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Les Nuits d'épreuve et la Mémoire de l'État

Préface

Ceux qui aiment Paris l'auront aimé deux fois pendant les assauts de Gothas et de grosses Berthas 1 qui marquèrent les premiers mois de notre année de la victoire. Comme elles étaient destinées à ébranler dans le cœur de la ville le moral même de la Patrie, l'accueil qui leur fut fait aura précipité la libération.

Je ne fais aucune allusion à l'attitude exceptionnelle d'une minorité de curieux un peu bravaches ou coureurs d'émotions qui montaient chaque nuit sur la Butte sacrée pour mieux voir les ébats célestes de l'ami et de l'ennemi. Je songe à cette partie de la population qui était, comme vous ou moi, la sujette d'occupations absorbantes et régulatrices, à qui manquait le temps ou le goût de la fantaisie, même périlleuse. Plusieurs fois, pour ma part, je rêvai de grimper au balcon de guerre de Montmartre ; ce luxe des premières loges m'a toujours été refusé par les heures auxquelles il me fallait être à mon poste. C'est donc sans rien changer à mon existence et pour ainsi dire dans l'exercice de mes fonctions que j'ai reçu mes bombardements comme tout le monde.

J'étais assis à ma table de L'Action française, rue de Rome, lorsque j'ai entendu, oui, entendu tonner à quelques centaines de mètres le projectile qui décapita l'Évangéliste de la Madeleine. J'étais à la fenêtre de notre rédaction avec mon cher secrétaire et ami Bernard de Vaulx afin de consulter l'horloge de la gare (elle marquait exactement vingt et une heure moins un quart) à l'arrivée de cet obus qui écorna la cour du Havre et la rue Saint-Lazare, lieu encombré d'hôtels-restaurants, de cafés et de voyageurs, sans y égratigner un passant ni toucher un consommateur. Rue des Capucines, sur les sept heures du matin, je courais en auto porter une lettre à Bourget descendu rue Boissy d'Anglas, lorsque la vibration de la voiture, toujours très favorable aux sourds, m'avertit de l'engin qui venait de tomber dans les jardins du ministère de la Justice.

J'étais couché mollement
Et, selon mon ordinaire,
Je dormais tranquillement 2,

bien qu'il fût plein midi, quand le coup de canon qui devait dégrader un hôtel particulier rue de l'Université et ricocher sur la façade du Ministère de la Guerre vint me réveiller en sursaut ; ayant bondi jusqu'à la croisée, je ne pus apercevoir que les quatre badauds qui s'y étaient mis comme moi. C'est encore dans le chemin quotidien de mon cabinet de travail à ma table de restaurant que j'ai pu contempler la chute radieuse de la belle torpille du 11 mars.

Bref, comme c'est le cas de l'immense majorité, je n'ai jamais rien fait pour y être ou ne pas y être. Si la chose m'advint, cela fut aventure, sans nulle part de volonté.

Mais c'était à nos volontés que s'adressaient expressément ces coups frappés de toute part ; ils étaient combinés pour nous modifier, nous courber, nous changer de voie. Mais avons-nous jamais été frôlés de l'idée de nous laisser faire ? Il n'y a qu'à ouvrir l'album public des impressions qui suivaient le bombardement ; la réponse individuelle d'un journaliste patriote y reflète exactement celle de tous ses confrères et de n'importe quel homme de métier, boutiquier, ouvrier ou rentier de Paris.

Le 13 mars, surlendemain de l'incursion des soixante appareils qui nous firent une trentaine de victimes, « si, écrivais-je, comme on peut le souhaiter pour leur intelligence, les Allemands ne se sont pas flattés d'intimider Paris ; si, d'autre part, nul Européen de bon sens ne peut être dupe de leur fable de représailles, à quoi riment ces incursions aériennes pour faire boum-boum et tuer vingt-neuf personnes ?… » Auraient-ils voulu par hasard exciter quelque émeute parlementaire contre les chefs de l'armée ? Hé ! leur répondait-on, « je crois bien avoir l'approbation de tous les Français informés en disant que jamais, depuis le 2 août 1914, le commandement militaire n'a dû se sentir moins dépendant des fluctuations de la vie politique et civile… Le commandement partira, restera, agira, attendra ou n'attendra pas et fera tout ce qu'il voudra, Paris et la France seraient bien étonnés si, par impossible, les stupides attentats de la nuit d'hier avaient le moindre effet sur le libre déploiement de l'action militaire. »

Voilà pour la liberté des soldats et des chefs de la guerre proprement dite.

Voici pour la politique de la guerre, d'après l'article de la veille rédigé sous le coup de la même alerte : « L'Allemagne en est réduite aux insultes nocturnes lancées du haut de l'air. Ce serait le moment de concevoir et de libeller des résolutions dignes de l'outrage et de jurer haine, vengeance, ou, si l'on préfère, justice, ou, si l'on aime mieux, paix, mais paix justicière, à notre ennemi mortel. C'est donc le moment de promettre à sa défaite inévitable le recul nécessaire de ses armées au delà du Rhin, le morcellement de sa puissance politique, l'échéance de sanctions, de réparations et de garanties légitimes, autant dire proportionnées à la somme des maux soufferts depuis quarante-quatre mois. »

Cette politique générale, M. Clemenceau l'avait définie quatre jours auparavant : la guerre, la guerre, la guerre, et comme, la nuit venue, la troupe des Gothas était revenue sur Paris, avec son chargement de mort, nous avions reconnu qu'elle avait apposé à la vérité éclatante des paroles gouvernementales un paraphe de feu et de sang. Et c'est pourquoi, ajoutions-nous, on « s'explique, on doit s'expliquer qu'un vieux républicain parlementaire, auteur de cette parole (la guerre) rencontre au premier rang de ses approbateurs des nationalistes et des royalistes aussi opposés que nous au régime du Parlement ».

Conclusion : « J'en suis bien fâché pour le diagnostic que j'ai porté moi-même sur M. Clemenceau 3, mais si toute son action politique était aussi logique, aussi liée, aussi sensée que cette politique de guerre, eh ! bien, de correction en correction, de perfectionnement en perfectionnement il serait en train de ressembler beaucoup au portrait, partiellement vrai, qu'il a fait de lui-même aux interpellateurs : Homme calme et prudent que le danger a rendu sage et attentif. »

Que les Gothas aient ainsi contribué pour leur part à me rallier au Ministère Clemenceau, ces notes en feront foi, écrites au-soir-le-soir et publiées le matin qui suivait l'attaque.

Je les réimprime aujourd'hui telles quelles.

Je ne me suis permis de corriger l'expression pour la rendre plus claire qu'aux endroits où sont discutées des vues générales. La forme primitive a été respectée, si faible ou si lâchée fût-elle, à toutes les pages qui énoncent un fait ou rapportent un sentiment, car le langage du témoin ne doit pas être altéré quand on veut éviter tout danger de variation. Je conserve aussi telles quelles les impressions reçues et senties du grand cœur de la population parisienne. À distance, cet éloge public courra le risque de paraître avoir été écrit pour soutenir la patiente et encourager le martyre. Mais non ; je suis resté au-dessous de la vérité, le souvenir de tous et de toutes l'attestera.

En septembre 1914, quand se montrèrent les premiers oiseaux de l'avant-garde prussienne approchant à grandes journées, la ville avait frappé la médaille définitive de sa beauté la plus auguste. Il était cinq heures, peut-être six ; tout Paris fut sur pied, dans la rue, aux fenêtres. Le premier mouvement était d'essayer d'abattre l'ennemi à coups de fusil tirés du bord de nos gouttières mais il y fallut l'Ourcq, la Marne et la foudre de Joffre et de Galliéni.

Les quarante mois qui s'écoulèrent ensuite, chargés de plainte et de déception, d'impatience et surtout de deuil, n'avaient rien changé au fond naturel de Paris. Le Zeppelin de 1915, ceux de 1916 auraient dû le faire comprendre à Berlin ; l'événement de 1918 le montra. Dans cette journée du 23 mars où la grande offensive entr'ouvrit le front allié, le canon à longue portée commençant à cracher ses premiers obus on ne savait d'où, j'eus par deux fois à traverser Paris du septième au dix-septième arrondissement ; eh bien ! dans le grand nombre des passants amis rencontrés sur tout ce trajet, pas un n'oublia de me parler du double événement du jour : l'heureuse souscription au Million de L'Action française qui venait d'être couverte par nos lecteurs, la Part du combattant que nous avions lancée de nouveau le matin même. Telle était la préoccupation de chacun parmi les inquiétudes de cette journée de printemps.

Je ne puis m'empêcher de comparer à cette couleur vive et presque gaie de la réception de Bertha les ombres épaissies d'une certaine nuit, probablement la plus noire et la plus sinistre nuit qui ait couvert Paris par cette saison. Nuit de sang et de mort, où les avions ennemis, remontant le cours de la Seine, ensemencèrent de leurs bombes toute la pauvre rive gauche de la Chambre des députés à l'Odéon et purent se sauver dans la direction de l'aurore.

En suivant sur l'humble planète un chemin presque parallèle à leur route, quais des Tuileries et d'Orsay, je ne pouvais pas m'empêcher d'appeler et de convoquer sur mon théâtre intérieur l'immense multitude de ces Français, mes frères, qui, depuis mille jours et plus, du matin au soir et du soir au matin, cheminaient indéfiniment sous le même incendie et sous la même mort, comme je faisais cette fois, la première fois de ma vie. Misère d'une nuit ! Serrement de cœur d'un instant ! Cette figure du champ de bataille dont je n'avais jamais pu détacher ma méditation de non-combattant m'était rendue en partie sensible et présente ; je subissais du moins le poids supérieur de la dure coupole ainsi prête à vider sur le sol et les hommes une cargaison de foudre inconnue. En comparant mon sort ordinaire au sort et à la vie de ces milliers de malheureux, j'éprouvais plus à fond que je ne l'avais fait jusque là l'inexprimable honte de celui qui ne porte point les armes quand tous ses frères et tous ses pairs font face au danger.

Cependant, ce soir-là, les ténèbres étaient si dures qu'après avoir fait de grands efforts d'imagination pour distinguer la rue Tronchet d'avec la rue Auber, il avait fallu suivre le pourtour de la Concorde à tâtons, sans autre indice de la route que le mur des terrasses ou le bord des trottoirs consultés du bout de la canne, car les voitures aux feux couverts ne laissaient pas que de rouler entre les réverbères noirs, dans cette brume opaque traînée à fleur de sol qui voilait à nos pauvres yeux une clarté stellaire sur laquelle pouvait se guider l'ennemi. Jamais je ne sentis une pitié plus forte ni une telle fraternité pour nos défenseurs. La torpille grondait, le sol vibrait. Que ces menaces étaient légères au prix de tout ce qui était enduré sans terme ni trêve là-bas !

Un bolide sonore éclatait derrière moi, comme je touchais à la maison où la table d'hôte m'était dressée. La porte était close. On l'ouvrit sans difficulté, l'on ne fut pas même surpris d'entendre demander le pain et le vin. À peine assis, une secousse fit vibrer l'immeuble. Les jeunes filles n'avaient pas voulu quitter le service, bien que priées, parfois sommées d'avoir à descendre à la cave. C'est à peine si elles allaient en prendre l'air pour remonter, prêter l'oreille, tressaillir aux détonations de la rue de Lille ou de la statue de Chappe, sans cesser d'apporter ce dont j'avais besoin… La simplicité de l'antique.

Mêmes scènes le même soir ou les soirs pareils, à l'Imprimerie. Nos autorités responsables se dépensaient et s'épuisaient à prier les ouvriers de ne pas former des groupes dans la rue, de ne pas flâner sous la voûte, de gagner tout droit les abris. Curiosité, insouciance, goût naturel de risquer et de braver, les vieilles manières d'être de ce pays l'emportaient naturellement, et nul ne les subordonnait au soin de sa peau.

D'une manière générale, ce n'est pas au danger que les Parisiens ont été sensibles. Le danger, au fond, leur a plu. Nous avons dû les supplier cent fois de le moins braver et ces objurgations leur paraissaient alors assez prudhommesques, telles qu'on les jugera sans doute aujourd'hui.

Les Parisiens ont supporté de moins bonne humeur le désordre imposé à leur existence et ce qu'ils appelaient le dérangement. Affaire de nerfs, réglée par quelque interjection que doublait un mouvement d'impatience. On pouvait encore aller au théâtre, on y allait pas mal. On ne dînait plus guère ensemble ; comment arranger des parties qui avaient trop de chances de finir à la cave ? J'ai sur la conscience une de ces soirées ratées. Un poète, qui heureusement n'était pas à jeun, était venu me prendre sur les vingt et une heures, la poche pleine de vers nouveaux dont je me promettais des minutes d'enchantement. Mais, rue des Tuileries, nous croisâmes le camion vermeil chargé des casques de cuivre jaune et répandant le cri alterné qui ressemble au gémissement aigu d'un essieu. L'alerte. Adieu poèmes, adieu poète ! Il fallait expédier le repas, grimper l'escalier quatre à quatre, réunir mes papiers et courir jusqu'à nos machines. Dans un frémissement de déconvenue presque puérile, je vois encore sur la nappe les pâleurs du dégoût et de l'horreur courir jusqu'au bout de mes doigts. La honte et la misère du pauvre dépit personnel me suivirent jusqu'à l'esplanade du Pont-Royal d'où s'apercevait le terrible bouquet de flammes que le vent déployait en le tordant vers l'est et le nord ; il mordait, embrasait une vaste pente du ciel comme si la gare de Lyon et l'Hôtel de Ville eussent été de la flambée, avec tout l'entre-deux ! Je sus bientôt que le désastre était limité à un grand magasin de meubles de la rue Saint-Antoine. Néanmoins cette nuit, quelques graves nouvelles qui fussent arrivées du front, je ne suis pas bien sûr d'avoir oublié tout à fait ni la hargne de la belle heure de poésie perdue, ni la juste humiliation attachée à mon sentiment. Comme je comprenais la plainte de ce pauvre Drumont mourant 4 : « quel embêteur que ce Guillaume II ! »

Tout compte fait, peut-être n'est-il pas trop mauvais que le plus superficiel et le plus chétif émoi personnel ait pris sa part obscure du ressentiment général. Pourquoi ces menues gênes causées par l'ennemi ne seraient-elles pas inscrites, à la place due, sur le memorandum où l'on a couché de plus sanglantes accusations ?

Même de cet élémentaire point de vue de la justice individuelle invoquée à tout bout de champ par les Lloyd George et les Wilson, nous étions sans reproche. N'ayant ni attaqué ni envahi personne, nous devions pouvoir dîner avec nos amis pour écouter en paix leurs vers et leurs proses ! Comme un marchand dans son magasin avait le droit de réunir, pour les revendre, des matières inflammables sans avoir à craindre le nouveau feu du ciel. Comme ces hommes et ces femmes qui furent brûlés vifs avaient le droit de prolonger une douce vie innocente. Si ces droits ne sont pas des riens, leur violation exige la réalité d'une expiation. Ou, si le mot est chimérique, s'il n'y a pas de Droit, s'il n'y a que des forces, notre force victorieuse a pu, dû fixer en proportion exacte le montant exemplaire des dommages à réparer.

Notre citoyen échaudé conçoit-il quelque fausse honte à la pensée d'exiger ces choses pour lui ? Il les exigera pour une entité dont sa personne n'est plus séparable : la France. Il a fait désormais la pleine expérience de la liaison de son sort au sort de la Patrie. Il a entendu la voix publique telle qu'on avait le droit de la faire parler, se plaindre, se souvenir en des réflexions qui portent leur date, 13 mai 1918 :

— Nous n'y pensions pas ou nous ne voulions pas y penser, il y a dix ans. Nous traitions de fanatiques nationalistes ou de turbulents suppôts de l'Action française les gens qui prédisaient que, de la patrie mal soignée, mal veillée, mal administrée et mal défendue, pouvait découler un enchaînement de malheurs tel que chacun craindrait de voir s'écrouler quelque cheminée sur sa tête. Aujourd'hui nous y sommes, en pleine chute de cheminées ! Et chacun en vient à se dire qu'il eût mieux valu autrefois mettre la patrie à sa place, classer par rapport à elle nos préoccupations politiques, nous gêner, nous discipliner pour la défense de tous ; nous nous serions mis en mesure d'échapper aux tragiques effets de l'incurie et de la négligence que nous expions.

Il ne s'agit plus maintenant que de ne pas recommencer de semblables expiations. Mais on les recommencerait, si l'on en perdait la mémoire ; on serait exposé à les recommencer, si l'on n'en imposait le juste et plein tarif à la mémoire de l'ennemi.

Telle est l'utilité éventuelle de ce Mémorial.

Que d'abord il motive et rafraîchisse les orgueils ! Et qu'ainsi cet orgueil plein de deuil et de fier amour ravive notre juste haine, en sorte que la plus légère et la plus oublieuse Démocratie soit placée dans l'impossibilité éternelle d'omettre la défense et de perdre de vue les engins de conservation. Mais si l'injuste, l'indigne oubli venait à s'insinuer trop naturellement dans cette bête sans cerveau, et dans cette troupe sans chef, il faut que ces petits feuillets, la notant du signe de honte, aident à la faire mourir sous le coup d'une accusation sans merci.

Le zeppelin
22 mars 1915

Ceux de nos confrères qui, à une heure vingt de la nuit passée, ont pu souhaiter le bonjour aux météores boches, sont bien heureux. Il faut féliciter notre secrétaire de la rédaction, André Feildel, qui eut la chance de pouvoir s'élancer hors de l'imprimerie au moment précis où arrivait au milieu des constellations, dans un éclairage magique, l'un des deux messagers volants de Guillaume II. Il nous le décrivit avec une précision si parfaite qu'il se fit traiter unanimement d'imposteur. Hélas ! entre une heure et deux du matin, l'important n'est pas de voir un ni deux zeppelins, mais d'assurer le départ du journal.

L'alerte et le couvre-feu durèrent bien jusqu'à trois heures. À deux, j'ai pu prendre l'air de la rue du Croissant. Un air noir comme un four, une rue presque retournée au chaos primitif ; rien ne s'en débrouillait, ni une tête de cheval, ni un carreau de vitre, ni la colonne d'un réverbère, toutes choses auxquelles le passant obscurci se heurtait copieusement. Je rentrai porteur d'une vérité sans nuance, car je n'avais rien vu.

Les « formes » descendues, il fallut boire avec l'équipe de nos opérateurs à la santé de notre année nouvelle 5, à la libération du sol national, aux absents, aux combattants, aux nouveau-nés 6, à la France, au roi. Vint le tour de la correspondance à expédier, ce qui n'est pas une petite affaire. Elle était, ce matin, fort longue et fort lourde. Cinq heures sonnaient donc quand je me mis en chemin vers la Seine en m'appliquant à comparer la visite des zeppelins aux mines et aux sous-marins de la Manche qui m'avaient surtout inspiré le mois dernier, de Dieppe à Folkestone, de Folkestone à Dieppe, un uniforme et profond besoin de sommeil.

L'air à Paris est autre. À peine avais-je fait dix pas que rugirent toutes les passions de la curiosité. Mille voix intérieures représentèrent que le plus court chemin de ma rue du Bac était certainement la gare Saint-Lazare et la rue Dulong. Le devoir professionnel du badaud fit valoir les paroles de la Fée au Poète, dans Mistral :

Tout ce que ton œil contient
en toute propriété t'appartient…

La rue Dulong et la rue des Dames, où, disait-on, venaient de tomber les engins, m'apparurent comme un domaine lâchement et éternellement aliéné si je refusais ma visite immédiate aux traces de la bombe et ma part des remous à l'agitation du quartier. Un cocher rencontré voulut bien me conduire aux montagneuses Batignolles, que je trouvai, à leur coutume, bien endormies.

La nef de Notre-Dame de Paris, toute lumière éteinte, toute porte fermée, au milieu de la nuit, ne peut être ni plus tranquille ni plus solitaire que ces rues des Dames et Dulong que j'imaginais tout au moins barrées par la police pour contenir le flot humain. De gardiens, de passants, nulle ombre. Je dirais : pas un chat, s'il n'était vrai qu'un chat rôdait prudemment au jour gris. De toutes les maisons, identiquement closes, pas une qui montrât le plus petit indice visible d'un attentat, ou même du moindre accident. Cependant, tout au bout, rougeoyait une flamme.

— Fouette cocher ! criai-je, en rêvant d'y trouver des vestiges de l'incendie.

C'est un débit de tabac qui ouvrait paresseusement. Autoritaire et majestueuse, la débitante promenait sur un comptoir haut et large comme un trône, son puissant profil bourbonien. J'osai parler des bombes en acquérant deux sous d'allumettes de cire. « Je les ai entendues, je ne les ai pas vues », répondit-elle avec un bâillement. Une pauvre fille à tignasse blonde, aux yeux frais, me tira de peine. « C'est au 78… — Loin d'ici ? — Eh ! non, là… » Il n'y avait qu'à traverser la petite place, à remonter six numéros.

Personne sur la place, rien devant la maison. Peut-être, à regarder d'un peu près, eût-on discerné, près du trottoir, une fine poussière blanche, quelque chose comme des parcelles de craie au sortir du marteau-pilon. Mais quatre pas plus loin, des coquilles d'œufs plus sommairement concassés murmuraient au ruisseau leurs aventures ménagères.

Je remerciai mon cocher et redescendis d'un pied leste les nobles pentes de la ville qui s'éveillait.

« Paris ville du front »
Caractère éternel des images de la guerre
12 mars 1918

C'était prévu. On s'y attendait. Tous et chacun ont eu le temps de réfléchir aux précautions prises, aux précautions à prendre. Les Allemands connaissent bien peu les Français s'ils les croient disposés à répondre à la provocation meurtrière par la faiblesse et par la capitulation. Les innombrables incursions aériennes sur Londres ont été l'épreuve de la ténacité britannique. Le retour offensif sur Paris donnera la mesure de la patience de notre fibre, de la fermeté de nos nerfs. Pendant cette sombre soirée d'hier, j'ai causé avec quelques Parisiens sur le pas des portes.

Ils m'ont dit : « Voici trois ans que l'on bombarde Arras, Nancy, Reims et toutes nos capitales de la lisière. C'est notre tour, nous tiendrons comme on a tenu. »

Il faut tenir, et, pour bien tenir, se conformer à la loi des choses, en suivant de façon scrupuleuse les prescriptions de l'autorité. Seuls parmi nous ont le droit de courir l'aventure ceux qui ont assumé moralement ou civilement une responsabilité générale. On a trouvé fort bon que M. le président de la République, M. le président du Conseil fussent, l'autre nuit, au premier rang sur tel ou tel lieu sinistrés. Ces magistrats étaient à leur poste. Chacun de nous doit être au sien ; les uns à fond de cave, les autres sur le pont du vaisseau de Paris, que rien n'engloutira.

Dans l'existence de ces villes héroïques en bordure ou à peine en arrière du front, offensées et frappées chaque jour de nouvelles dégradations, ces alertes régulières, devenues presque habituelles, ont fini par déterminer un état d'esprit où domine la curiosité désintéressée. De son hôpital d'Épinal, mon jeune frère comparait, l'an dernier, l'approche, l'arrivée, le fracas, puis l'éloignement progressif des visiteurs bochiques au dessin en losange du poème de Djinns, qui commence par un murmure :

Mur, ville
Et port…

et qui s'évanouit dans le silence du désert :

L'espace
Efface
Le bruit

De telles sensations acoustiques me sont trop mesurées. Mais j'ai pu assister hier soir à l'explosion d'une énorme boule de feu, et, comme le point de la chute ni celui de l'observation ne peut être indiqué, on me pardonnera de traduire immédiatement la première sensation qui m'ait sauté du cœur à l'esprit. Je n'ai songé, je vous assure, ni aux merveilles de la science ni à l'infamie de quelques-unes de ses applications ni à la nouveauté du progrès des explosifs. Mais c'est l'ancienneté du monde qui m'a saisi, par le caractère, que j'appellerai historique, de la gerbe ignescente qui jaillit de la terre heurtée comme réponse à l'agresseur céleste en projetant sur l'horizon le plus traditionnel, et j'oserai dire le plus conventionnel, son bouquet de flammes. L'engin perfectionné bourré de la chimie de toutes les cultures donnait juste la forme et la couleur des incendies montrés dans les peintures religieuses de la Renaissance ou dans les tableaux de bataille du XVIIe siècle. La réalité frémissante et pleine d'angoisse apportait une image exactement superposable à toutes nos plus anciennes représentations d'un ciel fulgurant et dévastateur 7.

Aussi, à cette vue, ne pouvais-je m'empêcher de me dire que, pour tout l'essentiel des choses, il n'est guère de vrai que leurs traits éternels. Comme les vieilles invasions glissaient aux pistes naturelles tracées suivant les déclivités des vallons, nos ennemis (c'était au Communiqué l'autre jour) ont suivi du haut des incertaines plaines du ciel les plissements visibles que leur développait l'antique forme de notre sol, la route même de von Kluck, la même route que lui avaient jalonnés, d'après la même leçon, les postes établis exactement sur les mêmes pentes de la nature pour les dix années d'espionnage boche qu'analyse si fortement l'Avant-Guerre 8 ! Géologie, géographie, stratégie, tactique aérienne, ces arts antiques et nouveaux, ces sciences nées d'hier ou contemporaines de la naissance de l'homme ne sont point séparables, et tout demeure commandé par leurs éléments primitifs. Mais s'il en est ainsi, il n'y a point de politique sage qui s'en sépare.

L'art de bien veiller sur la sécurité des peuples rejoint les principes directeurs de tous les arts élémentaires ; la première vérité dont un philosophe ou un magistrat doive se pénétrer est que le monde se modifie avec une extrême lenteur, si toutefois il se modifie. Les parties variables sont les moins importantes. Ce qui importe apparaît constant. C'est sur les grands traits généraux de la constance humaine qu'il est urgent de nous régler toutes les fois que nous songeons à quelque arrangement d'avenir.

Pour une offensive aérienne vers l'Allemagne du sud
16 mars 1918

Je suis absolument de l'avis de notre confrère Léon Bailby 9, la décision doit appartenir ici au gouvernement seul. Car lui seul a toutes les cartes sous les yeux. Lui seul peut discerner celle qu'il faut jouer. Et je n'en dirais pas plus long si tout le monde n'en parlait, si la tribune de la Chambre n'en avait retenti.

Je retiens, pour ma part, la démarche des quatre villes du Rhin, effrayées de bombardements, éventuels ou accomplis, et qui demandent à l'Empire de les sauver de ce fléau. L'Empire le peut-il ? Ne le peut-il pas ? La réponse dépend de nous.

Cela, c'est neuf. Et cette nouveauté est d'autant plus intéressante que, depuis des semaines, tout ce qui discute et palabre à la Chambre et dans les journaux affirme que l'arme du blocus nous est retirée du fait de l'invasion de la fertile Russie méridionale et qu'il va nous falloir trouver autre chose contre l'ennemi… Autre chose ! Et voilà que nous saute aux yeux dans les nouvelles d'Allemagne cet aveu de la terreur des bombardements. N'est-ce pas à saisir tel quel ? L'arme nouvelle, la voilà, la rejetterons-nous ?

L'aveu boche paraît sincère. La terreur s'explique. Songez que, depuis trois ans et demi de guerre, l'Allemagne entière n'est éprouvée qu'à la manière de nos provinces du sud-est ou du sud-ouest, par les pertes en combattants, jointes à un degré de gêne alimentaire que nulle province de France n'a ressenti. À part cette crise, qui a tenu de la disette, qui a ressemblé à la famine et dont on lui annonce la fin à brève échéance, l'Allemagne a connu cet orgueilleux privilège refusé à la France et à l'Angleterre de vivre libre, sûre, entre des frontières de terre et de mer absolument inviolées, sauf au début, du côté russe. L'Allemagne est donc une sybarite. Que, sur son lit de roses, une feuille se plisse, qu'elle reçoive quelques tonnes de marmites du haut des cieux, il est clair que la surprise sera d'autant plus dure. Et, le mauvais caractère boche aidant, la réaction ne manquera pas de vivacité. Elle criera que ce n'est pas de jeu et que l'empire et l'empereur devraient bien la garder de l'inadmissible fléau…

La réaction serait encore avivée par la qualité ou la position des parties de l'Allemagne ainsi offerte à nos coups. Ce n'est pas l'Allemagne du nord. Nous ne pouvons toucher que le Rhin, les royaumes du Sud. On dit : tant pis. Je dirais : tant mieux. Car là, le mécontentement public, déjà constaté, serait profitable. Là il pourrait germer en bons et sérieux murmures séparatistes. Là, il aurait pour allié et multiplicateur les vieilles forces permanentes… Ne me dites pas qu'on évacuerait, comme on l'a fait ailleurs, les villes du Palatinat, du grand-duché de Bade ou du royaume de Wurtemberg, car ce serait un autre (et combien précieux !) sujet de mécontentement. Pour la première fois, redis-je, les citoyens non armés de l'Empire se sentiraient gênés autrement que par le murmure de l'estomac, éprouvés autrement que par les deuils de famille et d'amitié. Aux transformations défavorables causées par la défaite orientale, nos incursions aériennes opposeraient donc des transformations inédites en notre faveur.

Nous aurions à en subir quelques contre-coups à Paris ? Sans doute. Mais Armentières, Arras, Soissons, Reims, Verdun, Bar-le-Duc, Nancy, Belfort sont là pour dire que l'on peut supporter la disgrâce et lui résister. Du côté français, l'épreuve est courue, la partie est tenue. Mais du côté allemand ? Les socialistes pensent que, les hommes étant égaux, tout se passera là-bas comme ici. Or ils n'en savent rien. Car il y a là-bas une possibilité de faiblesse, donc pour nous une chance de force heureuse, et le murmure des quatre villes du Rhin nous en est le témoin. Courir le risque de laisser se perdre une chance pareille me semble, quant à moi, une erreur.

C'est presque une folie de ne pas continuer une expérience qui a déjà partiellement réussi.

Cette position du problème n'aborde pas, comme on le voit, la question des représailles proprement dites et, à vrai dire, ce dernier thème m'est indifférent. Il est trop juridique et, du côté du code de l'honneur militaire, si l'on veut, il est inintelligible aux Boches. Le Droit ne donne pas de solution pratique. Ce qu'il faut savoir aujourd'hui, c'est où est le bon parti, celui de la bonne direction de la guerre, puisque avec M. Clemenceau c'est la guerre qu'on fait. Or, du point de vue de la guerre, en ce moment, une question se pose, pas deux ; il y avait le blocus, l'importance du blocus diminue, quel supplice allez-vous porter chez l'ennemi pour y tenir lieu du blocus ?

Les bombardements aériens de l'Allemagne du sud répondraient à cette question. Vous les supprimez, soit ! mais alors qu'est-ce que vous mettez à la place ?

Toutes les douloureuses anecdotes d'enfants aux chairs broyées, de jeunes filles et de malheureuses femmes carbonisées vivantes peuvent être mises bout à bout sans satisfaire le moins du monde le bon sens du politique chargé d'assurer la défense des trente-huit millions de Français vivants et du milliard de Français à naître.

Ceux qui ont connu la vie des villes du front savent que le génie civique des populations de notre race finit par prendre son parti de l'existence la plus dangereuse. Nos lecteurs de l'autre année n'ont pas oublié cette bonne petite fille de Reims qui n'avait pas peur d'aller jouer sous les obus, mais qui tremblait comme une feuille à la pensée d'être grondée par sa maman.

Telle est l'habitude tragique. On s'y fait. Nous nous y ferions, comme à tant d'autres maux. Un seul mal serait sans remède, et pour de longs siècles ; l'ignoble victoire de l'empire allemand, car elle représente une telle multitude de cruautés, d'abominations, d'oppressions, de douleurs morales et matérielles infligées à des centaines de milliers de personnes, que le lecteur tenté de me trouver stoïque et sec, s'il réalisait par l'imagination ce que contient d'affreux malheur, de malheur éventuel menaçant, l'hypothèse d'une Allemagne victorieuse, avouerait que la sensibilité véritable est de mon côté ; celle qui ne s'enferme pas dans l'heure présente, celle qui voit, mais qui prévoit et dont les calculs bienfaiteurs signifieront l'épargne d'un nouvel océan de larmes, d'une nouvelle mer de sang.

Nous sommes entre deux avenirs aussi différents que la nuit et le jour. Le choix dépend de nous. Sachons le faire dans l'éclair d'une pitié lucide, d'une raison plus tendre, plus humaine, plus charitable que ne serait l'ébranlement panique de nos pauvres nerfs égarés.

La vraie humanité n'est pas sotte, ni faible. La fermeté, la rudesse, la dureté même peuvent être inspirées des pressentiments d'un bon cœur. Lorsque M. Edmond Barthélemy nous donne, au Mercure de France, ce conseil ardent et pressant : « Ô France, toi qui as Rome dans ton héritage, recherche la positive leçon romaine et défais-toi des métaphysiciens politiques » (simples généralisateurs de sensations), des phraseurs qui, dans bien des cas, ne sont que des « Gaudissarts intrigants », M. Edmond Barthélemy ne songe nullement à épaissir la fibre française.

Le grand peuple dont nous avons hérité la forte leçon politique nous a laissé aussi tous les véritables modèles de la mâle tendresse dans le chant de ses élégiaques et la leçon de ses moralistes. Mais sa grave pensée voyait la loi du monde ; elle acquiesçait aux sacrifices nécessaires en vue de sauver l'essentiel.

Qui ne consent pas ces concessions partielles à l'exigence du destin, perd le reste, perd tout. Telle est la loi, la loi trop claire. Il faut nous y conformer ou nous périrons, et la rhapsodie de nos Gaudissarts qui n'a même plus pour elle d'être sincère nous entraînera dans une agonie atroce qui serait sans excuse, dignité, ni beauté.

La grosse Bertha
24 mars 1918

Ni Calais, ni Dunkerque, ni Reims ni aucune des nombreuses villes françaises canonnées par la grosse artillerie allemande n'ont été convaincues en trois années de guerre. En doublant la portée et, je suppose, le volume de la pièce, les Allemands ont-ils amélioré l'argument ? Ils continuent d'être bien fous s'ils nous rêvent sensibles à de telles grossièretés.

Paris hier faisait plaisir à voir. Deux alertes en moins de quinze heures, c'est beaucoup lorsque la première dure du matin au soir.

Éveillé au milieu du jour, je m'entendis annoncer que la sonnerie d'alerte avait eu lieu et je crus entendre ajouter que tout était fini depuis fort longtemps, ce qui eut l'effet naturel de me replonger pour quelques minutes au pays des songes. Cependant, à peine vêtu, fus-je détrompé, et l'on m'assura que les bombes continuaient à pleuvoir ; mais dans la rue, comment le croire ? À voir ainsi vaguer par groupes ou stationner par longues rangées tout ce que Paris pouvait compter de curieuses et de curieux, comment rêver que la berloque n'avait pas sonné dix fois plutôt qu'une ?

On m'avait dit qu'un engin était tombé ici et là. Mon chemin était d'y passer et j'y trouvai d'abord peu de chose en fait de dommages, mais beaucoup de gens pour s'en divertir. Une population entière, se connaissant, goûtait, semblait-il, le spectacle de son courage, de son entrain, de sa bonne humeur, de sa grâce.

À l'excès ?

À l'excès. Il n'en faut pas douter. On peut rire du canon de Mahomet II 10, mais mieux vaut ne pas s'y exposer inutilement. Je n'aurais pas distingué le Paris en alarme du Paris tranquillisé sans le carillon des clochers qui mirent, un moment, dans l'air, sur les visages, dans le mouvement des cœurs et des corps, une couleur de vieille France dont le charme de jeunesse est incomparable.

Ce fut bien autre chose, la nuit venue. L'alerte numéro deux ne m'ayant pas été annoncée du tout, je trouvai, à la vingt-deuxième heure, par la plus belle nuit de printemps, au léger poudroiement d'une pâle flamme lunaire étonnamment pure et limpide, le tableau d'un Paris presque provincial, ni éveillé, ni endormi, ni gai ni triste, ni occupé ni distrait, mais debout sur le pas des portes, attendant, regardant, supputant les différences du vol des avions gardiens et de la course indifférente des astres. Presque tous les flâneurs que j'ai vus arrêtés, le nez en l'air, paraissaient témoigner un intérêt particulier au plus subtil de ces chariots volants qui tournoyait à vitesse vertigineuse et qu'on ne perdait pas des yeux grâce aux deux magnifiques émeraudes liquides étincelant à chaque moyeu. Le canon ne tonnait pas, ou, me disait-on, pas encore alors pourquoi ne pas se laisser enchanter des merveilles du ciel ?

Cette tranquillité d'esprit doit être saluée, déplorée, puis enregistrée. Elle porte en elle sa gloire. Elle implique un danger qu'il est superflu et fâcheux de laisser courir aux non combattants. Elle signifie à l'ennemi la vanité de ses tentatives d'intimidation. De dix Parisiens interrogés sur leurs préoccupations véritables, plus de la moitié auraient répondu qu'ils étaient de cœur et d'esprit sur la Sensée, sur l'Oise, avec nos troupes, avec les nobles troupes alliées, car là-bas se jouait le destin du monde. Que nos soldats le sachent ; on a beau dire, envers et contre tout, il n'y en a que pour eux dans notre pensée.

Offensive sur la Somme et assaut de Paris — Mais la riposte ?
25 mars 1918

Bien que tous nos désirs et toutes nos angoisses se tournent aujourd'hui du côté du front, de ce front de la Somme qui renouvelle les garde-à-nous et les fiertés d'août-septembre 1914, il convient, ces jours-ci, de ne pas attacher d'importance excessive aux différentes phases d'avance et de recul mentionnées par les communications des armées. Il eût été inconcevable que le coup de bélier donné par une masse de 600 000 hommes n'ébranlât point la ligne anglaise et ne l'obligeât même à quelque recul. Des retours offensifs heureux auront lieu, ont eu lieu, ont lieu. C'est inévitable. L'inévitable aussi, c'est la fluctuation. N'embarquons pas le sort de la guerre sur l'un ou l'autre de ces mouvements. Nous ne serons pas victorieux, parce que, de tant de kilomètres perdus, on en aura regagné tant, ni parce qu'il aura fallu les laisser.

N'en a-t-on pas cédé, et plus vite que cela, après Charleroi ? N'en a-t-on pas perdu de même à l'Yser ? N'en a-t-on pas perdu identiquement à Verdun ? Cependant Verdun n'a pas lâché, on a tenu l'Yser, et l'on a réagi après Charleroi, plus vite et mieux qu'on n'eût jamais osé l'espérer. Il n'y a donc rien de plus vrai que ces mots d'ordre répétés chaque jour de Français à Français :

— C'est un nouveau Verdun. On tiendra. Ils ne passeront pas.

Les citoyens là-dessus pensent comme les troupes, parmi lesquelles le courage des hommes correspond à la confiance des chefs.

Pauvres Parisiens ! Arrachés cette nuit même, dès une heure, à leur premier sommeil, la dernière matinée leur avait laissé très peu de répit. Mais qu'elle était belle !

Le dimanche de Pâques fleuries s'annonçait par des lumières si douces et si fines qu'à la sortie de l'imprimerie où je m'étais attardé, l'idée de prendre une voiture me fit l'effet d'une véritable profanation. De pareilles heures ne se goûtent qu'à pied, avec la faculté de stationner pour savourer un détail de l'éclairage, la corne délicate d'un monument ou les pâles nuées de verdure précoce étendues d'une branche à l'autre des massifs éclaircis.

Puisqu'il n'est pas possible de dire mon chemin, je dirai que c'était le chemin de l'école. Étais-je ou non curieux de savoir si au coup de sept heures un quart la danse d'avant-hier recommencerait ? C'est une idée qui ne m'avait pas traversé l'esprit d'une façon bien consciente ; toutefois, à un coin de rue, apercevant une silhouette familière arrêtée, l'oreille tendue, comme pour reconnaître, identifier le son d'une voix, l'avertissement ne me surprit pas. La passante reprit sa course rapide. Je l'attendis pour la saluer. C'est une de ces femmes courageuses qui sont nos collaboratrices de la dernière heure puisque, de leurs magasins de quartier, elles s'en vont distribuer de porte en porte, et parfois d'étage à étage, L'Action française et Le Pays, Le Figaro et La Victoire, L'Écho de Paris et L'Humanité. J'ai vu son mari en soldat. Il est employé de librairie. Ce sont nos liens.

— Eh bien ! lui dis-je, encore le canon ?

Elle me fit signe qu'il n'y avait pas doute et continua son chemin. « C'est la guerre », criai-je. Elle répondit : « C'est la guerre » et, sans hâter ni ralentir, poursuivit l'élan quotidien.

J'arrivais sur le pas de la porte connue. Une petite laitière en sortit, l'œil brillant, la bouche fleurie d'une nouvelle intéressante, et sans attendre de question, s'écria :

« J'étais là-haut… Ça a fait Baada-booum, Baada… » Et elle porta précipitamment la main à sa bouche pour feindre la terreur qu'elle n'éprouvait plus.

« Il y a longtemps ? demandai-je.

— Cinq ou six minutes, peut-être. »

Elle recommença lentement : Baada… Comme elle achevait : ...Aabooum, la porte s'ouvrit, il en sortit une autre laitière d'à peu près le même âge, mais opposant au rond visage de sa petite amie ces traits aigus et fins, ce regard entendu des enfants de Paris. Et, à se revoir, toutes deux éclatèrent d'un grand rire, d'un rire fou, lancé la tête haute, la gorge renversée, peut-être en défi à la minute effrayée qu'elles venaient de vivre, peut-être simplement pour rien. Pour rien au monde quant à moi, je n'aurais demandé compte de cette joie, et elles s'éloignèrent sans cesser une de ces parties de rire dont on ne peut avoir souci que longtemps, très longtemps après avoir fini d'être jeune.

Plusieurs passantes matinales revenaient de l'église, un pieux rameau à la main ; quelque habileté que j'aie acquise à lire sur les visages le reflet de sons que je ne perçois pas, rien n'exprimait l'involontaire tressaillement de la canonnade ou des coups de bombe. Il était tard, j'avais sommeil et montai me coucher.

Pour la riposte et la contre-offensive de l'air

Ce tonus moral unanime est la perfection même. S'il m'était permis d'y faire une critique, ce serait pour lui reprocher peut-être de se reposer un peu trop dans sa perfection. Cette certitude de la résistance victorieuse gagnerait à être nuancée et comme relevée d'une goutte d'inquiétude sur l'avenir. Un nouveau Verdun, c'est très bien. On tiendra, c'est parfait. Oui, mais : et puis après ?

Croyez-vous que cette résistance ait le don de contraindre les Allemands à la paix ?

Vous figurez-vous qu'il leur suffise d'avoir fait massacrer inutilement quelques corps d'armée pour venir aussitôt à résipiscence et nous tendre un bienheureux rameau d'olivier chargé de « conditions acceptables » en guise de fruits confits ? Si vous croyez cela, je n'en croirai rien quant à moi. Et je suis convaincu que cette résistance, fait négatif, simple insuccès pour eux, simple manque à gagner, ne parviendra pas à élever le vague murmure allemand au point de lui donner un accent menaçant, une direction révolutionnaire efficace. Michel grognera ? Certes. Mais l'État impérial est accoutumé au grognement de Michel. Il apportera à Michel des blés de Russie avec de substantielles promesses, lourdes d'or, riches de beaux rêves orgueilleux sur la colonisation de l'Orient d'Europe et d'Asie, depuis le Niémen jusqu'au Gange, et la mauvaise humeur sera éludée une fois de plus. Entre temps, l'État boche soufflera, se reposera, reprendra des forces et recommencera à nous préparer autre chose. Je ne dis pas que cela le tirera d'affaire. Je dis que la guerre en sera allongée. Voilà, oui, voilà ce qui ne peut manquer d'arriver si, après le nouveau Verdun et le grand coup tenu, rendu et repoussé, notre politique de guerre se croise les bras.

Je ne suis pas dans le secret des dieux, il n'est pas dans nos habitudes de nous mêler de politique militaire, mais, à l'heure actuelle, comment ne pas nous demander si, le succès étant prévu et judicieusement escompté, des ripostes fructueuses sont également prévues et sont préparées de telle sorte qu'elles se succèdent avec toute la rapidité nécessaire ? Même devanceraient-elles ce succès qu'elles n'y nuiraient pas et l'exploiteraient par avance. L'imagination (car nous sommes ici dans la conception pure, mais sans sortir de la raison) l'imagination ne peut s'empêcher de caresser avec délices l'idée d'une offensive aérienne menée sur le Rhin et l'Allemagne du Sud, qui arroserait avec une prédilection particulière les capitales des États secondaires qui se sont agrégés à l'empire prussien. Bade, Wurtemberg, Bavière ont eu les profits de l'empire, il est moral que ces royaumes et le grand-duché en supportent aussi les désagréments. Nous avons insisté sur ce point de vue. Il nous est précieux de voir Le Temps s'y rallier, hier même :

L'efficacité du moyen n'est pas douteuse, les plaintes des villes rhénanes et leurs alarmes, dont nous avons eu l'écho, sont là pour le prouver par avance. L'Allemagne, jusqu'ici, n'a point senti la guerre dans sa chair elle-même, comme nos malheureuses provinces envahies, pillées, rasées, incendiées. Elle a souffert, cela est certain, mais qu'on nous laisse employer l'expression, plutôt dans son appétit et dans son ventre. Si son moral n'éprouve point encore une dépression suffisante, c'est que l'image de la guerre n'est pas devant ses yeux. Le seul moyen de l'y placer, c'est la guerre aérienne. Une grand'mère allemande, d'après ce que nous racontent les journaux d'outre-Rhin, félicitait Hindenburg non point de ses victoires, mais de ce qu'il avait réussi à éloigner toujours les horreurs de la guerre du foyer allemand. Il est juste que ces horreurs soient connues de la nation qui a déchaîné cette guerre horrible et qui, bien qu'elle soit garantie jusqu'ici elle-même contre toute invasion, la continue avec ténacité et avec férocité.

Cela est bien senti. Mais, pour que le plus grand journal de la République en arrivât à penser aussi bien qu'il sent, il importerait de considérer quel serait l'effet de notre offensive aérienne combinée avec l'échec des armées allemandes sur notre front. Le désespoir de jamais nous vaincre ajouté à la cuisante douleur directe venue des châtiments du ciel stimulerait, attiserait, irriterait toutes les vieilles déconvenues, toutes les vieilles plaies de la guerre ; cette pointe active, harcelante, du bombardement méthodique de Carlsruhe, de Stuttgart, de Munich et même (enfin !) de Nuremberg 11 jouerait le rôle déterminant, frapperait le coup décisif auquel l'échec éloigné d'une offensive en terre ennemie n'aurait pas suffi. Aux douleurs éprouvées par le sol de l'empire, l'Allemagne commencerait d'être tentée de tomber sur les genoux ; c'est alors que les mouvements séparatistes ou sociaux pourraient acquérir une graduelle importance.

Elle s'accentuerait peut-être encore si (je poursuis mon hypothèse) l'offensive aérienne que nous rêvons était doublée au nord d'une offensive maritime générale, conduite à fond par la puissante flotte de l'Angleterre vers Heligoland et en vue de forcer les fameux réduits de Cuxhaven ou d'opérer un débarquement sur la Mer du Nord 12. Il est clair que l'empire, pressé des deux côtés par l'échec sanglant qui l'aurait partiellement désarmé, pourrait alors passer par des crises intérieures qui seraient l'auxiliaire naturel d'une diplomatie énergique animée de larges vues, décidée à réviser les abominables traités de Brest-Litovsk et capable de réorganiser une Europe.

Je ne dis pas que l'œuvre des diplomates en deviendrait facile. Elle serait possible ; ce serait beaucoup.

Les figues de Caton
ou l'Allemagne du sud
15 avril 1918

À l'heure où j'écris, aucun communiqué n'est arrivé. On ignore le nombre des bombes reçues par Paris et leurs points de chute 13. On ne sait que la rapidité de la manœuvre exécutée par tout ce que la ville comptait de passants, à 22 heures, le sang-froid remarquable des Parisiennes de tout âge, les amusantes scènes de kermesse auxquelles a donné lieu le passage de la berloque dans nos rues encore baignées d'ombre noire, déjà étoilées de points bleus, sans compter la pâle lueur de nos lampes de poche.

Mon avis n'a pas plus varié que celui du vieux Caton quand il laissait briller dans le pli de sa toge les merveilleux fruits de Libye. Je crois qu'il faut tâcher de nous mettre à même de bombarder l'Allemagne du Sud. Il me semble toujours que là serait le maximum du rendement. Nulle part figues de Libye ne seraient semées d'une façon plus utile. L'Allemagne sentirait la guerre comme nous la sentons. Elle en éprouverait les horreurs directes, immédiates, et la mauvaise humeur qu'en pourraient concevoir ces populations de son extrême périphérie pourrait aussi avoir des conséquences politiques pleines de suc. Les vieilles forces divergentes de la géographie et de l'histoire seraient mobilisées à notre profit contre le nouveau centre prussien.

On répond parfois que ce que nous disons est bien vrai, mais que l'objectif est lointain. Mais, lorsque nous parlons de l'Allemagne du Sud, il ne s'agit d'aller ni à Dresde ni même à Munich (330 kilomètres !). Nous parlons de précipiter les incommodités et les horreurs du bombardement sur les villes capitales qui sont à notre portée : la capitale du Grand-Duché de Bade, Carlsruhe, à 110 kilomètres de notre front, celle du royaume de Wurtemberg, Stuttgart, à 160 km. Pour des objectifs militaires ou économiques, dont je suis bien loin de nier la haute utilité, ni même le rôle supérieur, les aviateurs anglo-français vont quelquefois à Cologne, à Essen, à Elberfeld 14, ce qui comporte des parcours de 210, 240, 265 kilomètres, ainsi qu'en peuvent faire foi les flèches de telles cartes publiées ; les promenades aériennes que je conseille seraient beaucoup plus courtes, et j'ose penser qu'elles seraient d'autant plus fructueuses qu'elles tomberaient sur plusieurs des nœuds vitaux de l'empire fédératif allemand. Les Français, même instruits, même haut placés dans l'État, ont une tendance déplorable à réciter comme en classe : Allemagne, capitale Berlin… Berlin est à 620 kilomètres, et les prouesses que l'on multiplierait pour l'atteindre 1 fois sur 10 seraient peut-être si coûteuses que le jeu n'en vaudrait pas la chandelle ; mais, sur les quinze ou vingt autres capitales de la confédération germanique, il y en a un certain nombre où nous pourrions répandre l'alarme et l'épouvante à notre volonté. Et peut-être en aurions-nous ensuite de très intéressantes répercussions… Je ne conseille évidemment pas un voyage. Le voyage on l'a fait ici ou là ; c'est un système de voyages qui aurait seul un sens, une suite, un profit.

Figues de Libye ! figues de Libye ! Les cueillera-t-on ?

La politique et les héros de l'air

Ce que nous voudrions, ce que veulent certainement tous les chefs civils et militaires de la France, c'est de réunir devant l'ennemi le maximum de l'épargne en hommes au maximum d'efficacité politique ; le politique ici égale et prime même le militaire. Or, si nous avons des soldats merveilleusement au fait de leur tâche, les politiques savent-ils aussi, bien leur affaire ? Et cependant leur champ d'action se trouve être le plus large, le plus général de tous, et ainsi le plus riche de conséquences.

Une bonne politique aérienne pourrait tirer un parti nouveau et fructueux de ces magnanimes aviateurs qui donnent une idée si exacte et complète de toutes les variétés de l'âme de la patrie. Ils se recrutent dans tous les milieux et à tous les paliers de la société. Des noms jadis obscurs comme celui de Guynemer se sont élancés du char de feu jusqu'au sublime ciel des étoiles. Et aussi de vieux noms se sont mis à briller d'une splendeur plus pure à ce firmament national. Le jeune duc de Chevreuse appartenait à nos légions aériennes. Aviateur aussi, le jeune héritier des premiers grands chefs d'industrie de la France moderne, Henri-Paul Schneider, tombé du ciel il y a deux mois ! Aviateur, ce prince de Tonnay-Charente, dont le deuil n'a été proclamé qu'hier, mais dont la perte était pressentie depuis de longs jours. Français d'un sang si vieux, si noble, si valeureux que les plus grands devoirs, comme il disait lui-même, lui incombaient. En vue de satisfaire à cette haute règle, il n'abattit pas moins de douze avions boches avant d'être saisi par les éléments de la flamme sur lesquels il avait dominé si longtemps !

Rêverie allemande
16 avril 1918

… Boum. Boum. Il paraît que c'est le canon. Bien tranquillement, nos linotypistes composent le journal, nos imprimeurs apprêtent leurs machines. Pas un de nos amis qui ne soit à son poste. Et il en est ainsi chez tous nos confrères, comme dans toutes les entreprises parisiennes qui travaillent de nuit… Boum… Boum… L'heure presse. C'est ma dernière feuille de papier. Il faut y coller la risible histoire que notre ami Jules Véran a découverte dans une feuille archiboche et qu'il a publiée dans l'Éclair de Montpellier :

Dès 7 heures du matin, des obus tombent sur les quartiers les plus variés de la capitale française. La plupart des habitants se sont enfuis. Les rares Parisiens qui n'ont pu trouver de place dans les trains sont en proie à la panique et ils attendent en tremblant l'arrivée des conquérants allemands.

L'opinion française réclame la paix immédiate. Pour résister au sentiment populaire, le gouvernement recourt à tous les moyens. Comme Paris pullule de déserteurs, on a chargé des Annamites, costumés en femmes, d'aborder les jeunes gens sur les boulevards et de livrer au Conseil de guerre ceux dont la situation militaire est répréhensible. Des Françaises ont également été enrôlées pour faire le même métier ; elles sont considérées comme appartenant au « service auxiliaire civil ».

Le président de la République est gardé par des Annamites. Dans toutes les grandes villes de France, le maintien de l'ordre est assuré par des soldats noirs ou jaunes, car M. Clemenceau compte sur eux pour tirer sur le peuple quand la révolution éclatera très prochainement.

Il paraît que la Deutsche Tageszeitung possède des « informateurs parisiens » qui lui expédient ces craques ! Il est gai de les recueillir à cette place pendant que l'engin boche est en train de s'époumoner dans la nuit.

Qu'est-ce que la paix ?
24 avril 1918

Comme dans le sonnet baudelairien que Sainte-Beuve jugeait digne d'un poète anglais du temps de Shakespeare, ce soir la lune rêve avec plus de paresse 15 et les étoiles à leur poste, à demi-effacées par la clarté de l'astre, sont aussi quelque peu voilées de brume subtile. L'aspect du ciel et de la rue, sur les vingt-deux heures et demie, donnait déjà à croire qu'on avait sujet d'appréhender quelque chose du côté des routiers d'en haut. L'alerte qui devait être sonnée à minuit semblait écrite dans les airs ; pendant les heures d'attente, je ne pouvais m'empêcher de songer à la trompeuse paix de mes concitoyens, puis à la veille étincelante des milliers d'yeux, d'oreilles et d'esprits généreux qui, sur terre et au ciel, se tendaient et se déployaient pour prévoir, surprendre et déjouer l'ennemi.

Tandis que je m'attable tranquillement et, en quelque sorte afin qu'il me soit possible d'en user ainsi, la région qui s'étend de Paris au front est pleine de gardes terrestres, de croisières célestes, de combats en haut et en bas. Pour que l'agresseur soit ou repoussé, ou du moins tenu en échec, pour que subsiste l'équilibre favorable aux paisibles travaux de la plume et de l'outil, une tension terrible, un effort gigantesque, une activité qu'il faudrait appeler monstrueuse. sont déployés sur tous les éléments, avec tous les moyens de la vie et de son industrie. Notre repos n'est que la résultante de cette action, ensanglantée souvent de sacrifices énormes ; notre paix relative n'existe que par cette guerre.

Et quand il arrive, comme cette nuit, que notre paix souffre quelque trouble, femmes, vieillards, enfants tirés de leur sommeil, descendant les escaliers sombres pour gagner leurs abris, nous en éprouvons une espèce de scandale, parfois d'indignation, comme si le cours de la nature était rebroussé et qu'on vît se produire, par un phénomène inouï, l'interruption ou la subversion radicale des lois de l'être !

En réalité, c'est tout le contraire qui est arrivé ; nous voyons, en effet, le retour à l'état normal. Ce qui a fléchi n'est pas la nature ; c'est le chef-d'œuvre sublime, le miracle demi-divin de nos arts guerriers de la paix. La seule cause de sécurité défaille et s'ébranle ; la nature a continué sa guerre éternelle. Un art surhumain a faibli ; le bouclier héroïque, fait de vaillance et de sagesse, de la puissance individuelle de nos soldats et du haut trésor de nos traditions et inventions militaires ou savantes, a été surmonté et percé sur un point, en sorte que nous retombons, à certain égard, dans la misère de la condition primitive qui nous laissait à la merci des forces et des éléments. Le merveilleux, pour qui réfléchit, ni le surprenant, n'est pas dans ce retour lié aux aventures de l'être ; il convient de réserver notre étonnement et notre admiration à ce qui les mérite, à cet ingénieux et puissant réseau des moyens de la défense et des engins, de la protection.

On a parfois raillé, traité de cercle vicieux, la définition de la vie, par Bichat, comme l'ensemble des forces qui résistent à la mort. Ce prétendu cercle est une vue de profonde philosophie qui rend hommage à la qualité exceptionnelle et merveilleuse de la réaction de la vie au milieu des assauts acharnés qui lui sont livrés de toutes parts. Ainsi, la notion de la Paix, inspirée de son vrai amour et de sa juste estime, doit être conçue par rapport à la multitude infinie des éléments et des puissances qui conspirent tantôt à l'empêcher de naître, tantôt à la détruire à peine est-elle née.

Les pacifistes sont de pauvres esprits qui ignorent le prix de la paix ; ils supposent la paix toute faite, naturelle, simple, spontanée sur notre globe. Or, il faut qu'on la fasse. C'est le produit de la volonté et de l'art humain. Non, il n'est pas de qualité plus belle et plus noble que celle de pacifique. Mais elle convient uniquement au héros qui la fait. Il ne la trouve pas sous un chou. Pour la faire, il doit manier les outils qui s'appellent des armes. Avant la bombe et la grenade, c'était l'épée. Et avant l'épée, la massue et le bâton.

Pour venger le Bonnet rouge
16 mai 1918

Était-ce pour venger Duval, Marion, Landau ou Goldsky 16 que les avions boches se sont mis en chemin pour Paris hier soir et nous ont infligé une « alerte » assez longue ?

De toutes les nouvelles que j'ai recueillies, pas une qui contredise les observations personnelles que j'ai pu faire sur le sang-froid des Parisiens et des Parisiennes. À vrai dire, il y a excès d'insouciance et surtout d'illumination. À ce clair de lune un peu pâle, mais net, il n'était pas besoin de tant de lanternes et de falots fixes ou errants. Tout le long de mon chemin, principalement sur la rive droite de la Seine, on accédait à certaines caves par des vestibules somptueusement éclairés qui allongeaient sur la chaussée de longs cônes de flamme d'or.

En ajoutant les feux des voitures et ceux des abris aux feux bleus des réverbères, on peut dire que Paris nocturne était bien plus brillant hier qu'avant-hier. Nul esprit sage ne voudra approuver ces légèretés imprudentes. Les précautions sont ordonnées ou ne le sont pas ; celles qui le sont devraient avoir l'appui actif et insistant de tous les bons citoyens. Cela vaudrait mieux que de fumer en groupes à la margelle des trottoirs au risque inutile d'accidents qui pourraient avoir leur gravité.

À 23 h 55, berloque. Le téléphone nous annonce que Paris est indemne. Tout pour la grande banlieue ! On prononce le nom d'une pauvre, vieille et charmante ville, déjà cruellement meurtrie et ravagée, la belle Senlis ! Mais on n'en sait pas davantage à l'heure où je puis enfin me remettre au travail.

Les mœurs nouvelles
23 mai 1918

Deux ou trois alertes en deux jours 17, l'habitude achèvera bientôt d'être prise. La nuit limpide sous un beau clair de lune a déjà caractère de pronostic. Au coin de la rue du Croissant, j'avise hier un des ouvriers de l'imprimerie. Il regarde le ciel comme l'homme d'Ovide 18 :

« Rien ? lui dis-je… »

Mais il me répond :

« Rien encore… »

Et comme je plaisante son pessimisme :

« Dame, quand le temps est si beau… »

Quand le temps est si beau, les gens sont sur le pas des portes, les uns assis en rond, d'autres debout, et devisent comme au village. Ils n'attendent pas une goutte d'air. Une chambre entr'ouverte serait plus fraîche. Mais il leur déplaît d'aller « se coucher pour rien ». Il faut avouer cependant qu'avant-hier il n'était que 22\,h\,40 au premier signal ; à ce moment précis de mon départ pour l'imprimerie, j'eus, dans mon escalier couleur de crépuscule, le pittoresque défilé de mes voisins et voisines en costume hâtif, nattes battantes, bottines à demi-lacées. Cette descente aux caves a troublé des premiers sommeils.

Les mœurs des Parisiens sont devenues vraiment patriarcales depuis le début de la guerre. Soit légère pénurie de l'éclairage, instinct d'économie ou volonté résolue de faire honneur à la réforme de M. Honnorat 19, on dort plus tôt, comme on se lève. Ceux qui voient Paris au premier matin se rendent compte de l'animation extraordinaire des rues du centre. Jamais en 1914 il n'y eut tant de monde dehors entre six et sept heures, ni même une heure plus tard.

Que deviendront ces manières d'être à la paix ? Il n'est pas impossible que certaines habitudes d'épargne soient maintenues comme utiles si le législateur se montre vigilant. Toutefois, d'autres facteurs pourront aussi entrer enjeu, par exemple l'intérêt des théâtres, celui des réceptions du soir, toute cette vie nocturne qui est un des éléments normaux de Paris et qui sera sans nul doute activée par ce besoin général d'émotions collectives puissantes qui suit fatalement les grandes crises des sociétés.

Le progrès de la défense
24 mai 1918

Il n'appartient certainement pas aux particuliers de décerner des récompenses nationales, ni de décider que tel ou tel ont bien mérité de la patrie, mais il est bien permis d'exhaler cette vérité que notre défense aérienne est une belle chose, qu'il y a de nobles progrès de faits, que d'autres semblent en route et que, sous la pression souveraine de la guerre, les Français font figure d'achever leur conquête du ciel.

Rappelez-vous qu'il y a peu de saisons les moins pessimistes des nôtres sous la menace des gothas ou des zeppelins se bornaient à des conseils, d'ailleurs sages, de résignation. Le « c'est la guerre » était tout ce qu'ils pouvaient offrir aux appréhensions et aux plaintes, quittes à secouer les élégiaques les plus amers en demandant s'il n'y avait pas un peu plus de risques au front ? Pourtant, on a cherché, inventé, travaillé. Et l'on a trouvé. L'on a trouvé non le remède unique, la panacée, mais un ensemble de mesures dont le jeu concerté produit, en tout ou en partie, les résultats voulus. De ces résultats, quelques-uns sont merveilleux. Sembat ne veut pas qu'on abuse des canons antiaériens, et il en donne des raisons dont plusieurs sont solides et dont les autres brillent par la fluidité. Tout de même, quel rêve ! D'un mur de projectiles mouvant, intermittent et discontinu, parvenir à construire une défense de fait, un rempart réel, une digue vraie, entre la ville et l'ennemi, cet ennemi qui peut jouer à travers les trois dimensions de l'espace immense !

Les explications ne manquent certes pas. Des dispositifs très simples nous sont rapportés. Mais cette simplicité-là fait la plus grande gloire au génie de l'homme. Il fallait en avoir l'idée. Il fallait la pousser à l'acte. Audax Iapeti genus ! et je suis bien content que le grand vers d'Horace 20 s'applique à des soldats et à des inventeurs français.

Bref chant du cygne des Berthas
16 juillet 1918

À Paris et au front la saint Henri d'hier a été fêtée comme une sainte Barbe. Mais la grosse Bertha, dont le retour n'avait jamais été douteux, n'a pas fait de dégâts proportionnés aux intentions. L'heureux sort m'ayant presque fait assister, pour ma part, à l'un de ses tours, j'ai principalement vu rouler des pavés, se fendre quelques vitres, et le courant des gaz déflagrants coucher au ras du sol une jeune passante.

On l'a relevée fraîche et rose, sans autre mal que celui de la commotion, un peu surprise de voir se ruer tant de monde. En effet, d'un demi-kilomètre à la ronde, tous les voisins couraient à toutes jambes, mais vers le point de chute, pour le voir les premiers.

On comprend bien que je ne puisse approuver ces mœurs d'imprudence, de bravade et de sans souci. Mais enfin, elles valent mieux que leur contraire. Elles sont dignes de la nation qui, avant-hier, se pressait en larges haies fleuries tout le long du passage des armées alliées et qui s'était arrangée pour souscrire, du matin au soir, plus de cent millions en l'honneur de son indépendance et de sa sécurité. Il faut travailler à rendre ce peuple sage et prudent, mais aussi avouer toute la juste gloire qu'il a méritée pour n'avoir montré, depuis ces quatre ans d'une guerre affreuse, que de beaux et nobles défauts.

Tandis que les civils de l'arrière n'ont qu'à « tenir », une armée généreuse, hardie et forte se bat sur le rempart de nos fleuves et de nos forêts. Il est trop tôt encore pour ajouter aucun détail aux communiqués officiels qui sont bons. Les nouvelles que j'ai, ne parlant que de l'état moral, datent de l'avant-veille de l'offensive ennemie. Les notes qu'on va lire ont été cueillies sur le vif, de haut, par un esprit de chef qui sait voir et prévoir 21. Il me dit que les Boches étaient attendus pour les premiers jours de juillet. Ils ne sont pas venus. Cela a permis de reprendre des forces :

— On se remet en haleine, les hommes se sont reposés et l'idée générale c'est qu'on « les » attend. Notez que cela ne comporte aucune vantardise ; c'est une conception solide, raisonnée qu'il faudra en découdre et qu'on aura un rude coup à tenir. Le coup, on fera tout ce qu'il faudra pour le tenir, parce que c'est le seul moyen d'en sortir. Et comme on est convaincu de la nécessité absolue de faire tout le possible, on est fermement résolu ; ni l'enthousiasme ni la joie, encore moins la rodomontade et pas du tout le découragement. Je ne vois même pas de place pour la résignation ; c'est plutôt de la décision, sans autre chose accessoire, toute nue.

L'esprit de guerre se modifie ainsi peu à peu. À mon sens, il s'améliore ; l'expérience a permis de raisonner solidement et, les têtes françaises ayant vu clair, les volontés ont suivi. Ceux qui parlaient du Français léger, inconstant et superficiel n'ont qu'à venir ici. Ils verront des gens tenaces, appliqués, travailleurs, souvent gais, parbleu ! Mais la gaîté dans le travail, c'est simplement le témoignage d'une profonde, intime et sérieuse satisfaction. Elle n'exclut rien, elle facilite tout.

Cette bonne vue, prise du champ de bataille, sur le moral profond de la France guerrière, fait un pendant assez exact au tourbillon de badauderie passionnée et de curiosité impavide dont Paris bombardé nous a rendus témoins dans la journée d'hier. C'est surtout par l'esprit que vit notre peuple des Gaules 22.

Réflexions complémentaires

Quels frissons, toute notre vie, passeront sur nous quand nous entendrons l'accent allemand !
CAPUS, 31 janvier 1918.

I
Le grief français : son avenir

Nous voilà donc en désaccord avec nos meilleurs amis, avec les Français dont le cœur et l'esprit adhèrent spontanément à toutes nos haines ! On n'oubliera pas, disent-ils, après ce hideux massacre d'innocents 23, on ne pourra pas oublier !

Mais nous :

— Détrompez-vous. On oubliera. L'oubli est en train. Et non seulement il se fait déjà par l'opération naturelle des forces de la vie que rien n'immobilise, qui veulent oublier afin de se sentir être, mais voici que les fabriques d'oubli artificiel sont déjà à l'œuvre et qu'un peu partout se distille un sale Lethé.

Il suffit de se promener dans Paris pour prendre d'abord sur le fait la haute et légitime colère spontanée d'une fière et brave population dont le patriotisme n'a pas fléchi. Ensuite on se rend compte que, le premier moment d'émotion passé, il faut bien que chacun aille vivre sa vie. Les petits garçons et les petites filles, un moment effrayés par les Boches monstrueux, ont repris leurs amusements. Dans les cafés, dans les restaurants, dans les bureaux, ce qui était avant-hier l'unique thème des conversations n'en était plus hier que le sujet principal, et d'autres soucis élimineront peu à peu celui-là. C'est la force des choses, c'est le mouvement naturel qu'il serait chimérique de vouloir arrêter ; on peut seulement désirer de le régler avec sagesse ou de le ralentir tout au moins en partie, de manière à laisser subsister, de ce passé qui fuit, l'élément mémorable pour en édifier un avenir meilleur en nous rendant plus prévoyants, plus lucides et plus avisés. Tout ce qui appartient à l'ordre de l'intelligence, notamment la presse et les autres organes de l'opinion, devrait collaborer à ce grand service public.

Il suffit bien d'approcher d'un kiosque et d'acheter quelques feuilles aux noms trop connus pour voir et toucher qu'il n'en est pas ainsi. Une importante partie de la presse est, au contraire, consacrée à seconder l'œuvre de dissolution naturelle et de dispersion spontanée, comme pour mieux diminuer la durée et la constance du grief français !

M. Jouhaux 24, que nous avons vu mieux inspiré en d'autres cas, écrit par exemple :

Nous saluons les victimes innocentes de ces pratiques sauvages, mais il convient que ces victimes ne servent pas de prétextes à une recrudescence des campagnes violemment chauvines sous lesquelles se cachent les désirs impérialistes 25 de quelques-uns.

Notre réprobation, nous devons la manifester énergiquement contre les empereurs et les chefs responsables, sans cependant nous laisser aller à la haine aveugle des peuples qui ferait disparaître à nos yeux la réalité et qui donnerait ainsi satisfaction au but poursuivi par les hobereaux prussiens.

La réalité, c'est ce qui disparaît « aux yeux » de M. Jouhaux. La réalité, c'est que l'un des deux aviateurs faits prisonniers à la suite de la chute de leur appareil, habitait Paris avant la guerre et y était employé dans une maison de la rue d'Uzès ; ce n'était ni un empereur, ni un hobereau, ni un chef, c'était un de ces Allemands que M. Boutroux 26, qui connaît l'Allemagne et qui ne s'est pas laissé rouler par elle comme les chefs socialistes, a vus et nommés par leurs noms d'éternels envahisseurs pillards, prétendant à tout dominer. En semant dans le peuple ces distinctions frivoles entre maîtres et sujets, on renouvelle l'étourderie des premières semaines de la guerre, où quelques racontars firent croire à la pauvre France que les Allemands se battaient à contre-cœur et traitaient cette guerre de guerre d'officiers. Monsieur Albert de Mun en fut dupe…

L'erreur nous coûta cher. Après trois ans et cinq mois de rudes épreuves, il coûterait plus cher encore, non seulement à nos combattants, mais à leurs fils et petits-fils, de circonscrire les responsabilités à des éléments clairsemés du peuple coupable… L'expérience séculaire est là pour montrer ce que de telles erreurs font couler de sang.

Mais un autre publiciste d'extrême-gauche nous arrêtera, tout pensif, à ce mot de coupable. Sommes-nous bien sûrs de la culpabilité allemande ? Et que pouvons-nous en savoir ? Il y a un coupable, « la Guerre », « la guerre, telle que l'ont comprise les civilisés du XXe siècle ». En dehors de cette certitude très générale, le Journal du Peuple refuse de rien concevoir et spécialement de départager les belligérants ! De son point de vue qu'il juge philosophique, ils lui paraissent tous se valoir. Est-ce que les uns et les autres ne font pas les mêmes mouvements de pied et de main, autour des mêmes machines de mort ? Le penseur du Journal du Peuple en est à ce stade sommaire où l'on demande équitablement après la tête de l'assassin celle du bourreau et même, un peu, de quelques parents de la victime, dans le cas où ces misérables auraient cédé à l'instinct sanguinaire de porter plainte.

Je vous assure que c'est ce que l'on entend par la Justice aujourd'hui dans certaines têtes. S'il était moins « justiciard », le Journal du Peuple n'écrirait pas :

Les hommes qui ont survolé Paris en accomplissant l'œuvre de mort, sont des bandits ici, des héros à Berlin. Nos camarades qui survoleront les vieilles villes allemandes seront des bandits là-bas et des héros pour nous. Ainsi en décide la sagesse des nations !

Je ne conseille pas de laisser passer ces insanités comme cela. S'il est des nigauds pour les dire, il en est un bien plus grand nombre d'autres pour les croire et d'autres pour les propager. Les thèmes de la guerre du droit, parfaitement oiseux en d'autres circonstances, doivent être employés ici dans toute leur rigueur. Héros pour héros, qui a commencé ? Quels sont les agresseurs et les envahisseurs ? On oublie trop, à l'heure où ils seraient utiles, les thèmes dont on abuse à d'autres moments.

Ce n'est pas la France qui offensa la première une ville ouverte. Les Allemands nous ont jeté leurs bombes en septembre, il y a quatre ans. Nous y étions. Nous les avons vues pleuvoir en plein jour sous la queue des oiseaux prussiens. Cette initiative qualifie désormais la suite de leur action. Mais elle ne date pas de 1914 ; nous tenons de nos devanciers quelle horreur ignominieuse avait été, par des méthodes autres et dans le même esprit, le bombardement de 1871.

Le funeste M. Ribot était ridicule de réduire la guerre à un, deux, trois « procès ». Mais pour définir du point de vue de la justice les rapports des peuples français et allemands, il faut pourtant se rappeler que l'agression ni la malfaisance n'ont jamais été de notre côté. Que l'on remonte à Charlemagne, à Jules César, au consul Marius, les leçons données aux Germains répondaient à des invasions dévastatrices ou réprimaient des procédés militaires honteux. L'incendie de quelques villages du Palatinat, si furieusement reprochés à Louvois, avait déjà pour objet de contraindre les peuples allemands à faire la guerre « avec plus d'honnêteté ».

Les guerres de Louis XIV, même celles, incomparablement plus dures, de la Révolution et de Napoléon Ier, n'allèrent pas sans apporter à ce centre européen (aujourd'hui en pleine régression morale, mais de tout temps retardataire) un surcroît de politesse et de civilisation auquel l'Allemagne a constamment répondu par de lâches violences et d'immenses pillages toutes les fois qu'on lui en a laissé les moyens. Cette priorité du bienfait français et du crime allemand ne saurait être attestée ni propagée avec trop d'éclat.

L'intérêt public de la France, la Vérité historique indépendante de tout sentiment national et la Justice dépendante de cette seule Vérité vivent en accord absolu ; voilà ce qu'il ne faut point cesser de redire à la face des imposteurs et des pêcheurs en eau trouble qui n'ont d'autre désir que les revenant-bons des agitations qu'ils escomptent. Le mensonge colore des illusions funestes. Sachons faire assez de lumière pour les poursuivre une par une et pour les disperser. Il faudra bien un jour invoquer contre de mauvais Français les rigueurs des lois, mais celles-ci seraient absolument inopérantes si l'on ne donnait pas à l'opinion publique les lumières préalables auxquelles elle a droit. Jamais la lutte intellectuelle ne fut plus nécessaire. Jamais, précisément parce que le monde entier brandit et manie des armes terribles, jamais l'influence du Spirituel n'a été plus capable d'empêcher ou de précipiter de lourdes misères. La conservation ou la perte du pays peuvent être liées à la mise en valeur de quelques idées capitales. Mais, pour les concevoir, il faut les fonder sur les réalités mémorables. Réapprenons l'histoire de nos pères. N'oublions pas l'histoire que nous avons vécue.

II
Le conservatoire des griefs

Bâtir sur le sentiment d'une foule est bâtir sur l'eau.

Le seul conservatoire possible du grief national, c'est l'État.

Nous avons assisté tout un jour à l'explosion de haine et de mépris provoquée par la visite des avions boches dans Paris, la plus meurtrière depuis le début de la guerre. Mais pour que chacun vive, il faudra que ces souvenirs, sans disparaître, rentrent dans l'ombre.

Ainsi va le monde, et son train se fait sans dommage chez les peuples bien constitués qui possèdent un État.

Les souvenirs, les haines, les rancunes que les simples particuliers ne peuvent entretenir de façon constante, un État les prend à son compte, il en tient registre, registre qu'il met à jour de manière à exercer tous les droits, à soutenir tous les intérêts, à poursuivre tous les devoirs qui y sont relevés. Dans un État normal, les émotions publiques ne sont pas de simples coups de sensibilité, balayés, remplacés au premier vent contraire ; elles deviennent la matière et la substance d'actes utiles, elles servent à recouvrer et à restaurer ce qui a été perdu pour la communauté.

L'État français est-il actuellement outillé pour jouer ce rôle ? On le souhaite et on l'espère. Cependant, on serait tenté d'en douter toutes les fois que l'État se met à trancher du stoïque et du magnanime, feint l'oubli, mime le pardon, se met à faire le généreux avec le dépôt que nous lui avons laissé de nos haines, de nos rancunes, de nos revendications. Cela revient à violer le cahier des charges et à tronquer son devoir d'organe national d'intérêt public. Un État qui abandonne l'idée d'indemnité ou qui appelle justice une charité ridicule envers l'ennemi, cet État politique signe sa déchéance, et les socialistes qui lui dictent faute sur faute proclament de la sorte leur inaptitude à comprendre et à pratiquer la première des obligations sociales, qui est de savoir subir et imposer les conditions de la vie.

Toute vie serait rapidement rendue impossible si la barbarie boche pouvait compter sur l'impunité. Nulle vie civilisée ne serait praticable si de fortes rançons n'étaient exigibles et exigées en échange de tant d'horreurs. Le droit est là, s'il y a un droit. Le métier des rhéteurs et des sophistes qui exploitent le peuple s'efforce d'opposer le droit à l'intérêt ; nous ne nous lasserons pas de répéter que la justice se compose de justes intérêts et que les réelles satisfactions réclamées constituent le Droit. Sans elles, il n'y aurait plus dans le monde qu'iniquité.

C'est la vérité pure. Il ne s'est pas trouvé un écrivain ou orateur socialiste et anarchiste pour établir le contraire, mais, sous notre plume de simples particuliers, la vérité évidente et éblouissante reste démunie de toute autorité pratique et, quand bien même nos formules incarneraient manifestement les conditions du salut public, il resterait à savoir ce qu'en pense l'État.

Oui, quelle est sa pensée ? Lorsque le funeste M. Alexandre Ribot incarnait l'État, il était de bon ton, il était de bon goût, de dire et d'écrire que les plus nobles conditions sociales pour un État quelconque étaient celles du martyr crucifié et déchiqueté pour le Droit sans compensation d'aucun genre. Tel un théoricien du mariage qui prendrait pour modèle type et canon suprême les maris aimants et trompés !

Successeur du funeste Alexandre Ribot, M. Paul-Prudent Painlevé n'a sans doute jamais bien su ce qu'il fallait choisir de cet idéalisme épineux (mais sublime) et radieux (mais défaitiste) ou d'un réalisme qui rappelle ces mauvais jours de la vieille monarchie où chaque guerre se soldait par l'acquisition d'au moins une province 27. M. Painlevé en jugeait les profits tentants, mais il se demandait s'ils ne seraient avilissants et, comme la chatte de la comédie, le goût des confitures luttait dans son cher cœur avec la crainte de délustrer le bout de sa patte.

Il sera très intéressant de voir quelle position adoptera le Gouvernement de la France en dehors de ces deux mémorables et piteux précédents. On lui conseille des représailles rapides. On aime à croire qu'il ne manquera point de les ordonner. Mais ces décharges réflexes sont à la portée du premier venu. L'intéressant, je le répète, est de savoir comment les cruautés de l'autre nuit retentiront sur la conception officielle, sur la notion gouvernementale de la paix à poursuivre et à imposer. Comment l'État français inscrira-t-il sur ses tablettes au débit de l'Allemagne les 36 morts et les 190 blessés parisiens du 30 janvier 1918 ?

Une réponse dilatoire est sans doute probable. On nous dira qu'il s'agit d'abord de vaincre ; tant que nous n'avons pas la victoire, on ne peut voir ce qu'elle permettra d'exiger. Mais il faut sortir de ce cercle et dire hardiment qu'on hâte la victoire en faisant briller quelque bien dont elle nous fera jouir. La victoire ascétique, dénuée de satisfactions matérielles et morales, dont les suppôts de Kant voudraient nous régaler, est certainement celle dont la pensée exerce la plus faible attraction sur les armées et sur les peuples. Un gouvernement intelligent s'arrange pour associer au désir et à la volonté de vaincre toutes les puissances de l'imagination, du sentiment, de l'intérêt et de l'appétit. Ainsi, du plus noble au plus vil, de la simplicité brutale de l'instinct au raffinement chevaleresque de l'honneur et du droit, tout est mobilisé, appelé et mis en action au service extraordinaire de la patrie.

« La victoire apporte la vengeance, la victoire apporte le dédommagement, la consolation, l'abondance. La victoire ramène la fierté, la prospérité… » Voilà ce que l'on devrait oser penser et oser dire si l'on était capable de clairvoyance et de raison. Cette raison et cette clairvoyance habitent-elles l'État français ? C'est la question. C'est presque toute la question.

Post-scriptum

La victoire a tardé, mais elle est venue. Il appartient aux Français de dire si elle leur apporté ce qu'elle devait, pour l'utilité et le droit. Ils diront si l'État qui a accepté cette victoire et signé l'acte du 29 juin 1919 a été un bon conservatoire de leurs griefs et de leurs créances.

On vient de voir quelle était la doctrine désintéressée des cabinets qui ont précédé celui de M. Clemenceau. Les Français diront si ce dernier a su définir la doctrine contraire et si ses successeurs y ont même pensé.

Pour nous qui ne saurions séparer la politique de la vie, et dont la doctrine, les idées, les conclusions les plus générales ne seraient que de frivoles considérations sans racines si nous ne les eussions puisées, d'un regard direct, dans les choses, il n'y a pas de doute à élever ni à garder. Ce tableau de Paris assailli, bombardé et calme, cette chronique de nos deuils, de nos ruines, de nos justes indignations motive et fortifie aussi clairement que possible l'amertume des déconvenues de la France depuis l'armistice et surtout depuis le traité.

Quelque chose a manqué, sans conteste possible, pendant cette guerre et depuis cette paix. Et cette chose, c'est l'État.

Nous nous sommes défendus. Dans la carence de l'État, nous n'avons su ni ce que nous voulions, ni ce qu'il nous fallait au terme de la défense victorieuse.

Maintenant nous exploitons juridiquement et péniblement ce mauvais traité. Cela se fait depuis quelques mois, depuis l'entrée dans la Ruhr, le moins mal possible ; une action tardive répare difficilement un ensemble d'omissions précipitées. La pression directe de nos nécessités financières a seule obtenu cet effort.

Nous n'avons eu ni politique de la guerre ni politique de la paix. Rien n'a été dirigé de haut, envisagé de loin, élevé de nos profondeurs. Tout le monde en convient. Il faudrait convenir de nous reconstruire un État.

C'est mon vœu final. Je le dédie aux Parisiennes et aux Parisiens. qui ne tiennent pas du tout à recommencer de dégringoler leurs escaliers avec des bottines ouvertes en de nouvelles nuits d'épreuve de 192…

Je le dédie aux amateurs de musique sacrée et aux catholiques pieux qui échappèrent par miracle au massacre du Vendredi-Saint dans l'église de Saint-Gervais.

Il y a des malheurs en suspension, il y a des obus, de grosses marmites qui planent, et ces menaces des nouvelles nuits d'épreuve s'adressent à notre intelligence. Soit pour les écarter, soit pour résister. Il n'y a rien de plus pressant que de rétablir notre appareil de défense contre l'oubli ; je veux dire un État français.

Charles Maurras
  1. Divers canons de fort calibre ou à très longue portée furent utilisés par les Allemands. Le nom générique de grosse Bertha leur est resté, bien que les pièces d'artillerie appelées Bertha n'aient jamais tiré sur Paris : elles étaient destinées à détruire les fortifications du front. Le canon à très longue portée qui tira sur Paris avait pour nom officiel Wilhelmgeschutze (« l'arme de Guillaume ») : d'un calibre de 210 mm, avec une longueur de tube de 36 mètres, il avait une portée de plus de 120 km, lançant des obus de 105 kilos environ. (n.d.é.) [Retour]

  2. Ce sont les trois premiers vers de L'Amour mouillé, imitation d'Anacréon, poème tiré du troisième volume des Contes de Jean de la Fontaine. (n.d.é.) [Retour]

  3. En novembre précédent, lors de la formation du ministère Clemenceau, l'humeur de son chef m'avait fait craindre un dictateur anti-militaire, d'ailleurs annoncé par ses campagnes depuis août 1914. [Retour]

  4. Drumont mourut le 3 février 1917. (n.d.é.) [Retour]

  5. L'année de l'Action française commence au 21 mars, date de la fondation du journal. [Retour]

  6. François Daudet, qui venait de naître. [Retour]

  7. On sera d'autant plus frappé du caractère « traditionnel » de la gerbe-réponse que celle-ci procédait d'un mécanisme moderne, la rupture et l'explosion d'une canalisation de gaz d'éclairage frappée par la bombe ennemie. [Retour]

  8. Essai de Léon Daudet, paru le 5 mars 1913, sous-titré Études et Documents sur l'espionnage Juif-Allemand en France depuis l'affaire Dreyfus. (n.d.é.) [Retour]

  9. Léon Bailby (1867–1954) est surtout connu aujourd'hui comme le fondateur du Bal des Petits Lits Blancs, dont la première édition se tiendra en 1921. En 1918, il a derrière lui une longue carrière de journaliste ; il a été directeur de La Presse, puis de L'Intransigeant. En 1927, il fondera Paris-Match. (n.d.é.) [Retour]

  10. Le canon utilisé par Mehmet II durant le siège de Constantinople, pièce de 66 centimètres, calibre énorme et qui ne fut que de peu d'aide pratique aux troupes turques. (n.d.é.) [Retour]

  11. On n'a pas oublié la fable officielle boche d'avions français qui auraient bombardé Nuremberg en juillet 1914 et qui a servi de prétexte à déclarer la guerre. [Retour]

  12. Comme nous revendiquons nos idées propres, rendons à l'amiral Degouy ce qui lui appartient : cette idée de l'attaque du littoral allemand fut préconisée par lui durant toute la guerre. [Retour]

  13. Il y avait eu onze morts, cinquante blessés (communiqué de deux heures du matin). [Retour]

  14. Aujourd'hui Wuppertal. (n.d.é.) [Retour]

  15. Premier vers du sonnet Tristesses de la Lune, soixante-cinquième pièce des Fleurs du mal dans l'édition de 1861. (n.d.é.) [Retour]

  16. Le procès de cette canaille s'ouvrait. [Retour]

  17. Elles avaient été sans résultat, nul appareil ennemi n'avait pu arriver sur Paris. [Retour]

  18. Dans le premier chapitre des Métamorphoses (vers 78 à 88), Ovide décrit la création de l'homme, être qui se distingue de l'animal parce qu'il regarde le ciel au lieu de regarder le sol :

    Natus homo est, sive hunc divino semine fecit
    Ille opifex rerum, mundi melioris origo,
    Sive recens tellus seductaque nuper ab alto
    Aethere cognati retinebat semina caeli.
    Quam satus Iapeto, mixtam pluvialibus undis,
    Finxit in effigiem moderantum cuncta deorum
    Pronaque cum spectent animalia cetera terram,
    Os homini sublime dedit caelumque videre
    Jussit et erectos ad sidera tollere vultus :
    Sic, modo quae fuerat rudis et sine imagine, tellus
    Induit ignotas hominum conversa figuras.

    En voici la traduction faite par Villenave en 1806 : « L'homme naquit ; et soit que l'architecte suprême l'eût animé d'un souffle divin, soit que la terre conservât encore, dans son sein, quelques-unes des plus pures parties de l'éther dont elle venait d'être séparée, et que le fils de Japet, détrempant cette semence féconde, en eût formé l'homme à l'image des dieux, arbitres de l'univers ; l'homme, distingué des autres animaux dont la tête est inclinée vers la terre, put contempler les astres et fixer ses regards sublimes dans les cieux. Ainsi la matière, auparavant informe et stérile, prit la figure de l'homme, jusqu'alors inconnue à l'univers. » (n.d.é.) [Retour]

  19. En 1918, André Honnorat a cinquante ans. Celui qui laissera son nom à la postérité comme fondateur de la Cité Universitaire n'était à l'époque qu'un député parmi d'autres, élu dans les Basses Alpes sous une étiquette de centre gauche. Le 19 mars 1917, l'Assemblée avait adopté son projet de création de l'heure d'été ; il s'agissait d'économiser l'énergie pour soutenir l'effort de guerre. (n.d.é.) [Retour]

  20. Vingt-septième vers de la troisième Ode du premier livre d'Horace, Au vaisseau de Virgile partant pour Athènes. Dans ce célèbre passage (nous citons les vers 25 à 34), le poète évoque le défi lancé aux Dieux par Promethée (qui était l'un des fils du Titan Iapetus – ou Japet) venu leur dérober le secret du Feu, et les conséquences funestes qui s'ensuivirent pour les humains :

    Audax omnia perpeti
    Gens humana ruit per vetitum nefas ;
    Audax Iapeti genus
    Ignem fraude mala gentibus intulit ;
    Post ignem aethera domo
    Subductum macies et nova febrium
    Terris incubuit cohors
    Semiotique prius tarda necessitas
    Leti corripuit gradum.

    Nous ne résistons pas au plaisir d'en citer la traduction pesante et médiocre de Lecomte de Lisle : « Audacieuse à tout braver, la race humaine se rue vers l'impiété défendue. L'audacieux fils de Iapétus, par une ruse mauvaise, donna le feu aux nations. Après que le feu eut été ravi à la demeure éthérée, la maigreur et la foule inconnue des maladies tomba sur la terre, et la nécessité autrefois tardive de la mort reculée hâta le pas. » (n.d.é.) [Retour]

  21. Le lieutenant-colonel Bernard de Vesins. [Retour]

  22. Deux jours après ce jour, à l'ouverture du procès Malvy, retentissait le canon de la victoire. Réplique décisive à l'incursion de gothas qui avait souligné l'ouverture du procès du Bonnet rouge. [Retour]

  23. Dans la nuit du 30 janvier. Cette page avait paru dans l'Action française du 2 février 1918. [Retour]

  24. En 1918, Léon Jouhaux a 39 ans. Il est secrétaire général de la CGT depuis 1909. (n.d.é.) [Retour]

  25. M. Jouhaux devrait savoir qu'il n'y a pas d'impérialisme français. [Retour]

  26. Émile Boutroux (1845–1921), académicien en 1912, fut un philosophe de grande renommée. L'oubli dans lequel il est tombé est peut-être dû à ses positions violemment anti-germanistes, que les biographes actuels passent sous silence. Après avoir étudié dans sa jeunesse à Heidelberg, il publia de nombreux ouvrages sur la philosophie allemande, notamment sur Leibnitz, Kant et Bluntschli, dont il espérait que le message prenne un jour le pas sur la barbarie née de Fichte et de Treitschke. (n.d.é.) [Retour]

  27. On en a l'aveu officiel du comité de Salut public. [Retour]

Ouvrage de 1923, reprenant des articles de 1918.

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