pdf

La Barque
et le Drapeau

De vive voix, ou bien par lettre, beaucoup de royalistes me demandent où découvrir un certain portrait de Monseigneur le duc d'Orléans 1 dont j'avais tenté de donner l'impression exacte dans un article paru dans l'Action française du 4 février 1911. Et vraiment cette image, qu'une main amie m'avait communiquée, forme la plus vivante et la plus éloquente des allégories de l'exil :

J'ai sous les yeux, écrivais-je, un admirable portrait du roi de France, du duc d'Orléans, de Philippe VIII. Je n'en connais pas de plus beau. La photographie, me dit-on, a été faite il y a deux ans, ou peut-être quatre, sur la côte de Norvège. Le prince est seul, assis à l'arrière d'une petite barque. À sa gauche, un peu après lui, très obliquement incliné et comme en berne, flotte le drapeau national. Soit que l'observation de l'horizon de la mer, qui semble crisper les muscles de son visage, ait produit matériellement cet effet, soit que, plutôt, une âpre tristesse soudaine ait vraiment traversé sa pensée à cet instant-là : l'attitude, le port de la tête, le regard du prince marin semble résumer à souhait toutes les amertumes et toutes les mélancolies de l'absence et de l'exil. C'est, comme dit très bien notre Vaugeois 2, la tragédie de l'Interrègne…

Je voudrais qu'il devînt possible de tirer aujourd'hui cette belle image à des millions d'exemplaires, car elle saurait dire au peuple de France une multitude de choses que la parole ne dit pas ; aux vérités matérielles que nous rétablissons, elle ajouterait une vérité morale que l'analyse du langage traduit toujours insuffisamment. Par l'éloquence de l'image, on voit et l'on sent, on touche et l'on comprend…

 

Philippe d'Orléans sur un canot avec drapeau

Philippe d'Orléans à bord de la Belgica

 

Il ne m'était pas très facile de renseigner les royalistes qui voulaient se procurer, pour le répandre, un témoignage si pathétique. On me l'avait communiqué avec quelque secret, et je dus soutenir de petites batailles pour empêcher de mettre en carte postale cette image du prince à la barque et au drapeau. Mais tous ceux auxquels j'ai causé une peine involontaire ont désormais satisfaction : le portrait qu'ils convoitent, le voici ; il a paru tout d'abord dans ce nouveau livre de Monseigneur le duc d'Orléans, Chasses et Chasseurs arctiques, que la librairie Plon vient de publier en un petit volume de format léger, accessible à tout Français sachant lire. Il n'y a qu'à l'ouvrir : la première des vingt-cinq gravures, au frontispice, montre « le duc d'Orléans à la barre de sa vedette ». Vers la fin du livre, une autre image familière, « carré de la Belgica : ma cabine  », montre le prince à sa table de travail et sans doute en train de rédiger un journal de bord. Ce second portrait, qui est aussi d'une ressemblance très remarquable, n'est pas moins significatif. Il manifeste bien la personne morale du roi de France par l'attention et la réflexion. Mais, j'en suis convaincu, c'est au premier portrait que voleront nécessairement tous les cœurs. Nous les avons réunis tous deux sous la même brochure. La beauté et la force expressives de la seconde image corrigeront, compléteront ce que la première pourrait présenter d'un peu trop sommaire.

Au surplus, son portrait vrai et complet, le prince en personne le trace. Il parle, il se trahit, il se livre, dès cette belle et claire introduction, dont je voudrais pouvoir fournir ici un aperçu, car c'est là que semble rassemblée, concentrée, l'âme qui conduit le reste du livre. Elle fait éclater tout d'abord, avec le goût passionné de la réalité et de la vérité, un culte ardent, une piété profonde pour toutes les formes de l'héroïsme. Et ensuite, et en même temps, quelle passion du nom français ! Traitant de trois siècles d'histoire maritime, avec quelle fière complaisance le prince s'arrête devant cet Iberville et ses dix frères, « petits-fils d'un hôtelier de Dieppe qui fit souche de héros » ! « Les yeux, dit-il, se mouillent de larmes en voyant tous ces enfants d'une même famille donner successivement leur santé ou leur vie pour l'honneur de la mère-patrie. » Et l'amitié royale apparaît exactement la même quand elle s'attache à des exploits moins éloignés de nous. Avec quelle tendresse est accueilli le nom de ce « jeune capitaine français  », notre contemporain, Rallier du Baty, qui a conduit à l'île Kerguélen un simple cotre de pêche de Boulogne, puis, des abords du pôle sud, est allé vendre sa cargaison jusqu'en Australie, « traversant ainsi l'Atlantique et l'Océan Indien  ». Ce ne sont pas là simples impressions. Cette admiration pour l'initiative personnelle et l'énergie heureuse correspond à la vue distincte d'un type et d'une loi. Monseigneur le duc d'Orléans écrit, en effet :

Ne fût-ce que pour le bénéfice moral qu'elle en retire, une nation doit pousser par tous les moyens ses enfants vers les carrières maritimes.

La mer restera toujours la meilleure école d'énergie et de discipline ; en Norvège, où l'on peut dire que tous les hommes commencent par être marins, l'empreinte bienfaisante qu'en garde leur caractère est nettement visible.

C'est à la mer que j'ai éprouvé les émotions les plus saines de ma vie, que j'ai senti le plus nettement la présence et la protection de Dieu, que je me suis rendu compte qu'au moment du danger les distinctions sociales s'effacent et que celui qui veut commander doit s'en être montré le plus digne.

Si la lecture de ces pages pouvait réveiller, chez quelques jeunes Français, le goût de la mer trop négligé maintenant, j'en serais profondément heureux.

Et le prince revient sur les hautes leçons que lui laissa l'expérience de la mer :

Je ne me suis jamais embarqué pour ces mers polaires, qui m'attirent tant, sans un véritable serrement de cœur à la pensée de quitter, pour une période dont je ne pouvais prévoir la durée, tous ceux qui me sont chers et aussi ces communications fréquentes avec le pays, qui sont la vie de l'exilé.

Chaque fois, c'est avec une angoisse croissante que j'ai vu arriver le moment du départ ; mais le déchirement accompli, quand je me suis trouvé seul avec mes compagnons, voguant vers de nouvelles aventures, il n'y a plus eu de place dans mes pensées que pour une sorte d'exaltation à l'idée des luttes qui nous attendaient.

C'est que, pour le vrai marin, rien ne peut être comparé aux campagnes dans les mers du nord, avec l'incertitude de la glace, des atterrissages inconnus, de la brume et de la tempête.

Le temps change en une heure, dans les régions boréales, et avec lui les impressions.

À une journée de brume et de glaces menaçantes, où l'on se sentait triste et préoccupé, succède un jour clair avec une banquise ouverte, et la joie renaît. Un rayon de soleil peut tout changer et transformer un champ de mort en un paysage féerique !

Je ne crains pas les responsabilités et je n'en connais pas de plus belle que celle de commander un navire ; aussi, dans mes voyages, en m'entourant des avis les plus compétents des hommes du métier qui m'accompagnaient et sans lesquels tout travail scientifique eût été impossible, j'ai toujours voulu garder le commandement et être tenu au courant, de jour comme de nuit, de tous les incidents qui pouvaient se produire à bord.

C'est ainsi qu'il faut pratiquer la chasse du nord ; alors on se sent l'âme de ce groupe d'hommes résolus, fidèles, unis par le danger ; alors on jouit de la lutte de cette admirable machine souple et forte qu'est le navire baleinier avec la glace, avec la brume, avec le vent, et, les vieux instincts primitifs reparaissant, on vit les voyages des premiers navigateurs.

Le temps des découvertes maritimes n'est plus ; ce n'est que par un bonheur inespéré à notre époque, qu'avec l'aide de Dieu j'ai pu planter le drapeau de mon pays sur une terre nouvelle ; mais l'attrait des grandes solitudes du nord reste toujours le même et, en prenant le chemin du retour à l'automne dernier, ce n'est pas sans un serrement de cœur que j'ai vu disparaître là-bas dans la brume ces régions arctiques, où, depuis six ans, je suis venu chercher l'oubli de l'éternelle angoisse de l'exil.

Depuis six ans j'ai passé dans ces régions bien des moments intéressants, ressenti bien des émotions diverses, violentes ou douces.

J'ai eu la grande consolation de sentir que je servais mon pays et le bon renom de la France en employant dans ces voyages lointains ce que j'ai de force et d'activité.

Parfois aussi la tristesse de l'isolement m'a gagné : j'ai connu les désillusions et les jours de désespérance.

Dans ces mers glacées que j'avais appris à connaître, que j'aimais tout en les redoutant, je laisse un peu de ma vie errante de proscrit, un peu de mon « moi » intime !

C'est donc, dans l'adieu que je leur ai dit, une partie de mon existence qui finit ! Quel que soit l'avenir que la Providence me réserve, ces luttes répétées contre les glaces et la mer n'ont pas été inutiles : elles ont au moins servi à me faire comprendre et aimer ces humbles matelots qui chaque jour risquaient si simplement leur vie pour moi ; elles ont, je l'espère, formé et mûri l'homme que je voudrais être, pour me trouver à la hauteur de la lourde tâche qui m'attend, s'il plaît à Dieu, à la barre d'un vaisseau plus grand et plus difficile à conduire que ma vieille Belgica 3.

Ces grandes pages portent une image de roi.

Elles iront droit au cœur de la jeune France. Particulièrement la marine française, que la République a ruinée, y trouvera peut-être de nouvelles raisons de tourner ses regards du côté du prince marin. La belle image que nous en avons désormais éveille d'autres sentiments que la mélancolie de l'exil d'aujourd'hui : elle parle aussi de demain, quand la même navigation, sous le même pilote, se fera sur les mers de l'histoire, à bord du vaisseau de la France. Assis dans la barque audacieuse et légère, le prince affronte, à notre tête, cette part d'aventure inhérente à tout avenir, mais le drapeau qui flotte à sa portée, et qu'il est bien seul à pouvoir maintenir et garder, rappelle les puissantes, les inépuisables réserves du passé national qu'il personnifie.

L'idée familière et profonde qu'il veut bien nous donner de lui est de celles qui inspirent le courage et la confiance.

Sentiment de la responsabilité, de l'autorité et du devoir ; notion calme, froide et intrépide du risque ; amour violent (Henri IV disait violente, mais le sexe du mot a changé, sans changer le sens), violent amour des grandeurs âpres, des objets difficiles, des bonheurs que l'on n'obtient pas sans y tendre l'effort entier de sa pensée et de son cœur : tels sont les caractères du chef que l'histoire de la patrie et son droit national désignent aux Français de 1911. Une fois de plus, l'hérédité et la tradition nous auront accordé et choisi le plus digne.

Charles Maurras
  1. Louis Philippe Robert d'Orléans, duc d'Orléans, prétendant au trône de France de 1894 à 1926 comme Philippe VIII, né le 6 février 1869 à Twickenham, au Royaume-Uni, décédé le 28 mars 1926 à Palerme, en Sicile. (n.d.é.) [Retour]

  2. Henri Vaugeois, 1864-1916, cofondateur de la Revue d'Action française (1899) avec Maurice Pujo. (n.d.é.) [Retour]

  3. Rachetée en 1905 par Philippe d'Orléans, la Belgica est un ancien baleinier norvégien nommé La Patria, construit en 1884. Il avait entre temps été racheté par le commandant Adrien de Gerlache de Gomery, qui le rebaptisa Belgica en vue d'une expédition polaire belge en Antarctique. Dans ce but, il subit quelques modifications dont des renforts de coque et de gouvernail afin de résister à la glace. Ce fut le premier bateau à hiverner en Antarctique, de 1897 à 1899. [Retour]

Texte de juillet 1911.

Vous pouvez télécharger ce texte au format Adobe PDF.

Retourner à la liste des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.