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Cet Anthropophage est un conte sur le romancier russe Tolstoï.
Dès 1896, donc après la publication du Chemin de Paradis, Maurras écrit un conte sur Léon Tolstoï. C’est une attaque en règle contre l’humanitaire et la sensiblerie professés par le vieux gourou russe, dont Maurras peut constater et déplorer l’influence sur une grande partie des milieux littéraires français ; le pacifisme de Tolstoï agit en effet chez les dreyfusards comme un encouragement à la surenchère anti-nationale. Mais le conte n’est pas publié.
Cinq ans plus tard, le premier prix Nobel de littérature échappe à Léon Tolstoï, qui se voit préféré le poète français Sully Prudhomme, peu apprécié par la Revue blanche, organe de l’intelligentsia tolstoïenne et dreyfusienne.
En 1908, dans un article de L’Action française consacré à l’anti-militarisme, Maurras fait brièvement allusion au conte composé douze ans plus tôt. Deux ans après, Tolstoï meurt dans des conditions restées assez mystérieuses.
Et ce n’est qu’en 1931 que Maurras, retrouvant ses notes de 1896, les refond et les publie sous le titre L’Anthropophage. Il s’amuse à expliquer que, doté d’un sens aigu de la prémonition, il avait prévu avec quatorze ans d’avance les vraies raisons de la mort de l’écrivain ; ces jeux du retour sur le temps reviendront plus tard sous sa plume dans divers textes, notamment dans Le Mont de Saturne.
L’Anthropophage se donne un petit air de mystère, vite estompé : Tolstoï n’y est jamais nommé. Mais le « Comte T… » en a tous les attributs : le rang, les prénoms, la maison d’Iasnaïa. À un moment, surgit dans le récit allégorique cet autre histrion dans la philosophie que fut Marcellin Berthelot, lui aussi sous un nom à peine contrefait.
L’Anthropophage ne fut publié qu’en livre d’art sous emboîtage, tiré à un peu plus de mille exemplaires. Il est orné d’un portrait de Maurras gravé par Édouard Chimot, contient sur deux pages un fac-similé du manuscrit du début de la préface, et huit illustrations.
Pour comprendre ce qu’était l’influence de Tolstoï au temps où Maurras écrivait la première version (inconnue de nous) de son conte, voici ce qu’en écrivait Léon Daudet dans ses Souvenirs Littéraires publiés en 1925. Tolstoï y est abordé entre Wagner et Ibsen ; le commentaire, aujourd’hui impubliable mais que nous reprenons en intégralité, se termine par une évocation de la mort de Tolstoï, écrite bien avant que l’auteur ait pu prendre connaissance du texte de L’Anthropophage.
La période de l’Entre-deux-guerres, qui va de 1885 à 1898 environ, marque en littérature comme en musique un obscurcissement singulier de l’esprit français. Les plus éclairés parmi nos compatriotes se cherchent et ne se trouvent point. Une vogue excessive, dans laquelle il entre plus de snobisme que de discernement, va à quelques étrangers représentatifs ou considérés comme tels (…)
Tourgueniev, homme envieux, perfide et qui possédait de nombreuses relations en France, avait fait tous ses efforts pour tenir sous le boisseau son ancien ami et concurrent heureux Léon Tolstoï. Mon père, néanmoins, lut Guerre et Paix qu’on venait de traduire dans notre langue, et en fut enthousiasmé. Il parlait de ces trois volumes à tous ses amis. Il ne cessait de les citer. Il en savait des passages par cœur. Vers le même temps, Melchior de Voguë publiait ses études sur le roman russe. Cette admiration pour le grand écrivain et observateur de Guerre et Paix et d’Anna Karénine rencontra la vague anarchique, pacifiste et révolutionnaire qui s’attachait au genre de vie rustique, paradoxal et falot de l’apôtre d’Yasnaïa Poliana. La sottise humanitaire, conséquence de notre humiliation et du traité désastreux de Francfort, se mit sur Tolstoï, adopta, prôna, encensa démesurément, et pour tout le côté caduc et désuet de son œuvre, le grand vieillard aux yeux d’eau et de rêve. L’ancien levain des Misérables et les attardés du romantisme fermentèrent de nouveau avec Résurrection. Les pessimistes formés à l’école de la métaphysique allemande, d’Hartmann et de Schopenhauer, se ruèrent sur La Puissance des Ténèbres. Le troupeau absurde des démocrates chrétiens, en quête d’une hérésie nouvelle qui devait être, vingt ans plus tard, le modernisme, se mit à pousser, autour du faux évangéliste, des bêlements de joie.
Dans le monde des gens de lettres, des professeurs d’université, des politiciens, des magistrats, des journalistes et des oisifs, ce fut à qui réhabiliterait la prostituée, le souteneur, la proxénète et le malandrin. Ce fut, pour employer le jargon de l’époque, à qui se pencherait sur les enfers de la société, en extrairait et en chérirait les plus sordides et les plus flasques échantillons. Le bagnard prit une auréole. Les déclassés des deux sexes devinrent des sujets d’attendrissement, des dessus de pendules moscovites. Il n’y eut plus de franches canailles, mais de pauvres gens, précocement dévoyés et que de bonnes paroles, des conférences appropriées, auraient tôt fait de remettre dans le droit chemin. Maurice Pujo, dans sa belle pièce satirique Les Nuées, a fait un véridique tableau de ces aberrations d’après ses souvenirs de l’Union pour l’Action Morale. Il y eut là, en effet, pendant plusieurs années, une source jaillissante de comique. Le gobe-mouches Henri Bauer, invraisemblable primaire à tête de Dumas père, qui pontifiait à l’Écho de Paris de Valentin Simond, alignait des colonnes de prêche laïque sur la non-résistance au mal par la violence, qu’il interrompait soudainement pour éreinter une pauvre vieille actrice du nom de Léonide Leblanc.
De cette non-résistance au mal, il n’était pas un banquier, pas un pilleur d’épaves, pas un déchet de tripot, pas un usurier de Paris, qui ne parlât avec les larmes aux yeux. Les frères Natanson, Alexandre et Thadée (il fallait entendre Forain prononcer, en accentuant le T, ce prénom de Thadée !), étaient directeurs d’une Revue blanche où ces insanités faisaient florès. Thadée avait une barbe noire, un masque empâté de sémite gras. Alexandre avait les yeux blancs d’un lapin albinos, le poil sec d’un Hébreu employé de banque. Ils s’étaient adjoints :
– un phénomène anarchiste à tête de Yankee de caricature, du nom de Félix Fénéon ;
– Lucien Mühlfeld ;
– un sémite jouant les jolis garçons avec un chapeau mou à l’artiste et un tout petit nez droit dans une physionomie trop régulière (cette sous-variété est horrible) appelé Léon Blum ;
– l’absurde logicien Rémy de Gourmont et quelques autres symbologhettos.
Tout ce monde-là pontifiait, dogmatisait, tolstoïsait, s’apitoyait, Ysnaïait-Polianait en cadence, déclarait qu’on ne verrait plus jamais, jamais la guerre, qu’il était absolument inutile de s’y préparer, que l’on se foutait de l’Alsace-Lorraine, qu’elle ne valait pas le petit doigt de pied, que les militaires étaient les plus bêtes des hommes, que la patrie était un mythe et un mythe odieux, etc., etc. Il y aurait un choix effarant à faire de ces insanités, qui s’abritaient sous la grande renommée du bonhomme Tolstoï. Le pauvre vieux fou, par ses disciples, aura certainement contribué à notre manque de préparation à la guerre. Méfions-nous du millionnaire et aristocrate en sabots, qui retape sa blouse et son pantalon lui-même. Méfions-nous des loups ravisseurs qui viennent vêtus de peaux de brebis, dit le véritable Évangile.
Périodiquement, afin de réchauffer le zèle des prosélytes, un enfant de chœur du tolstoïsme faisait le voyage d’Yasnaïa et rapportait, au retour, ses impressions et celles du maître. Léon Nicolaïevitch semblait avoir gardé toute sa géniale ironie pour ses œuvres, tant ses appréciations sur la littérature française étaient absurdes et enfantines. Je ne me rappelle pas le détail. Mais, sollicité par son interlocuteur, il ne manquait pas d’attribuer une grande importance, dans le mouvement des esprits contemporains, à Rémy de Gourmont, à Léon Blum et aux frères Natanson. Ensuite il recommandait de boire de l’eau, de ne pas fumer, de s’abstenir de viande rouge, de faire comme les frères Doukhobors et de refuser le service militaire. Henri Bernstein, dramaturge selon l’éthique de la revue des Natansons, a suivi ce conseil, mais ça ne lui a pas trop bien réussi.
Léon Tolstoï, personnage amer et tragique, que de fois j’ai songé à toi, à ce mélange de sublimité et de sottise qui fit ta profonde originalité, et à ta funeste influence ! Ô fils métaphysique de Rousseau, bien plus noble certes que ton père, comment alliais-tu la perspicacité la plus aiguë quant aux hommes, et le plus noir aveuglement quant aux idées ? Comment te retrouvais-tu toi-même, lorsque tu te cherchais âprement, ô solitaire ? C’est surtout ta fin qui me hante, ta fin errante et désespérée, où tu fus poursuivi, j’en suis sûr, par tous tes fantômes contradictoires, ta propre pitié muée en colère et ton humilité muée en orgueil.
La Revue blanche a existé de 1889 à 1903. Alexandre Natanson en assura la direction entre 1891 et 1902.