René de Marans

René de Marans est relativement oublié aujourd’hui, bien qu’il ait été une des plumes de L’Action française. Ce n’est donc que justice de ressortir de l’Almanach de l’A. F. pour l’année 1925 ce bref hommage à son compagnon qu’y signe Charles Maurras.

Ce nous est l’occasion également d’indiquer seulement un thème auquel plusieurs textes à venir nous ramèneront :

(…) je relisais, écrit Maurras, il y a peu son rapport sur un concours d’histoire où sa plume marquait avec tant de justice et de force la tare commune de nos historiens ! Ils ont adoré, loué, salué, tous les « schismes » français, mais tous ont été insensibles et comme indifférents à la réussite de l’effort national : Gaulois au temps de César, Algibeois au XIIe siècle, Anglais au XIVe, protestants au XVIe, frondeurs et camisards au XVIIe.

Alors que la définition même de ce qu’est le pays légal a dérivé plus loin encore de ce que pouvait déplorer Maurras, et que dans le même temps ce qu’il pouvait encore appeler le pays réel a moins de substance, qui ne voit que l’on pourrait peut-être dans la France d’aujourd’hui rajouter à cette liste de schismes les royalistes ou les nationalistes eux-mêmes, dans un paradoxe qui ne serait qu’apparemment scandaleux ? Lorsque « le parti de la nation, de l’unité, du roi », ne peut plus être décrit, au moins dans les faits sinon dans le droit, que comme un schisme au sein d’un pays dont la continuation est toute nominale et où la révolution s’est institutionnalisée, où même change ce fond de la population française dont la permanence est si souvent prise par Maurras comme préalable à ses démonstrations politiques ? Envisager simplement cette question, imaginer que quelques linéaments de réponse soient présents chez Maurras, cela paraît aussi sacrilège à certains tenants d’une orthodoxie maurrassienne étroite qu’aux sectateurs d’une République qui voue Maurras aux gémonies. La simple indication d’une histoire de France du point de vue de la nation qu’aurait envisagée René de Marans, précisément distinguée par Maurras d’une histoire de France du point de vue de l’État, semble pourtant bien ouvrir à ces considérations une voie étroite mais réelle. Nous y reviendrons.

C’est aussi l’occasion de reprendre quelques dessins de l’Almanach de 1925, où l’on revenait sur les jeux olympiques de 1924.

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Et aux tristes sires scandalisés par l’évocation de ce qu’on n’appelait pas encore avec componction des jeux « paralympiques », comme à ceux qui ne supporteraient pas que les oies tricotent hors des manuels de grec ancien, on ne conseillera qu’un remède, sorti lui aussi du même almanach :
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« Mistraliser le monde »

Nous poursuivons la numérisation de Poésie et Vérité avec Dante et Mistral. Encore un texte sur Mistral ? Ou, si l’on préfère, encore un texte sur Dante !

C’est qu’on « n’épuise jamais le plaisir de réciter son poète » comme le remarque malicieusement un Maurras qui a sans doute conscience d’entasser les citations de Dante et de Mistral un peu au-delà de la patience du lecteur de bonne volonté.

Alors pourquoi ce texte ? et que fait-il au juste dans Poésie et Vérité ? car il a été repris par Maurras pour y être inséré alors qu’il ne s’agit somme toute que d’un texte de circonstance, paru dans la Nouvelle Revue universelle en 1941 pour parler de deux ouvrages : l’un composé des souvenirs de Marie Gasquet, où la part belle est faite à Frédéric Mistral et au Félibrige ; l’autre de Louis Gillet, sur Dante.

D’abord on retrouve dans ces considérations bien des thèmes abordés par les autres textes de Poésie et Vérité, et dont nos lecteurs ont maintenant une idée assez précise, puisqu’il ne manque plus que le texte sur André Chénier pour compléter le recueil : contentons-nous d’évoquer l’étroite association — bien figurée ici par la figure de Charles Rieu — entre une terre, un peuple et sa sensiblité, qu’elle soit intellectuelle, politique ou religieuse. Du côté de Dante, une fois de plus Maurras en affirme l’unité, la cohérence où les multiples influences chrétiennes et antiques récapitulées dans la Florence de son siècle ne nuisent en rien à la solidité et à la beauté de ce bloc qui semble avoir tout uniment « la douce couleur de saphir ».

Mais il y a sans doute un peu plus. Le texte est de 1941, alors que le maréchal Pétain jouit encore de cette forte popularité qui a pu faire parler de quarante millions de pétainistes. Or, presque à la jonction des deux critiques d’ouvrage qui forment ce texte, Maurras fait part d’une anedote curieuse, où l’on voit celui qui n’était encore que le capitaine Pétain — et qui était alors plutôt classé au centre gauche — emmener en voiture, par hasard, un Frédéric Mistral impatienté d’un contretemps.

(…) Mistral avait été mis en retard par la faute d’un véhicule qui n’arrivait point et, qu’il attendait au seuil de sa maison. Et voilà qu’un jeune officier de l’armée active, passant en voiture devant sa porte, proposa au maître de le conduire aux Baux où il allait lui-même. Mistral accepta. En chemin, il demanda qui donc lui rendait ce service. Le capitaine se nomma : Pétain…

Le futur Maréchal de France fit son premier acte de rénovateur des provinces aux Baux, ce jour-là ! Le monde est bien petit. Ce qu’il contient de présages, de préfigurations, d’intersignes sera-t-il jamais recensé ?

C’est que dans la vision classique défendue par Poésie et Vérité, tout se tient. Non qu’il faille réciter on ne sait quelle faible et vague considération de système sur les correspondances du beau, du bien et du vrai, dont Maurras était trop fin pour ne pas voir ce qu’elles avaient — déjà — de vieillerie poussiéreuse et d’impuissance au regard des temps et des événements. C’est simplement redire que la politique ne va pas seule, pas plus que la poésie, comme le rappelle Maurras en nuançant sur ce point les appréciations louangeuses qu’il vient de porter sur l’ouvrage de Louis Gillet. Poésie et Vérité, c’est aussi Politique et Poésie, comme Politique et Vérité.

Et c’est bien le programme lapidaire que trace déjà le jeune Frédéric Amouretti quand il déclare bravement au père de Marie Gasquet vouloir « mistraliser le monde ».

Le Conseil de Dante : la sensibilité sauvée d’elle-même

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Le Conseil de Dante, c’est celui de faire en sorte que la France ne se retrouve pas dans les conditions de l’Italie du début du quatorzième siècle : divisée, son indépendance perdue, réduite à déplorer son sort — fût-ce artistement.

Ce Conseil de Dante date de 1913 et était une préface à la traduction de l’Enfer par Louise Espinasse-Mongenet. Il a été publié à part en 1920, à l’occasion du sixième centenaire de la mort de Dante. En 1944, quand il reprend le Conseil dans Poésie et Vérité, Maurras trouve sans doute une douloureuse satisfaction à avoir ainsi prédit « une épreuve que tout prépare ». Sans doute aussi y avait-il repensé en 1929 quand Charles Benoist trouvait à citer sur le même thème, devant l’Institut d’Action française, un autre grand italien : Machiavel.

Le conseil politique arrive cependant bien tard, même s’il donne son titre au texte que nous vous proposons aujourd’hui : il faut attendre le dernier paragraphe pour que le sens politique soit tiré, comme in extremis.

Maurras connaît Dante, il le connaît excellemment. Les innombrables citations qu’il en fait dans quantité de textes divers en témoignent. La citation n’est pas toujours ad litteram, l’italien s’y mêle parfois d’un peu de provençal, après les remarquables progrès de l’érudition dantesque qui ont eu lieu au vingtième siècle on retrouve parfois chez Maurras quelques imprécisions dont la trace serait facile à retrouver chez tel ou tel commentateur du siècle précédent : autant de signes qu’il s’est approprié Dante par une fréquentation continuelle des œuvres et de leurs commentaires.

Aussi le propos de Maurras sur Dante ne saurait être limité à une leçon politique. Ou plus exactement la leçon n’est pas d’emblée politique, elle se construit de longue main. L’accueil de Dante en France a toujours été très ambigu : il n’y est guère connu ni apprécié largement avant les romantiques, mais les romantiques l’apprécient pour des raisons particulières : l’Enfer a leur préférence, par son pittoresque, son horreur réelle ou supposée, et la savante construction dantesque est finalement dénaturée par cette vision. Les sens mêmes de l’adjectif dantesque en français en témoignent.

Maurras s’inscrit dans le courant de réaction contre cette lecture de Dante : il n’est pas question ici d’un pittoresque de l’horreur infernale qui oublierait le Purgatoire et le Paradis : Dante est une totalité, aspire au tout dans l’organisation même des cercles infernaux, et l’intérêt pour cette totalité même contre des visions volontiers partielles au siècle précédent n’est pas anodin. Quand Maurras republie le Conseil en volume séparé, nous sommes en 1920, un autre auteur fasciné par la totalité, par la récapitulation de tout le savoir et sa réinterprétation en une œuvre « presque surhumaine » quitte Trieste pour Paris : c’est Joyce avec Ulysses presque achevé, où du reste les allusions à Dante et à la scolastique sont multiples. On nous pardonnera de le souligner à nouveau mais il faut le répéter tant les clichés un peu simplets ont la vie dure : on est ici loin d’un Maurras passéiste ; certes c’est en homme formé plusieurs décennies auparavant, mais il ne nous apparaît une fois de plus nullement étranger aux mouvements littéraires déterminants de son temps.

Il y a bien d’autres chemins d’accès à ce texte : on ne fera qu’évoquer la scolastique précisément, qui imprégna tant Dante, et à laquelle le temps de Maurras était lui aussi attentif à travers le néo-thomisme : le lecteur trouvera quantité de références à parcourir sur ce thème. La position de Dante, guelfe mais guelfe blanc, pourra aussi évoquer quelque chose à ceux qui sont particulièrement attentifs aux successives positions religieuses de Maurras.

L’amour de Dante pour Béatrice est un autre de ces chemins, qui permet à Maurras d’évoquer à demi-mots et par une rapide citation un autre de ses maîtres en la personne d’Auguste Comte, dont l’œuvre est elle aussi par bien des côtés une somme surhumaine et dont on sait qu’il admirait Dante et qu’il retrouvait souvent des accents italiens pour parler de Clotilde. De Béatrice à Clotilde de Vaux, de l’Église par excellence catholique de Dante à l’ambition d’une religion positiviste, le chemin n’est donc pas entièrement barré par une orthodoxie rigide ou une incompréhension réciproque, mais bien souligné dans une certaine unité à travers les deux figures féminines. Car dans les deux cas le chemin est bien le même :

La sensibilité, sauvée d’elle-même et conduite dans l’ordre, est devenue un principe de perfection.

Et c’est bien là, tel que nous l’avons déjà explicité plusieurs fois le propos de Poésie et Vérité : comment la sensibilité, pour être amenée à la perfection — que représente l’idéal classique, et Dante est une variété de classique —, doit être guidée et non laissée à elle-même. Avant même de se résoudre finalement en une leçon de politique, ce Conseil de Dante est donc, chronologiquement dans le texte et logiquement dans la démarche, une leçon d’esthétique.

Nous vous proposons aujourd’hui un deuxième texte, fort court : en 1926, Louise Espinasse-Mongenet fit paraître un autre ouvrage sur Dante, pour lequel Charles Maurras lui donna en guise de préface un sonnet, dont nous reproduisons le texte mais aussi le fac-simile.

On consultera aussi avec intérêt le texte que Maurice Barrès a consacré au sixième centenaire de la mort de Dante.

Ni Anatole France ni Racine

Le prétexte est en effet bien mince pour intituler ce texte Anatole France et Racine. Quiconque y chercherait une étude précise sur le sujet — l’influence de Racine sur Anatole France — ne pourrait qu’être déçu. Sans doute le livre de Gabriel des Hons dont Maurras feint de parler aborde ce sujet, mais le véritable propos est tout autre. Maurras n’avoue-t-il pas à la fin de son texte n’avoir pas dit encore grand-chose de « la difficulté que l’on peut croire maîtresse »… croire seulement.

De quoi est-il donc question ? et que fait ce texte dans Poésie et Vérité, dont nos lecteurs doivent commencer à entrevoir l’unité de propos sous les divers sujets littéraires qu’il réunit en un faisceau ?

Il s’agit d’abord d’une anecdote : un emprunt de Bossuet à Horace, emprunt que Maurras a repéré au détour d’une conversation dans le salon de Jacques Bainville.

L’image empruntée par Bossuet à Horace, qui sera empruntée à son tour à l’un ou l’autre par Musset, qui l’a été par Horace à quelqu’un d’autre — peut-être Homère —, quel est donc son statut littéraire ? Est-il légitime pour un poète de s’emparer ainsi du bien d’autrui et d’en faire des vers plutôt que de les tirer de son fonds propre et original ? Oui répond Maurras, non sans égratigner le vieil Hugo au passage.

Cette idée d’un bien commun littéraire, d’images, de thèmes, de formules qui ne sont la propriété de personne mais qui la sont de tous pour peu que l’emprunteur ait du talent pour se les approprier, c’est incontestablement pour Maurras l’une des conceptions constitutives de son classicisme. Non pour perpétuer des formes sanctionnées par une autorité, mais bien parce que ces formes sont autant que la réalité matérielle et observable des sujets littéraires.

Autant dire tout net qu’il n’y a point de véritable différence entre la rose des jardins et celle qui, fleurie dans l’imagination des hommes anciens…

On retrouve bien ici la réflexion centrale de Poésie et Vérité, son souci du rapport entre la vérité et son expression poétique ou littéraire.

Ce petit texte dira-t-on alors ne va pas bien loin, affublé de son titre à demi trompeur. Voire.

D’abord cette conception selon laquelle l’emprunt est légitimé par le talent de l’emprunteur rappellera quelques formules heureuses de politique : il en est du pouvoir comme d’un champ à l’abandon : le prend qui veut, le tient qui peut. Il ne serait peut-être pas trop hardi de voir dans le roi légitime le seul qui puisse tenir le champ, et le seul qui ait assez de talent pour emprunter à l’histoire légitimement, comme le poète véritablement doué peut et doit s’approprier tel ou tel héritage poétique sans qu’on s’en scandalise.

Ensuite, ce petit texte montre l’air de rien combien Maurras n’était pas étranger aux recherches poétiques du vingtième siècle. Qu’est-ce à dire quand il prétend que la rose qui s’épanouit dans le jardin est la même qui s’épanouit dans Ronsard ? sinon dire que la littérature peut et doit se prendre elle-même pour sujet légitime, aussi légitime que le monde matériel ou moral qui nous entoure ? que l’écriture peut, sans se trahir ni s’appauvrir ou s’exténuer, s’engendrer elle-même. Sans doute Maurras n’a pas pratiqué lui-même les formes littéraires que ces conceptions porteront au vingtième siècle. Pour cette raison il serait excessif de faire plus que simplement citer les noms d’auteurs aussi fondamentaux et contemporains que Maurice Blanchot ou Roger Laporte. Mais cette limite affirmée, il faut alors bien dire que Maurras n’a nullement été aveugle aux mouvements de l’esprit qui les annoncaient, et que loin d’un passéisme excessivement formel où certains voudraient l’enfermer, il a pleinement participé aux réflexions littéraires de son temps, à sa manière et avec sa sensibilité d’homme né en 1868.

De sel et d’eau

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Sans doute ce texte assez court sur Joseph d’Arbaud, poète de Camargue n’a pas d’importance particulièrement marquée. Il a néanmoins sa place dans Poésie et Vérité : ce qui y est en cause, c’est bien, encore et toujours, ce qui constitue la poésie et le classicisme pour Maurras : une certaine adéquation de ce qui est dit et de ce qui est, ou de ce qui est senti avec la manière dont l’émotion est rendue par les vers ou les mots.

Si Joseph d’Arbaud, dont il faut bien dire qu’il n’est plus guère lu, est si grand poète aux yeux de Maurras, c’est parce qu’il réalise la synthèse d’une terre, d’un peuple et de son expression, ensemble rendu dans la formule empruntée à Mistral : la poésie est ici coumparitudo des hommes qui s’expriment dans une langue et du sol qui les a vus naître.

Et s’il fallait un charme supplémentaire à ce petit texte, l’historiette liminaire du bœuf qui traverse l’étang de Berre pour venir découvrir les reliques de Notre-Dame de Caderot suffirait, rapportée par un Maurras qui y rajoute quelque ironie attendrie pour les rives qui lui sont chères.

Eine höhere Warheit

Ce texte introductif à Poésie et Vérité est-il un simple avant-propos ? sans doute. À un recueil tardif qui plus est : on pourrait n’y voir qu’un texte de pure circonstance, y relever quelques formules heureuses d’un Maurras qui, en 1943, maîtrise parfaitement son art.

Mais il y a plus. On évoque fréquemment la germanophobie de Charles Maurras. Sans doute, au sens où un nationaliste dont la jeunesse a été hantée par les suites de la guerre de 1870, qui connut la première guerre mondiale et qui en 1943 vivait dans une France occupée — même s’il soutenait par ailleurs certains aspects de la Révolution nationale — pouvait difficilement être autre chose que germanophobe.

La claire figure de Goethe a cependant toujours échappé à cette « germanophobie ». Maurras le cite à de multiples reprises, comme il cite Chénier, Racine ou Dante. Goethe est pour lui une figure familière, une référence naturelle sous sa plume. À titre indicatif, on peut remarquer que dans les soixante-cinq textes publiés par nos soins avant celui dont nous parlons ici, Goethe est cité dans presque vingt d’entre eux, souvent en rapport avec des réflexions sur le romantisme et le classicisme, comme dans Entre Bainville et Baudelaire, texte qui fait précisément partie de Poésie et Vérité.

Or ce titre même, Poésie et Vérité, vient de Goethe. Ou plus exactement, dit curieusement Maurras, de ses premiers traducteurs en français. Le titre allemand des Mémoires de Goethe est Dichtung und Wahrheit. Si traduire Wahrheit par vérité ne pose pas de problème particulièrement épineux, traduire Dichtung par poésie est effectivement plus aventureux. Certes le mot désigne avant tout en allemand moderne un poème. On parle au pluriel des Dichtungen de Hölderlin, par exemple, pour désigner un recueil de ses poèmes.

Mais le mot Dichtung, par une étymologie très présente, par l’histoire complexe de son usage en rapport avec la manière dont l’Allemagne se comprend elle-même comme originale, par sa polysémie, emporte bien autre chose que notre simple poésie. Sans doute même n’a-t-il pas d’équivalent précis dans d’autres langues que l’allemand.

Citons la germaniste Élisabeth Décultot :

Dichtung est dérivé du verbe dichten qui, présent dès le stade du vieux-haut-allemand, possède deux acceptions principales. Au sens large, tout d’abord, dichten signifie inventer, imaginer, créer — une signification qui peut aussi se charger de connotations négatives. Dichten, proche en cela de erdichten, signifie alors inventer pour leurrer, imaginer pour tromper. Au sens étroit, ensuite, le mot désigne l’action de concevoir un poème ou plus généralement un texte afin qu’il soit rédigé et lu. Dans cette acception, le mot s’applique avec une prédilection particulière au domaine de la création poétique et signifie alors faire des vers, composer un poème (même si l’application à la prose n’est pas exclue).

Dichtung a hérité de dichten sa substance sémantique en même temps que ses difficultés. Comme le verbe, le substantif place en son centre le rapport complexe de la fiction et de la réalité. Dans un sens péjoratif, Dichtung renvoie à l’idée d’invention fallacieuse, d’affabulation, de mensonge. Dans un sens positif, cependant, le terme désigne la création d’un monde fictif, investi d’une vérité singulière. Dichtung évoque la fabrication d’un univers imaginaire, clos sur lui-même, issu de la seule puissance d’invention d’un individu, l’élaboration d’un espace irréel, en somme, et pourtant aussi véridique que la réalité palpable. Dichtung, en ce sens, participe intimement de la consécration romantique de l’œuvre d’art. À cette signification, qui oscille entre les virtualités négatives et positives de Fiktion, s’ajoute une acception plus étroite. Dichtung désigne la création littéraire au sens précis du terme, et singulièrement la création poétique — jouxtant par là les termes Literatur et Poesie.

Si le mot Dichtung participe donc de ces trois acceptions — Fiktion, Literatur et Poesie —, il n’a cependant cessé au cours de son histoire de chercher à s’en distinguer en s’adjoignant des connotations singulières, nées des circonstances historiques et philosophiques qui l’ont porté au jour. Le terme est une création récente. Il est certes attesté dès 1561, mais ce n’est que dans les années 1770 qu’il fait son entrée réelle et massive dans la langue allemande, alors même que sa matrice verbale, dichten, existe depuis des siècles (Grimm, vol. 2, 1860, art. “ dichten ” et “ Dichtung ”). Sulzer ignore encore totalement ce substantif dans l’Allgemeine Theorie der schönen Künste [Théorie générale des beaux-arts ] (2 vol., Leipzig, Weidemanns Erben und Reich, 1771-1774) et Adelung le cite au titre de « terme nouveau » dans la première édition de son dictionnaire (vol. 1, 1774, art. “ Dichtung ” ). C’est à Herder que l’on doit pour l’essentiel l’introduction de Dichtung dans la langue allemande — une paternité qui explique aussi l’aura singulière qui l’entoure. Dans son essai de 1770 sur l’origine du langage, Herder recourt à ce mot jusqu’alors inusité pour désigner la faculté d’invention poétique qui présida à la première langue de l’humanité, cette langue originelle et naturelle qui précéda la prose. Dichtung est « la langue naturelle de toutes les créatures [Natursprache aller Geschöpfe] » transposée en images ou, pour citer une variation ultérieure sur ce thème, elle prend sa source dans la nature (Über den Ursprung der Sprache, 1770, vol. 5, p. 56; Über Bild, Dichtung und Sprache, 1787, vol. 15, p. 535 sq.). Dès sa naissance, donc, la notion de Dichtung se trouve investie d’une triple connotation. Elle est poétique, originelle et naturelle, qualités auxquelles s’ajoute un ultime attribut : elle est authentique. Une idée, en effet, sous-tend constamment l’usage herdérien du terme : l’univers fictif auquel renvoie Dichtung n’est pas moins vrai que la réalité elle-même. Il n’est pas l’opposé du monde sensible, mais bien plutôt son « condensé » — un principe souterrainement étayé par la proximité homophonique fortuite de ce terme avec les mots Dichte et dicht (densité, dense). L’idée sera développée sur un mode philosophique quelque temps plus tard par Kant (Kritik der Urteilskraft, 1790, § 53), puis par Schlegel.

Au cours du XIXe siècle, cependant, Dichtung ne tarda pas à se charger de lourds sous-entendus nationaux. Dans une Allemagne en quête d’identité nationale, on eut en effet tôt fait de mesurer tout le parti que l’on pouvait tirer de ce substantif spécifiquement germanique, riche de multiples connotations sémantiques ou homophoniques et, pour toutes ces raisons, difficilement traduisible dans une quelconque autre langue. Dichtung permettait à la langue allemande de désigner un mode spécifique d’invention intellectuelle, dont le produit — littérature, langue, poésie — se trouvait chargé de qualités singulières : rapport immédiat à la nature, naïveté originelle, souffle poétique, génialité, etc. La distinction herdérienne entre Naturpoesie et Kunstpoesie, en partie dirigée contre le classicisme français, fut réinterprétée par la postérité dans le sens d’une opposition entre une deutsche Dichtung et une französische Literatur, le mot germanique Dichtung désignant une production littéraire dotée d’originalité et d’authenticité, le dérivé latin Literatur renvoyant au contraire à l’artifice et à la complexité.

Ce sont ces connotations diffuses, souterrainement présentes dans l’usage et rarement indiquées dans les dictionnaires, qui expliquent l’ascension remarquable du terme dans le lexique allemand entre 1770 et 1850. Encore largement dominé, à la fin du XVIIIe siècle, par ses rivaux Poesie et Literatur, Dichtung semble les avoir totalement supplantés au milieu du XIXe siècle. L’implantation a d’abord été tâtonnante. Ainsi, ce n’est que dans la seconde édition de l’essai Über naive und sentimentalische Dichtung en 1800 que Friedrich von Schiller décide d’introduire le mot Dichtung dans le titre — un terme qui, au demeurant, est remarquablement peu employé dans l’ouvrage lui-même. La parution, à partir de 1811, de l’autobiographie de Goethe, Dichtung und Wahrheit (habituellement traduit par Poésie et Vérité) marque dans cette ascension une étape importante — le mot Dichtung étant compris, selon les déclarations répétées de l’auteur, dans un rapport non d’opposition, mais de complémentarité avec le mot Wahrheit. « C’est là tout ce qui résulte de ma vie et chacun des faits ici narrés ne sert qu’à appuyer une observation générale, une vérité plus haute [eine höhere Wahrheit] » (Johann Peter Eckermann, Gespräche mit Goethe, 30 mars 1831). En 1787 déjà, dans le poème Zueignung, Goethe s’était décrit comme recueillant « le voile de la poésie de la main de la vérité [der Dichtung Schleier aus der Hand der Wahrheit empfangen] » (v. 96). Le succès grandissant du terme est confirmé par Hegel qui, dans ses Leçons sur l’esthétique dispensées entre 1818 et 1829, baptise Dichtung le troisième art « romantique » (les deux autres étant la musique et la peinture). En 1853, G.G. Gervinus réédite sous le titre de Geschichte der deutschen Dichtung une histoire de la littérature allemande qu’il avait publiée une première fois sous celui de Geschichte der poetischen Nationalliteratur der Deutschen en 1835-1842. C’est donc sous le nom de Dichtung et non sous celui de Literatur ou de Poesie que la production littéraire allemande accède à une véritable consécration historique au XIXe siècle.

À la lecture de ces remarques érudites, on comprend mieux ce que signifie le titre utilisé par Maurras : choisir la traduction en Poésie tout en se rattachant directement à Goethe par l’empoi du même titre que lui, sans s’arrêter à l’utilisation faite de Dichtung par le romantisme allemand, dont on sait les liens avec le nationalisme allemand et que Maurras a tant combattu, cela a un sens. C’est se rattacher par delà le romantisme national allemand du dix-neuvième siècle à ce que Goethe a pu avoir de classique, et que Maurras évoque à maintes reprises dans d’autres textes ; c’est choisir contre une Allemagne qui se voue à elle-même et à ses démons originaux une Allemagne qui aspire au monde latin, classique, au sud méditerranéen, celle du « pays où fleurissent les citronniers » comme l’écrit précisément Goethe dans son Mignons Lied souvent cité par Maurras.

Au total, c’est affirmer la possibilité d’une rédemption pour l’Allemagne telle que la voit le « germanophobe » Maurras, rédemption qui passe précisément par le rapport qu’entretiennent dans le classicisme la création et la vérité : rapport régulateur, apaisant, mesure et nombre, accord avec les vérités les plus claires et dénombrables. La création classique c’est bien l’expression d’une vérité plus haute, pas la création romantique qui s’affranchit graduellement de toutes les mesures de la vérité. Et cette vérité, nous dit Maurras peut être allemande, contre les démons de l’Allemagne : Goethe en témoigne. Il en témoigne si hautement que Maurras lui emprunte le titre et comme l’étendard de ce recueil important, mais dans sa traduction française et avec le parti-pris qu’elle indique : Dichtung y est poésie, pas la création romantique typiquement allemande affranchie du rapport essentiel à la vérité, création romantique qui avait nourri le nationalisme des Allemagnes au long du siècle précédent.

Ce rapport central entre création et vérité dans le classicisme de Maurras, rapport qui est constitutif de ce classicisme même bien plus que n’importe quelle forme fixée, il est pour Maurras à la fois proprement méditerranéen et universel. Cette position n’est d’ailleurs pas nouvelle pour nos lecteurs, plusieurs textes l’ont déjà évoquée, et Maurras y citait parfois déjà Goethe : le Raoul Ponchon le dit différemment, mais dit-il autre chose ?

Resterait à avoir si Maurras a simplement retiré ces subtilités de philologie allemande de son propre fonds, les devinant ou les tirant des nécessités de la réflexion, ou bien s’il les a précisément sues. Et dans ce cas de quelle source ? Il est bien sûr tentant d’évoquer ici le germaniste qu’était Jacques Bainville, qui aurait pu avant de disparaître éclairer Maurras dans un autre dialogue de Pierre et de Paul. Aucune preuve ne le permet.