La première préface politique de Charles Maurras

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Elle date de 1903, et ouvre une brochure de propagande publiée par La Gazette de France :

À cette date, l’Enquête sur la Monarchie est en cours de parution, et le premier ouvrage mentionné dans la liste des publications de propagande de La Gazette de Fance est un recueil des discours du duc d’Orléans :

C’est d’ailleurs au duc d’Orléans qu’est consacré l’essentiel de cette Préface. Nous avons déjà publié deux textes plus tardifs de Charles Maurras, La Barque et le Drapeau qui décrit le prétendant en 1911, et Le Tombeau du Prince, recueil d’articles publiés en 1927 après sa mort. Cette fois, le portrait est celui d’un prétendant jeune, certes déjà marqué par l’épreuve de l’exil, mais qui est entré il y a peu dans l’arène politique, qui n’a encore essuyé aucun échec notoire et dont l’image n’est pas associée à une attente qui se prolonge ou à des espoirs sans cesse reportés.

C’est le Prince du coup de force possible, du coup de force rapidement possible. Il est donc logique que Maurras en parle longuement, plus longuement en tous cas que du rédacteur de la brochure qui reçoit quelques compliments polis.

On ne sait pas grand’chose en fait de cet auteur, malgré sa grande longévité ultérieure. Disciple de Bonald et de La Tour du Pin avant de rejoindre l’Action française, Firmin Bacconnier ne joua en effet jamais de rôle majeur dans le combat royaliste auquel il aura apporté, plusieurs décennies durant, de nombreuses contributions notamment sur la question sociale. Son Manuel date de 1903, et soixante ans plus tard on trouvait encore sa signature sous diverses chroniques où il déplorait l’exode rural et la fonte de la population paysanne.

Il est surtout connu pour être l’auteur de deux formules heureuses dont le succès l’aura largement dépassé, d’une part l’image du « renard libre dans le poulailler libre » à propos du libéralisme économique, et d’autre part celle de la « monarchie populaire » qui reçut diverses déclinaisons dans l’histoire militante du royalisme :

— La Monarchie sera populaire ou elle ne sera pas !

Minerve, déesse tutélaire

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Le premier numéro de la revue Minerva, daté du 1er mars 1902, contient une sorte de manifeste, dépourvu de signature : l’Invocation à Minerve.

Reconnu plus tard par Charles Maurras, ce texte servira de conclusion aux éditions successives de L’Avenir de l’intelligence, à partir de 1905.

En 1902, Maurras a 34 ans. Il veut prendre le nouveau siècle à bras le corps, en faire le temps de la renaissance de l’intelligence et de la puissance françaises, et demande à Minerve de l’inspirer et de le conduire.

Au soir de sa vie, Maurras en fera le fil directeur de sa pensée. Cinquante ans après sa première parution, l’Invocation à Minerve est reprise en ouverture des Œuvres capitales, dont le premier tome prend le titre Sous le signe de Minerve.

Contre l’ablation de l’essentiel

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Qu’est-ce qui peut bien pousser Maurras à reprendre la plume en 1938 au sujet de Sand et Musset, pourquoi revenir à ces vieux Amants de Venise qui datent de 1902 quant à la publication et même de 1896 quant à la première rédaction ?

Bien sûr il y a la volonté de défendre l’un des ses ouvrages sinon contre l’oubli du moins contre la poussière : Antoine Adam s’attelle au sujet, égratigne les Amants au passage, il est dès lors compréhensible que Maurras défende son enfant, ne serait-ce que contre le risque de le voir injustement relégué par le dernier venu ; il écrit cette Bénédiction de Musset.

Mais à bien y regarder, l’entreprise d’Antoine Adam est plus complexe et plus tortueuse qu’il y paraît. Elle consiste à feindre de ne s’intéresser qu’aux documents, aux textes. Mais à la seule Correspondance de Sand et Musset. Ce qui lui permet de gommer subrepticement à peu près tout ce que l’aventure vénitienne a d’irréductiblement romantique, et qu’attestent tant d’autres documents si habilement exploités par Maurras dès 1896. Sand, Musset et Pagello deviennent sous la plume d’Antoine Adam des types d’une humanité moyenne, dont on pourrait démêler les finesses en usant d’une psychologie médiocre et toute convenue. Disons-la bourgeoise.

Si bien que voilà Maurras dans le rôle presque incongru de défendre la vie romantique : non, Alfred de Musset et George Sand ne correspondent pas à ce type médiocre et moyen qu’Antoine Adam voit en eux. En faire cela, on le comprend, c’est désarmorcer la critique du romantisme. Car si l’on écarte ou minimise ce qu’a d’authentiquement romantique l’histoire des Amants, on ne comprend plus les dérèglements dont elle est exemplaire. Ce serait rendre incompréhensibles les implications historiques et politiques que la réflexion maurrassienne a tirées de La Confession d’un enfant du siècle, dont on peut reciter ici la dernière phrase :

Tout ce qui était n’est plus. Tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux.

Le discours de réception à l’Académie

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L’Académie française est le seul honneur public qu’ait jamais sollicité Charles Maurras. Il est vrai qu’il n’y a guère d’autre solution que de le solliciter pour l’espérer.

Après un premier échec contre Jonnart en 1924, Maurras avait été élu à l’Académie française le 9 juin 1938 au fauteuil 16, par 20 voix contre 12 à Fernand Gregh ; il fut reçu le 8 juin de l’année suivante par Henry Bordeaux, et prononça le traditionnel discours de réception.

Le texte comporte comme c’est l’usage l’éloge du prédécesseur de Maurras à ce fauteuil 16, Henri-Robert, avocat réputé et historien, qui avait lui même été élu en 1923 contre Maurice Paléologue, lequel ne fut élu qu’en 1928.

Sans doute faut-il remarquer dans ce jeu compliqué que Paléologue, avec qui Maurras entretenait une inimitié réciproque très âpre depuis l’affaire Dreyfus, occupera finalement, lui, le fauteuil 19. Or l’éloge d’Henri-Robert déborde sur celui d’un autre grand avocat et académicien, Olivier Patru… lointain occupant de ce même fauteuil 19. L’exercice n’est donc pas seulement de discours et de courtoisie : faire du lointain Olivier Patru le grand homme du fauteuil 19 quand on s’appelle Maurras, n’est-ce pas aussi dire que Maurice Paléologue est bien négligeable ?

L’impression est encore aggravée par l’évocation du procès de Calas auquel Henri-Robert avait consacré un volume très critique pour la réhabilitation voltairienne. Un procès, une réhabilitation que l’on conteste, dont on dit qu’elle fut obtenue par des artifices et des mensonges : parle-t-on bien de Calas ? l’ombre de Dreyfus, là encore, n’est elle pas embusquée ?

Si l’on y ajoute les multiples allusions à l’Action française, au patriotisme et à la monarchie, ce discours de réception qui se referme sur une citation en langue d’oc paraît au total bien politique tout en gardant la surface polie qui convient à un nouvel académicien.

Rappelons que nous avions déjà eu l’occasion d’évoquer l’épée d’académicien de Charles Maurras et le discours de son successeur, le duc de Lévis-Mirepoix.

Devant l’Allemagne, éternellement

Toute sa vie, et il l’aura assez répété au cours de son procès, Charles Maurras a été l’adversaire de l’Allemagne. Il a dénoncé sur tous les tons la politique allemande d’expansion et d’agression, moqué la barbarie teutonne, vitupéré tant la Réforme de Luther que le Kantisme, tant le Romantisme que les relais de l’influence allemande en France. Intarissable sur ce sujet, il en a noirci des milliers de pages où la polémique la plus vive côtoie l’érudition la plus affirmée.

Or voici qu’en 1945 des gens qui manifestement ne l’ont pas lu, et qui ne veulent pas l’entendre, l’envoient finir ses jours en prison pour « intelligence avec l’ennemi ». Maurras qui se défend pied à pied, ou plutôt qui attaque et contre-attaque, maîtrise chaque point particulier mais se heurte, sur l’ensemble, à un mur d’incompréhension. Comment se peut-il qu’un tel chef d’accusation soit retenu contre lui ? Lui qui pendant plus de cinquante ans n’a cessé de combattre l’Allemand, ses pompes et ses œuvres ! Lui qui encore quelques mois plus tôt était la cible principale des partisans de l’Europe allemande, lesquels dénonçaient en lui le principal obstacle à leur propagande collaborationniste ?

Jusqu’à la fin de sa vie, Maurras restera arc-bouté sur ses certitudes. Un bon résumé de sa pensée d’alors nous est donné par un petit livre peu connu qu’il fait paraître à la fin 1948, Le Parapluie de Marianne. Le tirage en est confidentiel, mais contrairement à d’autres parutions de la même époque, l’édition est soignée et exempte de coquilles.

Maurras a alors 80 ans révolus et il purge sa peine à la maison centrale de Clairvaux. Pour des raisons d’opportunité, l’ouvrage est signé « Octave Martin », et l’auteur y est mis en scène à la troisième personne. Le Parapluie de Marianne est une réponse à un livre qui vient de sortir, Les Écrivains français et le Mirage allemand, 1800-1940, œuvre d’un universitaire spécialiste de littérature comparée, M. Jean-Marie Carré.

En soi, le livre de M. Carré semble être un honnête travail académique. Composé peu après la guerre, et n’abordant pas la période d’occupation, il ne participe en rien de ces écrits récents où tout se réduit, même au prix des anachronismes les plus invraisemblables, à un face à face entre hitlérisme et démocratie. S’il avait été publié dix ans plus tôt, Maurras y aurait sans doute relevé quelques insuffisances, mais ne serait pas allé plus loin. Seulement voilà ; M. Carré est un homme de l’établissement, et en 1948 il a pris acte du fait que Maurras est désormais un pestiféré.

Et non seulement il reprend contre lui des arguments de bien mauvaise facture, mais il croit bon de l’opposer à Jacques Bainville, dont la lucidité serait « bouleversante », alors que lui serait « aveuglé » par sa haine de la république. On imagine avec quelle détermination Maurras prit alors la plume pour le démolir pierre après pierre.

On a souvent dit, et Maurras le suggère lui-même dans divers souvenirs, que l’antigermanisme maurrassien trouve ses fondements dans les séquelles de la guerre de 1870 et que l’évocation de cette période ne l’a jamais quitté. C’est certainement en grande partie vrai ; Maurras ne donne pas aux deux guerres mondiales du vingtième siècle un statut à part, mais y voit une répétition des mêmes événements, une confirmation de ses thèses, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Mais le Parapluie révèle que Maurras a également beaucoup médité sur la période antérieure. Au détour d’une note en bas de page sur ce qu’il appelle « l’historiole Musset », il fait grief à M. Carré de ne pas savoir qu’il s’agit d’une fable. Or il semble bien que pour les auteurs d’aujourd’hui cette fable soit restée vérité d’évidence.

Quelle est cette « historiole Musset » ? Il faut remonter à la Question d’Orient, dont le tout jeune Maurras avait apprécié l’analyse faite par Thureau-Dangin. Le 15 juillet 1840, les vainqueurs de 1815 apportent leur soutien à l’Empire Ottoman, contre le pacha d’Égypte Mehmet Ali, protégé par Louis Philippe. Ceci déclenche alors en France une poussée nationaliste exploitée par Thiers. La revendication de la rive gauche du Rhin, frontière dite « naturelle » est alors largement partagée par l’opinion. La fièvre diplomatique sera calmée par le remplacement de Thiers par Guizot.

Dans ce climat tendu, un poète allemand nommé Becker publie le 18 septembre 1840 un poème qui deviendra de suite, sur une musique de Robert Schumann, un chant de guerre anti-français au succès fulgurant : le Rheinlied, au refrain :

Sie sollen ihn nicht haben, den freien deutschen Rhein

« Ils ne l’auront pas, notre libre Rhin allemand ». Lamartine y répondra dans un souci d’apaisement par sa Marseillaise de la paix, publiée le 1er juin 1841 par la Revue des Deux Mondes.

Mais, et c’est là que commence l’historiole, tout le monde ne partage pas ce souci d’apaisement. Au cours d’un dîner chez Mme de Girardin, en présence de Balzac, Théophile Gautier et Musset, la maîtresse de maison déclare :

Pour ma part, je professe un égoïsme national féroce, j’ai le préjugé de la Patrie et j’aurais aimé répondre à cet Allemand en vers cruels.

Alors Musset prend deux cigares, sort dans le jardin et compose en quelques minutes sa réponse.

De fait, le poème de Musset « Nous l’avons eu, votre Rhin Allemand… » qui répond sinon mot pour mot, du moins image pour image, au chant de Becker, n’est pas qu’une prouesse de versificateur surdoué répondant à un défi de salon ; c’est une déclaration altière de supériorité de la civilisation sur la barbarie, dont on retrouvera les accents dans la Bataille de la Marne de Charles Maurras.

L’antigermanisme de Maurras ne se réduit donc pas à l’influence de Barrès, a fortiori à celle de Déroulède. Il s’alimente à bien d’autres sources et ne peut se réduire à une affirmation nationaliste contre un courant pacifiste. Or c’est un peu ainsi que, depuis M. Carré, on a tendance à décrire les positions des intellectuels français face à l’Allemagne. Les guerres, jusqu’en 1914, n’ont été qu’une longue série d’accidents regrettables, conséquences du militarisme et du nationalisme, celle de 1939 ayant, elle, un statut spécifique et irréductible de combat final entre la liberté et la Bête immonde.

Aujourd’hui il n’est même plus vraiment question de réhabiliter les tenants du philogermanisme pacifiste du XIXe siècle, tant cela paraît aller de soi, tant la mémoire de l’expansionnisme prussien s’est estompée ; il s’agit de traquer, dans une histoire sectionnée, revisitée et recomposée, les écrits précurseurs de l’union européenne, et plus particulièrement de l’union franco-allemande. C’est ainsi que l’on a fait dire n’importe quoi à ce brave Hugo, qui certes a le dos bien large ! Mais à ce jeu, Maurras n’est pas prêt d’être audible.

En revanche, que l’on s’attache à rendre à notre histoire littéraire sa réelle diversité, et on aura, au moins sur un plan patrimonial, prononcé sa réhabilitation.

La Préface à La Balance intérieure

Au soir de sa vie, Charles Maurras entreprend de mettre de l’ordre dans son œuvre poétique, qui s’est significativement agrandie depuis la parution de La Musique intérieure en 1925.

De là naît son pendant, La Balance Intérieure, qui s’ouvre sur une introduction datée de mars 1944 mais qui ne sera achevée qu’en avril 1952. Certes, la détention de Maurras suffirait à justifier la longueur de cette période de maturation ; mais ce n’est pas dans cette direction qu’il faut chercher. Le Mont de Saturne n’a-t-il pas été écrit lui aussi en détention, mais d’un seul trait, en un temps très court ? C’est dans son for intérieur que Maurras rencontre des difficultés à conclure. Il l’écrit lui-même :

Conçu dans l’onde de ma joie,
Mais du feu de ma peine à grand mal enfanté,
Va, petit livre où te renvoie
L’arcane du destin longuement disputé.

On ne saurait être plus clair : la composition de son ultime Somme Poétique fut pour Maurras une longue et complexe épreuve.

La Musique et la Balance sont deux volumes de taille et de structure comparable : une Préface qui est bien plus que cela, dans laquelle le poète s’étend sur sa conception de son art, sur ses modèles et ses anti-modèles, et une série de poèmes regroupés par époque et par grands thèmes.

La Balance reprend, avec des évolutions, certains morceaux de la Musique ; surtout, elle couvre l’ensemble de la vie poétique de Maurras – plus de soixante ans ! Elle ne se limite donc pas à la période d’après 1925, et on ne peut dès lors la considérer comme une simple suite de la Musique, ni d’ailleurs comme sa refonte. Les deux recueils, expurgés de leurs redondances, seront repris dans les Œuvres capitales, mais sans les préfaces.

La préface de la Balance s’ouvre par de longues considérations sur la Mort et se termine par une sorte de testament de Maurras sur l’Art poétique. C’est à peine si l’auteur mentionne en passant que sa Politique et sa poésie ne sont pas du même ordre et n’obéissent pas aux mêmes exigences ; on est néanmoins frappé par l’hommage sans réserves qu’il rend à la liberté de création du poète, répondant ainsi implicitement aux éloges que lui adressait, juste avant sa propre mort, Guillaume Apollinaire.

Mais si Maurras se montre œcuménique vis-à-vis des poètes, réitérant son admiration pour Verlaine, allant jusqu’à pardonner ses errances à Mallarmé, il garde une rancœur tenace vis-à-vis des hommes qui l’ont durement attaqué au cours de sa double vie de poète et de combattant : Paul Souday, Henri Bremond, Julien Benda en font durement les frais.