Le journal L’Intransigeant organisa en 1909 un concours auprès de ses lecteurs : il s’agissait de désigner « le plus beau vers français ». Il reçut plus de six mille réponses. Dans un court billet paru dans L’Action française du 11 mai 1909, et repris en 1933 dans le Dictionnaire politique et critique, Maurras s’élève contre le principe de cette consultation qui participe selon lui d’une mode perverse où l’essentiel cède la primauté au détail. Or le génie classique n’est pas dans le détail, mais dans la composition, et isoler, disséquer, trop analyser, c’est mutiler et trahir, c’est quitter le point d’observation idéal d’où l’on peut embrasser toute l’œuvre et en saisir tout le sens. On retrouve ici, en quelques mots simples, les griefs qu’en d’autres articles plus argumentés Maurras a pu faire à Marcel Schwob ou à Ferdinand Brunetière.
Auteur/autrice : Nicolas
Heurts, malheurs et mort de l’Orléanisme
xx
Au dix-neuvième jour du vingtième siècle, le duc Albert de Broglie disparaissait à l’âge de 80 ans. Avec lui disparaissait également, et à jamais, un courant politique qu’après son père et aussi intensément que lui, il avait porté et incarné toute sa vie durant : l’Orléanisme.
Certes on a cherché, depuis, à redonner une existence à ce mot.
René Rémond, s’efforçant de désigner les diverses composantes de la droite française d’après 1945 telles qu’il entendait les distinguer, leur prodigua des noms issus des profondeurs du dix-neuvième siècle ; ainsi l’idéologie portée par la droite bourgeoise, libérale et volontiers cosmopolite, que d’autres appelèrent plus simplement giscardisme, se trouva associée dans les écrits universitaires et les analyses des politologues à une « tradition orléaniste », tradition se réduisant, quand on cherche à approfondir la question, à quelques analogies historiques limitées et réfutables. Parallèlement, les partisans français des descendants de Philippe V et des Bourbons d’Espagne exhumèrent le mot d’Orléanisme, dévalorisant à leurs yeux, pour nommer les royalistes ralliés depuis la mort du comte de Chambord en 1883 jusqu’à nos jours à la lignée dynastique issue du duc d’Orléans, fils aîné de Louis-Philippe ; ceci visait en particulier Maurras, l’Action française et leurs continuateurs.
Dans un cas, l’utilisation moderne du mot d’Orléanisme renvoie à un concept de sociologie politique contemporaine ; dans l’autre, à une distinction purement généalogique. Cela n’a rien à voir avec le projet politique qui était celui des ducs de Broglie !
Ce projet, Maurras le décrit en détail dans l’article qu’il consacre le 2 février 1901 à la mort du duc Albert de Broglie, deux semaines tout juste après l’événement. À cette date, Maurras ne peut être certain qu’il n’y aura plus jamais personne, après le défunt duc, pour reprendre le flambeau de l’Orléanisme ou le continuer sous d’autres formes. Cependant il le pressent, et va tout faire pour qu’il en soit ainsi.
Une philosophie politique circonstancielle
L’Orléanisme des Broglie est un composé entre une fidélité catholique et monarchiste sans faille et une vénération quasiment religieuse pour les principes de 1789 ; synthèse a priori curieuse, mais qui s’avéra stable, cohérente, féconde même, des décennies durant. On peut en trouver les prémisses dans la fascination qu’exerça le parlementarisme britannique au temps des Lumières, ou dans de multiples courants de pensée qui s’exprimèrent aux premiers temps de la Révolution française avant d’être balayés par les conventionnels ; on peut y voir un avatar, une résurgence, du parti de Philippe- Égalité, à l’image d’un précédent Broglie, le grand-père du duc Albert qui fut un des fourriers et des soutiens les plus actifs de la révolution, avant d’y finir sous la guillotine.
Tout cela n’est qu’en partie vrai, c’est à dire faux pour l’essentiel.
Car on ne comprendra rien à l’Orléanisme si l’on ne voit pas qu’il s’agit d’abord d’une philosophie politique circonstancielle, née en réponse au désastre napoléonien. Les guerres qui ont dévasté l’Europe et la France ont laissé un continent exangue. La détresse est partout, tant économique que morale. Partout on cherche des voies de redressement. Les traités de 1815 ont installé des régimes conservateurs sur le plan des institutions et des mœurs, libéraux au plan économique ; ceux-ci connaissent au début un certain « état de grâce », mais, à mesure que les plaies se pansent et que l’activité reprend, ils ne peuvent empêcher un retour de faveur des idées révolutionnaires, qui se traduira à travers toute l’Europe par la secousse de 1830 et le tremblement de 1848.
Mais les années qui suivent 1815 ne peuvent se résumer en un face-à-face entre les partisans de la revanche et du retour à l’ordre ancien et ceux d’une nouvelle aventure révolutionnaire. C’est une période de floraison intense de projets de société ou de gouvernement, dont la plupart seront vite oubliés. Certains finiront en secte ou en religion de bazar, comme le saint-simonisme ou le fouriérisme, mais n’en laisseront pas moins une empreinte profonde et durable dans la société et le mouvement des idées.
C’est aussi le moment où pointent les premières manifestations de la révolution industrielle, que personne ne peut comprendre en tant que telle, ni Ricardo, ni Jean-Baptiste Say, encore moins Malthus. Autrement dit, le monde est doublement aveugle : nul n’anticipe le formidable pouvoir de transformation sociale qu’auront les mutations technologiques alors en gestation ; et nul ne sait comment combler le fossé qui sépare une réaction qui se crispe et une nouvelle révolution qui fourbit ses armes.
À cela, deux réponses originales ont été proposées en France, l’une par les contre-révolutionnaires, l’autre par les Orléanistes.
Pour les premiers, tout se ramène à la nécessité d’une rédemption. Si la révolution a éclaté, c’est que l’ancien régime avait failli à sa mission. Le désastre d’une Europe à feu et à sang n’est que le châtiment d’une série de fautes qu’il faut maintenant expier, et c’est à ce prix que les illusions révolutionnaires seront vidées de leur raison d’être. La thèse ne manque ni de cohérence ni de grandeur, mais elle est toute spéculative et n’a rien, on le comprendra volontiers, qui puisse susciter durablement l’enthousiasme des peuples.
L’Orléanisme est, à l’opposé, un projet global, presque prométhéen, qui cherche à réaliser la synthèse des deux systèmes opposés, à prendre en chacun ce qu’il a, sinon de meilleur, du moins de plus stable et de plus massivement intégré dans la société et les mentalités, pour en faire un objet nouveau propre à réconcilier les Français. Pour les orléanistes, les ultras sont à l’égal des républicains ; des représentants d’une faction, d’une moitié de la France qui veut ignorer, réduire, anéantir l’autre moitié. Eux se veulent, au contraire, porteurs des deux traditions à la fois, celle de la couronne et celle des idées nouvelles, le romantisme en particulier.
Il y a loin entre la pureté cristalline d’un projet intellectuel et la triviale réalité de la politique concrète. Aussi, pas plus que la Monarchie des Bourbons ne procéda à une mise en application fidèle de la doctrine bonaldienne, la Monarchie de Juillet ne suivit pas à la lettre les principes de l’orléanisme. Au contraire, les éléments de continuité entre les deux régimes l’emportent largement.
Cependant, le sentiment orléaniste qui aurait logiquement du s’estomper à mesure que s’éloignait le souvenir de 1815, restait vif et populaire, parce qu’incarné dans la personne d’un prince jeune et charismatique : Ferdinand Philippe, duc d’Orléans, fils aîné de Louis-Philippe, né en 1810.
C’est à l’un des orléanistes les plus emblématiques, le duc Victor de Broglie, héritier d’une prestigieuse dynastie, riche de célébrités avant lui et qui allait en donner à la France bien d’autres après lui, qu’il revint de préparer son mariage. Lui-même était l’époux d’une luthérienne, la fille de la baronne de Staël-Holstein, plus connue sous le nom de Madame de Staël ; ceci le désignait sans doute pour arranger l’union du prince héritier avec une altesse luthérienne, venue du Mecklenbourg-Schwerin. La double cérémonie, qui chagrina quelques ronchons, fut bien accueillie par le public ; l’Orléanisme y affirmait sa capacité à surmonter les clivages, à unir, à synthétiser, à réconcilier. Sans doute peut-on dès lors suggérer que la disparition brutale du duc d’Orléans, le 13 juillet 1842, dans un banal accident de cheval à Neuilly, marqua plus qu’un coup d’arrêt : une véritable mort prématurée de l’Orléanisme.
Maurras et Albert de Broglie
Privé de son prince, l’Orléanisme cessa brusquement d’être une force d’espérance et de rassemblement. Il demeurait néanmoins toujours une puissance ; Louis-Philippe, même affaibli, demeurait au pouvoir, et le duc d’Orléans avait eu le temps d’avoir deux fils, assurant à terme la continuité dynastique. Les chefs orléanistes constituaient un groupe d’influence qui continuait d’exister. Et le fils aîné du duc Victor de Broglie, le jeune duc Albert, né en 1821, s’avérait posséder toutes les qualités dont peut rêver un homme politique. Il devint rapidement après son père le chef du parti orléaniste et parvint, de par ses qualités exceptionnelles, à le faire survivre bien au-delà de la fin du Second Empire.
Sur cet homme qui venait de mourir, après avoir mené toute sa vie durant un combat impossible, après avoir retardé autant que faire se peut, de retraite en défaite, d’échec en renoncement, la mort réelle d’un projet objectivement mort en 1842, Maurras ne tarit pas d’éloges.
Voilà qui est paradoxal, s’agissant de l’homme qui aura tout fait pour empêcher Henri V de monter sur le trône, et qui y aura réussi !
C’est que, explique Maurras, cet homme immensément doué pour la chose publique était l’esclave de sa religion, la religion des idées de 89. C’est ce culte absurde qui a privé la France d’un grand serviteur. Et c’est ce culte absurde, que le petit-fils de Madame de Staël semblait tenir dans ses gênes, qu’il faut à jamais extirper de l’idée monarchique. En rendant hommage au duc de Broglie, Maurras exécute post mortem le principe consubstanciel de l’Orléanisme : l’alliance de la Couronne et de la Révolution. La place est faite désormais au fameux dilemme qu’exprimera Marc Sangnier :
ou bien les idées de la Révolution, repeintes à neuf dans la démocratie chrétienne, ou bien une Monarchie moderne refondée sur le positivisme.
Et cependant, Maurras reprend implicitement à son compte la démarche et les fins dernières de l’Orléanisme d’origine : réconcilier la France avec elle-même et fonder un système novateur d’équilibres politiques capable d’assurer le redressement national. Il ne vit plus en 1815, mais au lendemain de l’affaire Dreyfus ; sa Monarchie ne s’ente plus de la Liberté et des droits de l’homme, mais de l’apport des Auguste Comte, Sainte-Beuve, Renan, Le Play et Taine, sang frais et idées neuves qui étaient à disposition de tous et dont il n’avait qu’à se saisir.
Et si nous transportions à nouveau cette analogie d’un siècle de plus, c’est à dire aujourd’hui ?
Les nuées et leurs princes
En 1901, la toute jeune Action française dénonçait, s’inspirant de la pièce d’Aristophane, les « hommes des Nuées », les intellectuels aux idées pures, et aux mains pures mais qui n’avaient pas de mains. Les épigones de Kant y tenaient évidemment la première place, suivis par ceux de Rousseau. Maurras y range également les Broglie ; ceux-ci, certes soumis aux Nuées, étaient cependant d’une autre trempe, à la fois intellectuels et érudits certes, mais en même temps grands hommes d’État. Si bien qu’en 1928, lorsque Maurras rassemble dans un livre qu’il intitule « Les Princes des Nuées » une sélection d’articles de jeunesse consacrés à ces intellectuels des hautes brumes, il met en première place son éloge funèbre de 1901, avec pour sous-titre Esquisse du libéralisme parlementaire. Le duc Albert de Broglie n’était-il pas, d’ailleurs, le dernier de son illustre lignée à être duc ? Car après lui, les Broglie sont devenus princes.
Le poème de Musset
Pour terminer ce tour d’horizon de l’Orléanisme, il n’est meilleur témoignage de la puissance de séduction qu’il pouvait exercer au temps de sa splendeur que le poème consacré par Alfred de Musset à la mort du duc d’Orléans. Et notons au passage que toute correspondance entre le treize juillet et le 14 juillet ne saurait être que purement spéculative, ce dernier jour n’ayant été érigé en fête nationale qu’en 1880…
Le même poème fait également référence à la sœur cadette du prince, Marie d’Orléans, sculpteur célèbre, morte de tuberculose en 1839 à Pise. Frère et sœur sont étroitement associés dans le souvenir de Musset.
Le Treize Juillet
I
La joie est ici-bas toujours jeune et nouvelle,
Mais le chagrin n’est vrai qu’autant qu’il a vieilli.
A peine si le prince, hier enseveli,
Commence à s’endormir dans la nuit éternelle ;
L’ange qui l’emporta n’a pas fermé son aile ;
Peut-être est-ce bien vite oser parler de lui.
II
Ce fut un triste jour, quand, sur une civière,
Cette mort sans raison vint nous épouvanter.
Ce fut un triste aspect, quand la nef séculaire
Se para de son deuil comme pour le fêter.
Ce fut un triste bruit, quand, au glas funéraire,
Les faiseurs de romans se mirent à chanter.
III
Nous nous tûmes alors, nous, ses amis d’enfance,
Tandis qu’il cheminait vers le sombre caveau,
Nous suivions le cercueil en pensant au berceau ;
Nos pleurs, que nous cachions, n’avaient pas d’éloquence,
Et son ombre peut-être entendit le silence
Qui se fit dans nos cœurs autour de son tombeau.
IV
Maintenant qu’elle vient, plus vieille d’une année,
Réveiller nos regrets et nous frapper au cœur,
Il faut la saluer, la sinistre journée
Où ce jeune homme est mort dans sa force et sa fleur,
Préservé du néant par l’excès du malheur,
Par sa jeunesse même et par sa destinée.
V
À qui donc, juste Dieu, peut-on dire : à demain ?
L’Espérance et la Mort se sont donné la main,
Et traversent ainsi la terre désolée.
L’une marche à pas lents, toujours calme et voilée ;
Sur ses genoux tremblants l’autre tombe en chemin,
Et se traîne en pleurant, meurtrie et mutilée.
VI
Ô Mort ! tes pas sont lents, mais ils sont bien comptés.
Qui donc t’a jamais crue aveugle, inexorable ?
Qui donc a jamais dit que ton spectre implacable
Errait, ivre de sang, frappant de tous côtés,
Balayant au hasard, comme des grains de sable,
Les temples, les déserts, les champs et les cités ?
VII
Non, non, tu sais choisir. Par instant, sur la terre,
Tu peux sembler commettre, il est vrai, quelque erreur ;
Ta main n’est pas toujours bien sûre, et ta colère
Ménage obscurément ceux qui savent te plaire,
Epargne l’insensé, respecte l’imposteur,
Laisse blanchir le vice et languir le malheur.
VIII
Mais, quand la noble enfant d’une race royale,
Fuyant des lourds palais l’antique oisiveté,
S’en va dans l’atelier chercher la vérité,
Et là, créant en rêve une forme idéale,
Entr’ouvre un marbre pur de sa main virginale,
Pour en faire sortir la vie et la beauté ;
IX
Quand cet esprit charmant, quand ce naïf génie
Qui courait à sa mère au doux nom de Marie,
Sur son œuvre chéri penche son front rêveur,
Et, pour nous peindre Jeanne interrogeant son cœur,
A la fille des champs qui sauva la patrie
Prête sa piété, sa grâce et sa pudeur ;
X
Alors ces nobles mains, qui du travail lassées,
Ne prenaient de repos que le temps de prier,
Ces mains riches d’aumône et pleines de pensées,
Ces mains où tant de pleurs sont venus s’essuyer,
Frissonnent tout à coup et retombent glacées.
Le cercueil est à Pise ; on va nous l’envoyer.
XI
Et lui, mort l’an passé, qu’avait-il fait, son frère ?
A quoi bon le tuer ? Pourquoi, sur ce brancard,
Ce jeune homme expirant suivi par un vieillard ?
Quel cœur fut assez froid, sur notre froide terre,
Ou pour ne pas frémir, ou pour ne pas se taire,
Devant ce meurtre affreux commis par le hasard ?
XII
Qu’avait-il fait que naître et suivre sa fortune,
Sur les bancs avec nous venir étudier,
Avec nous réfléchir, avec nous travailler,
Prendre au soleil son rang sur la place commune,
De grandeur, hors du cœur, n’en connaissant aucune,
Et, puisqu’il était prince, apprendre son métier ?
XIII
Qu’avait-il fait qu’aimer, chercher, voir par lui-même
Ce que Dieu fit de bon dans sa bonté suprême,
Ce qui pâlit déjà dans ce monde ennuyé ?
Patrie, honneur, vieux mots dont on rit et qu’on aime,
Il vous savait, donnait au pauvre aide et pitié,
Au plus sincère estime, au plus brave amitié.
XIV
Qu’avait-il fait enfin, que ce qu’il pouvait faire ?
Quand le canon grondait, marcher sous la bannière ;
Quand la France dormait, s’exercer dans les camps.
Il s’en fût souvenu peut-être avec le temps,
Pendant qu’il écoutait les tambours battre aux champs,
Car parfois sa pensée était sur la frontière.
XV
Que lui reprocherait même la calomnie ?
Jamais coup plus cruel fut-il moins mérité ?
A défaut de regret, qui ne l’a respecté ?
Faites parler la foule, et la haine, et l’envie
Ni tache sur son front, ni faute dans sa vie.
Nul n’a laissé plus pur le nom qu’il a porté.
XVI
Qu’importe tel parti qui triomphe ou succombe ?
Quel ennemi du père ose haïr le fils ?
Qui pourrait insulter une pareille tombe ?
On dit que, dans un bal, du temps de Charles Dix,
Sur les marches du trône il s’arrêta jadis.
Qu’il y dorme en repos du moins, puisqu’il y tombe.
XVII
Hélas ! mourir ainsi, pauvre prince, à trente ans !
Sans un mot de sa femme, un regard de sa mère,
Sans avoir rien pressé dans ses bras palpitants !
Pas même une agonie, une douleur dernière !
Dieu seul lut dans son cœur l’ineffable prière
Que les anges muets apprennent aux mourants.
XVIII
Que ce Dieu, qui m’entend, me garde d’un blasphème !
Mais je ne comprends rien à ce lâche destin
Qui va sur un pavé briser un diadème,
Parce qu’un postillon n’a pas sa bride en main.
Ô vous, qui passerez sur ce fatal chemin,
Regardez à vos pas, songez à qui vous aime !
XIX
Il aimait nos plaisirs, nos maux l’ont attristé.
Dans ce livre éternel où le temps est compté,
Sa main avec la nôtre avait tourné la page.
Il vivait avec nous, il était de notre âge.
Sa pensée était jeune, avec l’ancien courage ;
Si l’on peut être roi de France, il l’eût été.
XX
Je le pense et le dis à qui voudra m’en croire,
Non pas en courtisan qui flatte la douleur,
Mais je crois qu’une place est vide dans l’histoire.
Tout un siècle était là, tout un siècle de gloire,
Dans ce hardi jeune homme appuyé sur sa sœur,
Dans cette aimable tête, et dans ce brave cœur.
XXI
Certes, c’eût été beau, le jour où son épée
Dans le sang étranger lavée et retrempée,
Eût au pays natal ramené la fierté ;
Pendant que de son art l’enfant préoccupée,
Sur le seuil entr’ouvert laissant la Charité,
Eût fait, avec la Muse, entrer la Liberté.
XXII
A moi, Nemours ! à moi, d’Aumale ! à moi, Joinville !
Certes, c’eût été beau, ce cri, dans notre ville,
Par le peuple entendu, par les murs répété ;
Pendant qu’à l’Oratoire, attentive et tranquille,
Pâle, et les yeux brillants d’une douce clarté,
La sœur eût invoqué l’éternelle Bonté.
XXIII
Certes, c’eût été beau, la jeunesse et la vie,
Ce qui fut tant aimé, si longtemps attendu,
Se réveillant ainsi dans la mère patrie.
J’en parle par hasard pour l’avoir entrevu ;
Quelqu’un peut en pleurer pour l’avoir mieux connu ;
C’est sa veuve, c’était sa femme et son amie !
XXIV
Pauvre prince ! quel rêve à ses derniers instants !
Une heure (qu’est-ce donc qu’une heure pour le Temps ?),
Une heure a détourné tout un siècle. Ô misère !
Il partait, il allait au camp, presque à la guerre.
Une heure lui restait ; il était fils et père ;
Il voulut embrasser sa mère et ses enfants.
XXV
C’était là que la Mort attendait sa victime
Il en fut épargné dans les déserts brûlants
Où l’Arabe fuyant, qui recule à pas lents,
Autour de nos soldats, que la fièvre décime,
Rampe, le sabre au poing, sous les buissons sanglants.
Mais il voulut revoir Neuilly ; ce fut son crime.
XXVI
Neuilly ! charmant séjour, triste et doux souvenir,
Illusions d’enfants, à jamais envolées !
Lorsqu’au seuil du palais, dans les vertes allées,
La reine, en souriant, nous regardait courir,
Qui nous eût dit qu’un jour il faudrait revenir
Pour y trouver la mort et des têtes voilées !
XXVII
Quels projets nous faisions à cet âge ingénu
Où toute chose parle, où le cœur est à nu !
Quand, avec tant de force, eut-on tant d’espérance ?
Innocente bravoure, audace de l’enfance !
Nous croyions l’heure prête et le moment venu ;
Nous étions fiers et fous, mais nous avions la France.
XXVIII
Songe étrange ! il est mort, et tout s’est endormi.
Comment une espérance et si juste et si belle
Peut-elle devenir inutile et cruelle ?
Il est mort l’an dernier, et son deuil est fini ;
La sanglante masure est changée en chapelle ;
Qui nous dira le reste, et quel âge a l’oubli ?
XXIX
Il n’est pas tombé seul en allant à Neuilly.
Sur neuf, que nous étions, marchant en compagnie,
Combien sont morts ! Albert, son jeune et brave ami,
Et Mortemart, et toi, pauvre Laborderie,
Qui te hâtais d’aimer pour jouir de la vie,
Le meilleur de nous tous et le premier parti !
XXX
Si le regret vivait, vos noms seraient célèbres !
Amis ! Que cette sombre et triste déité
Qui prête à notre temps sa tremblante clarté
Vous éclaire en passant de ses torches funèbres !
Et nous, enfants perdus d’un siècle de ténèbres,
Tenons-nous bien la main dans cette obscurité ;
XXXI
Car la France, hier encor la maîtresse du monde,
A reçu, quoi qu’on dise, une atteinte profonde,
Et, comme Juliette, au fond des noirs arceaux,
À demi réveillée, à demi moribonde,
Trébuchant dans les plis de sa pourpre en lambeaux,
Elle marche au hasard, errant sur des tombeaux.
De 1903 à 1923
La France se confond avec la civilisation et ne saurait souffrir la moindre comparaison tant elle se place naturellement au-dessus et en avant des autres nations. Voilà la thèse de cet article paru en 1903 dans La Gazette de France.
On évoquera donc l’un de ces textes de Maurras devenus illisibles et presque ridicules à force d’outrance chauvine et d’étroitesse nationaliste. Les plus charitables feront valoir que ces thèses étaient à la mode à la Belle-Époque et que peu de journaux d’Europe ou des deux Amériques n’en étaient pas abondamment remplis, chacun défendant la prééminence de sa propre culture patriotiquement confondue avec toute l’intelligence du monde.
La réalité est un peu plus complexe. En 1903, ces positions sont très partagées : il s’agit pour Maurras de ne pas laisser la palme du patriotisme sourcilleux, alors moins décriée qu’aujourd’hui et possédant encore une grande vertu politique, à des forces de gauche ou à des modérés. Tout cela est compréhensible et politiquement opportun dans le contexte, déjà, de la montée des tensions qui aboutira à la guerre.
Mais pourquoi reprend-il donc ce texte dans l’Almanach d’A.F. en 1923 ? Si l’on en croit la petite introduction dans l’Almanach, il s’agirait de prouver la fidélité aux principes mis en avant en 1903, qui énonçaient « les principales directions dans lesquelles l’esprit national devait se substituer à l’esprit révolutionnaire ». C’est qu’en 1922, deux événements politiques d’importance ont eu lieu : d’une part la victoire du fascisme italien qui apparaît alors comme un socialisme révolutionnaire préoccupant, d’autre part, en France, l’espoir modéré que suscite la chute de Briand et l’avènement de Poincaré, éternelle incarnation d’une république raisonnable, apaisée et qui s’éloignerait peu à peu des excès révolutionnaires. Léon Daudet avait d’ailleurs puissamment contribué à la chute du gouvernement Briand.
Kiel et Tanger réédité et complété en 1921 avait souligné que la première expérience Poincaré, commencée durant la guerre, avait échoué. Maurras ne sait pas alors que la troisième expérience Poincaré, en 1926, sera interrompue par la maladie malgré la réussite du « Franc Poincaré » qui restera longtemps dans les mémoires populaires. Aussi, il peut espérer dans la deuxième, et croire à l’importance de rappeler ses principes dans l’Almanach qui fait le bilan de 1922 et prépare 1923 : d’abord pour conserver ses troupes qui seraient tentées par un rapprochement excessif avec le régime rendu plus national par la personnalité même de l’homme de l’Union sacrée. Ensuite pour espérer influencer la politique républicaine : on sait que la gauche verra bien les dangers d’une politique nationale menée par Poincaré et que c’est finalement sur le Cartel, qu’il a en partie contribué à susciter, contre lui, que Poincaré échouera en 1924, sa politique de sagesse budgétaire l’ayant rendu impopulaire.
De la bouillabaisse et des classes sociales
Dans un curieux article composé en mars 1944, Maurras se mue en critique gastronomique et brosse un panorama enflammé du patrimoine culinaire provençal. On connaît, par de nombreuses allusions parsemant son œuvre, son attachement pour la poutargue ; ici, c’est la bouillabaisse qui est à l’honneur. Et la bouillabaisse n’est pas qu’un plat ; c’est un rite social.
Mettez-y une langouste, ce « cardinal des mers », et vous ne serez qu’un parvenu, un Parisien sans culture, n’ayant d’autre souci que d’étaler sa richesse. Mais surtout, n’en servez jamais à vos invités, de crainte qu’ils ne soient froissés de se voir proposer un mets d’une extraction aussi populaire !
Entre ces deux extrêmes, tout est dans le choix des poissons. Car selon qu’on soit de Martigues ou de Marseille, on ne professe pas la même religion. Quant à la rouille, aucun compromis n’est possible : c’est un point intangible du dogme. Même l’humble pomme de terre est de la partie ; Maurras se livre sur ce sujet sensible à une démonstration d’une rigueur sans faille.
Maurras s’amuse à ces plaisantes diversions alors qu’il est à Lyon, au sortir d’un hiver rigoureux, et que la situation est plus grave que jamais ; l’approvisionnement est difficile, les restrictions sont omniprésentes, et ce n’est pour personne ni l’heure ni la possibilité de se livrer sans vergogne aux plaisirs de la table. C’est néanmoins le moment qu’a choisi Maurice Brun, propriétaire d’un des restaurants les chers et les plus réputés de Marseille, pour écrire un livre de luxe : Groumandugi, réflexions et souvenirs d’un gourmand provençal. Et il demande à Charles Maurras, qui en tant que Martégal et académicien lui semble le mieux à même d’ajouter son prestige à celui du dessinateur Louis Jou, de préfacer l’ouvrage.
Si Maurras accepte cette proposition qui, compte tenu des circonstances, peut aujourd’hui sembler incongrue, c’est peut-être pour faire un pied de nez à la détresse ambiante, pour en quelque sorte l’exorciser ; c’est aussi, sans doute, qu’il y trouve l’occasion de parachever le récit de ses souvenirs d’enfance. Après la préface de La Musique intérieure, après les Quatre nuits de Provence, après la Muraille des Cyprès, nous voyons revenir le personnage de Sophie, la table familiale, toute la petite bourgeoisie provençale de la fin du siècle. Et cela permet aussi à Maurras d’ajouter une dimension quasi épicurienne à sa démonstration politique.
Parler de gastronomie, c’est parler des élites sociales d’un côté, des traditions populaires de l’autre. C’est d’un côté l’art de rendre encore plus somptueuses les tables des puissants, de l’autre celui d’enchanter le dénuement des humbles.
Parler de la pêche, du jardin potager, des recettes de grand’mère, c’est parler de nature, de qualité, d’authenticité, pour les opposer à la production industrielle et à la consommation de masse. Cela n’a rien de nouveau, et Maurras en dresse un tableau très actuel.
Mais là, il s’insurge : pourquoi donc opposer qualité et quantité ? Pourquoi opposer élites et peuple ? Pourquoi opposer tradition et progrès ? Au contraire, tout l’art politique consiste à les composer, à les unir, et pour cela il faut sortir de la dictature du Nombre.
Le livre de Maurice Brun ne pourra paraître qu’en 1949. Il a été tiré en mille exemplaires, qu’on trouve de temps à autres dans les ventes de bibliophilie, à des prix exorbitants. Mais sa préface a été reprise au tome 4 des Œuvres capitales, ce qui la rend accessible, sous le titre La Gourmandise natale.
Le report de parution de 1944 à 1949 nous vaut aujourd’hui un incroyable contresens. En 1949, Maurras était détenu à Clairvaux. Sans doute y fut-il amené à relire sa préface, et celle-ci s’en trouve contresignée « Clairvaux, 1949 ». Synthétisant ces informations, un libraire peu féru de géographie et encore moins d’histoire en a tiré l’explication suivante :
La préface [a été] rédigée par Charles Maurras pendant sa détention à la prison de Clairvaux à Lyon en mars 1944.
Le pire, c’est que cette notice doublement aberrante a ensuite été reprise telle quelle par d’autres libraires ayant le même ouvrage en vente. Pauvres gens !
L’école de la religion républicaine
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On ne saurait mieux résumer les griefs contre l’école républicaine que ne le fait Maurras dans ce texte de 1928, paru dans l’Almanach de l’Action française et intitulé « L’École laïque contre la France » : « (…) on pourrait négliger ce fait, d’ailleurs patent, que cette école est une très mauvaise école. Du point de vue de la justice, il suffit pour condamner cette école que, enseignant la doctrine de quelques-uns, elle soit payée par tous et obligatoire pour tous, en particulier pour ceux qui n’ont aucun moyen de se défendre contre ses inventions, ses conjectures, ses frénésies et ses fanatismes. »
Sans doute les insuffisances morales ou simplement intellectuelles de l’école de Jules Ferry sont présentées avant tout par Maurras : sa fausse neutralité qui en fait l’église ou du moins la salle paroissiale du culte républicain, sa vision de l’histoire qui est anti-nationale jusqu’à l’incohérence, et jusqu’à son élitisme masqué derrière la gratuité puisque seuls les enfants des bourgeois assez riches pour prendre soin par ailleurs de l’éducation de leur progéniture peuvent prétendre échapper à son influence.
Tout cela n’est guère neuf quand Maurras en fait la synthèse, et l’on peut même dire que reformulant ces griefs, les articulant et les composant, il ne se fait guère d’illusions sur leur portée politique pratique. Et c’est en politique justement qu’il tire la seule leçon qui vaille, et pense à frapper cette école au seul endroit qui lui serait douloureux : cette école républicaine, républicaine militante, n’a pas à être payé par ceux qui ne sont pas républicains.
La leçon, il faut bien le reconnaître, a peu porté ; il semble que les royalistes ont toujours plus voulu une impossible école d’État selon leurs goûts ou leurs idées qu’ils n’ont cherché à populariser des solutions comme le chèque scolaire ou l’école associative. On répondra que la République ne les a guère aidé, elle pour qui l’école — aussi mal en point qu’on la constate — reste un mythe fondateur. Et que les foules de contribuables royalistes étant ce qu’elles sont, la solution esquissée paraît vidée de la plus grande partie du sens qu’elle avait encore en 1928.
Il n’en reste pas moins que ce texte est exemplaire du mouvement de la pensée de Maurras : sans renier les arguments traditionnels, il ne s’arrête pas à eux mais ne les relâche qu’après les avoir recomposés et refondus pour leur faire appuyer une maxime politique pratique, réaliste et autant que possible profitable.
L’article est accompagné dans l’Almanach du portrait de Charles Maurras qui ouvre cet article et d’un fac-simile de sa signature.
Maurice du Plessys
C’est Maurice du Plessys que Paul Verlaine prend à témoin en 1888 dans Amour :
Et, n’est-ce pas, bon juge, et fier ! mon du Plessys,
Qu’en l’amer combat que la gloire revendique,
L’Honneur a triomphé de sorte magnifique ?
Bien qu’il ait publié jusqu’à sa mort en 1924, Maurice du Plessys fait aujourd’hui partie de la cohorte des poètes oubliés auxquels Maurras a consacré quelques textes. Celui que nous vous proposons aujourd’hui est paru en 1897 dans la Revue encyclopédique Larousse. La raison de cet intérêt pour du Plessys est simple : poète honorable mais infiniment moins connu qu’un Verlaine ou un Valéry, il faisait partie du petit cercle réuni autour de Jean Moréas vers 1890 et qu’on appela l’École romane à partir de 1891-92.
Sans en faire à proprement parler partie comme un poète établi, Maurras écrivait alors déjà des vers, défendit le petit cénacle à de multiples reprises dans les combats littéraires de l’époque, et nos lecteurs réguliers savent combien la figure de Moréas et son esthétique furent alors importantes pour Charles Maurras : même longtemps après, il y a peu de textes traitant de poésie où Maurras ne revient pas d’une manière ou d’une autre à ces années aux côtés de « l’Athénien honneur des Gaules », Moréas, années où il connut Maurice du Plessys.