Devant l’Allemagne, éternellement

Toute sa vie, et il l’aura assez répété au cours de son procès, Charles Maurras a été l’adversaire de l’Allemagne. Il a dénoncé sur tous les tons la politique allemande d’expansion et d’agression, moqué la barbarie teutonne, vitupéré tant la Réforme de Luther que le Kantisme, tant le Romantisme que les relais de l’influence allemande en France. Intarissable sur ce sujet, il en a noirci des milliers de pages où la polémique la plus vive côtoie l’érudition la plus affirmée.

Or voici qu’en 1945 des gens qui manifestement ne l’ont pas lu, et qui ne veulent pas l’entendre, l’envoient finir ses jours en prison pour « intelligence avec l’ennemi ». Maurras qui se défend pied à pied, ou plutôt qui attaque et contre-attaque, maîtrise chaque point particulier mais se heurte, sur l’ensemble, à un mur d’incompréhension. Comment se peut-il qu’un tel chef d’accusation soit retenu contre lui ? Lui qui pendant plus de cinquante ans n’a cessé de combattre l’Allemand, ses pompes et ses œuvres ! Lui qui encore quelques mois plus tôt était la cible principale des partisans de l’Europe allemande, lesquels dénonçaient en lui le principal obstacle à leur propagande collaborationniste ?

Jusqu’à la fin de sa vie, Maurras restera arc-bouté sur ses certitudes. Un bon résumé de sa pensée d’alors nous est donné par un petit livre peu connu qu’il fait paraître à la fin 1948, Le Parapluie de Marianne. Le tirage en est confidentiel, mais contrairement à d’autres parutions de la même époque, l’édition est soignée et exempte de coquilles.

Maurras a alors 80 ans révolus et il purge sa peine à la maison centrale de Clairvaux. Pour des raisons d’opportunité, l’ouvrage est signé « Octave Martin », et l’auteur y est mis en scène à la troisième personne. Le Parapluie de Marianne est une réponse à un livre qui vient de sortir, Les Écrivains français et le Mirage allemand, 1800-1940, œuvre d’un universitaire spécialiste de littérature comparée, M. Jean-Marie Carré.

En soi, le livre de M. Carré semble être un honnête travail académique. Composé peu après la guerre, et n’abordant pas la période d’occupation, il ne participe en rien de ces écrits récents où tout se réduit, même au prix des anachronismes les plus invraisemblables, à un face à face entre hitlérisme et démocratie. S’il avait été publié dix ans plus tôt, Maurras y aurait sans doute relevé quelques insuffisances, mais ne serait pas allé plus loin. Seulement voilà ; M. Carré est un homme de l’établissement, et en 1948 il a pris acte du fait que Maurras est désormais un pestiféré.

Et non seulement il reprend contre lui des arguments de bien mauvaise facture, mais il croit bon de l’opposer à Jacques Bainville, dont la lucidité serait « bouleversante », alors que lui serait « aveuglé » par sa haine de la république. On imagine avec quelle détermination Maurras prit alors la plume pour le démolir pierre après pierre.

On a souvent dit, et Maurras le suggère lui-même dans divers souvenirs, que l’antigermanisme maurrassien trouve ses fondements dans les séquelles de la guerre de 1870 et que l’évocation de cette période ne l’a jamais quitté. C’est certainement en grande partie vrai ; Maurras ne donne pas aux deux guerres mondiales du vingtième siècle un statut à part, mais y voit une répétition des mêmes événements, une confirmation de ses thèses, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Mais le Parapluie révèle que Maurras a également beaucoup médité sur la période antérieure. Au détour d’une note en bas de page sur ce qu’il appelle « l’historiole Musset », il fait grief à M. Carré de ne pas savoir qu’il s’agit d’une fable. Or il semble bien que pour les auteurs d’aujourd’hui cette fable soit restée vérité d’évidence.

Quelle est cette « historiole Musset » ? Il faut remonter à la Question d’Orient, dont le tout jeune Maurras avait apprécié l’analyse faite par Thureau-Dangin. Le 15 juillet 1840, les vainqueurs de 1815 apportent leur soutien à l’Empire Ottoman, contre le pacha d’Égypte Mehmet Ali, protégé par Louis Philippe. Ceci déclenche alors en France une poussée nationaliste exploitée par Thiers. La revendication de la rive gauche du Rhin, frontière dite « naturelle » est alors largement partagée par l’opinion. La fièvre diplomatique sera calmée par le remplacement de Thiers par Guizot.

Dans ce climat tendu, un poète allemand nommé Becker publie le 18 septembre 1840 un poème qui deviendra de suite, sur une musique de Robert Schumann, un chant de guerre anti-français au succès fulgurant : le Rheinlied, au refrain :

Sie sollen ihn nicht haben, den freien deutschen Rhein

« Ils ne l’auront pas, notre libre Rhin allemand ». Lamartine y répondra dans un souci d’apaisement par sa Marseillaise de la paix, publiée le 1er juin 1841 par la Revue des Deux Mondes.

Mais, et c’est là que commence l’historiole, tout le monde ne partage pas ce souci d’apaisement. Au cours d’un dîner chez Mme de Girardin, en présence de Balzac, Théophile Gautier et Musset, la maîtresse de maison déclare :

Pour ma part, je professe un égoïsme national féroce, j’ai le préjugé de la Patrie et j’aurais aimé répondre à cet Allemand en vers cruels.

Alors Musset prend deux cigares, sort dans le jardin et compose en quelques minutes sa réponse.

De fait, le poème de Musset « Nous l’avons eu, votre Rhin Allemand… » qui répond sinon mot pour mot, du moins image pour image, au chant de Becker, n’est pas qu’une prouesse de versificateur surdoué répondant à un défi de salon ; c’est une déclaration altière de supériorité de la civilisation sur la barbarie, dont on retrouvera les accents dans la Bataille de la Marne de Charles Maurras.

L’antigermanisme de Maurras ne se réduit donc pas à l’influence de Barrès, a fortiori à celle de Déroulède. Il s’alimente à bien d’autres sources et ne peut se réduire à une affirmation nationaliste contre un courant pacifiste. Or c’est un peu ainsi que, depuis M. Carré, on a tendance à décrire les positions des intellectuels français face à l’Allemagne. Les guerres, jusqu’en 1914, n’ont été qu’une longue série d’accidents regrettables, conséquences du militarisme et du nationalisme, celle de 1939 ayant, elle, un statut spécifique et irréductible de combat final entre la liberté et la Bête immonde.

Aujourd’hui il n’est même plus vraiment question de réhabiliter les tenants du philogermanisme pacifiste du XIXe siècle, tant cela paraît aller de soi, tant la mémoire de l’expansionnisme prussien s’est estompée ; il s’agit de traquer, dans une histoire sectionnée, revisitée et recomposée, les écrits précurseurs de l’union européenne, et plus particulièrement de l’union franco-allemande. C’est ainsi que l’on a fait dire n’importe quoi à ce brave Hugo, qui certes a le dos bien large ! Mais à ce jeu, Maurras n’est pas prêt d’être audible.

En revanche, que l’on s’attache à rendre à notre histoire littéraire sa réelle diversité, et on aura, au moins sur un plan patrimonial, prononcé sa réhabilitation.

La Préface à La Balance intérieure

Au soir de sa vie, Charles Maurras entreprend de mettre de l’ordre dans son œuvre poétique, qui s’est significativement agrandie depuis la parution de La Musique intérieure en 1925.

De là naît son pendant, La Balance Intérieure, qui s’ouvre sur une introduction datée de mars 1944 mais qui ne sera achevée qu’en avril 1952. Certes, la détention de Maurras suffirait à justifier la longueur de cette période de maturation ; mais ce n’est pas dans cette direction qu’il faut chercher. Le Mont de Saturne n’a-t-il pas été écrit lui aussi en détention, mais d’un seul trait, en un temps très court ? C’est dans son for intérieur que Maurras rencontre des difficultés à conclure. Il l’écrit lui-même :

Conçu dans l’onde de ma joie,
Mais du feu de ma peine à grand mal enfanté,
Va, petit livre où te renvoie
L’arcane du destin longuement disputé.

On ne saurait être plus clair : la composition de son ultime Somme Poétique fut pour Maurras une longue et complexe épreuve.

La Musique et la Balance sont deux volumes de taille et de structure comparable : une Préface qui est bien plus que cela, dans laquelle le poète s’étend sur sa conception de son art, sur ses modèles et ses anti-modèles, et une série de poèmes regroupés par époque et par grands thèmes.

La Balance reprend, avec des évolutions, certains morceaux de la Musique ; surtout, elle couvre l’ensemble de la vie poétique de Maurras – plus de soixante ans ! Elle ne se limite donc pas à la période d’après 1925, et on ne peut dès lors la considérer comme une simple suite de la Musique, ni d’ailleurs comme sa refonte. Les deux recueils, expurgés de leurs redondances, seront repris dans les Œuvres capitales, mais sans les préfaces.

La préface de la Balance s’ouvre par de longues considérations sur la Mort et se termine par une sorte de testament de Maurras sur l’Art poétique. C’est à peine si l’auteur mentionne en passant que sa Politique et sa poésie ne sont pas du même ordre et n’obéissent pas aux mêmes exigences ; on est néanmoins frappé par l’hommage sans réserves qu’il rend à la liberté de création du poète, répondant ainsi implicitement aux éloges que lui adressait, juste avant sa propre mort, Guillaume Apollinaire.

Mais si Maurras se montre œcuménique vis-à-vis des poètes, réitérant son admiration pour Verlaine, allant jusqu’à pardonner ses errances à Mallarmé, il garde une rancœur tenace vis-à-vis des hommes qui l’ont durement attaqué au cours de sa double vie de poète et de combattant : Paul Souday, Henri Bremond, Julien Benda en font durement les frais.

Quand Malraux encensait Maurras

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Nous avons publié ici-même la dissertation sur la Jeune Captive d’André Chénier rédigée en 1883 par le collégien Charles Maurras. Les bons pères du collège d’Aix avaient quelque peu censuré le poème, et le jeune Maurras, instruit par leurs prudes précautions, avait décrit la prisonnière Aimée de Coigny sous les dehors de la plus parfaite innocence.

Or, en 1902, on découvre les Mémoires qu’Aimée de Coigny avaient consignés en 1817. Ils sont publiés et Maurras en tire un article qui paraît dans la Gazette de France en juillet de cette même année, et qui sera repris en 1905 dans L’Avenir de l’intelligence, sous le titre de Mademoiselle Monk.

Ce titre sera conservé dans toutes les rééditions successives de L’Avenir de l’intelligence. En 1923 Mademoiselle Monk sera publié à part, dans une petite brochure qui s’orne d’une gravure de Gorvel et d’une préface d’un tout jeune écrivain de 22 ans nommé André Malraux.

En revanche il ne sera pas repris dans les Œuvres capitales. Nous en ignorons les raisons, mais deux séries de considérations, qui se renforcent mutuellement, peuvent l’expliquer. D’une part, de nouveaux éléments sur la vie d’Aimée de Coigny ont été découverts bien après 1902, et leur prise en compte aurait nécessité des remaniements dans le texte, peut-être au détriment de sa cohérence. D’autre part, la quasi-totalité des arguments de prospective et de stratégie politique développés dans Mademoiselle Monk ont été repris, quasiment à l’identique, dans la préface de Mes idées politiques.

Si bien que Mademoiselle Monk vaut surtout aujourd’hui par la préface donnée par André Malraux à sa réédition de 1923.

Un retour sur André Chénier…

Maurras résume à grands traits, pour les lecteurs de la Gazette de France, la personnalité et la vie tumultueuse d’Aimée de Coigny, et s’attarde longuement sur le poème d’André Chénier, comme en écho à sa dissertation rédigée près de vingt ans auparavant. Il prend vivement le contrepied du préfacier des Mémoires qui nie vigoureusement toute possibilité de liaison entre le poète et sa voisine de cellule ; il affirme au contraire que cela n’aurait rien d’étonnant, arguant entre autres qu’un poète est mieux placé qu’un juriste pour comprendre l’inspiration d’un autre poète.

Poète, séducteur, mais non libertin, Maurras réagit surtout contre un certain parti-pris pudibond de la critique littéraire de son époque. Il est vrai que nous éprouvons quelque dépaysement à lire ces proses ampoulées où les perversions les plus criantes sont occultées, voire niées contre toute évidence… On est aujourd’hui tombé dans l’excès inverse. Mais au-delà de ces considérations contextuelles, ce qu’on sait de l’histoire de la prison Saint-Lazare pendant la Terreur rend l’hypothèse de Maurras fort plausible.

Pendant la première période de leur incarcération commune, Aimée de Coigny, André Chénier et leurs co-détenus ont connu un régime des plus permissifs. Mais leur gardien débonnaire, un certain Naudet, sera débarqué en prairial lorsque la Terreur entre dans sa phase ultime et paroxystique. Le nouveau directeur Bergot est un robespierriste fanatique qui instaure le règne de la délation. André Chénier y laissera sa tête, alors qu’Aimée de Coigny et son futur second mari réussiront à la sauver, on ne sait au prix de quels arrangements. Bergot sera guillotiné le 11 thermidor, et on peut se demander si le maintien en détention d’Aimée de Coigny pendant les deux mois qui suivent n’était pas destiné en fait à la protéger de quelque règlement de comptes…

La nuit précédant sa montée sur l’échafaud, Chénier compose La Jeune Captive et en fait parvenir le manuscrit à Aimée. Celle-ci ne le conserve pas, et le donne à Aubin-Louis Millin de Grandmaison, aujourd’hui connu comme savant naturaliste et archéologue, mais qui en prison était un indicateur connu et redouté. Ce geste a été interprété comme de l’indifférence, alors qu’au contraire c’était peut-être pour elle le meilleur moyen, risqué certes, de faire parvenir le poème à l’extérieur et d’assurer sa publication au cas où elle aurait été elle-même condamnée !

Rien n’exclut donc que Chénier et Aimée aient été un moment amants, au début de leur réclusion, et que la prisonnière ait conservé pour la mémoire du poète un vif attachement.

…et quelques mots sur Aimée de Coigny

Il est très difficile de reconstituer l’histoire réelle d’Aimée de Coigny. On ne peut qu’en brosser un portrait psychologique, et laisser l’imagination remplir les zones d’ombre. Nul doute que tout homme normalement constitué voudrait la rencontrer telle qu’elle était à vingt ans et la séduire. Ou plus simplement se laisser séduire par elle, car elle n’attendait pas qu’on vînt la chercher.

Mais pendant la Terreur les choses sont plus compliquées. Chacun se couvre, mène un multiple jeu, feint, ment et trahit pour survivre. Le comportement d’Aimée de Coigny, revenant à deux reprises à Paris alors qu’elle était en sécurité à l’étranger ne peut qu’obéir à des raisons obscures que nous ignorons. Contrairement à d’autres qui sont revenus par bêtise ou par crédulité se jeter dans la gueule du loup, elle savait certainement ce qu’elle faisait et pourquoi.

Ce que l’on sait d’elle provient de ses propres écrits, des Mémoires rédigés en 1817 et un roman, largement autobiographique, écrit la même année et qui ne sera redécouvert qu’en 1912. Or en 1817 Aimée de Coigny est prématurément vieillie, malade, aigrie, ruinée… ce qui jette un doute sur l’objectivité de son récit d’une vie passée toute pleine d’aventures, de faste, de séductions, d’intrigues, de commerce des grands de ce monde, de triomphes et de chutes, et sans doute aussi de turpitudes inavouables.

De tout cela, que reste-t-il ? Peut-être fut-elle l’un des modèles dont Jacques Laurent s’inspira pour imaginer sa Caroline chérie. Maurras reprend quant à lui ce qu’Aimée raconte du rôle d’intrigante qu’elle joua de 1812 à 1814 pour favoriser le retour des Bourbons. De là l’évocation de Monk, de là des considérations sur la marche et la succession des événements en politique, sur la capacité des hommes (et des femmes…) à influer sur le cours des choses.

Orléaniste tant par son histoire personnelle que par sa tournure d’esprit, devenue légitimiste sous l’influence de son amant du moment, Aimée de Coigny joua-t-elle un rôle aussi considérable que Maurras le laisse entendre, et qui lui fasse mériter a posteriori ce surnom de Mademoiselle Monk ? Ce n’est pas impossible, encore qu’il soit bien difficile de démêler l’imagination de la réalité. Il est certain qu’elle en voulait à Bonaparte et à l’Empire, et qu’elle avait l’oreille de Talleyrand ; mais que fut son rôle ensuite, notamment pendant les Cent Jours, alors que Bruno de Boisgelin, son amant, était à Gand auprès de Louis XVIII ? Nous sommes dans le domaine des supputations.

Lisons son éloge funèbre écrit par Népomucène Lemercier, qui fut l’un des participants réguliers aux dîners organisés chez Talleyrand et dont Aimée de Coigny était l’égérie, tel que le publia Le Moniteur :

Une personne qui n’avait atteint encore que la moitié de sa vie nous est enlevée avant le terme prescrit par la nature. C’était elle que chanta, dans sa jeunesse, le poète André Chénier dans son ode intitulée La Jeune Captive. La duchesse de Fleury connut, par sa situation, tout ce que l’élégance, la délicatesse des bienséances, les grâces donnaient de charmes à la cour de Versailles ; depuis que la séparation d’avec son époux lui fit reprendre le nom de son père, la comtesse de Coigny connut tout ce que la Révolution fit naître de plus intéressant, de plus solide, de plus éclairé sur les affaires et sur les personnes qui les avaient dirigées. Ce mélange d’instruction mit en valeur ses qualités naturelles et les avantages de son éducation extraordinairement soignée. Également familière avec les belles-lettres françaises et latines, elle avait l’acquis d’un homme ; mais le savoir en elle n’était jamais pédant ; elle resta toujours femme et l’une des plus aimables de toutes. Sa conversation éclatait en traits piquants, imprévus et originaux. Elle résumait toute l’éloquence de Mme de Staël en quelques mots perçants. On a lu d’elle un roman anonyme qui, sans remporter un succès d’ostentation, attacha, parce qu’elle l’écrivit d’une plume sincère et passionnée. Elle a composé des mémoires sur nos temps, et une collection de portraits sur nos contemporains les plus distingués par leur rang et par leurs lumières, qui réussirent mieux, étant vivement tracés et plus sincères encore. Nous l’avons perdu le 17 janvier 1820 ; recueillons ce qu’elle nous a laissé et pleurons-là, car son vif et rare esprit, tout brillant qu’il fût, séduisit bien moins que ne touchait la bonté de son cœur.

L’écologie du cyprès

xx

Dans les derniers jours de 1941 paraît en Arles, aux éditions « J. GIBERT », un petit livre de maximes et de coupures d’articles de Charles Maurras intitulé Sans la muraille des cyprès.

Il s’ouvre sur un vibrant hommage à Mgr Penon, mort douze ans auparavant :

À mon premier et dernier Maître
À l’ami de toujours
Monseigneur Penon
Évêque et citoyen

Fidèle hommage de l’admiration pleine de gratitude qu’un vieil élève adresse au parfait humaniste par qui, de 1882 à 1885, il fut éveillé à l’amour des lettres profanes et, de 1906 à 1926 et 1929, gardé dans le profond respect dû à l’Église de l’Ordre.

L’attention du lecteur est attirée dès la seconde page de garde sur le fait que « conformément à la volonté expresse de l’auteur, cet ouvrage ne sera jamais réimprimé ».

Qu’en est-il et pourquoi cette étrange décision ? Nous en sommes réduits aux conjectures. On sait seulement que le choix et l’arrangement des textes a été réalisé par Mademoiselle Jacqueline Gibert, qui en a ensuite fait réaliser l’édition sous son propre nom. Cette demoiselle était dévouée corps et âme à Charles Maurras, dont elle assurait une large part du secrétariat. Animatrice zélée de l’association des Dames royalistes, elle débordait d’activité, et peut-être justement se mêlait-elle un peu trop de tout, cachant certaines lettres, éconduisant certains visiteurs… si bien que, paraît-il, Charles Maurras en fut plusieurs fois irrité.

Aurait-il donc, concernant la composition de l’ouvrage, été mis devant le fait accompli, et faute de pouvoir en faire remanier un contenu qui ne correspondait pas à ses souhaits, se serait-il résigné à en empêcher tout retirage ? Ce n’est qu’une hypothèse, mais d’autant plus vraisemblable que le principe même de ce recueil de pensées aurait dû, au contraire, le pousser à souhaiter une diffusion la plus large possible.

Maurras exprime d’ailleurs très explicitement ce sentiment dans sa préface : ces pensées sont une « espèce de testament » qu’il dédie à sa « postérité d’esprit ».

Celle-ci devra donc se contenter de ce qui reste des 600 exemplaires tirés sur grand papier et des 3000 exemplaires ordinaires, au tout petit format, imprimés le 30 novembre 1941.

Nous avions nous-mêmes envisagé, pour respecter les volontés de l’auteur, de ne diffuser Sans la muraille des cyprès qu’en version non-imprimable.

Puis, réfléchissant plus avant, nous sommes parvenus à la conclusion que publier l’ouvrage tel quel n’avait en soi aucun intérêt.

Sans la muraille des cyprès se compose en effet de trois parties, non titrées, et d’une préface dont les cinq premiers mots ont donné son titre au recueil.

Rien ou presque ne distingue ni ne structure les trois parties de l’ouvrage ; mises bout à bout elles forment une accumulation sans grand fil conducteur de quelques centaines de phrases ou d’extraits d’articles, qui ne sont ni numérotés, ni surtout référencés. Ce qui aurait pu être un résumé de poche du Dictionnaire politique et critique ne peut donc ni s’étudier, ni se consulter. On y trouve aussi bien des maximes, parmi les plus célèbres de Maurras, comme

Tout désespoir en politique est une sottise absolue

ou

De toutes les libertés humaines, la plus précieuse est l’indépendance de la patrie

que des hommages funèbres, des considérations sur l’état de la France un an après la débâcle, des lettres adressées au Vatican, des retours sur Dante et Mistral… tandis que la préface, toute martégale d’inspiration, semble faire suite à celle de La Musique intérieure et des Quatre nuits de Provence.

Nous avons dès lors choisi de publier d’une part cette préface, dont il serait absurde de priver le lecteur d’aujourd’hui, et de nous réserver de faire paraître ultérieurement quelques extraits du livre, mais regroupés par thèmes précis et convenablement référencés. Ainsi serons-nous fidèles aux volontés de Maurras : pas de réimpression, mais une sélection critique et enrichie, pour en pérenniser la substantifique moelle.

Nous avons réintégré dans la préface le tout dernier paragraphe de la troisième partie, qui lui fait écho et referme l’ouvrage sur une note de cohérence bienvenue ; ainsi est né ce Théorème du Cyprès, qui commence par des souvenirs d’enfance et s’achève par des principes de haute politique.

Cette thématique du cyprès se retrouve dans deux poèmes de La Musique intérieure. Le souvenir des arbres abattus en 1882 y est omniprésent. Dans le premier, c’est la perspective de la propre mort du poète qui domine, et on y discerne des associations qui reviendront plus tard dans la Prière de la Fin :

Le Cyprès

Jours appesantis d’un souvenir sombre,
Tout me fait trop mal ;
Ensevelissons nos restes à l’ombre
Du cyprès natal.

Ô roi des jardins de pampre et d’olive,
De roses vêtu,
Orgueil et pudeur de l’âme plaintive,
De moi voudras-tu ?

Tu m’as vu tenter d’amollir la roche ;
Mon gémissement
Pressa du plus vain de tous les reproches
Le dur élément.

Mais, qu’il t’en souvienne ! À l’humble défaite
De ma longue erreur,
Nulle cruauté qui broyât ma tête
N’a dompté mon cœur.

Et, bien qu’aux réseaux de l’Enchanteresse
Fût lié mon sort,
J’ai la liberté des seules richesses :
L’honneur et la mort.

Tu peux m’accorder la paix de ton ombre,
Ami fier et pur,
Et m’incorporer à ton signe sombre
Debout dans l’azur.

Mais dans le second poème, dont Maurras cite des extraits dans le texte du Théorème, la mort n’est que l’effet de la folie des hommes, dont le retour maléfique est inexorable :

Les Témoins

Toujours la même chose…
Molière

— Le Sort et ses coups, la Vie et ses songes
Ne sont pas obscurs,
Disent tes cyprès que la lune allonge
Au ras de ton mur.

Devant la maison que trois siècles dorent,
Fuseaux ténébreux,
Nous recommençons le rêve d’enclore
Votre jardin creux,

Mais dans votre main l’avare cognée
A plus de vingt fois
Couché tout sanglants sous l’herbe indignée
La feuille et le bois.

Tu dis que ta loi les a fait renaître ?
Mais je vois encor
Quel rustre acharné qui te dit son maître
Nous portait la mort ;

Réduit à pleurer ses vieilles démences,
Ton cœur insensé
Peut-il empêcher qu’elles recommencent
Leur crime passé ?

Du cuisant regret les larmes fécondes
Sont fruit de saison ;
La terre, en tournant, ramène son monde
À la déraison.

Tes cyprès ont vu quelle pauvre place
Fait au changement
La faux d’un destin qui passe et qui repasse
Éternellement.

L’exergue est tirée de la première scène de l’acte II de Dom Juan. Elle n’a en soi aucune relation avec le reste de l’intrigue de la pièce. Pierrot, le paysan qui a sauvé Dom Juan et son équipage de la noyade, explique à sa fiancée Charlotte qu’il trouve qu’elle ne l’aime pas assez, et celle-ci se défend devant ces jérémiades, se plaignant qu’il lui répète « toujours la même chose » :

— Mon quieu, Pierrot, tu me viens toujou dire la mesme chose.
— Je te dis toujou la mesme chose, parce que c’est toujou la mesme chose, et si ce n’était pas toujou la mesme chose, je ne te dirai pas toujou la mesme chose.

Ensuite, Dom Juan tentera de séduire Charlotte. Mais ceci n’a aucune importance. Maurras ne retient de cette réplique que sa dimension obsessionnelle ; le souvenir des cyprès abattus lui revient sans cesse à l’esprit, et il ne réparera jamais assez sa faute.

De ces centaines de cyprès que Maurras énumère dans son Théorème, de ce « chœur végétal » qu’il aura planté ou rêvé de faire planter entre sa maison du Chemin de Paradis et le moulin situé en haut de la colline, pour qu’ils y grandissent et permettent un jour « aux esprits à qui j’aurais donné de la vie et du mouvement » de « venir dialoguer sous mes arbres pour en goûter l’âpre et chaude salubrité », il ne reste hélas aujourd’hui que la nostalgie ; le développement et l’urbanisme de Martigues, expression de la déraison récurrente des hommes dont parlent Les Témoins, les auront plus sûrement rasés que l’acte de folie destructrice dont Maurras s’est repenti toute sa vie.

À Martigues, ou ailleurs, retrouvons néanmoins ces grands cyprès, réels ou symboliques, au moins leurs âmes de « fuseaux ténébreux » ; au besoin, replantons-les, ces cyprès protecteurs, ces frères naturels, pour goûter de leur ombre bienfaisante, et en faire selon le vœu de Charles Maurras un hâvre de retrouvailles permanentes de sa « postérité d’esprit » !

Un bilan de la troisième République en 1925

En 1925, la revue Le Capitole publie dans sa série « Les Contemporains » un numéro de mélanges inédits consacrés à Charles Maurras. On y trouve une quinzaine de contributions, toutes très concises, sur différents aspects de sa vie et de son œuvre. Voici la préface qu’en donne Jacques Bainville :

J’ai lu beaucoup d’études sur Maurras. Aucune ne m’a satisfait complètement. J’indiquerai seulement aux chercheurs qu’ils n’entendront sa pensée, qu’ils ne la cerneront et la pénétreront que s’ils remontent jusqu’à Dante.
Je ris beaucoup quand je vois traiter Maurras comme un monsieur ordinaire… On est prié de ne pas s’adresser au concierge mais à l’Altissime.

Qu’on se rappelle aussi que le désintéressement de Maurras est absolu. C’est une de ses forces. Il ne recherche pas l’argent, pas même la gloire littéraire. Il aurait pu s’assurer une existence tranquille et agréable, et il ne craint pas de s’exposer à la prison. Quand on est un gouvernement, il est incommode d’avoir un homme pareil contre soi. Maurras ne vit que pour ses idées et on n’a aucune prise sur lui.

Henri Vaugeois appelait Maurras le noûs, l’esprit pur, c’est sa définition la plus vraie.

Deux textes de Maurras lui-même figurent dans le recueil : le poème Ballade de la nature du désir qui ne sera republié qu’en 1952, au quatrième livre « Trahisons de clerc » de La Balance intérieure, et un texte sur le cinquantenaire de la troisième République, que nous reprenons aujourd’hui.

Il est d’usage, sur un plan purement constitutionnel, de faire remonter à 1875 la fondation de la troisième République. C’est donc bien en 1925 que paraissent divers articles consacrés à son cinquantenaire. Le texte de Maurras, qui leur fait écho, se réfère clairement à l’année 1870, celle de la défaite et des exigences de Bismarck ; mais curieusement, dans le dernier paragraphe, il y est question de « quarante ans », ce qui nous ramènerait en 1885, année où le tout jeune Maurras, baccalauréat de philosophie en poche, vient s’installer à Paris sur les conseils de l’abbé Penon.

Paul Claudel derrière son Judas

Paul Claudel, comme Maurras, est né en 1868. Tous deux ont été élus à l’Académie française, et tous deux laissent derrière eux une œuvre littéraire foisonnante. Mais c’est là vraiment tout ce qui les réunit, car nulle ombre de soupçon de courant de sympathie ne s’est jamais établi entre les deux hommes. Claudel détestait Maurras, lequel à force le lui rendit bien.

La haine exprimée par Claudel est d’un genre particulier, inexpiable, sacrée, comme seuls certains catholiques peuvent en éprouver. Depuis les premières brochures des abbés Pierre et Lugan avant 1910 jusqu’au déferlement des libelles accusateurs parus après la condamnation de 1926, Maurras avait pu s’accoutumer à ces attaques calotines. Et ses talents de polémiste y auraient trouvé matière aisée à de sanglantes réponses, n’eût été son souci constant de ne pas heurter ses partisans catholiques, d’où de nombreuses justifications, parfois embarrassées, où domine la prudence.

Après la guerre, Claudel se refait une virginité politique en insultant gravement Maurras pendant son procès, puis en se félicitant publiquement de sa condamnation. Maurras n’a plus de gants à prendre et lui répond en 1948, dans une brochure intitulée Une Promotion de Judas.

C’est un curieux texte, que Maurras signe du nom de Pierre Garnier, ce qui lui permet d’y prendre place comme une tierce personne. Mieux : Pierre Garnier ne se présente pas comme le lecteur direct de Claudel ; il fait intervenir « un ami » qui lui aurait fait part de son étonnement à la lecture d’un passage repris par le Père de Lubac. Garnier était le nom de jeune fille de la mère de Maurras ; point donc de mystère là-dessous. Et pourquoi Pierre ? Roger Joseph suggère une explication provençale, saint Pierre étant le patron des pêcheurs de Martigues. Ou simplement parce que Pierre était le premier des apôtres, Claudel étant in fine associé à Judas ?

L’objet de la critique est un ouvrage de Claudel intitulé La Mort de Judas. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Claudel se soit penché sur le personnage de Judas ; mais ce texte n’est pas, loin de là, des plus connus de son œuvre. La notice que consacre à Claudel le site de l’Académie française n’en fait même pas mention. Des références en situent l’écriture en 1907, d’autres en 1933 ; ce qui est certain, c’est que le texte en est repris dans un recueil publié en 1936, Figures et Paraboles. Et manifestement, Maurras ne l’avait pas lu à cette époque.

La réhabilitation de Judas a été de tous temps un poncif antichrétien. Abondamment utilisé par tous les adversaires de l’Église, il pouvait l’être aussi, avec des nuances, par certains courants à l’intérieur de celle-ci. Claudel s’est-il sciemment inscrit dans ce type de démarche ? Maurras s’en moque ; l’occasion est trop belle pour accabler son ennemi. Judas est un voleur, et un traître ; et si Claudel le trouve si sympathique, c’est qu’il lui ressemble comme un frère : Claudel l’avare, Claudel l’envieux, Claudel rongé par l’orgueil et l’ambition, Claudel et Judas ne font qu’un. Non un Judas revisité et absous, mais le Judas classique du catéchisme, l’escroc, le fourbe, le Mauvais.

Au passage, l’argumentation de Maurras, qui l’oblige à d’abondants et inhabituels emprunts aux Écritures, ouvre des pistes inattendues. On a un moment l’impression que Claudel, qui dépeint en Judas un Juif nationaliste, positiviste, somme toute agnostique, en fait presque un maurrassien ! Et va donc naturellement accuser les maurrassiens de traîtrise. Mais ce n’est pas cela. Maurras montre que ce n’est pas Judas, ce sont au contraire les autres apôtres, Thomas bien sûr, mais aussi et surtout Pierre, qui portent ces caractères maurrassiens. Et que Judas n’en est pas.

Et avant de revenir à Claudel pour l’exécuter sans sommations, Maurras semble revenir sur une analogie esquissée dans la Tragi-comédie de ma surdité : Judas le traître lui rappelle Valois et sa propre aventure. Et le mystère de Judas reprend toute sa hauteur. Maurras s’est fait abuser ; ou bien il n’a pas su retenir ses disciples ni prévenir le moment fatal de la trahison, ou bien il a eu tort de faire trop longtemps confiance à quelqu’un qu’ensuite toute la direction de l’Action française accablera d’insultes et de mépris. Mais Maurras n’est qu’un homme ; comment et pourquoi pareille et fatale tromperie advint à Jésus ? Même Anne-Catherine Emmerich ne nous apporte pas de réponse. Maurras qui s’en inspire abondamment ne reprend de saint Jean que quelques paroles définitives : en vérité, Judas était un voleur ! Il puisait dans la caisse…

Ce saint Jean là s’exprime comme l’aurait fait Maurice Pujo…