Charles Maurras n’appréciait guère les Parnassiens.
Née dans les années 1860, cette école de poésie était toujours active et prolixe à l’approche des années 1900, une période où la critique littéraire constituait l’essentiel de l’activité, et des revenus, du jeune Maurras. Les jugements qu’il portait alors sur le Parnasse ne sont donc pas des études sur une œuvre passée dont le temps écoulé a pu mesurer le succès et la portée, mais des réactions à chaud sur des poèmes qui venaient d’être publiés. Et ces jugements ne sont jamais très élogieux.
Qui étaient donc ces Parnassiens, si renommés, si appréciés à leur époque ? On présente aujourd’hui leur mouvement comme une réaction contre le romantisme. Maurras, cet adversaire résolu du romantisme, aurait-il donc dû considérer le Parnasse avec quelque sympathie ? Ce serait ignorer que les mots n’ont pas toujours le sens qu’on leur prête, et que ce sens évolue au fil des générations.
Le romantisme s’entend généralement de nos jours comme un vaste courant de rupture d’avec le classicisme, une déferlante aux multiples visages née en Allemagne avant 1800, qui s’étendit ensuite irrésistiblement à toute l’Europe et à tous les arts, jetant à bas contraintes et conventions de l’ancien temps. L’âme du romantisme serait donc la Liberté, son voluptueux apprentissage, puis son usage immodéré conduisant à une glorification du moi, au primat du sentiment sur la raison.
Le point de vue de Maurras, qui reprend les thèses alors développées par Pierre Lasserre, est sensiblement différent. Pour faire bref, le romantisme lui apparaît avant tout comme le pendant littéraire de la Révolution, trouvant davantage ses origines chez Rousseau, puis chez Madame de Staël, que dans une réaction de différents pays d’Europe à la domination classique véhiculée par la langue et la culture françaises, Lumières comprises. Maurras prit d’ailleurs l’habitude de désigner sous le terme englobant de « romantique » tout ce qui exalte la primauté de la sensibilité – un large continuum allant de Chateaubriand à Tolstoï, en passant par Michelet.
Dans cette acception, il n’est pas illogique que Maurras ait considéré le Parnasse, un mouvement purement poétique et purement français, comme une variante du romantisme et non comme sa négation. En effet, on ne situe pas bien contre qui, contre quels continuateurs du romantisme se sont dressés les Parnassiens de 1866. Ce n’était certes pas contre Victor Hugo, alors en exil, qui restait aux yeux de beaucoup le Maître incontesté. Encore moins contre Théophile Gautier, romantique assurément, mais présenté aussi comme l’inspirateur, le père spirituel du Parnasse. Certainement pas non plus contre le vieux Lamartine, qui vivait ses dernières heures. Dès lors, s’il ne s’agissait que de dénoncer la production de quelques épigones cacographes et restés anonymes de Vigny, de Musset ou de Nerval, besogneux reproduisant laborieusement leurs modèles défunts, nos jeunes Parnassiens ont certes vaincu, mais sans péril, et donc triomphé sans gloire.
L’appellation Parnasse, en fait le Parnasse contemporain, naît certes en 1866, mais c’est en 1862 qu’est publiée son œuvre emblématique, les Poèmes barbares de Lecomte de Lisle. Or il suffit d’ouvrir ce recueil pour y trouver à foison des vers qui semblent tout droit sortis de la cuisse de Jupiter-Hugo :
Ils s’en venaient de la montagne et de la plaine,
Du fond des sombres bois et du désert sans fin,
Plus massifs que le cèdre et plus hauts que le pin,
Suants, échevelés, soufflant leur rude haleine
Avec leur bouche épaisse et rouge, et pleins de faim…
Quant aux principes majeurs brandis par le Parnasse, il n’en est aucun qui marque une opposition frontale et absolue d’avec le romantisme du temps de la Bataille d’Hernani. On peut plutôt les voir comme des remises en jeu en cours de partie, ou comme le résultat naturel des mutations rapides du contexte économique, politique et idéologique qui marquèrent la période du Second Empire.
Commençons par ce dernier point. Les grandes illusions de 1830 et de 1848 se sont propagées dans une Europe où la révolution industrielle n’avait pas encore brisé sa coquille et où les cicatrices des guerres napoléoniennes n’étaient pas refermées. Alors qu’en 1866, le continent est quadrillé par le chemin de fer, l’éclairage au gaz a profondément transformé les modes de vie urbains, et les guerres sanglantes ont repris leur cours meurtrier. On comprend aisément que, face à des changements d’une telle ampleur, les poètes aient été amenés à reconsidérer leur place et leur rôle dans la société.
Le surgissement de l’ère industrielle et le progrès continu des sciences imposèrent aussi leur marque sur la pensée, la religion, le climat intellectuel. Le rayonnement du positivisme se mélangeait à un saint-simonisme assagi, expurgé depuis longtemps de ses « gourous enfantins » et de ses « rituels de bazar ». D’artiste, le poète se fit ingénieur, technicien du vers, par simple mimétisme.
D’où le refus de trop d’engagement social, une méfiance vis-à-vis du moi, et le célèbre mot d’ordre de « l’art pour l’art », qui furent les étendards du Parnasse. Cinq ans après sa fondation, peu après la chute de l’Empire, parurent les nouvelles Tables de la Loi : le Petit Traité de poésie française, de Théodore de Banville, véritable manuel de Contre-Réforme qui réhabilite et sanctifie la rime, et qui bannit les enjambements.
L’étonnante longévité du Parnasse n’empêcha pas les dissidences et la multiplication d’autres écoles plus ou moins concurrentes. Et à force de durer, le Parnasse finit à son tour par être dépassé par son époque, et à tomber dans les travers qu’il avait lui-même dénoncés. Au bout du compte, les éléments de rupture d’avec le romantisme de 1830 semblent s’équilibrer avec les éléments de continuité et de réajustement. Maurras en fait le constat sur les productions tardives du Parnasse, à commencer par le pendant des Poèmes Barbares, le volume des Trophées de José-Maria de Heredia, paru en 1894.
Les chroniques que nous avons regroupées ont été publiées soit dans la Gazette de France, soit dans la Revue encyclopédique, entre la parution des Trophées et la mort de leur auteur en 1905. Il restera alors un seul survivant de l’équipe fondatrice du Parnasse, Catulle Mendès, le fidèle d’entre les fidèles. Maurras écarte en effet du Parnasse finissant deux grandes figures qu’on y associe généralement, celles de Sully Prudhomme et de François Coppée, tandis que le statut de Léon Dierx semble être resté incertain.
Tous ces articles seront repris en 1925 dans le recueil Barbarie et Poésie, au chapitre du Barbare Méconnu. Ainsi, bien que Leconte de Lisle soit mort en 1894, ses Poèmes de 1862 restent présents, en filigrane, dans le critique de ses successeurs directs.
Au personnage central de cette période, José-Maria de Heredia, nous avons associé celui de Henri de Régnier, son gendre. Henri de Régnier doit-il être considéré comme un « post-Parnassien » ? On peut s’y risquer, bien que cet auteur se soit surtout proclamé disciple de Mallarmé. En tous cas, il rejoignait son beau-père par la détestation que Maurras leur portait à tous les deux.
Entre eux se trouvaient deux personnages, pour lesquels Maurras avait au contraire la plus grande indulgence. D’abord, Marie, fille du premier, épouse du second, de son nom de plume Gérard d’Houville. Elle sera l’une des quatre héroïnes du Romantisme féminin de Maurras, qui l’évoque brièvement en parlant de la mort de son père : « La fille aînée de ce poète, elle-même poète et comblée de dons magnifiques »
Maurras commet là une erreur, qu’il n’aura pas rectifiée dans Barbarie et Poésie : Marie n’était pas l’aînée, mais la seconde des trois filles de Heredia. Celui-ci, rongé par le démon du jeu, y perdait beaucoup plus d’argent qu’il n’en gagnait avec ses poèmes, malgré leur grand succès auprès du public. Des mauvaises langues ont affirmé que le mariage de Marie avec Henri de Régnier n’avait été arrangé qu’en raison de la fortune de ce dernier, alors que Marie était alors la maîtresse de Pierre Louÿs. On a même dit que ce mariage ne fut jamais consommé.
Or Maurras connaissait bien et appréciait Pierre Louÿs, qui n’est plus cité aujourd’hui que comme auteur pornographique, alors que ses talents et son érudition étaient exceptionnels. Nul doute que Maurras n’ait été informé de la situation scabreuse du couple. Bien qu’il n’y ait jamais fait allusion, son opinion sur Henri de Régnier a certainement dû s’en ressentir.
Pierre Louÿs connut lui aussi le succès littéraire, et épousa la troisième fille de Heredia. Mais cette union tourna court. Il continua d’avoir des relations passionnées avec Marie, laquelle lui donna un fils qui porta le nom de Régnier. Après sa mort parut un livre érotique posthume, Trois filles de leur mère, directement inspiré par la perversité de la famille Heredia. Récemment, la correspondance de Pierre Louÿs avec sa belle famille a été intégralement publiée ; on ne sait ce que Maurras a pu en savoir, mais s’il lui est arrivé de prêter au gendre des défauts de poète propres au beau-père, c’est peut-être qu’il les assimilait inconsciemment l’un à l’autre pour des raisons autres que littéraires.