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Dans les derniers jours de 1941 paraît en Arles, aux éditions « J. GIBERT », un petit livre de maximes et de coupures d’articles de Charles Maurras intitulé Sans la muraille des cyprès.
Il s’ouvre sur un vibrant hommage à Mgr Penon, mort douze ans auparavant :
À mon premier et dernier Maître
À l’ami de toujours
Monseigneur Penon
Évêque et citoyen
Fidèle hommage de l’admiration pleine de gratitude qu’un vieil élève adresse au parfait humaniste par qui, de 1882 à 1885, il fut éveillé à l’amour des lettres profanes et, de 1906 à 1926 et 1929, gardé dans le profond respect dû à l’Église de l’Ordre.
L’attention du lecteur est attirée dès la seconde page de garde sur le fait que « conformément à la volonté expresse de l’auteur, cet ouvrage ne sera jamais réimprimé ».
Qu’en est-il et pourquoi cette étrange décision ? Nous en sommes réduits aux conjectures. On sait seulement que le choix et l’arrangement des textes a été réalisé par Mademoiselle Jacqueline Gibert, qui en a ensuite fait réaliser l’édition sous son propre nom. Cette demoiselle était dévouée corps et âme à Charles Maurras, dont elle assurait une large part du secrétariat. Animatrice zélée de l’association des Dames royalistes, elle débordait d’activité, et peut-être justement se mêlait-elle un peu trop de tout, cachant certaines lettres, éconduisant certains visiteurs… si bien que, paraît-il, Charles Maurras en fut plusieurs fois irrité.
Aurait-il donc, concernant la composition de l’ouvrage, été mis devant le fait accompli, et faute de pouvoir en faire remanier un contenu qui ne correspondait pas à ses souhaits, se serait-il résigné à en empêcher tout retirage ? Ce n’est qu’une hypothèse, mais d’autant plus vraisemblable que le principe même de ce recueil de pensées aurait dû, au contraire, le pousser à souhaiter une diffusion la plus large possible.
Maurras exprime d’ailleurs très explicitement ce sentiment dans sa préface : ces pensées sont une « espèce de testament » qu’il dédie à sa « postérité d’esprit ».
Celle-ci devra donc se contenter de ce qui reste des 600 exemplaires tirés sur grand papier et des 3000 exemplaires ordinaires, au tout petit format, imprimés le 30 novembre 1941.
Nous avions nous-mêmes envisagé, pour respecter les volontés de l’auteur, de ne diffuser Sans la muraille des cyprès qu’en version non-imprimable.
Puis, réfléchissant plus avant, nous sommes parvenus à la conclusion que publier l’ouvrage tel quel n’avait en soi aucun intérêt.
Sans la muraille des cyprès se compose en effet de trois parties, non titrées, et d’une préface dont les cinq premiers mots ont donné son titre au recueil.
Rien ou presque ne distingue ni ne structure les trois parties de l’ouvrage ; mises bout à bout elles forment une accumulation sans grand fil conducteur de quelques centaines de phrases ou d’extraits d’articles, qui ne sont ni numérotés, ni surtout référencés. Ce qui aurait pu être un résumé de poche du Dictionnaire politique et critique ne peut donc ni s’étudier, ni se consulter. On y trouve aussi bien des maximes, parmi les plus célèbres de Maurras, comme
Tout désespoir en politique est une sottise absolue
ou
De toutes les libertés humaines, la plus précieuse est l’indépendance de la patrie
que des hommages funèbres, des considérations sur l’état de la France un an après la débâcle, des lettres adressées au Vatican, des retours sur Dante et Mistral… tandis que la préface, toute martégale d’inspiration, semble faire suite à celle de La Musique intérieure et des Quatre nuits de Provence.
Nous avons dès lors choisi de publier d’une part cette préface, dont il serait absurde de priver le lecteur d’aujourd’hui, et de nous réserver de faire paraître ultérieurement quelques extraits du livre, mais regroupés par thèmes précis et convenablement référencés. Ainsi serons-nous fidèles aux volontés de Maurras : pas de réimpression, mais une sélection critique et enrichie, pour en pérenniser la substantifique moelle.
Nous avons réintégré dans la préface le tout dernier paragraphe de la troisième partie, qui lui fait écho et referme l’ouvrage sur une note de cohérence bienvenue ; ainsi est né ce Théorème du Cyprès, qui commence par des souvenirs d’enfance et s’achève par des principes de haute politique.
Cette thématique du cyprès se retrouve dans deux poèmes de La Musique intérieure. Le souvenir des arbres abattus en 1882 y est omniprésent. Dans le premier, c’est la perspective de la propre mort du poète qui domine, et on y discerne des associations qui reviendront plus tard dans la Prière de la Fin :
Le Cyprès
Jours appesantis d’un souvenir sombre,
Tout me fait trop mal ;
Ensevelissons nos restes à l’ombre
Du cyprès natal.
Ô roi des jardins de pampre et d’olive,
De roses vêtu,
Orgueil et pudeur de l’âme plaintive,
De moi voudras-tu ?
Tu m’as vu tenter d’amollir la roche ;
Mon gémissement
Pressa du plus vain de tous les reproches
Le dur élément.
Mais, qu’il t’en souvienne ! À l’humble défaite
De ma longue erreur,
Nulle cruauté qui broyât ma tête
N’a dompté mon cœur.
Et, bien qu’aux réseaux de l’Enchanteresse
Fût lié mon sort,
J’ai la liberté des seules richesses :
L’honneur et la mort.
Tu peux m’accorder la paix de ton ombre,
Ami fier et pur,
Et m’incorporer à ton signe sombre
Debout dans l’azur.
Mais dans le second poème, dont Maurras cite des extraits dans le texte du Théorème, la mort n’est que l’effet de la folie des hommes, dont le retour maléfique est inexorable :
Les Témoins
Toujours la même chose…
Molière
— Le Sort et ses coups, la Vie et ses songes
Ne sont pas obscurs,
Disent tes cyprès que la lune allonge
Au ras de ton mur.
Devant la maison que trois siècles dorent,
Fuseaux ténébreux,
Nous recommençons le rêve d’enclore
Votre jardin creux,
Mais dans votre main l’avare cognée
A plus de vingt fois
Couché tout sanglants sous l’herbe indignée
La feuille et le bois.
Tu dis que ta loi les a fait renaître ?
Mais je vois encor
Quel rustre acharné qui te dit son maître
Nous portait la mort ;
Réduit à pleurer ses vieilles démences,
Ton cœur insensé
Peut-il empêcher qu’elles recommencent
Leur crime passé ?
Du cuisant regret les larmes fécondes
Sont fruit de saison ;
La terre, en tournant, ramène son monde
À la déraison.
Tes cyprès ont vu quelle pauvre place
Fait au changement
La faux d’un destin qui passe et qui repasse
Éternellement.
L’exergue est tirée de la première scène de l’acte II de Dom Juan. Elle n’a en soi aucune relation avec le reste de l’intrigue de la pièce. Pierrot, le paysan qui a sauvé Dom Juan et son équipage de la noyade, explique à sa fiancée Charlotte qu’il trouve qu’elle ne l’aime pas assez, et celle-ci se défend devant ces jérémiades, se plaignant qu’il lui répète « toujours la même chose » :
— Mon quieu, Pierrot, tu me viens toujou dire la mesme chose.
— Je te dis toujou la mesme chose, parce que c’est toujou la mesme chose, et si ce n’était pas toujou la mesme chose, je ne te dirai pas toujou la mesme chose.
Ensuite, Dom Juan tentera de séduire Charlotte. Mais ceci n’a aucune importance. Maurras ne retient de cette réplique que sa dimension obsessionnelle ; le souvenir des cyprès abattus lui revient sans cesse à l’esprit, et il ne réparera jamais assez sa faute.
De ces centaines de cyprès que Maurras énumère dans son Théorème, de ce « chœur végétal » qu’il aura planté ou rêvé de faire planter entre sa maison du Chemin de Paradis et le moulin situé en haut de la colline, pour qu’ils y grandissent et permettent un jour « aux esprits à qui j’aurais donné de la vie et du mouvement » de « venir dialoguer sous mes arbres pour en goûter l’âpre et chaude salubrité », il ne reste hélas aujourd’hui que la nostalgie ; le développement et l’urbanisme de Martigues, expression de la déraison récurrente des hommes dont parlent Les Témoins, les auront plus sûrement rasés que l’acte de folie destructrice dont Maurras s’est repenti toute sa vie.
À Martigues, ou ailleurs, retrouvons néanmoins ces grands cyprès, réels ou symboliques, au moins leurs âmes de « fuseaux ténébreux » ; au besoin, replantons-les, ces cyprès protecteurs, ces frères naturels, pour goûter de leur ombre bienfaisante, et en faire selon le vœu de Charles Maurras un hâvre de retrouvailles permanentes de sa « postérité d’esprit » !