Un peuplier de 105 ans

Il y a 105 ans jour pour jour paraissait le numéro de la Gazette de France où Charles Maurras publiait cette Querelle du peuplier que nous vous proposons aujourd’hui accompagnée d’un texte antérieur de quelques mois.

Quand André Gide pose une question, Maurras y voit une réédition de celle du phoque devant le roi Salomon…

Nous laissons nos lecteurs apprécier ce qui était là visé chez André Gide, de son caractère amphibie ou de son protestantisme familial caricaturé ici en biblomanie. Tout au plus préciserons-nous que les mœurs des pinnipèdes étaient déjà l’objet de locutions populaires en 1903, les lexicographes l’assurent.

Car ce n’est qu’en 1903 que se déclenche cette Querelle du peuplier, comme on va la baptiser durablement, entre Gide et Maurras, alors qu’elle a pour mobile un roman publié par Barrès en 1897, Les Déracinés.

Gide a republié quelques vieux articles, il a ajouté une note qui semble viser un texte de Maurras paru, lui, en 1898, L’Idée de la décentralisation. Maurras y parlait en effet de Barrès et de son influence sur le mouvement régionaliste et fédéraliste. Maurras répond vivement à Gide.

La querelle ne se bornera pas à Gide et à Maurras : beaucoup d’auteurs en vue prendront parti pour l’un ou pour l’autre dans diverses revues, jusqu’à l’étranger.

C’est que sous le caractère parfois amusant, sous les accusations plaisantes de coquetterie, les phoques et les leçons d’arboriculture citées avec une pédanterie ironique, la question est d’importance : où s’enracine-t-on ? comment faire lorsqu’on est d’ici et d’ailleurs pour être de quelque part, pour ne pas être un déraciné barrésien ?

Raoul Ponchon

Quand mon verre est vide
Je le plains
Quand mon verre est plein
Je le vide.

Il ne reste plus guère de Raoul Ponchon que ce couplet à la gloire du vin. Celui que plusieurs générations — car il vécut très âgé — ont tenu pour l’un des plus grands poètes est aujourd’hui bien oublié.

Même les manuels de littérature, qui ne sont d’habitude pas avares de gloires un peu passées, ne citent plus Ponchon.

Son œuvre, il est vrai, nous paraît assez mince. C’est qu’elle était toute de son temps : les poésies de Ponchon se récitaient entre amis, se débattaient dans des cercles littéraires, la primeur en était donnée à des gazettes et des revues bien avant qu’elles ne soient recueillies en un seul volume paru du vivant de leur auteur : il avait alors soixante-douze ans ! Pour ses contemporains, Ponchon était donc une figure étroitement mêlée à la vie intellectuelle d’alors mais dans ses expressions les moins durables et les moins institutionnelles. Lui-même se considérait indigne de publication, se décrivant comme un simple « rimailleur du quotidien ». Cela explique en grande partie l’oubli injuste où il est tombé.

C’est au point qu’aujourd’hui encore il n’existe guère d’ouvrages de référence sur Ponchon que ceux de Marcel Coulon, en tête desquels son Raoul Ponchon paru chez Grasset en 1927 et dont notre texte forme la préface donnée par Charles Maurras.

« Les souvenirs innombrables que me rappelle votre livre »

Et c’est bien toute la vie littéraire de sa jeunesse qui revient à la mémoire de Maurras à l’évocation de Ponchon. La figure tutélaire de Moréas est maintenant bien connue de nos lecteurs à force de citations et de mentions multiples : nous la retrouvons, presque familière.

De cette jeunesse poétique commune — « au même faisceau » — que reste-il entre Maurras et Coulon ? Il semble qu’en 1927 Marcel Coulon avait d’une part renié certaines choix esthétiques auxquels Maurras était resté fidèle, parfois au prix de quelques explications. Il semble surtout d’autre part qu’une différence de méthode gène Maurras qui semble mal à l’aise avec ce qu’il décrit comme des détours, des délices et des raffinements sans fin ni but chez son ami. La critique littéraire de Maurras tranche et choisit, n’hésite pas à prononcer, comme nous l’avons souligné récemment à propos de Baudelaire dans un texte plus tardif, là où Coulon semble se complaire dans une critique descriptive et moins décidée.

Jamais il ne vous semble que l’on puisse tenir un compte suffisant de tout. Ma seule réplique possible est qu’à compter sans cesse, le compte ne finira point.

Or il faut finir, c’est une question de santé : d’où l’évocation grecque de la figure d’Hygie, fille d’Asclépios. Choisir et trancher en critique, c’est dire ce qui est bon, c’est renouer avec une « hygiénique » norme classique et antique, pas tant dans la forme que dans le regard même porté sur la poésie et son statut.

« Sire, c’est Ponchon »

De là viennent les multiples allusions qui, dans la seconde partie du texte, tirent Ponchon vers le classicisme antique ou français, sans qu’il y ait à cela de raison particulière dans son œuvre. Le classicisme pour Maurras est bien dans le regard porté sur un texte, dans l’appréciation qu’il permet ou ne permet pas chez son lecteur. Sans doute Maurras défend pour lui ce qu’on appellera son atticisme. Mais la réconciliation avec Coulon sur l’excellence de Ponchon, « Bacchus indien » soutenu par des nymphes montre bien que l’auteur de la Muse du cabaret n’était pas jugé indigne.

Certes la forme de Ponchon n’est pas toujours très pure et son inspiration n’a souvent rien d’académique, mais c’est de « franchise » et de « vérité » qu’il est question ici bien plus que de rimes ou du respect pour des chinoiseries dont Maurras a souligné ailleurs la vanité et l’arbitraire parfois absurde.

Il revient même à ce compte sur ce qu’il appelle sa détestation pour les deux compagnons, Bouchor et Richepin, avec qui Ponchon avait formé le Groupe des Vivants. Il faut « rendre toutes les grâces dues à Messieurs Jean Richepin et Maurice Bouchor, ces membres bien heureux d’une incomparable amitié, pour la belle part qu’ils ont prise à la vie mentale de Raoul Ponchon, à ses lectures, à ses études, soucis littéraires, préoccupations philosophiques et morales. »

Alors, Ponchon, un classique ? sans doute. Au point que Maurras rapproche l’enfant de cette ville que l’on appelait encore Napoléon-Vendée des fils d’Athènes, comme Moréas, et de Provence, mentionnant même la haute figure de Goethe pour sceller l’expression de cette « merveilleuse vertu des races et des climats latins » qui prend dès lors figure d’excellence universelle plus que de gloriole de terroir.

Lettres à Charles Maurras, au Septentrion

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Les Presses universitaires du Septentrion publient Lettres à Charles Maurras – Amitiés politiques, lettres autographes, 1898-1952.

Nous ne pouvons que remercier l’éditeur de nous avoir fourni l’introduction de l’ouvrage, que vous pouvez télécharger.

Creusant les racines du genre épistolaire, ce recueil commenté de quelque quatre vingt lettres adressées à Charles Maurras par ses amis : des figures tutélaires de l’Action Française (Jacques Bainville, Léon de Montesquiou, Lucien Moreau, Henri Vaugeois), des hommes de confiance (Bernard de Vaulx, l’amiral Antoine Schwerer), des références intellectuelles (Robert Brasillach, Thierry Maulnier) ou des « bras armés » (Maurice Pujo, Georges Calzant, Lucien Lacour, Marius Plateau, Maxime Réal del Sarte), rend compte du comportement et des postures politiques de cohortes générationnelles unies. Marquées par les violences de guerre, imprégnée de valeurs royalistes, nationales, catholiques ou « anti-boches », elles expriment une adhésion sans partage aux idéologies maurrassiennes sous les mots de billets fiévreux ou de longues missives qui témoignent de l’urgente envie d’agir. Ces correspondances respectueuses autant qu’empathiques avec le « Cher Maître », choisies pour l’exploitation directe qu’elles autorisent sur l’intime de chacun et le lien privilégié entretenu avec Maurras, mettent au jour un corpus homogène par la place qu’il réserve à la logique collective qui anime en les soudant groupes, réseaux et cercles de sociabilités. Pour autant, ressortent les spécificités sociales et culturelles de trajectoires individuelles, disjointes parfois dans les écarts de tranches d’âge, restituant pour l’historien la singularité de positionnements politiques mus par l’intransigeance de l’engagement.

Agnès Callu, ancienne élève de l’École nationale des Chartes et de l’Institut national du Patrimoine, auteur d’une thèse sur la Réunion des Musées nationaux sous la IIIe République publiée et couronnée du prix Lenoir, est conservateur du Patrimoine aux Archives nationales, chercheur-associé au CNRS (Institut d’histoire du temps présent, IHTP) et à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), chargé de cours à l’Université Paris IV – Sorbonne et à l’École nationale des Chartes.

Patricia Gillet, ancienne élève de l’École nationale des Chartes, auteur d’une thèse sur Étienne Baluze (1630-1718) et l’histoire du Limousin : méthodes et desseins d’un érudit du XVIIe siècle (à paraître), est conservateur en chef du Patrimoine aux Archives nationales et membre de la section d’histoire contemporaine et du temps présent du Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS).

Ont également contribué à l’ouvrage :

Marie Cattelain, diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris ;
Laurent Ferri, conservateur à la bibliothèque de l’université Cornell (Ithaca, New York) ;
Bertrand Joly, professeur à l’université de Nantes ;
Sébastien Laurent, maître de conférences habilité à l’université Bordeaux III ;
Thomas Roman, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris.

Quand Malraux encensait Maurras

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Nous avons publié ici-même la dissertation sur la Jeune Captive d’André Chénier rédigée en 1883 par le collégien Charles Maurras. Les bons pères du collège d’Aix avaient quelque peu censuré le poème, et le jeune Maurras, instruit par leurs prudes précautions, avait décrit la prisonnière Aimée de Coigny sous les dehors de la plus parfaite innocence.

Or, en 1902, on découvre les Mémoires qu’Aimée de Coigny avaient consignés en 1817. Ils sont publiés et Maurras en tire un article qui paraît dans la Gazette de France en juillet de cette même année, et qui sera repris en 1905 dans L’Avenir de l’intelligence, sous le titre de Mademoiselle Monk.

Ce titre sera conservé dans toutes les rééditions successives de L’Avenir de l’intelligence. En 1923 Mademoiselle Monk sera publié à part, dans une petite brochure qui s’orne d’une gravure de Gorvel et d’une préface d’un tout jeune écrivain de 22 ans nommé André Malraux.

En revanche il ne sera pas repris dans les Œuvres capitales. Nous en ignorons les raisons, mais deux séries de considérations, qui se renforcent mutuellement, peuvent l’expliquer. D’une part, de nouveaux éléments sur la vie d’Aimée de Coigny ont été découverts bien après 1902, et leur prise en compte aurait nécessité des remaniements dans le texte, peut-être au détriment de sa cohérence. D’autre part, la quasi-totalité des arguments de prospective et de stratégie politique développés dans Mademoiselle Monk ont été repris, quasiment à l’identique, dans la préface de Mes idées politiques.

Si bien que Mademoiselle Monk vaut surtout aujourd’hui par la préface donnée par André Malraux à sa réédition de 1923.

Un retour sur André Chénier…

Maurras résume à grands traits, pour les lecteurs de la Gazette de France, la personnalité et la vie tumultueuse d’Aimée de Coigny, et s’attarde longuement sur le poème d’André Chénier, comme en écho à sa dissertation rédigée près de vingt ans auparavant. Il prend vivement le contrepied du préfacier des Mémoires qui nie vigoureusement toute possibilité de liaison entre le poète et sa voisine de cellule ; il affirme au contraire que cela n’aurait rien d’étonnant, arguant entre autres qu’un poète est mieux placé qu’un juriste pour comprendre l’inspiration d’un autre poète.

Poète, séducteur, mais non libertin, Maurras réagit surtout contre un certain parti-pris pudibond de la critique littéraire de son époque. Il est vrai que nous éprouvons quelque dépaysement à lire ces proses ampoulées où les perversions les plus criantes sont occultées, voire niées contre toute évidence… On est aujourd’hui tombé dans l’excès inverse. Mais au-delà de ces considérations contextuelles, ce qu’on sait de l’histoire de la prison Saint-Lazare pendant la Terreur rend l’hypothèse de Maurras fort plausible.

Pendant la première période de leur incarcération commune, Aimée de Coigny, André Chénier et leurs co-détenus ont connu un régime des plus permissifs. Mais leur gardien débonnaire, un certain Naudet, sera débarqué en prairial lorsque la Terreur entre dans sa phase ultime et paroxystique. Le nouveau directeur Bergot est un robespierriste fanatique qui instaure le règne de la délation. André Chénier y laissera sa tête, alors qu’Aimée de Coigny et son futur second mari réussiront à la sauver, on ne sait au prix de quels arrangements. Bergot sera guillotiné le 11 thermidor, et on peut se demander si le maintien en détention d’Aimée de Coigny pendant les deux mois qui suivent n’était pas destiné en fait à la protéger de quelque règlement de comptes…

La nuit précédant sa montée sur l’échafaud, Chénier compose La Jeune Captive et en fait parvenir le manuscrit à Aimée. Celle-ci ne le conserve pas, et le donne à Aubin-Louis Millin de Grandmaison, aujourd’hui connu comme savant naturaliste et archéologue, mais qui en prison était un indicateur connu et redouté. Ce geste a été interprété comme de l’indifférence, alors qu’au contraire c’était peut-être pour elle le meilleur moyen, risqué certes, de faire parvenir le poème à l’extérieur et d’assurer sa publication au cas où elle aurait été elle-même condamnée !

Rien n’exclut donc que Chénier et Aimée aient été un moment amants, au début de leur réclusion, et que la prisonnière ait conservé pour la mémoire du poète un vif attachement.

…et quelques mots sur Aimée de Coigny

Il est très difficile de reconstituer l’histoire réelle d’Aimée de Coigny. On ne peut qu’en brosser un portrait psychologique, et laisser l’imagination remplir les zones d’ombre. Nul doute que tout homme normalement constitué voudrait la rencontrer telle qu’elle était à vingt ans et la séduire. Ou plus simplement se laisser séduire par elle, car elle n’attendait pas qu’on vînt la chercher.

Mais pendant la Terreur les choses sont plus compliquées. Chacun se couvre, mène un multiple jeu, feint, ment et trahit pour survivre. Le comportement d’Aimée de Coigny, revenant à deux reprises à Paris alors qu’elle était en sécurité à l’étranger ne peut qu’obéir à des raisons obscures que nous ignorons. Contrairement à d’autres qui sont revenus par bêtise ou par crédulité se jeter dans la gueule du loup, elle savait certainement ce qu’elle faisait et pourquoi.

Ce que l’on sait d’elle provient de ses propres écrits, des Mémoires rédigés en 1817 et un roman, largement autobiographique, écrit la même année et qui ne sera redécouvert qu’en 1912. Or en 1817 Aimée de Coigny est prématurément vieillie, malade, aigrie, ruinée… ce qui jette un doute sur l’objectivité de son récit d’une vie passée toute pleine d’aventures, de faste, de séductions, d’intrigues, de commerce des grands de ce monde, de triomphes et de chutes, et sans doute aussi de turpitudes inavouables.

De tout cela, que reste-t-il ? Peut-être fut-elle l’un des modèles dont Jacques Laurent s’inspira pour imaginer sa Caroline chérie. Maurras reprend quant à lui ce qu’Aimée raconte du rôle d’intrigante qu’elle joua de 1812 à 1814 pour favoriser le retour des Bourbons. De là l’évocation de Monk, de là des considérations sur la marche et la succession des événements en politique, sur la capacité des hommes (et des femmes…) à influer sur le cours des choses.

Orléaniste tant par son histoire personnelle que par sa tournure d’esprit, devenue légitimiste sous l’influence de son amant du moment, Aimée de Coigny joua-t-elle un rôle aussi considérable que Maurras le laisse entendre, et qui lui fasse mériter a posteriori ce surnom de Mademoiselle Monk ? Ce n’est pas impossible, encore qu’il soit bien difficile de démêler l’imagination de la réalité. Il est certain qu’elle en voulait à Bonaparte et à l’Empire, et qu’elle avait l’oreille de Talleyrand ; mais que fut son rôle ensuite, notamment pendant les Cent Jours, alors que Bruno de Boisgelin, son amant, était à Gand auprès de Louis XVIII ? Nous sommes dans le domaine des supputations.

Lisons son éloge funèbre écrit par Népomucène Lemercier, qui fut l’un des participants réguliers aux dîners organisés chez Talleyrand et dont Aimée de Coigny était l’égérie, tel que le publia Le Moniteur :

Une personne qui n’avait atteint encore que la moitié de sa vie nous est enlevée avant le terme prescrit par la nature. C’était elle que chanta, dans sa jeunesse, le poète André Chénier dans son ode intitulée La Jeune Captive. La duchesse de Fleury connut, par sa situation, tout ce que l’élégance, la délicatesse des bienséances, les grâces donnaient de charmes à la cour de Versailles ; depuis que la séparation d’avec son époux lui fit reprendre le nom de son père, la comtesse de Coigny connut tout ce que la Révolution fit naître de plus intéressant, de plus solide, de plus éclairé sur les affaires et sur les personnes qui les avaient dirigées. Ce mélange d’instruction mit en valeur ses qualités naturelles et les avantages de son éducation extraordinairement soignée. Également familière avec les belles-lettres françaises et latines, elle avait l’acquis d’un homme ; mais le savoir en elle n’était jamais pédant ; elle resta toujours femme et l’une des plus aimables de toutes. Sa conversation éclatait en traits piquants, imprévus et originaux. Elle résumait toute l’éloquence de Mme de Staël en quelques mots perçants. On a lu d’elle un roman anonyme qui, sans remporter un succès d’ostentation, attacha, parce qu’elle l’écrivit d’une plume sincère et passionnée. Elle a composé des mémoires sur nos temps, et une collection de portraits sur nos contemporains les plus distingués par leur rang et par leurs lumières, qui réussirent mieux, étant vivement tracés et plus sincères encore. Nous l’avons perdu le 17 janvier 1820 ; recueillons ce qu’elle nous a laissé et pleurons-là, car son vif et rare esprit, tout brillant qu’il fût, séduisit bien moins que ne touchait la bonté de son cœur.

Initials : B. B.

Entre Bainville et Baudelaire ce serait donc Bainville plutôt que Baudelaire ? Le Calendal de Mistral plutôt que Les Fleurs du Mal ?

La cause est évidemment aujourd’hui entendue : Baudelaire a créé une esthétique et ce n’est pas le cas de Bainville. Il y a une manière d’écrire avant Baudelaire et cette manière n’est pas la même après lui ; on ne peut pas en dire autant de Mistral. La postérité a prononcé et les jugements contraires, seraient-ils les mieux argumentés, paraissent bien vains.

L’intérêt de ce texte n’est-il pas loin du jugement anecdotique sur Baudelaire ? D’abord dans ce qu’il nous réaffirme de l’esthétique maurassienne, faite d’unité, de mesure, d’équilibre. Le reproche adressé à Baudelaire est bien de cet ordre précise Maurras : « déception, non morale et tout esthétique. » Ce reproche c’est au total de n’avoir pas, à partir d’éléments déjà présents avant lui, élaboré une œuvre qui aurait été dans cette continuité classique, une œuvre unie et claire, faite de distinction au sens presque plastique du mot. Baudelaire a choisi l’esthétique de la rupture, celle qui au lieu d’atteindre au plus haut et d’en redescendre par gradations successives ne l’atteint que pour s’en précipiter, l’exemple du contraire étant pris à Mistral.

Simple reproche d’artiste à artiste ? voire. Car il s’agit de Bainville dans ce texte et non de Mistral. La préoccupation politique, contre l’adage, n’est peut-être pas ici première, mais elle est bien là. Nous sommes en 1941 et l’unité française paraît plus que jamais nécessaire à Maurras pour faire face aux conséquences de la défaite. Par rapport à cette exigence immédiate qui regarde le salut de tous, la position d’un Baudelaire volontiers dandy, avec ce que cela comporte de rupture sociale, d’éloignement des normes communes et d’autonomie de l’individu paraît bien éloignée des préoccupations du moment que Maurras évoque clairement à la fin de son texte :

Sans vous rien ravir de l’honneur de la décision, que, du moins l’expérience de vos anciens vous éclaire ! Elle vous montrera qu’il y a deux chemins, celui qui pend et mène aux lieux inférieurs, chez de lamentables victimes, et celui qui monte, celui des hommes, des citoyens, des pères et des mères de la patrie, tous et toutes fort bons lettrés, mais non décadents : renaissants.

L’écologie du cyprès

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Dans les derniers jours de 1941 paraît en Arles, aux éditions « J. GIBERT », un petit livre de maximes et de coupures d’articles de Charles Maurras intitulé Sans la muraille des cyprès.

Il s’ouvre sur un vibrant hommage à Mgr Penon, mort douze ans auparavant :

À mon premier et dernier Maître
À l’ami de toujours
Monseigneur Penon
Évêque et citoyen

Fidèle hommage de l’admiration pleine de gratitude qu’un vieil élève adresse au parfait humaniste par qui, de 1882 à 1885, il fut éveillé à l’amour des lettres profanes et, de 1906 à 1926 et 1929, gardé dans le profond respect dû à l’Église de l’Ordre.

L’attention du lecteur est attirée dès la seconde page de garde sur le fait que « conformément à la volonté expresse de l’auteur, cet ouvrage ne sera jamais réimprimé ».

Qu’en est-il et pourquoi cette étrange décision ? Nous en sommes réduits aux conjectures. On sait seulement que le choix et l’arrangement des textes a été réalisé par Mademoiselle Jacqueline Gibert, qui en a ensuite fait réaliser l’édition sous son propre nom. Cette demoiselle était dévouée corps et âme à Charles Maurras, dont elle assurait une large part du secrétariat. Animatrice zélée de l’association des Dames royalistes, elle débordait d’activité, et peut-être justement se mêlait-elle un peu trop de tout, cachant certaines lettres, éconduisant certains visiteurs… si bien que, paraît-il, Charles Maurras en fut plusieurs fois irrité.

Aurait-il donc, concernant la composition de l’ouvrage, été mis devant le fait accompli, et faute de pouvoir en faire remanier un contenu qui ne correspondait pas à ses souhaits, se serait-il résigné à en empêcher tout retirage ? Ce n’est qu’une hypothèse, mais d’autant plus vraisemblable que le principe même de ce recueil de pensées aurait dû, au contraire, le pousser à souhaiter une diffusion la plus large possible.

Maurras exprime d’ailleurs très explicitement ce sentiment dans sa préface : ces pensées sont une « espèce de testament » qu’il dédie à sa « postérité d’esprit ».

Celle-ci devra donc se contenter de ce qui reste des 600 exemplaires tirés sur grand papier et des 3000 exemplaires ordinaires, au tout petit format, imprimés le 30 novembre 1941.

Nous avions nous-mêmes envisagé, pour respecter les volontés de l’auteur, de ne diffuser Sans la muraille des cyprès qu’en version non-imprimable.

Puis, réfléchissant plus avant, nous sommes parvenus à la conclusion que publier l’ouvrage tel quel n’avait en soi aucun intérêt.

Sans la muraille des cyprès se compose en effet de trois parties, non titrées, et d’une préface dont les cinq premiers mots ont donné son titre au recueil.

Rien ou presque ne distingue ni ne structure les trois parties de l’ouvrage ; mises bout à bout elles forment une accumulation sans grand fil conducteur de quelques centaines de phrases ou d’extraits d’articles, qui ne sont ni numérotés, ni surtout référencés. Ce qui aurait pu être un résumé de poche du Dictionnaire politique et critique ne peut donc ni s’étudier, ni se consulter. On y trouve aussi bien des maximes, parmi les plus célèbres de Maurras, comme

Tout désespoir en politique est une sottise absolue

ou

De toutes les libertés humaines, la plus précieuse est l’indépendance de la patrie

que des hommages funèbres, des considérations sur l’état de la France un an après la débâcle, des lettres adressées au Vatican, des retours sur Dante et Mistral… tandis que la préface, toute martégale d’inspiration, semble faire suite à celle de La Musique intérieure et des Quatre nuits de Provence.

Nous avons dès lors choisi de publier d’une part cette préface, dont il serait absurde de priver le lecteur d’aujourd’hui, et de nous réserver de faire paraître ultérieurement quelques extraits du livre, mais regroupés par thèmes précis et convenablement référencés. Ainsi serons-nous fidèles aux volontés de Maurras : pas de réimpression, mais une sélection critique et enrichie, pour en pérenniser la substantifique moelle.

Nous avons réintégré dans la préface le tout dernier paragraphe de la troisième partie, qui lui fait écho et referme l’ouvrage sur une note de cohérence bienvenue ; ainsi est né ce Théorème du Cyprès, qui commence par des souvenirs d’enfance et s’achève par des principes de haute politique.

Cette thématique du cyprès se retrouve dans deux poèmes de La Musique intérieure. Le souvenir des arbres abattus en 1882 y est omniprésent. Dans le premier, c’est la perspective de la propre mort du poète qui domine, et on y discerne des associations qui reviendront plus tard dans la Prière de la Fin :

Le Cyprès

Jours appesantis d’un souvenir sombre,
Tout me fait trop mal ;
Ensevelissons nos restes à l’ombre
Du cyprès natal.

Ô roi des jardins de pampre et d’olive,
De roses vêtu,
Orgueil et pudeur de l’âme plaintive,
De moi voudras-tu ?

Tu m’as vu tenter d’amollir la roche ;
Mon gémissement
Pressa du plus vain de tous les reproches
Le dur élément.

Mais, qu’il t’en souvienne ! À l’humble défaite
De ma longue erreur,
Nulle cruauté qui broyât ma tête
N’a dompté mon cœur.

Et, bien qu’aux réseaux de l’Enchanteresse
Fût lié mon sort,
J’ai la liberté des seules richesses :
L’honneur et la mort.

Tu peux m’accorder la paix de ton ombre,
Ami fier et pur,
Et m’incorporer à ton signe sombre
Debout dans l’azur.

Mais dans le second poème, dont Maurras cite des extraits dans le texte du Théorème, la mort n’est que l’effet de la folie des hommes, dont le retour maléfique est inexorable :

Les Témoins

Toujours la même chose…
Molière

— Le Sort et ses coups, la Vie et ses songes
Ne sont pas obscurs,
Disent tes cyprès que la lune allonge
Au ras de ton mur.

Devant la maison que trois siècles dorent,
Fuseaux ténébreux,
Nous recommençons le rêve d’enclore
Votre jardin creux,

Mais dans votre main l’avare cognée
A plus de vingt fois
Couché tout sanglants sous l’herbe indignée
La feuille et le bois.

Tu dis que ta loi les a fait renaître ?
Mais je vois encor
Quel rustre acharné qui te dit son maître
Nous portait la mort ;

Réduit à pleurer ses vieilles démences,
Ton cœur insensé
Peut-il empêcher qu’elles recommencent
Leur crime passé ?

Du cuisant regret les larmes fécondes
Sont fruit de saison ;
La terre, en tournant, ramène son monde
À la déraison.

Tes cyprès ont vu quelle pauvre place
Fait au changement
La faux d’un destin qui passe et qui repasse
Éternellement.

L’exergue est tirée de la première scène de l’acte II de Dom Juan. Elle n’a en soi aucune relation avec le reste de l’intrigue de la pièce. Pierrot, le paysan qui a sauvé Dom Juan et son équipage de la noyade, explique à sa fiancée Charlotte qu’il trouve qu’elle ne l’aime pas assez, et celle-ci se défend devant ces jérémiades, se plaignant qu’il lui répète « toujours la même chose » :

— Mon quieu, Pierrot, tu me viens toujou dire la mesme chose.
— Je te dis toujou la mesme chose, parce que c’est toujou la mesme chose, et si ce n’était pas toujou la mesme chose, je ne te dirai pas toujou la mesme chose.

Ensuite, Dom Juan tentera de séduire Charlotte. Mais ceci n’a aucune importance. Maurras ne retient de cette réplique que sa dimension obsessionnelle ; le souvenir des cyprès abattus lui revient sans cesse à l’esprit, et il ne réparera jamais assez sa faute.

De ces centaines de cyprès que Maurras énumère dans son Théorème, de ce « chœur végétal » qu’il aura planté ou rêvé de faire planter entre sa maison du Chemin de Paradis et le moulin situé en haut de la colline, pour qu’ils y grandissent et permettent un jour « aux esprits à qui j’aurais donné de la vie et du mouvement » de « venir dialoguer sous mes arbres pour en goûter l’âpre et chaude salubrité », il ne reste hélas aujourd’hui que la nostalgie ; le développement et l’urbanisme de Martigues, expression de la déraison récurrente des hommes dont parlent Les Témoins, les auront plus sûrement rasés que l’acte de folie destructrice dont Maurras s’est repenti toute sa vie.

À Martigues, ou ailleurs, retrouvons néanmoins ces grands cyprès, réels ou symboliques, au moins leurs âmes de « fuseaux ténébreux » ; au besoin, replantons-les, ces cyprès protecteurs, ces frères naturels, pour goûter de leur ombre bienfaisante, et en faire selon le vœu de Charles Maurras un hâvre de retrouvailles permanentes de sa « postérité d’esprit » !