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Maurice du Plessys

Rappelez-vous le chant du bouc. Il fut sonné en 1553, à Arcueil, après le succès de la Cléopâtre de Jodelle, par l'assemblée de la Pléiade. Un bouc, chargé de lierre et de fleurs, était présenté au poète ; en même temps Baïf entonnait les couplets du chant, dont tous les convives reprenaient le refrain, abominablement raboteux et dur :

Iach, iach, ia ha,
Evohe iach, ia ha !

Les premiers ouvrages de M. Maurice du Plessys m'ont souvent rappelé la féroce chanson du bouc. Ils sont bizarres. Ni la verve ni l'art n'y manquent, ni les dernières délicatesses du goût. Les pires influences contemporaines avaient eu prise sur l'auteur ; mais il les secouait avec une sorte de passion et de fièvre. Personne ne fut plus ardent à revenir aux bons modèles, ni, à la vérité, ne sut découvrir chez les maîtres plus de rêveries biscornues

Son Premier livre pastoral, écrit dans le printemps et l'été de 1891, porte mille marques diverses. Les belles strophes y côtoient les strophes absurdes. À chaque instant la force du poète reste en suspens pour s'égayer dans quelque violente apocope ou se fournir près de Pindare d'un appareil de mythologie superflue. Ce transfuge du Parnasse et du symbolisme, introduit aux lettres classiques, forgeait parfois des vers suivant ses anciens procédés, c'est-à-dire en sacrifiant l'ordre de son propos et la chaleur secrète de sa poésie naturelle au plaisir de choquer des mots, de jongler avec des rythmes et d'ébahir son spectateur.

Cependant M. du Plessys connaissait si bien ses défauts qu'il les dominait tout à coup. Nous lui avons même vu invoquer, en des strophes définitives, la plus pure, la plus sauvage et la plus droite des personnes divines, Diane elle-même, marquant ainsi l'image de ce que pourrait devenir un jour sa propre poésie :

Ô Diane ! fidèle
Honneur olympien,
Modèle
Mon esprit sur le tien !
Qu'à trop haut entreprendre
Mon sein présomptueux
N'engendre
Quelque enfant monstrueux,

Et que, fortes des armes
De l'orgueil toujours prêt,
Mes larmes
Aient pudeur et secret !

Phébé, sœur de l'étoile
Qui traîne à l'horizon
La voile
De mon frère Jason…

Gâté de latinismes, d'archaïsmes de toute sorte, écrit d'un style souvent forcé, sans aisance, sans liberté, dans une langue trop tendue, ce premier livre ne laisse donc pas que de montrer quelques fières beautés. Le fragment de l'Hymne à Hermès, Les Centaures, la sylve À Critias, pêcheur de baleines, si on les lit avec réserve, plairont aux esprits curieux, qui y pourront entendre jaillir, à chaque instant, selon un beau vers du poète,

L'onde des simples sources éloquentes.

Quant aux Études lyriques, qui sont nouvelles, c'est tout autre chose. L'étude attentive, la réflexion, l'âge peut-être, ont modéré et réformé l'imagination de M. du Plessys. Tous les défauts ne sont pas vaincus, ni dédaignées toutes les erreurs. Un soin excessif du détail paraît toujours à la brièveté de la verve. L'auteur s'emploie trop visiblement à former avec des heurts de syllabes dures des accords plus nouveaux qu'agréables, si j'en juge selon mon goût. Et je pense qu'il prend une volupté excessive à écrire le nom d'Orphée ou de Rhée sans l'e muet final, qu'il remplace par l'apostrophe. Rien de plus légitime que cette liberté ; rien de si enfantin que d'en user à tout propos. Tours extraordinaires, pointes, jeux de langage, ces passe-temps ne sont vraiment plus dignes d'un poète aussi considérable que M. du. Plessys.

Mais ces misères, ces défauts ne prouvent rien. C'est par ses beautés qu'un poète est caractérisé. C'est par les « beautés » des Trophées, j'entends par les sonnets d'Antoine et Cléopâtre, et non par le poème des Conquérants de l'or, qu'il convient de juger de M. de Heredia. Ainsi jugerons-nous de M. du Plessys par les vers amoureux de son Alcandre et de son Damon :

Captif impatient des beaux yeux qui m'enchaînent,
Je teins de pleurs les nœuds dont je porte le faix ;
Trop privé des plaisirs qu'il nous rachète en peines,
Je ne connais d'amour que le mal qu'il m'a fait !
Ô toi dont un regard a fixé ma fortune,
C'est par toi qu'à ce titre il n'est maux que je n'aie ;
Ainsi j'aime ton front mouvant comme la lune
Et ces beaux yeux qui sont de la fausse monnaie…

Ici le piquant ou, pour ainsi dire, le pointu du langage ajoute, il me semble, saveur et force au sentiment.

Plus loin, ce quatrain délicieux :

Votre peine, colombe, attriste la nature ;
Dites-moi de vos yeux l'inquiète pensée
Viens, consens que nos fronts mêlent leurs chevelures
Et dis-moi que ma voix charme une âme blessée.

Et, enfin, ces vers à Damon, dont je ne saurais assez admirer le style, l'accent :

Silence d'un Damon ! pudeur d'une victime!
Que vous m'êtes plus chers que ces cris forcenés
D'un Alcandre infernal qui, d'abîme en abîme,
Communique aux échos son regret d'être né !

Damon mystérieux, je connais trop ta peine ;
J'en prends ainsi la part que tu ne m'en fais pas.

Plus d'une plai' commune a mêlé nos deux veines,
Empourpré l'un de l'autre en cent et cent combats ;
Mais que ce serait peu d'une fortuite chaîne !
Ta pudeur, ô Damon, n'est-ce l'image humaine
De la muette Isis bien fermée en son front ?
Et si mon sang mortel avait cours dans les chênes
Il ne s'écri'rait pas au choc du bûcheron !

Assurément, plus d'un de ces vers froncerait le nez de Boileau. Il y relèverait des pointes et des incohérences. Encore n'est-il pas donné à tout le monde d'avoir les défauts de M. du Plessys. Dans la jeune poésie contemporaine, je vois bien peu de noms qu'on puisse rapprocher du sien ; je vois peu d'écrivains qui aient fait en cinq ans de tels progrès. Il a déjà dompté une part de son naturel. Avec un peu plus de maîtrise, l'on pourra parler des élégies nouvelles de M. du Plessys comme d'œuvres aussi pures et parfaites que fortes. Il est, je pense, dans sa voie. Les modèles qu'il a choisis au XVIIe siècle, ces curieux lyriques, voisins de Malherbe et de Corneille, lui ont enseigné le secret du vers dense, plein de pensées, riche de signification intellectuelle et morale, en même temps qu'infiniment doux. Il est comme eux spirituel, raisonnable et subtil ; il est tendre comme eux s'il touche aux passions de l'amour. La supplique à Psyché, dans l'opéra de Corneille (« Ne les détournez point, ces yeux qui m'empoisonnent… ») murmure en secret sous les strophes de M. du Plessys.

Charles Maurras

Texte paru dans la Revue encyclopédique Larousse le 23 janvier 1897.

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