Les doctrines royalistes françaises depuis la Révolution

Tony Kunter nous présente et nous résume un ouvrage qui reste intéressant et important bien qu’il date des années trente : French Royalist Doctrines Since The Revolution, de Charlotte Touzalin Muret, paru aux presses de l’Université de Columbia en 1933.

L’ouvrage est difficile à trouver dans son édition originale, mais il en existe une réimpression chez Kessinger Publishing.

Le Rimbaud d’avant la Rimbaldomania

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L’œuvre critique du jeune Charles Maurras est particulièrement riche et diverse. Il est peu d’auteurs, surtout contemporains (c’est à dire du dix-neuvième finissant) qu’il n’ait étudiés, commentés, puis classés dans ses catégories personnelles du goût et du plaisir ; il n’est guère d’école, de courant ou de mouvement, littéraire, poétique ou esthétique sur lesquels il n’ait porté un jugement argumenté, accordant au besoin à tel ou tel de ses zélateurs, ici indulgence, là circonstances aggravantes.

Peu à peu, à mesure que Maurras se consacre à la politique, sa production critique se ralentit. Il est faux de dire qu’elle se tarit complètement ; plusieurs études continueront à paraître tout au long de sa vie. Mais il s’agit rarement de sujets nouveaux ; en général, Maurras revient sur des thèmes qu’il a abordés dans sa jeunesse, pour leur donner le coup de pinceau de l’âge mur. Il exhume nombre de ses anciens articles, dont il fait faire des tirages d’art, ou qu’il réunit dans des volumes de morceaux choisis, comme Barbarie et Poésie ou L’Allée des philosophes, plus tard Poésie et Vérité. On peut se risquer à situer la charnière de cette évolution en 1913, avec la rédaction de ce qui deviendra Le Conseil de Dante ; à cette date, le périmètre de l’œuvre critique de Charles Maurras est quasiment figé.

Les auteurs qui connaîtront la célébrité par la suite n’y entreront pas, et ceux sur lesquels le regard de la société aura changé y garderont leur image de 1890 ou de 1900. Il faut en prendre son parti, quitte à en éprouver quelque frustration.

Et s’il est un auteur pour lequel la frustration aurait lieu d’être vive, c’est bien Arthur Rimbaud. Le texte le plus abouti que Maurras lui ait consacré paraît dans La Gazette de France du 21 juillet 1901, à l’occasion de l’inauguration d’une statue de Rimbaud à Charleville, dix ans après sa mort, mais un bon quart de siècle après sa précoce « mort littéraire ». La lecture de l’article que Maurras consacre à cet événement montre à l’évidence qu’en 1901, Rimbaud n’était encore connu que d’un petit cercle d’initiés. Il ne deviendra icône que beaucoup plus tard, quand les surréalistes en feront leur précurseur, leur inspirateur le plus direct, puis quand les gros bataillons de l’éducation nationale le présenteront en modèle indépassable de liberté bridée et brisée par les convenances bourgeoises.

Il eût certes été intéressant de lire Maurras revenir, trente ou quarante ans après, sinon sur Rimbaud, du moins sur son influence, sur la frénésie rimbaldienne… mais nous devrons nous en passer.

Arthur Rimbaud est sans doute la plus belle illustration des méfaits de l’excès du « saintebeuvisme » tel que le dénonçait Marcel Proust ! Rarement vie aussi mystérieuse n’aura été autant étudiée, chaque moindre maigre détail recueilli faisant l’objet de gloses aussi savantes qu’abondantes. Ainsi la découverte d’une dent de dinosaure inconnu conduit-elle à décrire tout un paysage du Crétacé, ainsi celle d’un récépissé de livraison griffonné par Rimbaud en Abyssinie suffit-elle à meubler un colloque, à mobiliser chercheurs et muséographes, à assurer des années de publications.

Des générations d’enseignants ont formaté leurs élèves à l’éloge du poète maudit, souvent plus du maudit que du poète ; et des générations de marginaux à la dérive se sont persuadés qu’il leur suffirait de s’abandonner à la défonce et à l’homosexualité pour égaler la grâce sublime de l’enfant perdu de Charleville. Un Léon Bloy en eût fait ses choux gras ; Maurras ne s’en soucia point.

Mais en 1901, c’est l’inverse ; la famille, les proches, les admirateurs du poète veulent le disculper de ses errances et en faire un personnage respectable, ayant juste été un peu turbulent au cours de brèves foucades de jeunesse. Maurras moque cette pruderie mal venue ; mieux, on sent chez lui une certaine tendance à l’empathie.

Tenter un parallèle entre Rimbaud et Maurras n’irait pas bien loin. Cependant, on notera qu’ils furent tous deux des forts en thèmes, des surdoués de la prosodie latine, avant de connaître une grave crise intérieure au début de leur adolescence ; Rimbaud l’assumera et y sombrera, Maurras la surmontera. Et ce même Maurras gardera toujours au fond de lui la blessure de sa vocation de marin au long cours, brisée net par l’apparition de sa surdité. Les bourlingues qu’il ne fit point, les aurait-il, quelque peu, entrevues et réidentifiées dans les peu glorieuses équipées rimbaldiennes ?

C’est en tous cas aux poèmes, et à eux seuls, qu’il entend donner la première place dans son propos. Et là dessus, il est clair ; Rimbaud n’a pas cessé d’écrire, puisque la plume de Verlaine l’a fait pour lui, dans une continuité parfaite.

« Notre Stendhal »

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On pourrait croire que certaines associations d’auteur sont devenues étranges à la faveur des excommunications, des procès d’épuration ou du raidissement des démocraties modernes promouvant une vulgate bien-pensante de plus en plus pauvre et niaise.

Ainsi Claude Roy — qui fut Camelot du roi avant guerre et devint communiste après guerre — veut-il nous faire croire, peut-être pour justifier ses propres contorsions, que c’est un syncrétisme bizarre qui aurait présidé à ses lectures de jeunesse :

Je m’organisais, dans ma province et dans la solitude puis au Quartier latin, un bizarre syncrétisme de philosophe brouillon et autodidacte, bouillie pour jeune chat enragé : j’empruntais à Baudelaire, Georges Sorel et Maurras la critique de la démocratie, à Nietzsche, Barrès et Stendhal le « culte de l’énergie », à Rimbaud et Vallès la révolte contre les assis, à Proudhon et Malraux l’idée vague et violente du socialisme et aux Nourritures terrestres de Gide la permission d’un plaisir.
(Moi je, 1969)

Que faudrait-il imaginer alors ? que ce syncrétisme décrété a posteriori monstrueux et bizarre a pourtant touché toute une génération. Qu’il a cependant nourri des écrivains dont les admirateurs de Claude Roy, s’il s’en trouve encore, nous pardonneront de dire qu’ils sont mineurs, aussi bien que des auteurs essentiels : Maurice Blanchot n’avoue-t-il pas le même genre de lectures dans Les Intellectuels en question ?

On reste alors étonné qu’une telle bouillie pour jeunes chats enragés ait nourri tant d’amis de la science et de la volupté…

C’est que l’étrangeté à laquelle veut nous faire croire Claude Roy a toujours été : ainsi est-elle d’autant plus vraisemblable quand il l’affirme. Mais elle a toujours été fausse : c’est ce que nous dit Maurras dans son Stendhal contemporain.

Car les royalistes eux-mêmes, ou les catholiques — bref tous ceux qui se révèlent au début du vingtième siècle trop étroitement héritiers des déterminations du dix-neuvième — sont portés à voir dans Stendhal une sorte d’ennemi naturel, anticlérial ou suspect de fautes politiques dont le bona­partisme n’est pas la moindre :

Mais votre Beyle, ah ! non. Trop est trop. Avec lui, on se lasse et l’on s’impatiente d’un excès cruel, odieux. Et, en fin de compte, on s’en va…

À ces symétriques de Claude Roy dans le temps comme dans l’espace politique, Maurras répond tranquillement :

Eh ! bien, non : l’on ne s’en va pas, ou l’on revient.

Laissons le lecteur suivre les raisons qu’avance Maurras dans ce texte complexe, parfois presque jusqu’au tortueux.

Mais au principe de ce retour, de ce refus de condamner Stendhal, qu’y a-t-il finalement ? « Fête Galante (…) dialogue platonicien » : on aura vite compris que Stendhal est pour Maurras un autre rameau de ce classicisme que nous avons exploré dans Poésie et Vérité. Mais quel rameau ? par où y tient-il ? C’est l’amour qui in fine sauve Stendhal. Sans doute sa finesse et son intelligence ont-elles part au sauvetage. Mais c’est à sa conception de l’amour toute italienne, toute méditerranéenne, toute provençale au sens de Pétrarque et des pages les plus passionnées de Mistral ou d’Aubanel que Stendhal doit son salut :

Il n’est pas un cœur d’homme ou de femme qui n’y distingue quelque chose de soi, et la raison universelle en reste éblouie et comblée comme il arrive chaque fois que l’esprit de l’homme se fait servir, se fait traduire par l’heureux choix des nobles matières appropriées. Leur clarté ajoutée à la sienne la multiplie comme un corpuscule dans une flamme.

Devant Maurras, la claire lumière du sud est un viatique suffisant pour être lavé de tous les péchés d’un temps où Stendhal était né sans y rien pouvoir, comme aux yeux du Martégal l’aspiration vers le pays où fleurissent les citrons sanctifiait Goethe, pourtant Allemand et père du romantisme.

Sur un calembour mistralien

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Maurras cite à plusieurs reprises dans son œuvre une dédicace que lui fit Mistral :

Te mau-ras manjo e beù !

dans laquelle son patronyme, transcrit en provençal, prend le sens de mal rassasié, la phrase complète se lisant : « Tiens, mal rassasié, mange et bois ! »

Dans un court appendice de La Balance intérieure, c’est à dire dans les tout derniers temps de sa vie, Maurras nous éclaire sur l’histoire de cette petite phrase :

Il faut bien dire à quel propos Mistral fit à mon nom l’honneur de ce calembour.

Cela remonte à 1889. Il venait de publier la seconde édition, étendue et complétée, des Îles d’or. J’y avais naturellement répondu par un article d’enthousiasme heureux. Il m’en remercia. Mais La Reine Jeanne paraissait. Je ne recevais pas La Reine Jeanne ! Je réclamai ! Le poète me l’adressa tout de suite après avoir inscrit au premier feuillet une pointe pour le critique insatiable qui avait toujours faim et soif de ses vers.

J’eus le tort d’essayer de lui répondre dans un petit poème provençal bien mauvais.

Quarante ans plus tard, en recueillant mon œuvrette en langue d’oc, Mar e lono, je m’escrimai à refaire cette pauvre réponse qui n’en valut pas mieux. L’étincelante flèche d’or du Maillanais n’en vibre pas moins, dans toute sa gloire, au fond de ma pensée comme à quelques surfaces de ma vie et de mon action.

Mar e lono veut dire « Mer et lagune ». Quant au mal rassasié, si effectivement Maurras eut toute sa vie faim et soif des vers de Mistral, de Dante ou de bien d’autres, ces mots ont peut-être eu pour lui une autre signification, plus ambiguë. Ils nous renvoient en effet au menaçant « Vous n’en avez jamais assez ! » proféré par la Menoune du Mont de Saturne.

À force d’en vouloir toujours plus en politique, Maurras ne s’est-il pas, par lassitude, après des décennies de combats et d’épreuves, quelque peu rassasié de sa situation ? Certes, il n’y eut jamais de rupture franche, un Maurras conservateur et désabusé prenant la place d’un Maurras révolutionnaire et insatiable. Mais il y eut coexistence des deux ; une petite place restait toujours ouverte à une expression dissidente, autocritique, souvent cryptée…

Éloge de Lamartine

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Pourfendeur du romantisme comme des romantiques, Maurras n’en éprou­vait pas moins pour certains d’entre eux une grande admiration. Parmi ceux qui ont précédé Baudelaire, c’est incontestablement Musset qui tient la palme ; mais Lamartine n’arrive pas loin après lui.

L’objection : — Et Lamartine ? se trouve déjà sous la plume de Maurras en 1902 lorsqu’il traite du centenaire de Hugo. Elle revient dans un article publié par L’Action française le 23 avril 1912 ; cette fois, c’est Jules Lemaître et sa somme critique Les Contemporains qui en fournissent le prétexte, à propos de Chateaubriand.

Mais l’auteur des Mémoires d’outre-tombe n’est qu’un pâle alibi, et si l’article s’intitule, comme à la plutarquienne, Lamartine et Chateaubriand, Maurras n’y évoque que Lamartine, en termes plus qu’élogieux. Il en vient même à lui pardonner La Marseillaise de la Paix, que nous avions évoquée ici dans la présentation du Parapluie de Marianne, au motif qu’il s’en dégage un tel rythme que ses paroles dissolvantes ne seront guère entendues !

Ce bref article, formaté pour être publié dans un quotidien, a été jugé vingt ans plus tard digne de figurer in extenso dans le Dictionnaire politique et critique, à la rubrique « Lamartine ». Et Maurras l’a de nouveau exhumé de ses archives, au soir de sa vie, pour l’insérer dans le recueil Bons et mauvais maîtres et dans ses Œuvres capitales, preuve s’il en est qu’il n’avait jamais changé d’avis sur la grandeur de l’auteur du Lac.