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Raoul Ponchon

Lettre à Marcel Coulon

Mon cher Ami, en repassant tous les souvenirs innombrables que me suggère votre livre, je ne puis m'empêcher de jeter les yeux de temps en temps sur un bouquet de pins, de mûriers et de chênes qui me fait réfléchir aux caractères les plus anciens et les plus récents de notre amitié d'esprit ; je vois des branches qui divergent à partir de la fourche : au fur et à mesure qu'elles s'élèvent, un mouvement, précis comme une volonté, semble les incliner les unes vers les autres, les assembler, les arrondir, il leur suffirait d'allonger les pointes extrêmes pour se rencontrer de nouveau quelque part dans le ciel.

Que de jours ont passé depuis que nous vivions enfermés au même faisceau ! C'était le temps de Moréas, le temps où la grande œuvre de Jean Moréas mûrissait : disons le début de la dernière décade du siècle écoulé. Nous errions en bande par le Quartier Latin et nous nous asseyions à des terrasses de cafés où il se consommait beaucoup moins d'alcool que d'une certaine ambroisie qui n'était pourtant pas cet hydromel hindou que Dumézil, impitoyable, assure avoir vu mousser sur l'Olympe. Les uns nous comparaient à de jeunes homérides suivant leur Homère nouveau, les autres à des Scythes armés de la lance et de l'arc pour rétablir l'ordre à Athènes. « Le pauvre F.A.C. 1 » Cazals nous criblait de charges peintes et de brocards chantés, tandis que son maître Verlaine faisait pleuvoir les traits vénéneux que nous lui rendions.

Ni votre bonheur, ni le mien, n'avaient de pareil. Nous assistions, charmés, à peine enivrés de ce charme, à une naissance tantôt lente comme une fructification, tantôt vive et soudaine, véritable pluie de printemps : la naissance des Stances et d'Ériphyle, d'Iphigénie et des Silves, peut-être même, car vous êtes des plus anciens, à l'aube étincelante de ce Bocage moral et plaisant pour l'amour duquel Moréas jeta au vent une partie de son Pèlerin passionné. Le vent n'emporta rien ou rapporta fidèlement toute chose. Nous aurions rattrapé au vol le moindre feuillet.

Quelques points de repère me permettent, mon cher Coulon, de vous faire asseoir au milieu de nous bien en avant de 1895, puer intonsus de ta troupe. Votre visage imberbe, immobile et grave, aurait fait augurer d'une carrière de juriste et peut-être de juge, n'eût été votre ardente passion de la poésie pour laquelle nous ne pouvions concevoir un partage.

En ce temps-là, cette passion comportait autre chose que l'amour des bons vers : la haine des laids. Nous nous intéressions au bonheur de la Poésie française, exactement comme au destin de quelque jeune Dame rencontrée boulevard Saint-Michel. Même sollicitude, même intimité familière, même ardent dévouement. C'était de l'amour : il ne fallait pas laisser la Poésie s'égarer, il ne fallait pas la salir. Le petit père Faguet 2 nous l'a assez reproché ! nous étions fort capables de répéter vingt fois, au cours du même article, un distique qui nous plaisait, mais c'était cent fois, c'était mille que nous savions vouer à la haine des hommes et au dégoût des dieux les couplets symbolo-parnassiens qui nous déplaisaient. Ainsi le Centaure et sa race inutile 3 étaient-ils priés de reprendre la route du désert avant d'avoir causé de vergogne ou d'offense à l'enfant merveilleuse qui reflorissait devant nous.

Si le Barbare était reconduit un peu vivement, cet excès de vivacité avait une cause. Nous étions indignés de l'injustice volontaire infligée par d'intéressés cabaleurs à l'homme divin qui nous avait été député par Athènes, pour le salut de notre langue et pour le réveil de nos arts. Le tort que le public trompé faisait à Moréas, et qui s'aggravait avec les années, déchaînait en nous un terrible démon de stricte justice à l'égard de tous ses rivaux couronnés.

Aucun rimeur contemporain ne tenait la comparaison devant ce frère de Chénier : son génie, sa doctrine menaçaient de dures éclipses les favoris de la fortune, confondue misérablement avec la vraie gloire ; nous sentions une Joie féroce à montrer de combien de façons leur bonheur était usurpé. À la rage, au dédain, s'ajoutait un désir de propagande réparatrice, et chaque trait nouveau de la scandaleuse méconnaissance rallumait nos fureurs en décidant de représailles exemplaires sur des places choisies avec un art de bourreaux chinois.

De semblables rigueurs, qui servaient la justice, servaient aussi la dame de nos pensées. Elles dégageaient les autels de la Poésie et rangeaient ses serviteurs en bon ordre sur les pentes confuses qui s'élèvent depuis le bas degré des commencements et tâtonnements nécessaires jusqu'aux libres sommets de la perfection. Une juste hiérarchie en était rétablie dans les sentiments et dans les idées.

Sans nier les plaisirs certains qui peuvent sortir d'une poésie de seconde classe et même en les éprouvant comme tout le monde, nous disions qu'il importait de nous souvenir qu'il y avait mieux, et que le sublime était là : les délices inférieures sont des traîtresses quand elles le font oublier. Comme les titulaires de ces petits plaisirs, débauchés qui s'encanaiIlaient chez de petites muses, étaient désignés par leurs noms et par leurs prénoms, comme le « motif » ne manquait jamais d'être inscrit à la base du pilori, l'exécution servait la cause impersonnelle d'une foule de vérités salutaires trop insolemment oubliées.

Au lieu de gémir sous nos coups, les sacrifiés auraient été plus sages de s'en faire honneur. Ils auraient fini par trouver une espèce de joie à servir de support à des leçons utiles. Dans cinquante ou cent ans on ne se souviendra guère d'eux que pour quelques défauts brillants mis en valeur par nos censures. Le pauvre abbé Delille 4 est tiré de son oubli, qui n'est pas plus juste qu'un autre, par le seul ridicule d'ingénieuses périphrases qu'on a censurées à propos.

Chateaubriand, qui eut de très hautes parties de critique, comparait la postérité à quelque grand Pasteur qui ne voit que les cimes. Faut-il munir d'une longue-vue ce juge sommaire ? Il en serait bien encombré ! L'appareil qui rapproche les distances ou qui amplifie les détails dénature le rapport des êtres et la proportion des objets.

Une justice menée vivement, rondement et d'ensemble n'est pas aussi éloignée qu'elle en a l'air de la véritable : il lui suffit d'être administrée de bon cœur, en conscience, sans calcul d'intérêt ni souffle de haine, pour l'amour des beautés qui ne sont point nées et pour ce qu'il convient de les aider à naître.

À ruminer ces théories de la justice, je m'aperçois que j'en remontre à mon curé : critique et poète, mon cher ami, il se trouve en effet que vous êtes aussi juge de profession, attaché au ressort de Paris, et, si je ne me trompe, à la douzième Chambre. Un de ces jours, vos accusés vous nommeront « mon Président », et qui sait si je ne vous enverrai pas ma bottine ?

En attendant il me souvient du soir où vous avez laissé Moréas pour Thémis et la Poésie pour le Code : je n'oublierai jamais votre dîner d'adieu, car il fut succulent et l'on eut au dessert une remarquable surprise.

Le citoyen Bracke, que nous appelions Desrousseaux 5, helléniste aussi barbu que vous étiez glabre, était alors quelque chose comme notre Dorat ; il passait comme on l'a bien dit pour le conseiller technique de l'École Romane, cumulant ces hautes fonctions avec la charge de premier greffier des poèmes de Moréas, qui, fort ennemi de la plume, les dictait à peine trouvés et arrêtés. Beaucoup de premiers jets des Stances sont ainsi de la main de Bracke. Les fameux manuscrits du poète, exécutés comme des pensums grandioses sur un papier couleur de soleil, n'ont été calligraphiés que plus tard. Ce soir-là, votre soir, Desrousseaux, plus taciturne que d'ordinaire, paraissait écouter des voix. Puis, nous le vîmes se lever, et, roulant un peu les épaules, il se mit à chanter. Il chantait, cela va sans dire, nos compliments, nos vœux, nos amitiés, votre avenir. Son refrain était naturellement « À Nevers » puisque c'était la belle ville où vous étiez envoyé comme substitut. Petits vers, rimes riches, ce n'était pas facile à mettre debout. Il me souvient d'un for ever ou, peut-être mieux, d'un never qui souleva, comme une triche, des protestations passionnées. Tout s'apaisa vers la minuit, et, le lendemain, l'on aurait eu du mal à reconnaître votre chanteur anglicisant dans l'impassible secrétaire qui, la plume levée, sous le monocle étincelant du poète divin, épiait l'effusion de quelque grand vers nouveau-né.

… Nous nous sommes perdus, nous nous sommes retrouvés, nous nous sommes perdus encore.

En ma qualité de vieux lecteur de ce Mercure que l'on a eu raison d'appeler la Revue des Deux Mondes de notre génération, je vous ai suivi à distance, heureux de voir que tous vos dossiers de justice ne vous faisaient pas quitter les Lettres d'un pas. Mais, d'année en année, il fallait bien me rendre aux signes de la réaction assez sensible que vous manifestiez contre l'ancien corps de sentiments, d'idées et de goûts qui nous avait si étroitement rassemblés.

On raconte que votre compatriote Guizot, s'apercevant qu'il avait fait de mauvaises études, les recommença. Votre esprit attentif, votre goût curieux a-t-il voulu aussi reprendre et, en quelque sorte, retoucher par toutes sortes de nouveaux essais les expériences littéraires de votre jeune temps ? Sans doute aussi pour vous remettre en garde contre de nouvelles conclusions trop précipitées, avez-vous échangé des sympathies imprévues avec des personnages qu'anciennement nous n'avions pas beaucoup prisés. Mais ainsi ont été revues vos positions, cela les a fortifiées. Il n'est pas de meilleur travail que cet effort contre soi-même. Avec autrui, la lutte éprouve ; contre soi elle endurcit, stimule, définit et accroît. Cette lutte achevée (oh ! le plus tard possible !), cet équilibre retrouvé, l'intelligence devenue sa propre maîtresse, enfin cet espèce d'élargissement obtenu, il ne reste plus qu'à savoir ce que l'on fera de ses biens.

Je suppose qu'à ce moment de maturité vous vous êtes fixé dans un mode de critique tendu tout entier aux plus vastes, aux plus complètes, aux plus difficiles obligations de ce noble exercice.

Vous vouliez tout d'abord vous décrire exactement votre auteur, acquérir l'assurance de l'avoir senti en plein et à fond. L'exposé que vous en faisiez, aussi indépendant que possible des passions, des influences de doctrine, et du simple désir de telle ou telle orientation des Lettres françaises, ne se développait, en somme, que pour dire ce que vous voyiez être, ce qui était : le vrai. « Le vrai seul. » Notre grand Sainte-Beuve a prétendu aussi ne vouloir que cela.

Mais il faisait bien d'autres choses et il ne s'en vantait pas ! Il classait et jugeait, et (quoi qu'on en dise) presque toujours fort bien ! Vous, content de porter la robe et la toque au Palais, n'êtes que témoin à la ville. Non qu'il n'y ait maint jugement d'insinué par mots ou par gestes, mais l'inclination de votre goût secret fait repousser avec ennui, moins comme négligeable que comme impossible ou trop difficile, cet effort de jugerie littéraire qui nous animait autrefois. Jamais il ne vous semble que l'on puisse tenir un compte suffisant de tout. Ma seule réplique possible est qu'à compter sans cesse, le compte ne finira point.

Je suis loin de nier le plaisir de tenir et de manier les valeurs, de les faire couler entre les doigts, tinter l'une sur l'autre, comme métaux distincts, et, d'approximation en approximation, les coter au plus juste sans jamais se résoudre complètement, ni à poser le chiffre, ni à tirer, d'estimations ainsi poussées à fond, les vérités définitives, les utilités précieuses, les solides profits de pensée qui y sont inclus. Ils y sont en effet. Vous les voyez et les sentez, mais quel soupir d'impatience quand on vous presse de les dégager ! Vous aimez mieux vous enfoncer un jour dans Moréas (et sur la matière de son art, sur le fond de son caractère vous avez trouvé bien du neuf et du juste) ou dans Barrès, ou dans Anatole France. Une autre fois, c'est Leconte de Lisle ; une autre, le vaste Remy de Gourmont, ou Jean-Henri Fabre, l'historien des insectes, chez qui vos indolentes flâneries vous arrêtent, vous tirent en avant, vous arrêtent encore. Néanmoins vous avez beau faire ! vous arrivez. Le but touché, vous en jouissez comme un autre, et souvent mieux qu'un autre, après avoir usé, jusqu'aux pires abus, de tous les plaisirs du chemin. Mais cette attention infinie, grappillant des détails si nombreux et si différents, aura manqué vingt fois de me brouiller avec vous pour jamais !

Faites-vous tant de cas d'un tel ? Ou de tel autre ? Faut-il vous suivre jusqu'à l'adoration de celui-ci ? Ou de celui-là ? Vos larges études me changent en un véritable sac d'objections. Je ne puis m'empêcher de leur reprocher encore de vous distraire – en vous amusant – d'un certain nombre de points importants, faits ou principes, que nous considérions dans notre jeune âge comme le plus utilement opposés au mal des modernes, les plus propres à guérir ou à médicamenter judicieusement tout ce pauvre siècle en folie. La plupart du temps le malade vous a paru bien plus intéressant que le rêve de le traiter. L'aviez-vous consulté ? Il eût peut-être accordé quelque intérêt au remède et à la guérison… Hélas ! ces indulgences n'ont-elles pas fini par vous faire perdre de vue pour toujours le gracieux visage de la déesse Hygie 6, présidente et patronne d'une Critique des Poètes qui s'arme, pour leur bien, de l'arc d'Apollon. N'en doutez-pas, notre jeune Dame des anciens jours, elle aussi, aurait reconnu comme dans un miroir l'idée supérieure de la perfection de son charme dans les yeux, sur le front de la jeune déesse

Qui porte dans ses mains la force et la santé 7.

Sous le nœud rayonnant de sa chevelure dorée, Hygie était fort belle ; il y a au musée de la rue de Patissia, à Athènes, deux ou trois exemplaires de sa délicate petite tête, venus, je pense d'Épidaure 8, et qui sont bien près de valoir le torse et la cuisse splendide de l'Amazone décrochés de la même frise. Nous pouvons honorer Hygie sans déshonneur, nous avons bien le droit de la préférer aux baudelairiennes « beautés de langueur » qui ne nous ont que trop séduits, vous et moi. Je dis bien : moi qui parle, car me soupçonnez-vous de m'être trouvé sans péché ? La coulpe que je bats rudement sur votre poitrine est aussi la mienne, soyez tranquille ! Mais c'est sur les principes que j'ai marqué de la fermeté, quand vous étiez de ces méchants qui les raillèrent, rêvant même que l'on pourrait céder, ou composer là-dessus. Cela, non !

Non et non ; il m'est d'autant plus facile de m'opiniâtrer au bord de mon glacis de guerre que ces confessions sont écrites à l'occasion du beau, du bienheureux retour que vous venez de faire aux rivages de la vertu.

La vertu, oui : Ponchon ! Il n'y a point d'auteur d'une santé esthétique plus éclatante, comme il n'y en a point qui montre une telle évidence de rectitude et de solidité. Ni le siècle,ni l'âge, ni l'orage 9, n'y feront rien. J'aurais parié, en ouvrant votre livre, qu'il vous serait difficile d'en écrire beaucoup de lignes sans lui mettre à l'épaule, comme une pourpre de triomphe, son titre incontestable, sa haute, sa certaine, son éblouissante qualité de poète classique. À vous voir aborder si gaillardement chez Ponchon, comment voulez-vous que votre vieil Ancien ne s'écrie pas que vous venez de toucher au port ?

Disons à un port ! vous êtes encore trop jeune et trop vivace pour ne pas repartir comme un simple enfant de Laërte. Vous vous rembarquerez vers les Syrtes et les Cyclades, vers les royaumes de Circé et les îles de Calypso, mais enfin, pour une heure au moins, le temps, le son d'une belle heure, vous vous serez reposé à Raoul Ponchon ; vous vous serez arrêté là, l'espace d'un volume et non d'un seul, car d'autres doivent suivre à la même gloire. Celui que notre Moréas appelait justement un véritable grand poète reçoit par vous son dû devant une assemblée de tous les lettrés.

Alors, pour nous faire plaisir, mon cher ami, récitons-nous quelques vers de votre poète. Le Vin de mon ami, si vous voulez bien :

Ah ! sapristi ! le bon vin
     D'où qu'il vint,
Ami, que tu m'as fait boire !
Quand il viendrait du Brésil,
     Je dis qu'il
Est digne du Saint Ciboire.

Est-il de belle couleur !
     Quelle fleur
Lui peut-être comparable !
Un rubis vu près de lui
     N'est que nuit,
Tout parfum que misérable.

Il est frais entre les dents,
     Et dedans
La gorge il met de la joie,
De même qu'il rend au cœur
     Sa vigueur,
Sans inquiéter le foie.

Il n'est pas de ces vins fous,
     Lesquels vous
Flanquent d'abord une tape.
Pacifique et naturel
     Il est tel
Qu'il somnolait dans la grappe.

Ses éléments éthérés,
     Par degrés,
Montent, par lente poussée,
Mais ne prennent pas d'assaut
     En sursaut
Le palais de la Pensée,

C'est un paisible et serein
     Souverain,
Qui, dans sa cour enchantée,
Avance à pas de velours,
     Si peu lourds
Qu'on ne peut s'en faire idée.

Pourtant, à son pas discret,
     On dirait
Que ses courtisans s'éveillent
Qui dormaient en l'attendant…
     Dans l'instant
S'éveillent et s'émerveillent.

Et lentement, et petit
     À petit,
Les rythmes, comme des pages,
Commencent à frétiller,
     Babiller,
Et mènent de grands tapages.

Un rêve dans mon cerveau,
     Tout nouveau,
Se lève comme une aurore,
Plus ingénu mille fois,
     Qu'en les bois,
Une fleur qui vient d'éclore.

Et voici que mon esprit
     S'attendrit
Sur nos misères humaines,
Et que je dis des méchants :
     « Pauvres gens !
Pitié pour ces phénomènes !

Plus d'une fois, les jeunes écrivains qui faisaient des enquêtes sur le plus grand poète du temps se sont entendu répondre :

— C'est PONCHON.

Ce n'est pas autrement que, au XVIIe siècle, l'auteur d'une enquête pareille, qui n'était autre que le grand Roi, s'entendit répondre par Despréaux : « Sire, c'est MOLIÈRE ». Boileau n'aurait peut-être pas répondu de même à un autre que Louis XIV. Il lui appartenait de révéler au Roi ce qu'il y avait chez Molière de majesté. Eh ! bien, de nos jours le Roi-Public doit être averti, éclairé et fixé sur celui qu'il aurait de basses tendances à prendre pour un simple amuseur plein de vin. Oui, Ponchon est un grand poète. Non, il n'est pas excessif de l'appeler le premier du temps, bien que sa modestie charmante ait quelquefois trouvé l'honneur exagéré. Avec quelle joie je vous l'entends affirmer et confirmer, mon cher ami, et combien l'abondance de vos raisons, aussi nombreuses que les incomparables textes cités, fera plaisir à tous les véritables amis de cette pure poésie que tant de sots mettent à l'épreuve !

Grâce à vous on lira, on approchera, on goûtera, on admirera. L'on n'admirera point une Muse si naturelle sans en retirer des plaisirs qui ne vaudront pas simplement pour la satisfaction platonique de l'oreille, de l'œil, de l'imagination. Cela ira au cœur, cela fera du bien, cela tirera d'erreur, cela délivrera du mal. Quelques zigzags que fasse le poète, il aide à penser droitement, sainement en des affaires d'art littéraire (et presque de morale) que la prétention et l'emberlificotement dénaturent.

Eussiez-vous borné votre tâche à dessiner exactement, impartialement, les traits distinctifs de cette belle figure d'homme de bien, oui, de bienfaiteur, il y aurait quelques autels à vous élever, mais vous faites tellement mieux quand vous parlez de lui avec cette passion dans l'affection qui est due, ne vous contentant point de la vérité froide, déployant un enthousiasme qui vous fera autant d'amis que vous devez avoir de lecteurs ! Le public français en sera élevé à cet état de haute réceptivité dont il est besoin pour apprécier tout à fait cette beauté simple et sans grimace, courante, populaire et aussi très savante, mais néanmoins reconnaissable à tout ce que la fausse élite dédaigne : la franchise et la vérité. Ponchon peut vous aider à nous débarrasser de bien des faux goûts dangereux.

Nous avons été des premiers à convenir du péril qu'il pourrait y avoir à parquer le chœur des poètes dans la stricte auréole de la splendeur du clair. Mais il y a un autre risque, autrement sérieux, à les maintenir obligatoirement dans le cercle des phosphorescences de l'ombre. L'auréole du clair ne s'arrête pas tout d'un coup, ses lumières extrêmes vont en se dégradant, elles se décomposent presque à l'infini, et l'on se rend compte qu'en somme, peu de richesses lui échappent. On ne sacrifie rien en commençant par le beau centre de la radieuse clarté. Si, au contraire, l'on commence par rompre avec la zone claire, le dommage est immédiat : en admettant qu'on perde par le premier abus quelques délices difficiles ou captieuses (et même discutables, sauf pour un petit nombre de réussites, dont la rareté ne fixe nullement le prix) l'autre abus, c'est bien simple, par ses perpétuels « combats de nègres dans la nuit », donne cours au charlatanisme des mystagogues, arrête l'expression du premier, de l'ample, du direct, fausse ou brime les libertés du naturel et de la vie.

Car l'ironie est bien plaisante : le dernier stade de l'affranchissement romantique aboutit, dans les conditions que voilà, à mettre les poètes dans une espèce de cachot que nous pourrions traiter de seconde Bastille, les hommes de 1830 se flattant d'avoir pris ou brûlé la première 10. Que de pudeur, que de contrainte, que de scrupule et de mauvaise honte ! On a peur du libre et du net. La critique a suivi la poésie dans cet étouffoir. Cela me fait admirer d'autant plus chez vous la libre allégresse, le flegme imperturbable, la piété sincère de l'admiration et du blâme. Tout occupé en principe de votre héros vous ne prenez de conclusions sur autre chose qu'avec la sobriété des grands sages, mais il est vrai qu'elles tombent à pic.

Il faudrait donner en exemple les pages utiles, équitables et vraies, ou, quand il l'a fallu et comme il l'a fallu, vous avez invité vos lecteurs à rendre toutes les grâces dues à Messieurs Jean Richepin et Maurice Bouchor, ces membres bien heureux d'une incomparable amitié, pour la belle part qu'ils ont prise à la vie mentale de Raoul Ponchon, à ses lectures, à ses études, soucis littéraires, préoccupations philosophiques et morales. Ils ont pourvu en somme à son « institution ». Ils l'ont informé, renseigné, renouvelé, mentalement ravitaillé. C'est par eux, dites-vous, que beaucoup de considérations sont entrées dans la tête splendide et oscillante de ce Bacchus indien 11 qui n'est pas soutenu par le couple des Nymphes. Hé ! les deux bons amis qui servirent de Nymphes lui auront accordé appui, réconfort, parfois direction, jusqu'à ce point précis de l'heure sacrée et soudaine ou son âme divine le ravit et l'emporte au delà de l'esprit borné des mortels. Après avoir un peu détesté Richepin et Bouchor 12 depuis vingt ou trente ans, j'avoue que la fraternité que met en valeur votre livre m'a arraché des sentiments de sympathie, des propos de bénédiction. Tel est le prestige des choses bien dites quand elles sont pensées parfaitement.

Laissez-moi vous féliciter aussi, en avant de tous vos lecteurs, de ce que vous avez su dire du « travail » de Ponchon.

Ces fortes lignes, qui dureront, il me semble, pour la nouveauté et pour la justesse, forment le point de ce beau livre où l'examen, l'étude et le portrait tournent comme il convient à la plus tendre Apologie ou plutôt (car, si l'on put accuser Socrate, nul n'accuse Ponchon) au plus moral des panégyriques. Langue, style, image, pensée, tout est exposé et loué, conduit au degré de modèle, à son rang de type exemplaire ; votre ouvrage en acquiert un aspect de critique active et militante qui nous rajeunit tous les deux, mais qui vous met au front le frais chapeau de fleurs où la pomme de pin somme la rose cyprienne et le vert laurier phœbien.

Ne me prêtez d'ailleurs aucune pensée de tuer le moindre veau gras. Mais, voyez-vous, nous avons beau faire ! Il faut bien rendre hommage à ce qui rapproche les hommes et les lie entre eux. Sans tout accorder à la vie des personnes, il ne serait point sage de s'en détacher tout à fait. Nous estimons, nous honorons cette haute fascination qu'exercent les images de la vérité rationnelle, l'ivresse des idées, des mesures bien prises et justement remplies : il est clair que cela passe tout, en effet. Mais dans l'ordre des Lettres, il y a autre chose. Heureux ou malheureux, notable ou obscur, on est de son âge. Nous nous trouvons marqués pour appartenir à la génération qu'illustra, enseigna, modela et orienta le fondateur et chef de l'École romane. Là, nous avons formé, en outre, la subdivision des « Romans », du Midi.

Je ne dis pas du mal des Nordiques ! L'un nous venait de Lille, il était merveilleux de voir avec quel admirable acquis d'érudition, de perspicacité et de goût ! Un autre avait bondi de l'Ardenne sauvage, haut et roux comme un faune, appliqué à chanter la course des naïades, la fuite des eaux sous les branches, l'ondulation verlainienne d'un chœur agreste à travers bois. Un troisième prenait racine dans le sol parisien, avec les nobles qualités du terroir illustre : vif, dépouillé, sec et ardent, complexe et tendu, magnifique surtout dans la pure mélancolie ! Je ne ferai grâce à personne de la bonne mesure, là où elle convient. Mais usons, tout de même de nos justes raisons de nous estimer. Puissions-nous oublier les splendeurs, les vigueurs, les puissantes sublimités lyriques et pastorales de La Tailhède, il faudrait écouter encore notre maître lui-même, car Moréas n'est jamais plus beau que dans l'évocation du ciel et du sol nourriciers :

Oui, c'est au sang latin, la couleur la plus belle…
Thétys qui m'a vu naître, ô Méditerranée…

Ne vous a-t-il point appelés, presque par les noms de votre ville et de la mienne ?

Coupez le myrte blanc aux bocages d'Athènes,
A Nîmes le jasmin…
Aux Martigues d'azur allez cueillir encore
La flore des étangs…

Rien ne servirait d'enchérir pour nous exagérer l'influence de nos berceaux ni même de nos voisinages. Ils ne sont peut-être pas si amis que cela ! L'archéologue ou le paléontologue vous le dirait : dans les grottes de la première histoire humaine, les graffiti languedociens font de tout autres signes que les graffiti provençaux ; il y aurait entre eux des différences vastes et profondes comme le Rhône qui nous traverse. On peut se consoler en pensant que, s'il en est ainsi, il doit y avoir des diversités autrement fortes entre les riverains de Loire ou de Lys et nous deux ! Ne soyons pas trop dupes de ce bel art d'approfondir les distinctions et les oppositions qui parvient à creuser le moindre fossé en abîme. Votre canton est protestant, le mien est catholique : quelle autre affaire si nous mettions la loupe dessus !

Tout pesé, il restera vrai que des affinités décisives ont dû jouer aujourd'hui et jadis pour nous réunir. Il y a un Sud-Est, il y a un Midi, il y a une aire des dialectes de langue d'oc, ces éléments déterminateurs ont agi au dedans de la grande détermination nationale. On abuserait des catégories naturelles en disant que les barres verticales ou horizontales de la carte changent quelque chose au vrai ou au faux, à l'égal ou à l'inégal, au rond ou au carré. Un poème n'est pas beau parce qu'il est d'un fils d'Athènes comme Moréas, ou d'un enfant de Napoléon-Vendée comme Ponchon, une idée n'est pas juste parce qu'elle va d'accord avec les affinités de nos substructures vivantes, mais, sa justesse une fois connue, une fois que nous sommes assurés de sa vérité et de sa beauté, n'aimons-nous pas y goûter en sus des joies de l'esprit pur, l'aveu subtil et fort de ces ressemblances profondes, écho secret du mouvement de l'antique rythme animal qui tendit à la dresser et à la mouvoir ? Que le beau et le vrai nous fassent des signes d'amitié fraternelle, qu'il y ait lieu d'y reconnaître quelque chose comme le tremblement d'une mer natale 13, de tels concours de félicité nous mettent, comme disait Goethe, en harmonie avec nous-mêmes et avec l'Univers ; cela nous est d'autant plus cher que cela n'est pas dû : il n'y a rien de plus gratuit au monde, et rien ne garantit que rien en nous ait mérité pareille rencontre, Si donc ce rapport existe, comme il arrive, et s'il jaillit des terres maternelles un idéal accord avec d'éternelles et d'universelles beautés, saisissons-nous, nourrissons-nous de cet honneur inattendu, fruit unique et doré de ce « royaume de la grâce » qu'a décrit Maurice Pujo : sachons nous en gorger et nous en saturer, non sans un fier élan de reconnaissance pieuse pour les pères augustes qui nous l'ont procuré.

Une grande part de ce que vous avez écrit de notre Ponchon se rapporte à cette merveilleuse vertu des races et des climats latins.

Votre chaude critique de ce beau et bon poète des vins de France, de ce fils de Ronsard, de ce neveu de La Fontaine, ira au cœur de tous nos amis naturels aussi rapidement qu'elle est allée au mien. La très vaste famille de l'esprit français qui déborde toute frontière ne manquera pas de vous harceler de remerciements de félicitations, et surtout de prières afin que vous continuiez sans retard le sacré labeur commencé, car on dit que vous n'êtes qu'au début de votre cycle panponchonique et déjà l'on répète le vieux cri des dignes buveurs : — Encore ! Encore !

Osez donc, je vous prie ! Hâtez-vous donc de déboucher la tonne future pleine de ce bon vin que demandait Horace au roi de son festin d'hiver :

Pour dissiper le froid, mets la souche dans l'âtre,
Et, Thaliarque, à flots, verse-nous ton vieux vin 14

Ainsi le grand maître de la critique et de la lyre, direct ascendant de Ponchon, conjurait-il de ne rien ménager contre la mauvaise saison. Nous sommes comme lui. Nous avons besoin d'avoir chaud, Nous avons besoin de vous lire et de vous lire sur Ponchon. J'appelle donc, à cor et à cri, le second volume en vous priant de me tenir pour le plus assidu, le plus reconnaissant et le plus ami des lecteurs.

Chemin de Paradis, 11 novembre 1927.

Charles Maurras
  1. Frédéric Auguste Cazals, de son vrai nom A. des Cadensals, souvent désigné à l'époque par ses initiales. Comme celle-ci les notes suivantes sont des notes des éditeurs. [Retour]

  2. Émile Faguet, 1847-1916, régna sur la critique : professeur d'université, influent critique aux Débats, collaborateur d'un grand nombre de revues littéraires, membre de l'Académie française, rédacteur de manuels scolaires et d'histoires littéraires et poétiques, couvert d'honneurs variés, il illustre la culture officielle de la IIIe République avant guerre. [Retour]

  3. Raymond de la Tailhède, Ode à Maurice du Plessys, 1892 :

    Car n'avons-nous pas vu le sépulcre s'ouvrir
    De Ronsard, du pieux Virgile,
    Tandis que le Centaure et sa race inutile
    Dans l'âpre Scythie allait fuir ?

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  4. Jacques Delille, dit l'abbé Delille, 1738-1813, qui se consacra à la poésie descriptive savante, toute de périphrases. Il est souvent cité comme l'exemple des poètes sans originalité du XVIIIe siècle. [Retour]

  5. Alexandre-Marie Desrousseaux, 1861-1955, dit Bracke, parfois Bracke-Desrousseaux. Helléniste réputé, Bracke-Desrousseaux adhère au marxisme, rejoint le Parti ouvrier français puis la SFIO lors de la fusion des différents courants socialistes mais restera toujours une grande figure du guesdisme. On lui doit l'adoption du sigle SFIO par les socialistes français en 1905. Député de la Seine de 1912 à 1924 puis député du Nord de 1928 à 1936. Il fut également conseiller municipal de Lille. Il a été le premier traducteur en français de Rosa Luxemburg. Tout cela explique sans doute l'ironique citoyen que lui accole Maurras. Il ne faut pas le confondre avec son père, Alexandre Desrousseaux, chansonnier qui eut son heure de gloire. [Retour]

  6. Hygie, fille d'Asclépios, déesse mineure attachée à la bonne santé, à la propreté, à l'hygiène formée sur son nom. [Retour]

  7. Vers de Musset dans La Nuit d'août. [Retour]

  8. Le culte de Hygie était attaché à celui de son père Asclépios à Épidaure, en Argolide. Maurras évoque un peu plus haut Apollon car le culte d'Asclépios était lui-même lié à celui d'Apollon : les guérisons miraculeuses d'Épidaure étaient attribuées conjointement aux deux divinités. Enfin la mention des statues d'amazones s'explique par une célèbre amazonomachie qui décorait le fronton ouest du temple d'Asclépios à Épidaure. Il n'est plus vraisemblable que les œuvres citées viennent « de la même frise ». Sans doute faut-il voir dans ces détails assez précis des souvenirs personnels datant du séjour de Maurras à Athènes en 1896. [Retour]

  9. Ces mots sont un souvenir de la Réponse à M. Charles Nodier, de Musset. [Retour]

  10. Les hommes de 1830 en raison de la mention du romantisme faite plus haut, d'autant que la Révolution de juillet se donnait volontiers pour l'écho de celle de 1789. [Retour]

  11. On sait que Bacchus était censé avoir conquis l'Inde dans un voyage mémorable. Mais pourquoi Maurras convoque-t-il ici sans autre raison que le vin ce souvenir classique ? il faut sans doute y voir une référence non dite à Caius Marius, qui se comparait dit-on au Bacchus indien pour justifier son amour du vin. Or Marius, vainqueur des Cimbres et des Teutons qui s'illustra en particulier en Provence, est une figure familière à Maurras, qui le cite souvent. Faut-il voir plus encore et citer Ponchon dont les vers de la Chanson vineuse

    Je ne distingue plus
    Jésus-Christ de Bacchus,
    La Vierge de Vénus

    firent en leur temps un petit scandale et ne pouvaient qu'être très bien connus de Maurras ? [Retour]

  12. Détestation littéraire peut-on penser : le revirement de Jean Richepin (1849-1926) vers le nationalisme à la faveur de la guerre, revirement qui en fit une cible privilégiée des milieux pacifistes, ne pouvait le faire détester de Maurras ; quant au poète et auteur dramatique Maurice Bouchor (1855-1929), on ne voit pas quoi lui attribuer de bien saillant qui motiverait autrement cette détestation. [Retour]

  13. Mots de Jean Moréas, dans Le Pèlerin passionné, Je naquis au bord d'une mer… [Retour]

  14. Citation imprécise d'Horace, I, 9, v. 5-8. [Retour]

Texte paru comme préface au Raoul Ponchon de Marcel Coulon (Grasset, 1927) et repris dans Poésie et Vérité en 1944.

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