On ne peut pas tout savoir ! Faut-il s’en plaindre ou s’en réjouir ?
Toujours heureux de corriger une erreur ou une imprécision, nous devons donc remercier M. Henry D. qui, meilleur connaisseur de l’œuvre de Plutarque que nous ne le sommes, nous a donné la référence de la mention faite par Maurras d’une apostrophe parlementaire de Jaurès à Alexandre Ribot. La citation n’est pas faite très littéralement et souffre de quelque imprécision. Heureux temps où l’on savait ces textes au point de partager les mêmes erreurs sur leur détail sans même les corriger pour se les envoyer à la tête depuis la tribune de la Chambre des députés…
Nous corrigeons donc notre note numéro 6 à l’article sur Alexandre Ribot du 15 janvier 1923.
Le mois de novembre 1923 marque sans doute l’apogée, puis le point de retournement de la puissance française vis-à-vis de l’Allemagne, et, corrélativement, de la concordance entre les idées de l’Action française et la politique étrangère du gouvernement de la troisième République.
La Ruhr est occupée par les troupes françaises depuis le 11 janvier 1923. Après quelques mois de « résistance passive », l’Allemagne qui met fin à cette posture le 23 septembre semble s’enfoncer dans le désordre. Semaine après semaine, l’hyperinflation y ruine les rentiers et les épargnants, alors que le pouvoir central contrôle de moins en moins le pays. Après une courte période de fierté et d’union nationales autour du gouvernement de la république de Weimar, des lézardes profondes apparaissent. Un nationaliste nommé Adolf Hitler mène la surenchère en Bavière, où son jeune mouvement devient de plus en plus puissant.
À Paris, le président du Conseil Raymond Poincaré tient bon, exige de l’Allemagne le payement des réparations prévues par le traité de Versailles, sans discussion ni moratoire. Dès lors, l’occupation française dans la Ruhr se fait de plus en plus coercitive et confiscatoire. N’est-ce pas ce que Maurras réclame avec insistance depuis la signature du « mauvais traité » ?
Cependant cette situation est fragile et Maurras le sent bien. À Berlin, Gustav Streseman qui est arrivé au pouvoir le 13 août reprend peu à peu la maîtrise des événements. Il attise subtilement les dissensions entre les Alliés ; en effet les Anglo-Saxons désapprouvent l’intransigeance française, car un économiste nommé John Manyard Keynes est devenu célèbre en expliquant qu’une Allemagne ruinée ne remboursera rien à personne, et surtout qu’un étranglement de l’économie allemande ferait gravement souffrir les entreprises britanniques dont elle est le principal marché. En France, le parti des pacifistes est redevenu puissant, les opposants à la politique de fermeté se font de plus en plus entendre, et la forme républicaine de l’État rend celui-ci dépendant des caprices de l’opinion…
Aussi Maurras déploie-t-il toute son énergie pour dénoncer les sirènes d’une fausse paix qui laisserait l’Allemagne redevenir dangereuse, comme la Prusse sut le faire après Iéna. Cinq ans déjà ont passé depuis l’armistice, et le souvenir des atrocités de la guerre commence à s’estomper. Et s’il est naturel que les populations oublient peu à peu, car il faut bien vivre, il revient à l’État, selon Maurras, d’être le « conservatoire des griefs » et de tenir le grand livre du ressentiment national.
Tel est le thème de sa conclusion de l’ouvrage Les Nuits d’épreuve ou la Mémoire de l’État. Maurras y réunit ses articles du printemps 1918 sur les bombardements de Paris, épisodes dont le rappel devrait suffire à obvier le risque d’un retour triomphant du pacifisme, et leur adjoint une préface et un épilogue où transparaissent toutes ses inquiétudes :
Cette chronique de nos deuils, de nos ruines, de nos justes indignations motive et fortifie aussi clairement que possible l’amertume des déconvenues de la France depuis l’armistice et surtout depuis le traité.
Quelque chose a manqué, sans conteste possible, pendant cette guerre et depuis cette paix. Et cette chose, c’est l’État.
Nous nous sommes défendus. Dans la carence de l’État, nous n’avons su ni ce que nous voulions, ni ce qu’il nous fallait au terme de la défense victorieuse.
Maintenant nous exploitons juridiquement et péniblement ce mauvais traité. Cela se fait depuis quelques mois, depuis l’entrée dans la Ruhr, le moins mal possible ; une action tardive répare difficilement un ensemble d’omissions précipitées. La pression directe de nos nécessités financières a seule obtenu cet effort.
Nous n’avons eu ni politique de la guerre ni politique de la paix. Rien n’a été dirigé de haut, envisagé de loin, élevé de nos profondeurs. Tout le monde en convient. Il faudrait convenir de nous reconstruire un État.
Deux éditions se suivent, en décembre 1923 et janvier 1924, et le texte sera repris en 1932 dans le recueil Heures immortelles.
Mais, pendant les dernières semaines de 1923, le vent tourne. D’abord en Allemagne : Hitler tente de prendre le pouvoir le 8 novembre, échoue, et Streseman peut raffermir sa position. Puis, le 20 novembre, l’État allemand annule sa dette intérieure et un nouveau mark met fin à l’hyperinflation. L’économie peut repartir…
Et en France, le 24 décembre, un tribunal acquitte Germaine Berton, qui pourtant revendique haut et fort l’assassinat de Marius Plateau. Par ce geste symbolique, c’est tout le pays légal républicain, qu’il soit judiciaire, policier ou politique, mais aussi intellectuel, universitaire, social ou économique, qui signifie son désir de solder les comptes de la Grande Guerre et son aspiration à réintégrer l’Allemagne dans le concert des « nations démocratiques ». Le reste s’ensuit : le 11 mai 1924, c’est la victoire du cartel des Gauches, puis en août le ralliement au plan Dawes qui ramène les réparations allemandes à la portion congrue. Le retrait de la Ruhr est décidé quelques mois plus tard, sans contreparties.
Le parallèle est saisissant : l’anarchiste Germaine Berton est relaxée en raison de son pacifisme, alors que peu après, Adolf Hitler, lors du procès de son coup d’État manqué, bénéficiera de la mansuétude de ses juges en raison de son patriotisme.
Aujourd’hui, plus personne ne se souvient que Paris fut bombardé au printemps 1918. Les manuels d’histoire sont unanimes à qualifier l’occupation de la Ruhr d’erreur politique et de désastre économique. Il nous reste, pour comprendre cette époque autrement que par sa caricature, à lire et à méditer le texte de Maurras.
Le 9 février 1904, dans la rade de Chemulpo (aujourd’hui Incheon, en Corée du Sud), la flotte japonaise attaque les deux navires de guerre russes qui s’y trouvent, et ceux-ci se sabordent après avoir été durement touchés. La guerre entre les deux pays ne sera pourtant formellement déclarée que le lendemain. Donc, en regard des lois internationales, cette agression relève de la piraterie. Mais elle vient également rappeler au monde que les traités ne sont que papier, et que quand ils ne reflètent pas les vrais rapports de force, ceux-ci reprennent vite le dessus, avec brutalité si besoin est.
Trois jours plus tard, le 12 février, l’Europe célèbre le centenaire de la mort de Kant, l’homme qui justement voyait dans le développement de la « juridicisation » des relations internationales la clef d’une paix perpétuelle. Continuer la lecture de « Par où Kant se décante »
L’événement qui fut le détonateur de la guerre de 1914, l’assassinat de l’archiduc d’Autriche à Sarajevo, a parfois masqué les causes profondes de la guerre. Souvent, il a aussi fait oublier la chronologie précise des événements qui du 28 juin au 3 août conduiront à la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France.
Durant tout ce long mois de juillet 1914 revenaient en mémoire les événements précédents qui avaient seulement menacé la paix, comme l’affaire Schnaebelé ou l’épisode de la canonnière Panther. L’incertitude domina longtemps et encore le premier août, date de l’article intitulé « Le Moral » que nous vous proposons aujourd’hui, Maurras prend quelques précautions de journaliste qui cherche à se garantir contre le retournement possible des événements.
La mort tragique de Jaurès semblera un coup de théâtre fait pour démentir les derniers espoirs, même si l’on peut douter que sa survie aurait changé grand chose à l’implacable marche des alliances. Cette mort sur laquelle nous reviendrons à l’occasion d’autres articles est connue dans la soirée du 31, alors sans doute que l’article de Maurras est déjà écrit et composé pour le lendemain. C’est du moins ce que semble indiquer le texte qui relate les circonstances de la mort de Jaurès sur la même page que notre article et nie que l’assassin Raoul Villain soit un membre de l’Action française, comme la rumeur en courait à tort — il avait en revanche été militant du Sillon de Marc Sangnier.
À quoi pense donc Maurras dans cet entre-deux où tout a déjà été dit de la guerre presque certaine, mais où l’on veut encore se raccrocher aux derniers espoirs ténus de paix ou espérer un sursis qui permettrait une meilleure préparation ?
Il songe, dans un article où certains accents sont presque intimistes, à son propre sort et au handicap qui lui interdit de mettre ses actes en conformité avec ses déclarations en prenant sa part sinon aux combats, du moins à l’effort militaire de l’arrière où il aurait dû, selon son âge, être mobilisé. Il songe aussi aux membres de l’Action française qui partiront, veut voir en eux les mieux armés moralement des patriotes, et il se souvient sans doute, sans les rappeler explicitement, de ses propres prévisions funestes de l’été 1913 sur les « cinq cent mille jeunes Français couchés froids et sanglants sur leur terre mal défendue ». On sait que le nombre des victimes dépassera de manière inimaginable pour l’époque ce chiffre de cinq cent mille, et que parmi eux l’Action française versera un tribut de sang dont elle ne se remettra jamais tout à fait.
Par quel paradoxe se fait-il que la France soit enviée par le monde entier et si volontiers dénigrée par ses ressortissants ? Comment se fait-il qu’un pays à ce point jalousé par ses voisins, que les Dieux auraient si outrageusement privilégié le jour où ils ont répandu richesses et faveurs à la surface du monde, reçoive aussi peu de considération de la part de ceux qui partagent le privilège d’y vivre ? Pourquoi ces diables de Français vont-ils si volontiers chercher leurs modèles ailleurs, là où l’herbe serait plus verte, les lois plus justes, la société plus moderne, les libertés mieux garanties ?
Maurras s’est maintes fois posé la question… et lorsqu’il publie, pendant la Grande Guerre, le recueil Quand les Français ne s’aimaient pas, c’est à cela qu’il pense. Mais le public ne le comprend pas ainsi. Le contresens est général ; on a lu « Quand les Français se disputaient, étaient divisés, perdaient leur temps et leur énergie à des querelles intestines », là où Maurras écrivait : « Quand les Français, réunis pour le pire dans une même détestation d’eux-mêmes, s’accordent à n’encenser que ce qui vient de l’étranger ».
Le 9 octobre 1941, alors que la seconde guerre devient à son tour mondiale, il reprend la même interrogation, dans un article publié par le journal Candide sous un titre qui fait écho au précédent : Français, aimons-nous nous-mêmes. On retrouvera cet article en 1949 dans le recueil Inscriptions sur nos ruines paru aux éditions de la Girouette.
Pour ne pas heurter la censure, a fortiori en zone occupée, Maurras y adopte un ton très intemporel qui le rend étrangement contemporain. Si l’on en excepte quelques phrases qui évoquent le contexte de l’époque, le lecteur français d’aujourd’hui pourra croire qu’il lit une libre tribune parue le matin même dans son journal favori. Il est vrai que le sujet abordé est au cœur de ce « débat sur l’identité nationale » que le gouvernement français porte depuis plusieurs mois (le site qui lui est consacré a été ouvert le 2 novembre 2009).
Or, nulle part dans tout ce que nous avons jusqu’ici numérisé de Maurras, et cela commence à faire une masse considérable, nous n’avons trouvé les mots « identité nationale ».
Abstraction faite de ce que les mots souvent passent de mode, changent de sens ou cèdent leur place à un remplaçant venu d’ailleurs, ceci n’est pas sans signification. Pendant plus d’un demi-siècle, Maurras qui fut le théoricien du « nationalisme intégral » n’aurait-il jamais été confronté à ces questions omniprésentes aujourd’hui, « Qui est français ? » ou « Qu’est-ce qu’être Français ? ».
Mais si, bien entendu ! Ce fut pour lui un thème de prédilection, une source continuelle de polémiques et d’indignations. Simplement, les mots « identité nationale » n’avaient aucun sens pour lui. Ils n’ont surtout aucun sens en regard, tant des attendus que des fins, de la nature même de son combat :
Le combat qu’il soutint fut pour une Patrie,
Pour des Rois, les plus beaux qu’on ait vus sous le ciel…
La France existe, s’impose à nos esprits, héritage vivant à faire fructifier et à transmettre, et cela suffit ; le cœur et la raison l’entendent, la petite patrie (Martigues, puis la Provence) s’y insère, l’universel (la Méditerranée, la beauté, l’esprit classique) la prolongent, et nous ne sommes ni dans le débat, ni dans la volonté populaire, ni dans le consensus démocratique :
… la France des Bourbons, de Mesdames Marie,
Jeanne d’Arc et Thérèse et Monsieur Saint-Michel.
Notre Paris jamais ne rompit avec Rome,
Rome d’Athènes en fleur a récolté le fruit ;
Beauté, raison, vertu, tous les bonheurs de l’homme…
Dès lors « être Français » devient extrêmement simple. Encore faut-il que ces Français comprennent la chance qui est la leur, et reconnaissent à la France toutes les aménités dont elle leur fait un don gracieux.
Moderne, utilisé dans le jargon des urbanistes, le mot aménité aurait pu être utilisé par Maurras, certainement pas le mot identité. Le terme qui en revanche revient constamment sous sa plume dès qu’il faut donner consistance à l’attachement patriotique est amitié, mot devenu de nos jours désuet, voire inconvenant.
Enfin, pour terminer ce survol lexical, il est un mot rare chez Maurras qui apparaît à une place centrale dans l’article d’aujourd’hui, c’est la fierté, la fierté française (et non nationale) qui vient faire écho à nos contemporaines « marches pour la fierté »…
Deux points donnent à ce texte de Maurras une dimension quasiment prémonitoire. D’une part, il fait l’éloge de la fierté sans fioritures ni raisonnements qui se cultive dans les chantiers de jeunesse, comme s’il pressentait que c’est précisément là que se forge l’énergie qui permettra à la France de rebondir après la Libération. De même, dans sa défense de la langue, Maurras semble être l’inspirateur de la loi 101 du Québec !
Qu’on nous permette deux citations préalables, assez connues au demeurant :
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis à vis des races inférieures […] parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures. (Jules Ferry, devant l’Assemblée nationale, le 28 juillet 1885.)
et :
Nous admettons qu’il peut y avoir non seulement un droit, mais un devoir de ce qu’on appelle les races supérieures, revendiquant quelquefois pour elles un privilège quelque peu indu, d’attirer à elles les races qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de civilisation. (Léon Blum, discours devant l’Assemblée nationale sur le budget des colonies, 9 juillet 1925.)
Les deux citations que l’on vient de lire, difficilement attribuables à un nazisme anticipé ou à une quelconque extrême droite puisqu’elles viennent de deux des icônes pieuses de la gauche française, ne sont pas là par esprit de provocation.
Ou pas seulement.
Elles disent surtout combien ces conceptions raciales étaient largement partagées jusque dans l’entre-deux-guerres, combien la question des « races » y était abordée avec une liberté d’esprit et de parole que nous ne connaissons plus, l’antiracisme — ou plutôt son utilisation idéologique — s’étant depuis mué en l’un des sous-bassements moraux inquestionnables de la République.
Ces citations disent aussi combien faire grief de ce vocabulaire à Maurras serait un anachronisme au mieux un peu bête et plein d’une sensiblerie qui n’existait alors pas, au pire franchement malhonnête.
Maurras aborde donc la question des colonies et des rapports des races, comparant en particulier la colonisation anglo-saxonne et la colonisation française, dans cette conférence de 1934 dont l’Almanach de l’Action française pour l’année 1935 donne un compte-rendu assez long. Bien qu’il parle à l’occasion de l’orateur à la troisième personne ce texte est bien signé Charles Maurras et figure bien sous son nom dans la table de l’ouvrage, soit qu’il ait été trop long pour être publié in extenso, soit qu’il n’en ait pas existé de version intégrale et que Maurras l’ait reconstitué après coup sans prendre la peine de refaire par écrit toute sa conférence, se bornant aux points les plus saillants.