Le Conseil de Dante : la sensibilité sauvée d’elle-même

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Le Conseil de Dante, c’est celui de faire en sorte que la France ne se retrouve pas dans les conditions de l’Italie du début du quatorzième siècle : divisée, son indépendance perdue, réduite à déplorer son sort — fût-ce artistement.

Ce Conseil de Dante date de 1913 et était une préface à la traduction de l’Enfer par Louise Espinasse-Mongenet. Il a été publié à part en 1920, à l’occasion du sixième centenaire de la mort de Dante. En 1944, quand il reprend le Conseil dans Poésie et Vérité, Maurras trouve sans doute une douloureuse satisfaction à avoir ainsi prédit « une épreuve que tout prépare ». Sans doute aussi y avait-il repensé en 1929 quand Charles Benoist trouvait à citer sur le même thème, devant l’Institut d’Action française, un autre grand italien : Machiavel.

Le conseil politique arrive cependant bien tard, même s’il donne son titre au texte que nous vous proposons aujourd’hui : il faut attendre le dernier paragraphe pour que le sens politique soit tiré, comme in extremis.

Maurras connaît Dante, il le connaît excellemment. Les innombrables citations qu’il en fait dans quantité de textes divers en témoignent. La citation n’est pas toujours ad litteram, l’italien s’y mêle parfois d’un peu de provençal, après les remarquables progrès de l’érudition dantesque qui ont eu lieu au vingtième siècle on retrouve parfois chez Maurras quelques imprécisions dont la trace serait facile à retrouver chez tel ou tel commentateur du siècle précédent : autant de signes qu’il s’est approprié Dante par une fréquentation continuelle des œuvres et de leurs commentaires.

Aussi le propos de Maurras sur Dante ne saurait être limité à une leçon politique. Ou plus exactement la leçon n’est pas d’emblée politique, elle se construit de longue main. L’accueil de Dante en France a toujours été très ambigu : il n’y est guère connu ni apprécié largement avant les romantiques, mais les romantiques l’apprécient pour des raisons particulières : l’Enfer a leur préférence, par son pittoresque, son horreur réelle ou supposée, et la savante construction dantesque est finalement dénaturée par cette vision. Les sens mêmes de l’adjectif dantesque en français en témoignent.

Maurras s’inscrit dans le courant de réaction contre cette lecture de Dante : il n’est pas question ici d’un pittoresque de l’horreur infernale qui oublierait le Purgatoire et le Paradis : Dante est une totalité, aspire au tout dans l’organisation même des cercles infernaux, et l’intérêt pour cette totalité même contre des visions volontiers partielles au siècle précédent n’est pas anodin. Quand Maurras republie le Conseil en volume séparé, nous sommes en 1920, un autre auteur fasciné par la totalité, par la récapitulation de tout le savoir et sa réinterprétation en une œuvre « presque surhumaine » quitte Trieste pour Paris : c’est Joyce avec Ulysses presque achevé, où du reste les allusions à Dante et à la scolastique sont multiples. On nous pardonnera de le souligner à nouveau mais il faut le répéter tant les clichés un peu simplets ont la vie dure : on est ici loin d’un Maurras passéiste ; certes c’est en homme formé plusieurs décennies auparavant, mais il ne nous apparaît une fois de plus nullement étranger aux mouvements littéraires déterminants de son temps.

Il y a bien d’autres chemins d’accès à ce texte : on ne fera qu’évoquer la scolastique précisément, qui imprégna tant Dante, et à laquelle le temps de Maurras était lui aussi attentif à travers le néo-thomisme : le lecteur trouvera quantité de références à parcourir sur ce thème. La position de Dante, guelfe mais guelfe blanc, pourra aussi évoquer quelque chose à ceux qui sont particulièrement attentifs aux successives positions religieuses de Maurras.

L’amour de Dante pour Béatrice est un autre de ces chemins, qui permet à Maurras d’évoquer à demi-mots et par une rapide citation un autre de ses maîtres en la personne d’Auguste Comte, dont l’œuvre est elle aussi par bien des côtés une somme surhumaine et dont on sait qu’il admirait Dante et qu’il retrouvait souvent des accents italiens pour parler de Clotilde. De Béatrice à Clotilde de Vaux, de l’Église par excellence catholique de Dante à l’ambition d’une religion positiviste, le chemin n’est donc pas entièrement barré par une orthodoxie rigide ou une incompréhension réciproque, mais bien souligné dans une certaine unité à travers les deux figures féminines. Car dans les deux cas le chemin est bien le même :

La sensibilité, sauvée d’elle-même et conduite dans l’ordre, est devenue un principe de perfection.

Et c’est bien là, tel que nous l’avons déjà explicité plusieurs fois le propos de Poésie et Vérité : comment la sensibilité, pour être amenée à la perfection — que représente l’idéal classique, et Dante est une variété de classique —, doit être guidée et non laissée à elle-même. Avant même de se résoudre finalement en une leçon de politique, ce Conseil de Dante est donc, chronologiquement dans le texte et logiquement dans la démarche, une leçon d’esthétique.

Nous vous proposons aujourd’hui un deuxième texte, fort court : en 1926, Louise Espinasse-Mongenet fit paraître un autre ouvrage sur Dante, pour lequel Charles Maurras lui donna en guise de préface un sonnet, dont nous reproduisons le texte mais aussi le fac-simile.

On consultera aussi avec intérêt le texte que Maurice Barrès a consacré au sixième centenaire de la mort de Dante.

Chateaubriand ? Michelet ? non, Sainte-Beuve !

À la fin de l’année 1898, Maurras publie les Trois idées politiques, une brochure qui sera rééditée en 1912 avec des modifications très marginales, puis reprise sans changement en 1922 et 1928 dans Romantisme et Révolution, enfin dans les Œuvres capitales composées en 1952. Or c’est dans cette simple brochure que Maurras définit, à l’âge de trente ans, sa méthode d’analyse en politique, le fameux empirisme organisateur qu’il décèle et théorise chez Sainte-Beuve. Et il n’y reviendra plus.

Car non seulement Maurras ne fera pas évoluer le texte des Trois idées politiques pendant 54 ans, mais il n’en détaillera pas le contenu dans d’autres ouvrages, ne le fera pas vivre et respirer au gré des circonstances historiques. Ce que l’on a appelé ensuite « la méthode maurrassienne », et enseigné en son nom, de son vivant et après sa mort, tient en quelques pages rédigées alors qu’il est encore peu connu et pas encore entièrement acquis au royalisme. Tout ceci mérite examen !

Nous publions le texte de l’édition de 1912, dans laquelle Maurras s’en explique, mais ce retour sur lui-même ne vaut que pour les 14 premières années :

L’année 1898, traversée d’agitations profondes, ne pouvait manquer d’introduire la politique et la religion dans ses trois grandes commémorations littéraires : le centenaire de la naissance de Michelet, le cinquantenaire de la mort de Chateaubriand, l’érection du buste de Sainte-Beuve. Mes réflexions d’alors aboutirent à des conclusions générales qui n’ont pas perdu tout leur intérêt aujourd’hui, car elles ne furent pas étrangères à la fondation de notre Action française sept mois plus tard. Je leur dois mes relations intellectuelles avec quelques-uns de ceux dont je suis le collaborateur depuis quatorze ans.

Il me paraît bien vain d’y changer grand’chose, hormis quelques paroles aiguës que j’ai plaisir à effacer. S’il fallait tout récrire, je n’aurais pas de peine à m’abstenir d’un certain courant d’épigrammes. L’expression d’un sentiment qui se cherchait encore côtoie ici, à chaque ligne, le formulaire d’une pensée qui se trouvait.

Des « conclusions générales qui n’ont pas perdu tout leur intérêt aujourd’hui », un « sentiment qui se cherchait encore » et une « pensée qui se trouvait », voire ! Maurras en restera là pendant encore 40 ans, alors que nombre de ses disciples et continuateurs feront de l’empirisme organisateur l’alpha et l’oméga de l’enseignement de leur Maître.

On remarquera aussi qu’à propos de ces trois grandes commémorations littéraires de 1898, Maurras n’a pas évoqué que la politique ; il parle de politique et de religion. Car dans les Trois idées, on trouve explicitement le résumé annonciateur de ce que sera la position religieuse de Maurras toute sa vie durant : dénonciation du déisme, de toutes les déclinaisons romantiques, individualistes ou modernistes du christianisme, et à l’inverse éloge du catholicisme, force d’ordre et de civilisation. Or sur ce thème-là, Maurras ne changera certes pas de ligne, mais il y reviendra maintes et maintes fois, argumentant sans cesse, revenant sur chaque phrase, chaque mot, développant à satiété chaque argumentaire ; pour rassurer ses soutiens catholiques, pour ne pas indisposer l’épiscopat, combien aura-t-il pris de précautions, combien de fois se sera-t-il justifié, parfois bien laborieusement, combien aura-t-il mis d’eau dans son vin !

Rien de tel n’aura été jugé nécessaire pour préciser ce qu’est l’empirisme organisateur.

Mais laissons à Maurras le soin de présenter ces Trois idées :

Je ne traite pas de Chateaubriand, de Michelet ni de Sainte-Beuve ; mais on n’a point traité de Sainte-Beuve, de Michelet, ni de Chateaubriand dans les solennités dont ils ont fourni le prétexte.

Je veux parler de ce qui fut l’unique sujet des discours et des écrits publiés à propos de ces trois écrivains. Je dirai quel sens politique peut être sans erreur prêté à leurs ouvrages. Ce n’est pas de ma faute si on leur en a prêté un.
Que les partis en quête d’un aïeul représentatif se trompent parfois de grand homme, je n’y peux rien non plus ; ils m’auraient épargné de relever l’erreur s’ils l’eussent d’abord évitée. Comme disent les philosophes, tout cela m’est donné. Mais, sur cette donnée, je me préoccupe d’avoir raison ; ils me semble douteux que ces réflexions souffrent de conteste sérieuse.

La vieille France croit tirer un grand honneur de Chateaubriand, elle se trompe. La France moderne accepte Michelet pour patron, mais elle se trompe à son tour. En revanche, ni l’une ni l’autre des deux Frances ne nous montre un souci bien vif de Sainte-Beuve ; c’est encore une faute, un Sainte-Beuve peut les remettre d’accord.

Que dire cent dix ans plus tard ! Les « deux Frances » existent toujours ; Chateaubriand et Michelet sont bien oubliés, mais les erreurs que Maurras dénonçait n’ont pas changé de nature. D’un côté, la délectation d’une nostalgie délétère, la fuite dans la fiction d’un âge d’or mythique ; de l’autre, la sensibilité érigée en principe de vérité et de progrès. De méthode, de rigueur, de leçons d’Auguste Comte ou de Sainte Beuve, point. Pendant quelques décennies, le flambeau de la « méthode » aura été porté, paradoxalement et tragiquement, par le marxisme ; le marxisme tombé, nous en sommes revenus, camp pour camp, erreur pour erreur, à la situation décrite par Maurras en 1898.

Et ce ne sont pas, hélas, les plus en vue des « maurrassiens » qui, ce dernier demi-siècle et déjà auparavant, auront poursuivi l’œuvre de Sainte Beuve et contesté son terrain au marxisme ; si telle a effectivement été l’ambition affirmée par toutes les générations d’étudiants d’Action française qui se sont succédé, leurs aînés se sont au contraire complu et noyés dans une démarche de « vieille France qui se trompe », de pâle copie différée de l’erreur de Chateaubriand !

Remettre d’accord la vieille France et la France moderne ; l’enjeu n’a pas changé. Relisons le texte de 1898 ; c’est incontestablement Sainte-Beuve, surclassant Auguste Comte, qui est la pierre angulaire des Trois idées. C’est sur lui qu’il faut reprendre l’analyse.

Car sur Chateaubriand et Michelet, Maurras renouvelle et synthétise des jugements déjà émis de son temps, par Taine bien sûr, et plus près de lui par Pierre Lasserre. Mais sur Sainte-Beuve, il innove entièrement. Avec une ambition épistémologique quasiment prométhéenne ! L’empirisme qu’il définit n’est pas seulement organisé, ce qui serait déjà beaucoup, mais organisateur, ce qui lui donne des allures de thaumaturgie. C’est l’instrument de la « réforme intellectuelle et morale » appelée par Renan après le désastre de Sedan, c’est le cicérone de L’Avenir de l’intelligence, qui suivra les Trois idées de quelques années.

Faut-il, pour en retrouver la trame, réhabiliter aujourd’hui Sainte Beuve ? L’auteur des Lundis est aujourd’hui bien oublié, et l’on se souviendra plus aisément de Volupté ou de Port-Royal. L’étude et la critique littéraires sont des genres bien passés de mode. Il ne reste de Sainte-Beuve que le récit de ses aventures amoureuses avec Madame Hugo…

Déjà, de son temps, il fut abondamment brocardé et caricaturé. Le coup de grâce lui fut donné par Marcel Proust qui, dans son célèbre essai Contre Sainte-Beuve, proclame l’autonomie de l’œuvre par rapport à l’auteur, affirmant que celle-ci sait parfois jaillir d’elle-même, surpassant aussi bien la conscience que tous les déterminants sociaux ou culturels de celui-là.

Sainte-Beuve avait en effet imposé l’idée que l’étude de l’écrivain doit précéder celle de l’œuvre, et que la première prédétermine la seconde. Travailleur acharné, il était capable de compiler en peu de temps (ses articles paraissaient chaque lundi) une quantité invraisemblable de documentation et avait ainsi éclairé d’un jour nouveau nombre d’œuvres et de personnages littéraires que l’on n’avait avant lui considérés qu’au premier degré.

Mais l’empirisme organisateur que décrit Maurras va bien au-delà de ce parti-pris, qui n’en est qu’un des composants. Et par ailleurs il est clair qu’à trop suivre la démarche de Sainte-Beuve, à ne faire que cela, et sans l’énorme investissement intellectuel auquel il s’astreignait, on en vient au travers sartrien et moderne de ne juger une œuvre que par l’origine ethnique ou les préférences politiques et sexuelles de son auteur ; si c’est contre cette dérive que Proust voulait nous mettre en garde, il n’y aura pas de mal à le réconcilier avec Maurras !

Et en tous cas, à donner le goût de redécouvrir Sainte-Beuve, et l’impérieuse nécessité de se donner une méthode en politique.

Le souvenir d’Henri Vaugeois

Le fondateur de l’Action française, Henri Vaugeois, meurt en pleine guerre, le 11 avril 1916. Dans l’éditorial qu’il publie le lendemain, Charles Maurras rappelle tout ce qu’il doit à son ami, qui était son aîné de quatre années, cet homme d’action et de commandement, cet esprit de synthèse qui possédait « une espèce de grâce [qui] supprimait tous les intermédiaires inutiles, ces béquilles qui servent au commun pour penser ».

On connaît peu Henri Vaugeois, si tôt disparu. On le connaît beaucoup moins que Léon Daudet ou Jacques Bainville. On ne l’associe pas spontanément à l’histoire de l’Action française ou à celle du royalisme, on sait peu de chose du rôle qu’il y a effectivement joué.

Pourtant, à la réflexion, ce rôle fut sans doute considérable, mais davantage par le vide que laissa sa disparition que par la dynamique des premières années. Celles-ci nous sont essentiellement connues par les souvenirs qu’en ont laissé ses amis, notamment Maurras dans le Signe de Flore.

Henri Vaugeois ne fut pas que le fondateur de l’Action française. Il en assura ensuite la direction, le pilotage, la cohérence entre l’action militante et le combat des idées. On peut se risquer à dire qu’à cette fonction centrale, il ne fut jamais remplacé.

Après la mort de Vaugeois, Maurras qui avait acquis sur ses compagnons un primat intellectuel indiscutable, fut naturellement appelé à être, aussi, le capitaine du navire, le seul maître à bord. Et la « gouvernance » changea profondément de nature. Maurras le reconnaîtra, longtemps après, dans sa Tragi-Comédie de ma surdité.

Il est clair qu’après la saignée de la Grande Guerre, si l’Action française continue de séduire quantité d’esprits jeunes et brillants, elle sait de moins en moins les conserver, et elle ne rallie plus guère d’esprits confirmés. Bien des raisons ont été invoquées pour expliquer cette impuissance qui va s’aggraver au fil des années, et il serait bien puéril de n’y voir qu’un effet de la disparition d’Henri Vaugeois ! En revanche, un enchaînement de causes indirectes peut être proposé.

Il y a eu entre Maurras et Vaugeois comme un partage des rôles, une connivence peut-être plus fortuite que pensée. Entre le républicain nationaliste et le jeune félibre fédéraliste, il y a d’abord la recherche commune d’une solution à la crise politique, intellectuelle et identitaire née de l’Affaire Dreyfus. Tous deux concluent à la Monarchie et à l’Ordre, Maurras le premier, et il convainc sans peine son ami. Mais Maurras laisse à Vaugeois le soin de faire la traversée complète ; l’anticlérical républicain qu’était Vaugeois devient catholique et royaliste. Devant ses contemporains, il est un chef entier, l’organisateur du mouvement, pleinement cohérent avec ses convictions.

Maurras, au contraire, reste sur la ligne de crête de l’agnosticisme. Et s’il décide de « rentrer en politique comme on entre en religion », il le fera en polémiste, en homme de lettres et de culture ; à Maurras le génie flamboyant de la création, à Vaugeois la conduite des affaires.

Maurras ne changera pas après la disparition de Vaugeois. Il n’en revêtira pas la tunique. Il restera ce qu’il est, félibre, agnostique, inclassable. Pour conserver ses troupes catholiques, pour rassurer l’épiscopat, il devra redoubler d’efforts, de justifications, de contorsions. Il ira jusqu’à se dédoubler, mettant en scène sa propre incapacité d’aboutir, dans Le Mystère d’Ulysse, dans Le Mont de Saturne.

En ce sens, Vaugeois aura largement façonné le profil politique, le personnage de Maurras. Ils furent comme deux chevaux tirant l’attelage. Et lorsque l’un disparut, le second ne changea pas de place pour se mettre au centre. Partielle certes, cette interprétation de l’histoire de l’Action française ne manque pas de séduire ; doit-elle être poursuivie ?

Ni Anatole France ni Racine

Le prétexte est en effet bien mince pour intituler ce texte Anatole France et Racine. Quiconque y chercherait une étude précise sur le sujet — l’influence de Racine sur Anatole France — ne pourrait qu’être déçu. Sans doute le livre de Gabriel des Hons dont Maurras feint de parler aborde ce sujet, mais le véritable propos est tout autre. Maurras n’avoue-t-il pas à la fin de son texte n’avoir pas dit encore grand-chose de « la difficulté que l’on peut croire maîtresse »… croire seulement.

De quoi est-il donc question ? et que fait ce texte dans Poésie et Vérité, dont nos lecteurs doivent commencer à entrevoir l’unité de propos sous les divers sujets littéraires qu’il réunit en un faisceau ?

Il s’agit d’abord d’une anecdote : un emprunt de Bossuet à Horace, emprunt que Maurras a repéré au détour d’une conversation dans le salon de Jacques Bainville.

L’image empruntée par Bossuet à Horace, qui sera empruntée à son tour à l’un ou l’autre par Musset, qui l’a été par Horace à quelqu’un d’autre — peut-être Homère —, quel est donc son statut littéraire ? Est-il légitime pour un poète de s’emparer ainsi du bien d’autrui et d’en faire des vers plutôt que de les tirer de son fonds propre et original ? Oui répond Maurras, non sans égratigner le vieil Hugo au passage.

Cette idée d’un bien commun littéraire, d’images, de thèmes, de formules qui ne sont la propriété de personne mais qui la sont de tous pour peu que l’emprunteur ait du talent pour se les approprier, c’est incontestablement pour Maurras l’une des conceptions constitutives de son classicisme. Non pour perpétuer des formes sanctionnées par une autorité, mais bien parce que ces formes sont autant que la réalité matérielle et observable des sujets littéraires.

Autant dire tout net qu’il n’y a point de véritable différence entre la rose des jardins et celle qui, fleurie dans l’imagination des hommes anciens…

On retrouve bien ici la réflexion centrale de Poésie et Vérité, son souci du rapport entre la vérité et son expression poétique ou littéraire.

Ce petit texte dira-t-on alors ne va pas bien loin, affublé de son titre à demi trompeur. Voire.

D’abord cette conception selon laquelle l’emprunt est légitimé par le talent de l’emprunteur rappellera quelques formules heureuses de politique : il en est du pouvoir comme d’un champ à l’abandon : le prend qui veut, le tient qui peut. Il ne serait peut-être pas trop hardi de voir dans le roi légitime le seul qui puisse tenir le champ, et le seul qui ait assez de talent pour emprunter à l’histoire légitimement, comme le poète véritablement doué peut et doit s’approprier tel ou tel héritage poétique sans qu’on s’en scandalise.

Ensuite, ce petit texte montre l’air de rien combien Maurras n’était pas étranger aux recherches poétiques du vingtième siècle. Qu’est-ce à dire quand il prétend que la rose qui s’épanouit dans le jardin est la même qui s’épanouit dans Ronsard ? sinon dire que la littérature peut et doit se prendre elle-même pour sujet légitime, aussi légitime que le monde matériel ou moral qui nous entoure ? que l’écriture peut, sans se trahir ni s’appauvrir ou s’exténuer, s’engendrer elle-même. Sans doute Maurras n’a pas pratiqué lui-même les formes littéraires que ces conceptions porteront au vingtième siècle. Pour cette raison il serait excessif de faire plus que simplement citer les noms d’auteurs aussi fondamentaux et contemporains que Maurice Blanchot ou Roger Laporte. Mais cette limite affirmée, il faut alors bien dire que Maurras n’a nullement été aveugle aux mouvements de l’esprit qui les annoncaient, et que loin d’un passéisme excessivement formel où certains voudraient l’enfermer, il a pleinement participé aux réflexions littéraires de son temps, à sa manière et avec sa sensibilité d’homme né en 1868.

De sel et d’eau

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Sans doute ce texte assez court sur Joseph d’Arbaud, poète de Camargue n’a pas d’importance particulièrement marquée. Il a néanmoins sa place dans Poésie et Vérité : ce qui y est en cause, c’est bien, encore et toujours, ce qui constitue la poésie et le classicisme pour Maurras : une certaine adéquation de ce qui est dit et de ce qui est, ou de ce qui est senti avec la manière dont l’émotion est rendue par les vers ou les mots.

Si Joseph d’Arbaud, dont il faut bien dire qu’il n’est plus guère lu, est si grand poète aux yeux de Maurras, c’est parce qu’il réalise la synthèse d’une terre, d’un peuple et de son expression, ensemble rendu dans la formule empruntée à Mistral : la poésie est ici coumparitudo des hommes qui s’expriment dans une langue et du sol qui les a vus naître.

Et s’il fallait un charme supplémentaire à ce petit texte, l’historiette liminaire du bœuf qui traverse l’étang de Berre pour venir découvrir les reliques de Notre-Dame de Caderot suffirait, rapportée par un Maurras qui y rajoute quelque ironie attendrie pour les rives qui lui sont chères.

Eine höhere Warheit

Ce texte introductif à Poésie et Vérité est-il un simple avant-propos ? sans doute. À un recueil tardif qui plus est : on pourrait n’y voir qu’un texte de pure circonstance, y relever quelques formules heureuses d’un Maurras qui, en 1943, maîtrise parfaitement son art.

Mais il y a plus. On évoque fréquemment la germanophobie de Charles Maurras. Sans doute, au sens où un nationaliste dont la jeunesse a été hantée par les suites de la guerre de 1870, qui connut la première guerre mondiale et qui en 1943 vivait dans une France occupée — même s’il soutenait par ailleurs certains aspects de la Révolution nationale — pouvait difficilement être autre chose que germanophobe.

La claire figure de Goethe a cependant toujours échappé à cette « germanophobie ». Maurras le cite à de multiples reprises, comme il cite Chénier, Racine ou Dante. Goethe est pour lui une figure familière, une référence naturelle sous sa plume. À titre indicatif, on peut remarquer que dans les soixante-cinq textes publiés par nos soins avant celui dont nous parlons ici, Goethe est cité dans presque vingt d’entre eux, souvent en rapport avec des réflexions sur le romantisme et le classicisme, comme dans Entre Bainville et Baudelaire, texte qui fait précisément partie de Poésie et Vérité.

Or ce titre même, Poésie et Vérité, vient de Goethe. Ou plus exactement, dit curieusement Maurras, de ses premiers traducteurs en français. Le titre allemand des Mémoires de Goethe est Dichtung und Wahrheit. Si traduire Wahrheit par vérité ne pose pas de problème particulièrement épineux, traduire Dichtung par poésie est effectivement plus aventureux. Certes le mot désigne avant tout en allemand moderne un poème. On parle au pluriel des Dichtungen de Hölderlin, par exemple, pour désigner un recueil de ses poèmes.

Mais le mot Dichtung, par une étymologie très présente, par l’histoire complexe de son usage en rapport avec la manière dont l’Allemagne se comprend elle-même comme originale, par sa polysémie, emporte bien autre chose que notre simple poésie. Sans doute même n’a-t-il pas d’équivalent précis dans d’autres langues que l’allemand.

Citons la germaniste Élisabeth Décultot :

Dichtung est dérivé du verbe dichten qui, présent dès le stade du vieux-haut-allemand, possède deux acceptions principales. Au sens large, tout d’abord, dichten signifie inventer, imaginer, créer — une signification qui peut aussi se charger de connotations négatives. Dichten, proche en cela de erdichten, signifie alors inventer pour leurrer, imaginer pour tromper. Au sens étroit, ensuite, le mot désigne l’action de concevoir un poème ou plus généralement un texte afin qu’il soit rédigé et lu. Dans cette acception, le mot s’applique avec une prédilection particulière au domaine de la création poétique et signifie alors faire des vers, composer un poème (même si l’application à la prose n’est pas exclue).

Dichtung a hérité de dichten sa substance sémantique en même temps que ses difficultés. Comme le verbe, le substantif place en son centre le rapport complexe de la fiction et de la réalité. Dans un sens péjoratif, Dichtung renvoie à l’idée d’invention fallacieuse, d’affabulation, de mensonge. Dans un sens positif, cependant, le terme désigne la création d’un monde fictif, investi d’une vérité singulière. Dichtung évoque la fabrication d’un univers imaginaire, clos sur lui-même, issu de la seule puissance d’invention d’un individu, l’élaboration d’un espace irréel, en somme, et pourtant aussi véridique que la réalité palpable. Dichtung, en ce sens, participe intimement de la consécration romantique de l’œuvre d’art. À cette signification, qui oscille entre les virtualités négatives et positives de Fiktion, s’ajoute une acception plus étroite. Dichtung désigne la création littéraire au sens précis du terme, et singulièrement la création poétique — jouxtant par là les termes Literatur et Poesie.

Si le mot Dichtung participe donc de ces trois acceptions — Fiktion, Literatur et Poesie —, il n’a cependant cessé au cours de son histoire de chercher à s’en distinguer en s’adjoignant des connotations singulières, nées des circonstances historiques et philosophiques qui l’ont porté au jour. Le terme est une création récente. Il est certes attesté dès 1561, mais ce n’est que dans les années 1770 qu’il fait son entrée réelle et massive dans la langue allemande, alors même que sa matrice verbale, dichten, existe depuis des siècles (Grimm, vol. 2, 1860, art. “ dichten ” et “ Dichtung ”). Sulzer ignore encore totalement ce substantif dans l’Allgemeine Theorie der schönen Künste [Théorie générale des beaux-arts ] (2 vol., Leipzig, Weidemanns Erben und Reich, 1771-1774) et Adelung le cite au titre de « terme nouveau » dans la première édition de son dictionnaire (vol. 1, 1774, art. “ Dichtung ” ). C’est à Herder que l’on doit pour l’essentiel l’introduction de Dichtung dans la langue allemande — une paternité qui explique aussi l’aura singulière qui l’entoure. Dans son essai de 1770 sur l’origine du langage, Herder recourt à ce mot jusqu’alors inusité pour désigner la faculté d’invention poétique qui présida à la première langue de l’humanité, cette langue originelle et naturelle qui précéda la prose. Dichtung est « la langue naturelle de toutes les créatures [Natursprache aller Geschöpfe] » transposée en images ou, pour citer une variation ultérieure sur ce thème, elle prend sa source dans la nature (Über den Ursprung der Sprache, 1770, vol. 5, p. 56; Über Bild, Dichtung und Sprache, 1787, vol. 15, p. 535 sq.). Dès sa naissance, donc, la notion de Dichtung se trouve investie d’une triple connotation. Elle est poétique, originelle et naturelle, qualités auxquelles s’ajoute un ultime attribut : elle est authentique. Une idée, en effet, sous-tend constamment l’usage herdérien du terme : l’univers fictif auquel renvoie Dichtung n’est pas moins vrai que la réalité elle-même. Il n’est pas l’opposé du monde sensible, mais bien plutôt son « condensé » — un principe souterrainement étayé par la proximité homophonique fortuite de ce terme avec les mots Dichte et dicht (densité, dense). L’idée sera développée sur un mode philosophique quelque temps plus tard par Kant (Kritik der Urteilskraft, 1790, § 53), puis par Schlegel.

Au cours du XIXe siècle, cependant, Dichtung ne tarda pas à se charger de lourds sous-entendus nationaux. Dans une Allemagne en quête d’identité nationale, on eut en effet tôt fait de mesurer tout le parti que l’on pouvait tirer de ce substantif spécifiquement germanique, riche de multiples connotations sémantiques ou homophoniques et, pour toutes ces raisons, difficilement traduisible dans une quelconque autre langue. Dichtung permettait à la langue allemande de désigner un mode spécifique d’invention intellectuelle, dont le produit — littérature, langue, poésie — se trouvait chargé de qualités singulières : rapport immédiat à la nature, naïveté originelle, souffle poétique, génialité, etc. La distinction herdérienne entre Naturpoesie et Kunstpoesie, en partie dirigée contre le classicisme français, fut réinterprétée par la postérité dans le sens d’une opposition entre une deutsche Dichtung et une französische Literatur, le mot germanique Dichtung désignant une production littéraire dotée d’originalité et d’authenticité, le dérivé latin Literatur renvoyant au contraire à l’artifice et à la complexité.

Ce sont ces connotations diffuses, souterrainement présentes dans l’usage et rarement indiquées dans les dictionnaires, qui expliquent l’ascension remarquable du terme dans le lexique allemand entre 1770 et 1850. Encore largement dominé, à la fin du XVIIIe siècle, par ses rivaux Poesie et Literatur, Dichtung semble les avoir totalement supplantés au milieu du XIXe siècle. L’implantation a d’abord été tâtonnante. Ainsi, ce n’est que dans la seconde édition de l’essai Über naive und sentimentalische Dichtung en 1800 que Friedrich von Schiller décide d’introduire le mot Dichtung dans le titre — un terme qui, au demeurant, est remarquablement peu employé dans l’ouvrage lui-même. La parution, à partir de 1811, de l’autobiographie de Goethe, Dichtung und Wahrheit (habituellement traduit par Poésie et Vérité) marque dans cette ascension une étape importante — le mot Dichtung étant compris, selon les déclarations répétées de l’auteur, dans un rapport non d’opposition, mais de complémentarité avec le mot Wahrheit. « C’est là tout ce qui résulte de ma vie et chacun des faits ici narrés ne sert qu’à appuyer une observation générale, une vérité plus haute [eine höhere Wahrheit] » (Johann Peter Eckermann, Gespräche mit Goethe, 30 mars 1831). En 1787 déjà, dans le poème Zueignung, Goethe s’était décrit comme recueillant « le voile de la poésie de la main de la vérité [der Dichtung Schleier aus der Hand der Wahrheit empfangen] » (v. 96). Le succès grandissant du terme est confirmé par Hegel qui, dans ses Leçons sur l’esthétique dispensées entre 1818 et 1829, baptise Dichtung le troisième art « romantique » (les deux autres étant la musique et la peinture). En 1853, G.G. Gervinus réédite sous le titre de Geschichte der deutschen Dichtung une histoire de la littérature allemande qu’il avait publiée une première fois sous celui de Geschichte der poetischen Nationalliteratur der Deutschen en 1835-1842. C’est donc sous le nom de Dichtung et non sous celui de Literatur ou de Poesie que la production littéraire allemande accède à une véritable consécration historique au XIXe siècle.

À la lecture de ces remarques érudites, on comprend mieux ce que signifie le titre utilisé par Maurras : choisir la traduction en Poésie tout en se rattachant directement à Goethe par l’empoi du même titre que lui, sans s’arrêter à l’utilisation faite de Dichtung par le romantisme allemand, dont on sait les liens avec le nationalisme allemand et que Maurras a tant combattu, cela a un sens. C’est se rattacher par delà le romantisme national allemand du dix-neuvième siècle à ce que Goethe a pu avoir de classique, et que Maurras évoque à maintes reprises dans d’autres textes ; c’est choisir contre une Allemagne qui se voue à elle-même et à ses démons originaux une Allemagne qui aspire au monde latin, classique, au sud méditerranéen, celle du « pays où fleurissent les citronniers » comme l’écrit précisément Goethe dans son Mignons Lied souvent cité par Maurras.

Au total, c’est affirmer la possibilité d’une rédemption pour l’Allemagne telle que la voit le « germanophobe » Maurras, rédemption qui passe précisément par le rapport qu’entretiennent dans le classicisme la création et la vérité : rapport régulateur, apaisant, mesure et nombre, accord avec les vérités les plus claires et dénombrables. La création classique c’est bien l’expression d’une vérité plus haute, pas la création romantique qui s’affranchit graduellement de toutes les mesures de la vérité. Et cette vérité, nous dit Maurras peut être allemande, contre les démons de l’Allemagne : Goethe en témoigne. Il en témoigne si hautement que Maurras lui emprunte le titre et comme l’étendard de ce recueil important, mais dans sa traduction française et avec le parti-pris qu’elle indique : Dichtung y est poésie, pas la création romantique typiquement allemande affranchie du rapport essentiel à la vérité, création romantique qui avait nourri le nationalisme des Allemagnes au long du siècle précédent.

Ce rapport central entre création et vérité dans le classicisme de Maurras, rapport qui est constitutif de ce classicisme même bien plus que n’importe quelle forme fixée, il est pour Maurras à la fois proprement méditerranéen et universel. Cette position n’est d’ailleurs pas nouvelle pour nos lecteurs, plusieurs textes l’ont déjà évoquée, et Maurras y citait parfois déjà Goethe : le Raoul Ponchon le dit différemment, mais dit-il autre chose ?

Resterait à avoir si Maurras a simplement retiré ces subtilités de philologie allemande de son propre fonds, les devinant ou les tirant des nécessités de la réflexion, ou bien s’il les a précisément sues. Et dans ce cas de quelle source ? Il est bien sûr tentant d’évoquer ici le germaniste qu’était Jacques Bainville, qui aurait pu avant de disparaître éclairer Maurras dans un autre dialogue de Pierre et de Paul. Aucune preuve ne le permet.