourde ambition de persévérer d’abord dans la vie restaient claires maîtresses de bien des places de son cœur et, sous la voûte palatale, par les canaux de l'arrière-gorge où les glandes déversent d’énergiques humeurs, il se tramait, pour s’unir à la Bartoline, plus d’un redoutable complot dans les directions de l'amour. Mais la vapeur insidieuse de la poudre magique éleva de nouveau un tel gémissement, que, cette fois, le Comte sentit bien s'apaiser et s'éteindre, au fond de lui-même, le dernier des feux du pêché qui avait réjoui ses pères antiques ; le Comte T… jugea que, du plus nouveau des Hommes d'aujourd'hui au premier en date des Faunes, personne comme lui n'avait sans doute ainsi sondé l'être de l'Être ; de ces ténèbres, crues inertes, impassibles et indolores, avait pour lui jailli et brillé, ce frère dolent minuscule, ce plaintif semblable éternel, animé comme lui, comme lui étoilé et étincelant comme lui des sensibles vœux de la Vie ! Ce voile soulevé, quel insensé voudrait maltraiter la bête ou l'atome ? Qui les voudrait même émouvoir, puisque le mouvement est symbole de la douleur ?

« Tout sent, tout souffre, tout respire, il ne faut plus toucher à rien. »

Le feu supérieur l'emporta enfin. Mais ce ne fut pas aussi court que des esprits légers en jugeraient sur une relation sommaire. La décision durable faisait aussi durer la vie du Comte T… La force des choses divines est propre à soutenir le corps comme l'esprit ; le même sang, igné et pur, court aux veines de la Nature, le monde des choses pesantes subit plus qu'on ne croit la flamme légère du ciel. Là-contre, qu'aurait pu le brutal assaut du désir ? Le Comte T… multiplia les précautions les plus touchantes pour restituer au drageoir ce qui flottait sur lui de la poussière vive, pour en purifier ses lèvres et le bout de ses doigts. Quand il l'eût refermé, il retrouva cette euphorie où les plus altières perfections de l'orgueil vibrent d'accord avec le scrupule victorieux :

« Non, je ne tuerai pas. »

On crut l'entendre réciter de nouveau ce qu'il avait écrit pour la feuille américaine.

« Ni jaguar, ni requin. Je puis ne pas tuer. Alors je ne tue pas. »

Léon Tolstoï

V

« En quoi du reste il se trompait et se vantait, car notre petit Père eut beau dire : il tua, car il se tua. »

Le pope du village paraissait très content de sa déduction. Il reprit, avec une espèce de furie scolaire :

« Il se tua. Il arrêta de l'être, il écrasa, broya, mangea de la vie. Quelle vie ! La plus sainte, la sienne ! Il se mangea lui-même, il détruisit ce bien sacré. Absolument comme Robinson le vit faire, autour de grands feux à l'embouchure de l'Amazone et comme nos propres ancêtres le firent plus anciennement.

« Ainsi périt celui qui craignait de faire périr. Ce fétichiste de la vie fut homicide et suicide. L’humanitaire fut conduit à se déchirer vif.

« Chacune de ses fibres se mit à nourrir l'autre, chaque cellule se jeta sur sa voisine et la dévora. Aucun scrupule de morale ne régla ces tueries de vivantes inférieures, la dernière ne rendant l’âme qu’après la pénultième croquée et digérée. »

Point capital, et dont le pope fit l'objet de plusieurs sermons : ces fortes évidences de régression cannibalienne ne furent point cachées au suprême moment du Comte.

Condamné à refaire son cycle en sens inverse jusqu'à la consommation de sa chair, il dut voir et revoir ce qu'il avait fait de lui-même. La fin de l’agonie le renseignait à fond. Il exhalait de loin en loin ce lucide gémissement :

« Ainsi, je me mange tout vif ? J'ai au fond de la bouche les deux ou trois goûts de ma chair. »

Il n'en fut point trop écœuré.

Suivant une autre remarque juste du pope, cet Européen dévoyé, ce Civilisé rétrograde, qui refusait à bon droit le titre d'ascète, n'avait nourri ni honoré d'aucun sacrifice les Puissances supérieures, et son bûcher vivant ne Leur avait servi de rien. En effet, un sacrifice suppose consomption et aliénation d’un objet pour un objet meilleur. Pour sacrifier, il faut reconnaître les caractères inégaux et les valeurs distinctes des êtres variés qui, en nombre infini posent sur l'échelle du Monde.

Niant mépris et préférence, ignorant la disparité qui oppose, compose, décompose les éléments, c'est en les égalant et les unissant dans son cœur par le même nom que le Comte T… s'était flatté de respecter et d'honorer tous les corps et toutes les âmes. Son erreur le châtia en le dévorant.

Mais il vit l'erreur et il la souffrit sans cesser de la croire aimable. De sorte que la vie et la mort s'étendirent bientôt devant lui comme une mer immense et plane où s'équivalaient, ainsi s'entr'annulaient, toutes les poussées de toutes les forces des choses, aussi bien que les recommandations et les distinctions de l'esprit ; vaste voie libre sur laquelle s’épandaient à plaisir et s'étalaient, sans choix, ni obstacle ni frein, ses passions et ses volontés. Comme il n'en avait que de nobles, dans l’abjection incomparable de sa pensée, elles décorèrent sa fin d'une fureur vraiment rabique auréolée d'insanes fiertés.

Il se leva, il s'insurgea de son lit, comme d'une tombe, et, dans un mouvement dont personne ne fut le maître, saisit sa houppelande, ses bottes, son bâton. Bien plus haut que nature, décharné, presque transparent comme le fantôme qu'il devenait, il bondit hors de la chambre, puis du château. Ni les sapins hérissés des premiers glaçons, ni le plat pays blanc de neige vers lequel il menait sa course ne le rebutèrent de leurs rigueurs ; il n'en sentait presque plus rien.

Léon Tolstoï

Ses fils, ses filles et les enfants de ses enfants le suivirent. Ils ne purent le joindre. Un seul être, le bon facteur-chasseur qu'on nomme Ivan ou Serge, venant de tuer un ourson pour se faire la main, recueillit au passage l'attention du fugitif, mais se crut soupçonné comme à l’ordinaire de venir vendre du gibier à quelque domestique. Il fit donc un écart rapide, lorsque le Comte T… se jetant sur lui, l’embrassa, l'arrosa de larmes, dans un éclair d’immense amitié !

Mais, retenu à bras le corps, le vieillard rebondit et se délivra de nouveau. Comme une touffe de cigüe sortait de terre, il s'y jeta et l'avala, mais n'eut aucun mal. Il voulut mâcher des tiges d'euphorbe et, bien que vénéneuses sous tous les climats, celles-ci lui refusèrent aussi leur malignité. Un petit marcassin qu'il avait beaucoup caressé le rejoignit à cet instant, le lécha, le salit d'écume, puis, l'ayant renversé, lui fit un peu partout de douces morsures. La porcherie, l'étable, l'écurie et la basse-cour s'étant mises à ses trousses lui passèrent sur le corps, pour lui faire du mal. En vain ! En vain ! Léon Nicolaïevitch avait franchi les zones du sensible et du douloureux, mais continuait à courir. Le vent froid qu'il fendait semait derrière lui les clameurs d’un faux repentir :

« J’ai donc mangé ! Mangé de l'homme ! Je me suis repu de sang d'homme, j'ai bu et mangé de mon sang ! J'ai prêché, j'ai vécu la Nouvelle Anthropophagie ! »

Au quai de la gare immortelle, il s'abattit. Mais le grand corps se releva, ondé de palpitations décroissantes, puis retomba et peu à peu il s'allongea sans mouvement. Tout était dit, l’acte joué, la personne achevée, la moralité démontrée.

Pièce justificative

Plus de deux ans avant la mort du Comte T…, le 9 juillet 1908, le journal parisien L'Action française publia sous le titre « L’anthropophage » les lignes suivantes à propos de la thèse de la non-résistance au mal :

… Ce conscrit libéré de l’école du peloton ne sera plus gardé de l'envahisseur allemand, et cet enfant, privé de la direction de son père, sera abandonné à tous les pièges de la rue.

Pour la peine de mort, même mécanisme. « De la douceur, de la douceur, de la douceur », chantent, comme Verlaine, les abolitionnistes. Mais ils le chantent au jury, à M. Fallières, au bourreau ; leur voix ne porte pas jusqu'aux assassins. Ceux-ci demeurant durs et la société s'évertuant à être douce, celle-ci et dans celle-ci « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », doit en subir les conséquences. Que les conséquences soient cruelles au « petit peuple », d'accord. Que ces conséquences ne dérivent pas du principe démocratique, c'est ce qu'on ne peut pas accorder… On ne peut pas rester démocrate bon teint, individualiste sérieux et se séparer là-dessus de Reinach, de Fallières et de Victor Hugo.

La Déclaration de 1789 dit que les droits de l'homme sont : « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. » Les romantiques n'eurent pas à faire un grand effort intellectuel pour les résumer en un seul, « le droit à la vie ». Qu'un homme en tue un autre, c'est, ils l'avouent, un acte immoral. Que la société, à son tour, se saisisse de l'assassin et le tue, c'est une autre immoralité, rien de plus. La première est déplorable, mais ne peut qu'être déplorée, puisqu'elle est faite. La seconde, pouvant être empêchée, doit l'être à tout prix. Raison : toute vie est de droit. Autrement dit, la vie est sacrée, elle est divine, et, au fond, elle est Dieu.

Dès que l'on multiplie toute chose par l'infini, on égalise tout. Les hiérarchies de la nature s'évanouissent. Une infinité de Dieux, tous intangibles et immuables, voilà le système des droits. Tout droit est absolu. Comment tirer de là le relatif des faits ? Comment, d'après cela, concevoir que le monde vive, tel qu'il est ou qu'il apparaît ? Je ne m'en charge point. Veuillot couvrait d'un beau grand rire à la française Dieu cordonnier assis sur Dieu borne, raccommodant Dieu vieux soulier. Encore Dieu cordonnier a-t-il cette extrême ressource de ne pas être panthéiste ; car s'il l'était, il aurait horreur de porter des mains profanes sur Dieu soulier et d'asseoir, sur Dieu borne, un dos sacrilège. Agir ou réagir lui est bien défendu. Le panthéiste assiste à la vie, mais il ne vit plus. Tout n'est-il pas sacré ? Au contraire, la vie darde de toute part la flamme active, industrieuse, qui défait et refait sans cesse l'univers.

Panthéiste secret, le démocrate individualiste a-t-il droit de s'assimiler pour sa nourriture ce qui vit ou ce qui a vécu ? Gober un œuf est un crime. Manger de la viande en est un plus grand. On ne peut pas douter qu'un bœuf, un mouton, un poulet soient des individus. Mais croit-on qu'un épi ou qu'un fruit soient une poussière sans droits ? Le végétarien mystique s’arrête à mi-côte du vrai.

À la marge de quelle rêverie de Tolstoï gribouillai-je autrefois un programme (anticipé, bien heureusement !) de l'agonie et de la mort de cet illustre patriarche de l'anarchie ? Un jour que l'intense merveille de la vie végétale lui devenait plus manifeste et plus sensible, un chef-d'œuvre de divination lui fit tout à coup percevoir des rumeurs qu'il n'avait point saisies jusque-là : le soupir de douleur du froment sous la meule, le cri du fruit soumis aux tortures de la cueillette, puis broyé sous la dent, ou exposé tout vif aux morsures du feu. En fallait-il davantage à Léon Tolstoï pour sentir ce que sa douceur cachait de barbarie et combien sa clémence envers le plus humain des trois règnes de la nature était cruelle à l'âme des herbes et des plantes dont la sève est un sang, dont la fibre nerveuse est un système de sensibilité et d'amour ! Dès ce jour, commença une abstinence plus sévère, un jeûne complet, qu'interrompirent seuls d’ingénieux essais d'alimentation minérale. Mais, à dire vrai, sauf l'eau pure, elle lui réussissait mal.

Un disciple de Marcellin Berthelot crut le sauver par un petit miracle de synthèse ; il réunit tous les éléments de la chair, des œufs et du pain dans un composé purement chimique, fruit de laboratoire, mystérieux enfant de l'ampoule et de l'arc de feu. Mais ces progrès de la science venaient trop tard. L'abstinence avait si merveilleusement affiné les esprits de l'ascète, qu'il en venait à percevoir bien au delà du vague parler des végétaux. Il entendait les voix des pierres. Il savait ce que dit l'atome avant que d'étreindre l'atome et de s'unir à lui par un mariage éternel. Là aussi vit la force, là aussi la douleur, la joie et l'amour : « Tout sent, tout souffre, tout respire, il ne faut donc toucher à rien », répétait le vieillard en refusant sans cesse le suprême aliment que lui tendaient les siens. Il dépérit de jour en jour, se consumant et se repaissant ainsi de lui-même, chacune de ses fibres servant à nourrir l'autre, chaque cellule se jetant sur sa voisine et la dévorant. Aucun scrupule de morale n'arrêta ces tueries de vivantes inférieures. La dernière ne rendit l'âme qu'après avoir croqué et digéré l'avant-dernière. Ainsi périt celui qui craignait de faire périr. Ce fétichiste de la vie fut homicide et suicide. L'humanitaire fut conduit à se manger tout vif. Mais son festin d'anthropophage fit réfléchir de bons esprits qui cessèrent d'abord de se ronger en vain, et qui finirent par comprendre que tel est le symbole éternel des démocraties.

Charles Maurras
  1. Tolstoï. Comme celle-ci les notes suivantes sont des notes des éditeurs. [Retour]

  2. Il s'agit bien entendu d'une allusion à la Sonate à Kreutzer, cette nouvelle publiée en 1891 dans laquelle Tolstoï met en scène un fou qui avoue à ses voisins de train qu'il vient d'assassiner sa femme après l’avoir surprise en compagnie d’un violoniste. Cette Sonate est une charge aussi bien contre la musique, accusée non pas d'adoucir les mœurs, mais d'exacerber les passions et les dérèglements humains, que contre le mariage lui-même — ce qui lui vaudra une mise à l'index de la part de l'église orthodoxe russe. Maurras s’amuse avec les monnaies divisionnaires ; le penny est la deux cent quarantième partie de la livre sterling, alors que le kreutzer était la soixantième partie d'un gulden à Vienne, ou d'un thaler à Berlin. Le kreutzer a même existé en pays francophone ; à Neuchâtel, redevenue propriété du roi de Prusse en 1814, le kreutzer valait un quart de batz, donc un quarantième de livre tournois. [Retour]

  3. Yasnaïa Poliana, littéralement « clairière lumineuse » est le nom du vaste domaine où vivait Tolstoï, à 200 kilomètres de Moscou. Endommagés en 1941, les bâtiments en ont été restaurés et transformés en musée. [Retour]

  4. Sans doute Jean Moréas. Mais nous n’avons pas retrouvé ces deux vers dans les Stances, alors qu’ils en reproduisent l’omniprésente mélodie. Ils proviennent peut-être d’un recueil moins connu ; ou alors, Maurras les a composés pour la circonstance, en se laissant porter par la musique de ces vers qu’il admirait tout particulièrement. [Retour]

  5. Pythagore interdisait à ses disciples de manger des fèves. [Retour]

  6. Marcellin Berthelot, qui avait en effet prophétisé qu’au siècle prochain, la chimie de synthèse serait en mesure de pourvoir aux besoins alimentaires du genre humain. L’optimisme prométhéen de cette prédiction avait suscité de nombreuses caricatures et plaisanteries. [Retour]

Texte de 1931.

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