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Les Barbares du Parnasse


Articles divers sur le Parnasse et les Parnassiens

La Perfection sur le Parnasse
d'après Les Trophées

Gazette de France, 25 février 1894.

Monsieur José-Maria de Heredia a obtenu le plus éclatant succès de presse de l'année 1893. L'Académie lui a d'abord décerné un de ses grands prix ; elle vient de l'élire au fauteuil de ce pauvre M. de Mazade 1. La cour et la ville l'ont lu. Il n'est petit lettré qui ne sache par cœur Antoine et Cléopâtre et ne montre quelque exemplaire des Trophées triomphalement relié au milieu de sa bibliothèque. Un entrefilet, trop rapide, mais pourtant assez net, donné ici, l'année dernière, au moment où se répandit ce singulier engouement, me valut une foule de protestations ; ces paroles avaient troublé d'honnêtes consciences et je crois que les cercles de deux ou trois petites villes me mirent un peu à l'index. Plusieurs amis que j'ai m'écrivirent leur affliction.

Cette unanimité dans l'admiration des Trophées ne sera pas la moindre honte du goût contemporain. Quelle pitié qu'il soit besoin de dire (et même de crier un peu) que les vers que voici sont bons à mettre au cabinet !

Il pleuvait. Les soldats, devenus frénétiques
Par le harcèlement venimeux des moustiques
Qui noircissaient le ciel de bourdonnants essaims,
Foulaient avec horreur dans ces bas-fonds malsains
Des reptiles nouveaux et d'étranges insectes 2

Et pourquoi faut-il que ces infamies aient plu à Michel Salomon 3 ? Un ami de Barbey trouva, un jour, le grand critique vêtu de rouge et brandissant un poignard japonais en guise de coupe-papier : « Vous me voyez en bourreau pour la femme Sand », criait l'ennemi des bas-bleus. Il faudrait se mettre en bourreau pour parler équitablement de ces rhapsodies.

Et notez, je vous prie, qu'il y en a peu de meilleures par tout le tome des Trophées ! Je ne sais pourquoi la critique a fait grise mine à ce poème des Conquérants de l'or, d'où sont tirés les cinq vers qu'on vient de lire, quand elle applaudissait amoureusement tout le reste. Je veux bien que le reste soit plus haut en couleur, plus retentissant et même, si l'on veut, d'un relief plus accusé. Les laideurs ne font qu'y gagner plus de saillie. L'art de José-Maria de Heredia offre ce caractère essentiel, de n'être jamais si condamnable ni si distant de la véritable beauté qu'aux endroits que les admirateurs marquent d'un caillou blanc. « Pour les sonnets, note justement Michel Salomon, il n'y a eu qu'un cri. » Et j'en dois convenir ; mais aussi ces sonnets sont les plus mauvais de la langue.

On ne crie plus, on pâme devant certains sonnets. Tenez-les pour les pires. Antoine et Cléopâtre nous est donné pour le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre. Ce n'est que le chef-d'œuvre d'une méthode poétique non moins fausse que surannée. Tous les procédés s'y font voir rangés dans un bon ordre. Les résultats sont clairs aussi, puisqu'ils sont nuls ; sous le barbare éclat de la coloration, l'œil ne perçoit rien qu'un pittoresque heurté dont les effets s'entre-détruisent. Que penser notamment des tercets vantés :

Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns
Vers celui qu'enivrait d'invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires

(Je ne souligne ni l'incroyable abus des épithètes, que je m'abstiendrai de nommer du vrai nom de chevilles, ni leur insupportable symétrie ; prenez seulement garde au poids odieux de la phrase, à l'inharmonieuse crudité des peintures et surtout à l'incohérence de tout le mouvement.)

Et, sur elle courbé (!) l'ardent Imperator (!!)
Vit dans ses larges yeux étoilés de points d'or
Toute une mer immense où fuyaient des galères.

C'est Alceste en personne qu'il faudrait convier à lire ce sonnet d'Oronte. La chute assurément lui en eût paru amoureuse 4. Les voilà, dirait-il, ces yeux de Cléopâtre ! Tant de grands rois et de poètes n'ont donc aimé que ces kaléidoscopes bizarres, peints de points d'or, d'étoiles, de « toute une mer » et de plusieurs galères, romaines, par surcroît ! Il est vrai qu'ils sont « larges ». Subtile précaution ! L'auteur les pouvait élargir sans risquer d'y verser une larme, un regard, un trait de vivante lumière !

C'est que la vie est synthétique ; il n'y a ici qu'une succession de trois ou quatre images trop nettes, qui se remplacent sans se superposer ni se fondre, car elles ne sont ni homogènes ni harmoniques. Trait caractéristique de l'art parnassien ! Il vaut bien que l'on s'y arrête. Parce que Chateaubriand et les romantiques abusaient déjà de la permission de décrire, leurs successeurs se sont appliqués à ne fournir que des descriptions. Ils ont essayé d'être paysagistes et portraitistes. Ils ont même lavé l'aquarelle psychologique. Humble ambition, vœu médiocre, qu'ils n'ont même pas accomplis ! Les effets qu'ils ont obtenus, on en a vu plus haut le plus parfait échantillon. Leurs descriptions ne font rien voir. Michel Salomon me fera peut-être observer que l'auteur des Trophées sait nous montrer « un enlacement de fleurons », une « courbe d'aiguières », et qu'il peint « par les mots et les rythmes » « le poli d'une lame » ou « la torsion d'une poignée ». Mais l'indulgent critique est-il sûr de voir tout cela ? Et puis après ? Fragments qui ne s'unissent point et tendent au contraire à se subdiviser ! De sorte que non seulement le parfait Parnassien apparaît incapable d'embrasser et d'exprimer aucun objet ni aucun être en son entier, mais il est prisonnier des détails, des facettes les plus insignifiantes des choses et encore de l'analyse à laquelle il ne cesse de les soumettre. Tout se résout en taches, en membres de phrases pourprés on verdoyants, le plus souvent en mots d'une assez sauvage polychromie et animés d'un ronflement régulier et fort.

Mais j'aurais horreur d'être ingrat. Je veux dire à José-Maria de Heredia quelle sorte de gratitude je lui ai. Je le remercie d'être né. Je le félicite d'avoir offert au monde un modèle si pur du tour d'esprit des malheureux poètes de sa génération. Cela lui donnera peut-être une gloire plus sérieuse que celle qu'on lui fait goûter aujourd'hui. Cent cinquante sonnets polis pendant trente ans et qui laissent voir du premier jusqu'au dernier une absurdité identique, le document sera de poids pour le philosophe et l'historien. Les sonnets de Stéphane Mallarmé, qui ont leur prix, ne valent pas ceux-ci pour les horizons psychologiques qu'ils nous découvrent.

Toutes les habiletés du monde (« finesses savantes » ou « perfections techniques » dont s'émerveillait Michel Salomon) ne sauraient déguiser ici les symptômes flagrants du mal parnassien. Or, c'est le même mal qui sévit devant nous en morale et en politique, en philosophie sociale, cette impuissance à réduire les formes, les pensées, les visions, les rêves, à la loi d'aucune Unité.

Comme, dans un organisme dont le ressort est affaibli, ce sont les derniers éléments nerveux qui déterminent le branle des rouages supérieurs de toute la machine, comme, dans une démagogie, ce sont les intérêts des simples citoyens qui l'emportent sur les intérêts de l’État, ici les rimes et les mots, et les mots de l'ordre inférieur (les épithètes) orientent la phrase, déterminent le vers. Et c'est ainsi, d'images fortuites et adventices, que découle le sens général du poème, lorsque le poème offre un sens.

Observez que les Parnassiens ont essayé d'arrêter la déliquescence. Crainte de la licence, ils ont appauvri les ressources naturelles de la langue et de la poésie. Ils ont redoublé de contraintes extérieures. Ils ont établi en prosodie une sorte de mécanisme. Tout a été réglé et réglementé du dehors. Le moins possible d'inversions et peu d'enjambements. Point d'hiatus. Banville a écrit au chapitre des licences poétiques 5 : « Il n'y en a pas ». La rime a dû s'enrichir de plusieurs consonnes d'appui. Il y a eu les sonnets réguliers et irréguliers, suivant que les rimes des quatrains y étaient quadruplées ou non. Mêmes règles pour ce qu'on nomma « l'écriture » ; on n'osa plus parler d'un jardin agréable, d'une pluie fine ou d'un beau temps, ces différentes épithètes manquant de rareté. Peines ingénieuses et laborieuses législations ! Elles furent bien superflues. On ne guérit pas l'épilepsie avec des béquilles. Tant de soutiens, de contreforts, ne firent que donner à la poésie du Parnasse un air plus délabré et aux bons Parnassiens d'inutiles tourments.

Leurs rêveries d'histoire, où je ne sais comment Michel Salomon trouve qu'ils résument des siècles, me paraissent puériles, courtes, un peu charlatanesques. Tellier ne savait si « l'imperator sanglant » de Heredia, dans le Soir de bataille, était un général romain ou quelque écuyer de cirque qui faisait son entrée au rugissement des cuivres et au tumulte des tambours.

Qu'est-ce que ces magasins d'accessoires pillés auprès des deux vers de Racine où les lèvres harmonieuses de Bérénice rappellent ce qu'ont vu ses yeux amoureux de la gloire et de la majesté du peuple romain :

Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée 6… !

En quelques termes généraux, Racine a su peindre l'âme d'un peuple réfléchie dans les yeux et le cœur d'une jeune femme.

J'entends bien : l'on me dit que, du moins, la versification a progressé par la grâce des Parnassiens. Leur prosodie est sûre ; de bonnes âmes jurent même qu'ils ont la palme à ce beau jeu. Cependant leurs alexandrins misérables se traînent lourdement, comme de pauvres barques halées tout le long d'un canal, après l'attelage des rimes, et ces bêtes de trait vêtues d'un harnais si voyant qu'on éprouve pour elles de la honte et de l'embarras :

Morne ville, autrefois reine des…     océans,
Aujourd'hui le requin poursuit en paix les…     scombres
Et le nuage errant allonge seul des…     ombres
Sur ta rade où roulaient les galions…     géants.

Depuis Drake et l'assaut des Anglais…     mécréants,
Tes murs désemparés croulent eu noirs…      décombres
Et comme un glorieux collier de perles…     sombres
Des boulets de Pointis montrent les trous…     béants. 7

Ou, si vous désirez, plutôt qu'une invocation à Carthagène des Indes, quelques bouts-rimés japonais :

Sous le noir fouet de guerre au quadruple…     pompon,
L'étalon belliqueux en hennissant se…     cabre
Et fait bruire avec des cliquetis de…     sabre
La cuirasse de bronze aux lames du…     jupon.

Le Chef vêtu d'airain, de laque et de…     crépon,
Ôtant le masque à poils de son visage…     glabre,
Regarde le volcan sur un ciel de…     cinabre
Dresser la neige où rit l'aurore du…     Nippon. 8

Que cette subordination du sens et du rythme à la rime est caractéristique ! car si la rime est l'élément mécanique du vers, le rythme en est l'âme sensible. Il n'en affecte aucun endroit particulièrement. Nulle part il ne pèse ; il est présent partout. Il est le signe des vibrations de la vie et de l'harmonie, c'est lui l'ordonnateur, presque le créateur. Comme il est affaibli chez les Parnassiens ! ils ont eux-mêmes recensé les différents systèmes de ronron qu'ils ont employés et, Michel Salomon peut en être assuré, c'est une leçon vite apprise ; n'avons-nous pas à Paris environ trois cents « parfaits artisans du vers », deux cents « purs ouvriers du rythme » et quatre ou cinq bonnes douzaines d' « impeccables poètes » et de « sonnettistes absolus » ?

Il y a une fable, assez ridicule, à détruire. Les plus déclarés adversaires du Parnasse se croient obligés de lui concéder les beautés de la forme, les mérites de la « facture », ce qu'on nomme enfin le métier. Or, rien n'est moins exact. S'il est vrai que tous ces forgerons, bijoutiers, émailleurs, ébénistes et menuisiers du Parnasse n'ont guère rencontré de haute inspiration, ils n'ont pas eu davantage le tour de main, l'adresse et la maestria qui eussent permis de donner d'agréables bibelots d'étagères. Ce qu'ils ont fait (si l'on excepte un ou deux psaumes de Leconte de Lisle et les gracieuses rêveries de Banville) se trouve sans valeur, même relative. Et la raison que j'en ai donnée n'a rien cédé de sa vertu. Il faut, pour réussir une aiguière de Benvenuto, les mêmes qualités qui servent (en un degré plus éminent) à un Michel-Ange pour brosser sa plus belle fresque ; il y faut le génie secret et le processus de la Vie.

Que si finalement l'on me ramène à M. de Heredia, je déclarerai pour conclure qu'il y a plus de poésie véritable dans une strophe de Pierre de Nolhac ou dans une épigramme de Frédéric Plessis que dans tous les Trophées. Pour ma part, je donnerais bien presque toute l'énorme production du Parnasse pour un quatrain comme celui-ci, de La Lampe d'argile, dont on adorera la douce bienveillance et l'antique parfum :

N'accuse pas la mer de ton sort misérable,
Naufragé ! mais plutôt les vents injurieux :
Car ils t'ont fait périr et le flot secourable
T'a roulé doucement au tombeau des aïeux 9.

Il est vrai que Michel Salomon prend Nolhac et Plessis pour des Parnassiens et je crois qu'il se trompe fort. Sans doute, ils ont vécu sous la mauvaise étoile, mais leurs vrais maîtres, qu'ils en conviennent ou non, ont été Racine et Chénier. Et je le ferais voir sans peine si j'avais le loisir de déplier ici ces jolis Paysages de France et d'Italie, dont je regrette de ne pouvoir même pas détacher les tendres sonnets à cette Hélène de Surgères, en qui Nolhac salue le dernier amour de Ronsard. Ce doux poème chasserait le souvenir des trop déplaisantes chimères romantiques que José-Maria nous croyait déguiser sous la stole ou sous la chlamyde ! Et comme y brillerait la tremblante beauté de cette poésie qui fuit l'oiseux détail de la minutie descriptive, qui ne se prend qu'à l'âme, à la pure essence des choses,

Qui ne pose jamais que sur de tendres fleurs 10,

selon les propres termes de Platon et de Moréas.

C'est Moréas lui-même qui achèvera de nous rendre cette vraie poésie dans son intégrité. Ne croyez pas que j'aie parlé d'un autre que de lui au courant de ces réflexions sur les Parnassiens ; c'était le souvenir de sa poésie vive, simple (encore que concise et volontiers mystérieuse), de ses rythmes légers, sinueux et prompts, de ses fines nuances de pensée et d'émotion, qui me rendait si véhément contre les barbouilleurs. Il arrivait de temps à autre que le sens et le goût de la claire beauté fussent près de m'abandonner au milieu de leurs enluminures gothiques ; mais il me suffisait de réciter tout bas quelque sylve gracieuse du Bocage moral et plaisant ou l'un des neuf fragments d'Énone au clair visage ; cette grâce athénienne me rendait aussitôt la douce lumière oubliée.

… Non, non, ne me dis pas : Pourquoi ce fol amour ?
Jeune tige, pareille à ce noble palmier
Que dans l'âpre Délos Ulysse vit un jour.
Laisse, laisse Cypris à l'horizon descendre,
L'air est tout imprégné du pollen des fleurs tendres ;
     Ferme tes yeux aimés,
Puisque l'ombre qui croît me les a dérobés… 11

Si en effet l'on veut connaître Moréas, il faut prendre le contre-pied de tout ce que j'ai dit des auteurs du Parnasse. Et la première différence est qu'il ne veut point distinguer sa poésie d'avec son art, ni son art d'avec son métier. Tout cela est un et vivant. Aussi, ses vers, ses strophes, ses poèmes, les sait-il composer, mesurer et conduire en leur chemin mélodieux. Il a des brusqueries, des heurts, quelquefois des incertitudes. C'est qu'il tente des airs nouveaux. Encore cette nouveauté n'est-elle qu'un retour à des sciences trop oubliées. À son avis, les Parnassiens avec les romantiques ont corrompu ensemble l'imagination des poètes, leur style, leur langue même et leur rythmique ; il veut donc que l'on renouvelle tout cela d'un seul mouvement. La Grèce antique, Rome, nos trouvères d'oïl et d'oc, les grands lyriques du XVIe siècle, enfin Malherbe, La Fontaine, Jean Racine et André Chénier lui paraissent les maîtres naturels de cette future « Renaissance romane ». S'il existe une tradition française, il faut avouer qu'elle est là et que, si une discipline fut violée en France depuis près de cent ans, c'est assurément celle-là.

Pourquoi déguiserais-je que j'ai défendu de tout cœur ces idées, comme j'ai travaillé à répandre et à publier le plus loin que j'ai pu les nobles poèmes du Pèlerin passionné ? C'était en 1891. Le recueil venait de paraître et, bien que l'auteur eût déjà rompu avec ses anciens compagnons du Parnasse et du symbolisme, plus d'un feuillet de ce volume portait la marque de l'époque de transition où il avait été écrit. Tel fragment, « Madeline aux serpents, Madeline », par exemple, ou telle chanson de grand'route ressemblait à ces amorphes tâtonnements dans lesquels tant de jeunes hommes se dépensent encore en pure vanité. Il ne me fut point difficile de faire abstraction de ces détails secondaires et je goûtai heureusement toutes les parties achevées de ce beau et doux livre.

Il fut promptement épuisé et c'est une édition nouvelle de ce Pèlerin que Michel Salomon nous signalait au cours de son dernier article ; je ne sais s'il a dit que c'est avant tout une édition épurée. Les poèmes d'un « romantisme » médiocre ou d'un atticisme douteux ont été rejetés dans une petite plaquette imprimée pour les amateurs et que l'auteur, aussi bon symboliste qu'exact justicier, a voulu appeler Autant en emporte le vent. N'est-ce pas d'un joli courage ?

Des poèmes nouveaux sont venus, en revanche, accroître le vieux Pèlerin. Les métriciens inquiets des audaces de Moréas feront bien de s'y renseigner et je n'ai pas besoin de recommander le volume aux esprits amoureux de subtiles chansons. Mais ne paraît-il pas qu'un volume est bien la cachette la plus froide, la plus obscure, la plus triste où se puisse tenir prisonnière la Poésie ? Qui la délivrera de la lettre morte ? Qui la ramènera au chant ? Bien des querelles littéraires seraient vite réglées si notre jeunesse s'accoutumait à réciter les vers autrement que les artistes de nos théâtres subventionnés. Il ne faut pas lire les vers, il ne faut pas non plus les dire, mais les chanter. Ils sont faits pour voler sur les lèvres harmonieuses ; et ce serait donc un jongleur ou un rhapsode que j'aimerais d'envoyer au lecteur bienveillant ou à la curieuse lectrice qui me témoigneraient de leur désir d'être introduits aux mystères du Pèlerin.

Les Trophées à l'Académie
ou le « moi » dans la littérature

Revue encyclopédique, 15 juin 1895.

Une femme d'esprit a désigné d'un joli nom le va-et-vient des conversations amoureuses que la timidité de l'interlocuteur, le lieu de l'entretien, la vertu de la dame ou tout autre motif doivent priver de leur dénouement naturel ; ce sont, dit-elle, des « exercices de style ». Bons exercices pour lesquels l'Académie française a beaucoup de goût. Dans les séances solennelles qui se tiennent sous la coupole, on aime les discussions condamnées à rester sans issue, les problèmes qui désespèrent de leur solution.

M. José-Maria de Heredia, M. François Coppée ont bien suivi de point en point, l'autre jeudi, la tradition académique, et ils ont donc agité, le plus gravement du monde, s'il convenait à des poètes de montrer au public leur moi ou de le renfermer dans un tabernacle tendu de voiles.

M. de Heredia a pris prétexte d'une phrase qui se rencontre dans la préface dont son prédécesseur, M. de Mazade-Percin, avait fait précéder son unique volume d'Odes. L'auteur des Odes déclarait qu'il s'efforçait de « s'éloigner de cette voie toute personnelle où on a entraîné la poésie ». C'est de quoi M. de Heredia l'a loué de bon cœur, professant, lui aussi, que « cette façon toute familière de mettre son cœur à nu devant le public ne convient qu'à quelques rares hommes d'élite ». Mais je laisse parler le nouvel académicien :

M.  de Mazade a raison. Ces confessions publiques, menteuses ou sincères, révoltent en nous une pudeur profonde. Seul le génie a le droit de tout dire. Et pourtant, ce n'est qu'en les généralisant par une idéalisation naturelle ou volontaire que les poètes ont pu, sans paraître impertinents, expliquer leurs sentiments intimes. Lamartine en est le plus admirable exemple. C'est que la vraie poésie est dans la nature et dans l'humanité éternelles, et non dans le cœur de l'homme d'un jour, quelque grand qu'il soit. Elle est essentiellement simple, antique, primitive et, pour cela, vénérable. Depuis Homère elle n'a rien inventé, hormis quelques images neuves, pour peindre ce qui a toujours été. Le poète est d'autant plus vraiment et largement humain qu'il est plus impersonnel. D'ailleurs, le moi, ce moi haïssable, est-il plus nécessaire au drame intérieur qu'à la publique tragédie ? Racine est-il moins passionné pour avoir chanté ou crié ses passions par la voix suave ou terrible de Bérénice, d'Achille, d'Hermione, de Mithridate et de Phèdre ? Non certes, car le don le plus magnifique du poète est la puissance assurément divine qu'il a de créer à son image des êtres vivants et d'évoquer des Ombres.

Voilà des paroles très nettes, et assénées sur le mode sentencieux. J'en goûte la fierté, le tour grave et hautain. Je ne sais pas si tout y est aussi précis que net. M. José-Maria de Heredia, qui a défini M. de Mazade poète « un rhétoricien méridional qui a lu les bons auteurs », ressemble fort dans ses sonnets à ce rhétoricien du Midi ; à ceci près qu'étant né à Cuba il nous vient du Midi extrême, qu'il a lu autant de mauvais auteurs que de bons et qu'on s'en aperçoit. Mais c'est des bons auteurs qu'il s'est nourri surtout lorsqu'il a conçu l'ordre de son discours et qu'il l'a rédigé. Ce qu'il dit, en particulier, de la puissance de durée des ouvrages d'Homère fait grand honneur à sa culture et à son goût. Seulement il est bien sorti de la question, qui était de savoir s'il pouvait être permis de dire « je » ou « moi » en poésie.

Quant à M. François Coppée, il s'est donné figure de général d'armée. Parlant des disciples d'Alfred de Musset qui régnaient vers le milieu du second Empire et qui n'admettaient que « la poésie confidentielle », « l'inspiration née de l'amour et de la douleur », M. Coppée s'est défendu en ces termes de rien avancer de désobligeant pour nos élégiaques : « il ne faut jamais tirer sur ses troupes ». Les troupes de Musset ont passé sous le commandement de M. Coppée. M. Coppée s'est donc gardé d'une apologie trop ardente du système des Impassibles et des Impersonnels. Il a loué leur courage, leur délicatesse d'artistes. Il a posé qu'ils n'étaient pas, du moins, impassibles devant les traits de la Beauté. « Ne peut-on pas être poète sans raconter ses peines de cœur ? » Et cependant M. Coppée, en prononçant ces mots, restait fidèle à ses amours ; ou, pour mieux dire, par un long, un timide circuit, il revenait à elles, à la poésie du moi, à la pure et simple élégie. Il comparait le poète au rossignol qui n'élève la voix que « dans la paix et la solitude de la nuit » et « quand tous les nids se sont tus » : « il doit chanter tout seul ». Or, que chanter, lorsqu'on est seul (pardonnez-moi ces métaphores), si ce n'est la chanson secrète de son cœur ?

Il était impossible de manœuvrer plus habilement que M. François Coppée, avec une méthode d'insinuations plus subtiles et plus sûres, enfin de mieux tourner les bataillons de l'adversaire. On a vu que ces bataillons étaient fort bien rangés ; et la tactique de M. de Heredia n'était pas moins astucieuse que la stratégie de M. Coppée.

À bien parler, les deux poètes ont l'un et l'autre dénaturé le problème, si problème il y a. L'Académie a fait la bête. Je veux dire qu'elle s'est donné l'air de les croire. Toutefois, elle savait à quoi s'en tenir. Ce n'est même pas seulement « la poésie personnelle », l'intervention directe du moi, l'emploi du pronom de la première personne, que les Parnassiens ont blâmé : ils furent quelque temps les ennemis de l'émotion et du sentiment, et ils conçurent le poète comme un miroir glacé opposé au cours de la vie. Je ne dis même pas assez ; ils allèrent bien à proscrire toute humanité de leurs vers. Nul ne serait embarrassé de citer à l'appui des textes probants, si le débat était digne d'être repris.

Il a terriblement passé de l'actualité ! Les thèses organiques du Parnasse jonchent le sol. Et personne n'a souci de les relever, Pour la question du moi en littérature, elle se pose d'autre sorte qu'en 1865. Nos lettrés ne demandent point s'il faut ou non « raconter ses peines de cœur ». Car cela va de soi. Nous savons que nos joies et nos peines sont inséparables de nos pensées, et, comme l'a bien montré M. de Heredia, c'est l'âme de Racine ou l'âme de Virgile que l'on finit toujours par découvrir sous les figures des héros et des héroïnes de leurs poèmes. Mais que raconter de notre âme ? Est-ce son journal quotidien ? Ou serait-ce plutôt les grandes lignes de son histoire ? Ou, plus profondément, les traits de sa structure intime et les points par lesquels cette Âme, qui est nôtre, ressemble aux âmes de tous les lieux et de tous les temps.

  1. Les classiques se sont attachés à cette humanité générale et abstraite ; s'ils ont préféré quelque siècle ou quelque pays, ç'a été justement parce qu'ils y voyaient se dégager avec plus d'aisance et de lumière cette quintessence de l'homme.

  2. On peut dire que, tout au contraire, les romantiques, les naturalistes, les impressionnistes veulent montrer la vie des hommes au jour le jour, à la grâce des accidents, des rencontres et des climats. On applique à leur art l'épigramme connue : Historiola animae. Ces messieurs écrivent la petite gazette de la psychologie et ils n'ont avec l'esthétique que de rares points de rencontre. Ils sont abandonnés à la description du particulier. Ils cherchent la singularité du détail. Ils doivent donner dans l'étrange. Leur moi est une fleur dont ils chérissent surtout les déformations. Ce n'est pas une belle fleur.

  3. Dans l'entre-deux, il faut placer beaucoup de bons esprits qui, incapables de partager l'erreur romantique, n'ont pas eu la force de la dédaigner complètement. Ils l'ont dépassée de beaucoup. Ils se sont efforcés d'exprimer ou leur siècle ou leur race, sans entrevoir les relations qui unissent cette race ou ce siècle à tout siècle et à toute race. Leur art sera de grand profit et d'excellent enseignement aux historiens et aux géographes. Les peintures qu'ils donneront de leur âme refléteront un grand nombre d'âmes voisines ; elles préparent à la curiosité des hommes futurs l'aliment de leurs témoignages, Il en sera ainsi de bien des poètes du Parnasse. J'ai peu d'illusions sur le cas que la Muse éternelle pourra faire de leurs poèmes. Ces poèmes ne tarderont pas à être rejetés de tout esprit enclin à la vraie poésie. Or, il viendra des érudits. Et ceux-ci seront fort reconnaissants à M. de Heredia, à M. Coppée et aux autres de tant de menus documents sur les mœurs, la pensée, la rêverie et le sentiment des Français au milieu du XIXe siècle. Peut-être nos contemporains perdront-ils dans l'estime de leurs neveux à être connus avec cette précision ; ils l'auront voulu.

Je signale aux historiographes à venir deux volumes d'égale valeur : ce sont les Confessions, de M. Paul Verlaine, et les Mémoires d'un jeune homme, de M. Henry Bauër 12. Je prie nos bibliothécaires de ne point laisser perdre ces exemplaires précieux. Qu'ils se gardent surtout de les séparer. Qu'ils les placent l'un près de l'autre, sur la même planchette, et, s'il est possible, qu'ils les habillent de la même reliure. Ces deux livres ont paru tous les deux en même temps. Lisons-les simultanément. C'est d'un effet de parallélisme admirable ! On pourrait mettre au dos de leur reliure commune que ce sont les confidences du même bourgeois français, bourgeois des lettres, né aux alentours de 1850. Hormis ce détail que M. Bauër naquit Parisien, au lieu que M. Verlaine vit le jour et fit ses premiers pas en province, l'identité est absolue. Même physionomie des maisons natales ; même atmosphère des lycées et mêmes premières amours. Nos deux conteurs quittèrent l'état d'innocence par la même pente choisie ; ils nous content comment ce sacrement de l'initiation leur fut conféré selon le même rite, dans le même milieu, avec les mêmes circonstances et peut-être, qui sait ? par la même Bice 13.

M. Bauër, M. Verlaine nous décrivent ensuite des cénacles littéraires et politiques, les mêmes, puis la guerre, puis la Commune ; on voit ici Jules Andrieu, et là Raoul Rigault 14. Il est vrai que l'histoire cesse d'être pareille pour les deux narrateurs dès le printemps de 1871. Elle bifurque là. M. Verlaine nous raconte les petits démêlés qu'il eut dès ce moment avec Mme deVerlaine ; et M. Bauër nous embarque avec lui sur la Danaé, qui le conduit à Nouméa pour crime politique. Je dois dire que, jusqu'ici, les deux livres étaient de seconde beauté. Ils deviennent, au delà, tout à fait poignants. Les pages où M. Bauër nous dit ses plus rudes moments sont des meilleures qu'ait écrites ce chroniqueur vigoureux. Et j'aime bien le ton moqueur, enjoué et tendre dont le poète saturnien nous détaille ses manèges de fiancé, ses tracas de ménage. Cela fait remonter à la mémoire les petites drôleries que l'on voit rimées sur la dédicace de Parallèlement :

Vous souvient-il, cocodette un peu mûre
Qui gobergez vos flemmes de bourgeoise,
Du temps joli quand, gamine un peu sure,
Tu m'écoutais, blanc-bec fou qui dégoise ?

Gardâtes-vous fidèle la mémoire,
Ô grasse en des jerseys de poult de soie,
De t'être plu jadis à mon grimoire,
Cour par écrit, postale petite oye ?

Avez-vous oublié, Madame Mère,
Non, n'est-ce pas, même en vos bêtes fêtes,
Mes fautes de goût, mais non de grammaire,
Au rebours de tes chères lettres bêtes…

Et tout le train, tout l'entrain d'un manège
Qui, par malheur, devint notre ménage…

M. Paul Verlaine n'a pas oublié la poésie à cet endroit de ses Confessions. Il nous donne quelques jolies stances, contemporaines, assure-t-il, de La Bonne Chanson, où « le plaisir ardent, l'armure impuissante » et enfin « le corps ingénu » de l'innocente fiancée se trouvent célébrés de la plus perverse façon. Je ne prétends pas que ces divertissements soient d'un trait bien classique. Qui ne voit qu'ils sont d'une humanité plus large, d'un intérêt plus général que les petites anecdotes destinées à nous peindre quelque furtif instant ? Il y a un point où le plus secret de la vie privée touche au fond de la vie commune. Dans ces pages confidentielles M. Verlaine s'est bien rapproché de ce point.

Et de même M. Bauër, en plus d'un chapitre de révolte ou de plainte. Ce sont des faits nus, d'ordre un peu singulier, mais qui provoquent des émotions familières à tous. De là leur effet quand elles ont paru dans L'Écho de Paris. Elles n'ont rien perdu de leur force brutale, ainsi classées en forme de livre.

Il serait aisé d'appliquer le même principe de classification à quelques ouvrages d'autobiographie qui viennent de paraître. Dans son Enfant de volupté, M. d'Annunzio nous expose en premier lieu les états d'un moi fugitif, singulier, excentrique et soigneux de ses plus étranges particularités. Puis, d'un moi d'italien du XIXe siècle mêlé à la vie d'une société dont la peinture est, me dit-on, à la fois très exacte et très embellie ; enfin, d'un moi plus vaste, plus caché, plus complet et qui n'offre qu'un rapport éloigné avec la personne vivante de M. Gabriele d'Annunzio, qui vit en elle cependant, qu'il faudrait appeler plus simplement « l'Amour blessé », plus simplement encore du titre italien de l'ouvrage, Il Piacere. C'est la mélancolie amère du plaisir que l'auteur a trouvé dans le dernier fond de lui-même. L'autobiographie touche à la métaphysique morale.

Et les Souvenirs d'un auteur dramatique, dans lesquels M. Henry Becque 15 a fait l'histoire de ses pièces, nous serviraient de même à pénétrer, à travers les élégies et les satires du dramaturge qu'ont injustement tourmenté la critique, les directeurs de théâtres et le public, l'âme secrète de ses pièces, cette force de dureté, cette puissance d'amertume qui distinguent plusieurs de nos plus attentifs contemplateurs du monde. Molière porta cette plaie. M. Becque nous la fait voir. Elle n'est pas d'un moi vulgaire. Elle n'est pas non plus de qualité si rare qu'aucun de nous ne risque d'en être un jour rongé. Ce sont des « souffrances d'auteur ». Changez très peu de mots dont l'importance est médiocre, modifiez légèrement les circonstances, et vous aurez sans plus des « souffrances de père ». Elles vous prendront aux entrailles, étant toutes contées avec cette vivacité passionnée qui n'exclut nullement le travail patient, prolongé. M. Becque prépare très à loisir ses épigrammes. Mais elles n'en portent que mieux, nous venant du fond de cette âme et projetées au loin par un ingénieux mécanisme intellectuel.

Peut-être qu'il ne faut pas dire : le moi est haïssable, car il nous faudrait tout haïr. Notre personne étant partout, elle s'insinue malgré nous ; elle est présente même dans les ennuis que nous avons de la sentir si importune ! Elle est jusque dans la lassitude qu'elle nous donne. C'est encore nous qui souffrons de sa présence. Comment la dépouiller, comment la secouer ? Notre moi a pris l'habitude de ne plus faire qu'un avec nos actes et nos pensées. C'est une habitude fâcheuse. il n'est plus permis de la rompre. Tout le possible est en ce sens de rendre nos « moi » plus généreux, plus vastes, plus puissants, plus compréhensifs. Cela, il est vrai, est facile. Ce n'est qu'une nouvelle habitude d'intelligence à acquérir. Il suffit de chercher l'essentiel dans les choses.

Il suffit de nous détacher de tout ce qui n'est pas le cœur de nos objets d'étude, de rêves et d'amour. Nous embrasserons plus d'objets, les tenant dans leur pureté. Et ainsi nous ne garderons plus nous-mêmes que le degré et le genre d'impureté qui conviennent étroitement à notre condition d'habitants d'un globe imparfait. Nous ne serons point impassibles, ni impersonnels, ni éternels à la façon des dieux. Mais nos ouvrages dureront ce que pourra durer la figure actuelle du genre humain ; les émotions qu'on y verra seront toutes justifiées par leurs sujets, et elles ne cesseront pas d'être intelligibles à l'humanité, étant ses joies et ses peines élémentaires.

Catulle Mendès : Les Braises du cendrier

Revue encyclopédique, 20 janvier 1900.

Le titre du livre de M. Catulle Mendès voulait être expliqué ; il est seulement commenté en tête de chacune des quatre parties du volume. Mais le commentaire vaut la peine d'être transcrit.

Commentaire du livre premier : « Comme il fait clair, on ne les voit pas dans le cendrier. Il n'y a que de la cendre dans le cendrier. Le jour, si on ferme les volets, le soir, si on éteint la lampe, elles luisent encore. Ardeurs de rubis, plainte d'opale, étincellement des facettes d'un diamant noir. Je ne les regarde pas longtemps, de peur de les éteindre avec des larmes. »

Commentaire du livre II : « Mais il semble que les larmes, loin de les éteindre, les avivent. Il en a jailli d'entre les cendres des sursauts de lumière, pareils à des flammes de torchères. »

Commentaire du livre III : « Elles se sont pas alenties sous leurs retombées des cendres, pareilles à celle d'une urne qui se renverse. C'était fini. Non. Une fine chose rose pointa. L'air d'une églantine qui veut sortir du bourgeon ; il y eut ça et là, en des baies de poussière, comme de petites fleurs vives et bariolées. Cela ressemblait à un printemps qui éclorait parmi de la neige grise ; vous auriez pensé aussi à une menue princesse de conte de fées, habillés de pierreries, sous une vilaine robe couleur de vieux chemin. »

Commentaire du livre IV : « On a ouvert la fenêtre ! Et le vent de la vie a soufflé sur elles. Elles s'émeuvent à l'excès, elles flambent presque, elles ont l'air, par petits tas creux, de folles bouches maquillées d'où s'échappent des fusées de rires. Mais le vent s'en retourne en emportant avec les étincelles les braises et les cendres aussi. »

Je conseille aux personnes qui sont peu familières avec le tour d'esprit de M. Catulle Mendès de relire ces lignes et de les méditer. Comme tout cela est ingénieux ! Comme la métaphore des braises du cendrier est suivi jusqu'à son terme avec exactitude ! Comme tout ce qu'on peut tirer d'un pareil thème, allusions, analogies, on est dévidé dans son extrême longueur ! Mais par-dessous ce thème, quelle délicate et subtile broderie d'images de comparaisons subalternes ! Que de raffinement ! Que de don ! Et sur ces galons, que de musc, que d'ambre, que d'encens et de poivre adroitement incorporés ! L'admiration que doit inspirer une si habile page d'écriture est illimitée. Si toutefois l'on me demande quel rapport il y a de cette page au volume de vers qu'elle désigne et qualifie, je répondrai hardiment qu'il n'y en a aucun. Ayant des poèmes écrits à tout propos, en ayant fait quatre paquets plus ou moins homogènes, M. Mendès a cherché un passe-partout, je veux dire une métaphore capable de relier n'importe quoi à n'importe qui ; de là les braises, le cendrier et tout ce qui s'ensuit.

Voilà le malheur de ce titre. Ce serait un petit malheur, s'il ne se retrouvait, sous une autre forme, dans la plupart des poèmes de ce recueil. Une idée ingénieuse y est fréquemment indiquée. Le vocable heureux, la rime sonore, souvent même la curieuse invention du rythme y paraissent. Qu'y manque-t-il ? L'accord, la mesure, une secrète convenance, une naturelle harmonie. Voilà des mots qui devraient chanter ; ils ne chantent point. Voilà un sentiment qui devrait entraîner la suite lyrique des phrases ; phrases et mots restent inertes, comme cloués au sol. À voir tant d'éléments poétiques gisants et ainsi séparés de leur âme chantante, on comprend tout ce que voulaient dire nos pères quand ils parlaient entre eux de poètes cacochymes et languissants. Il en était de bien doués, lettrés exquis, savants prosodistes et raffinant le fin du fin, adroits même à remettre sur pied les vers d'autrui ; d'incroyables faiblesses les prenaient dès leur second vers.

Rendons justice à M. Catulle Mendès. Dans le recueil des Braises, il n'est tombé malade qu'après le troisième vers. Les deux premiers ne partent point d'un trop mauvais pas :

Elle fut haute et méritoire
La tâche des Parnassiens !

Et voici une belle et fière coupe :

Nous sommes tranquilles. La gloire

Qu'attendez-vous ? Un vers final qui justifie et qui couronne dignement cette suspension ? Le poète s'en tire par une faible allusion historique :

                 … la gloire
Reconnaîtra les siens.

La pièce, en son entier, est illisible. C'est dommage. Le sujet prêtait à de beaux effets. S'adressant à M. Léon Dierx, prince de la poésie 16, son ancien compagnon de lutte, M. Mendès évoque successivement Glatigny, Coppée, Mallarmé, Villiers, Silvestre, Verlaine, Anatole France… Les poètes un peu doués ont excellé depuis Homère dans l'énumération ; celle-ci, glacée et pesante, aboutit à de plats éloges dont je ne sais ce qu'a bien pu faire M. Dierx :

Nul, mon ami, ne te surpasse.
D'autres, heureux, ont eu leur tour !
Ton art contient plus d'espace
     Et ton cœur plus d'amour.

Toute la vie en ton cœur libre
Se plaint comme le vent des bois.
Ah ! Que tu souffres ! Ton vers vibre
     D'universels abois.

Mais, sublime comme la tige
Des désespérés filaos,
Il plane sur tout le vertige
     De l'éternel chaos.

Le monument diffère-t-il de ces propylées lamentables ? On le souhaiterait. Il ne faut d'ailleurs pas aller bien loin dans le volume pour apercevoir que M. Catulle Mendès sait écrire quand il lui plaît « dans la manière de plusieurs » (comme disait le malicieux Paul Verlaine) d'excellents sonnets romantiques. Je citerai entre vingt pièces ce sonnet. Ne l'épluchez point. Il amusera votre oreille et, au besoin, vous édifiera :

L'Or du Rhin

Les fluides enfants du fleuve qui ruisselle
Chair à peine, déjà femmes, ondes encore,
Welgunde avec Woglinde et Flosshilde vers l'Or
Lèvent leurs yeux d'eau verte où le rire étincelle.

Tout le futur du mal gît dans l'Or. Il recèle
(Noire gestation du flamboyant trésor)
Les désastres, les deuils, puis, quand s'est tu le Cor,
L'extinction des Dieux en l'ombre universelle.

Mais, près de l'or ouvrant son radieux halo,
Welgunde rit, Woglinde fuit, Flosshilde chante,
Innocence mêlée à la candeur de l'eau.

Et tout l'obscur destin, — l'âme au gouffre penchante,
Les héros morts, les cieux déchus, la fin, la nuit, —
Pour les folles enfants est un jouet qui luit !

Il est certain que ces vers-là se suivent et s'enchaînent en vertu d'autres nécessités que la volonté de la rime. Dans Les Braises du cendrier, comme il est vrai, dans l'œuvre entière de M. Catulle Mendès, de tels vers ne sont pas communs. Jamais un poète français n'a subi plus douloureusement le tyrannique appel de l'homophonie. La rime lui vient, je n'en veux douter, très facilement. Mais c'est une facilité qu'il a dû acquérir au prix de rudes sacrifices et de l'abandon presque complet de l'essor naturel de l'imagination. Banville avait la rime spirituelle ; c'était à la rime que venait de se poser son trait le plus vif ou le plus acéré. M. Mendès, qui n'a peut-être pas moins d'esprit que Banville, ne l'arbore pas à la rime ; on dirait qu'il est obligé de le retirer à l'intérieur de ses vers. L'indice est à garder. S'il est bien exact, il montre que M. Catulle Mendès a été, dans quelque proportion, la victime de cette poétique du romantisme qu'il a propagée pendant quarante ans.

N'écoutons pas les théories de M. Mendès. Lisons ses vers. Ils sont d'un bon exemple et d'un sérieux enseignement. Relisons ces pages de glace, toutes les fois que nous serons tentés de trop de dureté pour ce pauvre Alfred de Musset. Relisons-les, quand nous hésiterons à entendre dans son vrai sens le vers (d'ailleurs blasphématoire en tout autre sens) du pauvre Verlaine :

Et tout le reste est littérature 17

Apprenons par cœur le Mendès afin de saturer notre intelligence, notre mémoire et notre cœur de cette vérité que l'essence de la poésie est spirituelle et que les plus adroites combinaisons de sons, les plus caressantes alliances de mots, les plus merveilleuses inflexions du discours ne sont rien sans la chaleur et le mouvement qui les vivifient, les soulèvent et les emportent. Les meilleurs ouvriers sont les pires s'il n'y a dans leurs œuvres que l'ouvrage qu'ils y ont mis. Ils font le démon ; celui-ci, déréglé, peut laisser tomber des erreurs, peut réaliser des laideurs. Mais, celui-ci absent, l'erreur et la laideur deviennent même des impossibilités toutes pures, car rien ne vient.

Edmond Haraucourt

Revue encyclopédique, 17 mars 1900.

Autrefois, il y a seize ans, peut-être dix-sept, M. Haraucourt a fourni à notre jeunesse de beaux vers pleins de sens, de raison, de force et d'âme. Je les ai lus, il y a seize ou dix-sept ans, dans le recueil de L'Âme nue et, un peu plus tard, dans ce mauvais petit livret, presque interdit, de La Légende des sexes. Je n'ai aucune peine à en retrouver dans ma mémoire le vague écho.

J'ai crié vers la Terre : Aïeule, ô bonne aïeule,
Déesse de nos dieux, toi la Rhée et l'Isis,
Toi qui fais refleurir les bleuets dans l'éteule
Et susurrer la source au creux de l'oasis ;

Toi qui donnes aux nids le dais mouvant des feuilles,
Toi qui verses la sève aux arbres jaunissants,
Qui nourris les oiseaux de graines que tu cueilles
Et qui berce les mers entre tes seins puissants…

Le bon normalien Maxime Gaucher, qui faisait en ces temps lointains le compte rendu du livre à la Revue bleue, signalait le dernier vers à notre admiration comme digne du grand Lucrèce, et, bien que les murailles de l'antique bibliothèque provençale où nous lisions Gaucher nous instruisissent à l'esprit critique, à la réserve et au bon goût, l'enthousiasme du professeur parisien nous gagnait, il me pénétrait. Nos relisions avec ivresse la Prière à la Terre, Les Galoubets, le grand poème de Pasiphaé. Nous nous prenions à espérer que M. Haraucourt serait la Lyre de notre génération.

Quel malheur que M. Haraucourt ait, chemin faisant, rencontré le mauvais sorcier ! Leconte de Lisle avait sans doute besoin de quelque disciple qui, supérieur à ses autres imitateurs, confondit, résorbât, perdît dans l'atmosphère de son talent un talent vrai, personnel et fort. M. Haraucourt se présenta donc à point. Le terrible vieillard transforma M. Haraucourt, mais il le transforma dans le sens le plus déplorable. Il lui imposa la raideur de son style, la sauvagerie de sa langue, l'aridité monotone de sa pensée. Il eut même le grand art de persuader M. Haraucourt de l'excellence de cette triple imposition. Le poète de L'Âme nue crut avoir découvert son Homère, son Virgile, son Racine et, comme dit harmonieusement M. Anatole France,

le maître souhaité, l'incomparable ami 18,

celui dont le contact et la douce influence savent faire chanter jusqu'à la pierre dure, jusqu'à l'insensible rocher. Desséché, il s'est cru bonnement fécondé. Le recueil de L'Espoir du monde porte en première page ces mots : « À mon maître très vénéré et très aimé, Leconte de Lisle. Hommage filial. »

Cette dédicace, qui honore le caractère de M. Edmond Haraucourt, donne peut-être une idée un peu moins favorable de sa sagesse. Ce que l'on peut dire de l'ouvrage ainsi consacré est qu'il manque perpétuellement de bonheur.

En voici l'idée directrice résumée dans trois strophes qui portent le titre du livre :

Blanc de gloire, au milieu des anges à genoux,
Il est assis, les pieds posés sur le tonnerre ;
Ému d'une pitié qui l'incline vers nous,
Il regarde passer les siècles de son ère.

Disons l'ère chrétienne. « Il », c'est Jésus :

Le siècle souhaité par les siècles d'aïeux,
L'espoir du monde, l'âge attendu par les âges,
L'ère d'amour, les temps sublimes et joyeux
Où nous serons meilleurs, plus justes et plus sages,

Le paradis des temps ! Pour qu'il en fut ainsi,
Le Christ donna son sang, son verbe et ses apôtres.
L'œuvre est faite ! L'espoir des races, le voici !
Et les siècles s'en vont les uns après les autres.

Le christianisme a fait banqueroute aux espérances qu'il éveilla ; pour le montrer M. Edmond Haraucourt a minutieusement rassemblé et rimé toutes les anecdotes scandaleuses de la Chronique et de l'Histoire depuis le premier siècle jusqu'à la fin du XIXe ; Les âges défilent ainsi, esquissant avec plus ou moins d'adresse et plus ou moins de gaucherie la preuve d'une tautologie éclatante.

Ah ! Je déplore que M. Edmond Haraucourt, n'ayant pu éviter de lire La Légende des siècles, ait relu par surcroît les Poèmes antiques, les Poèmes barbares, les Poèmes tragiques ! Nous perdîmes ainsi la semence ignée d'un poète.

Raoul Gineste

Gazette de France, 9 février 1902.

L'Histoire littéraire est un grand naufrage, c'est une vieille vérité que je ne me flatterai pas de rajeunir en vous la transcrivant. Le Temps engloutit, le Temps sauve, à son plaisir, à sa fantaisie, à son goût, l'œuvre que lui confie notre bonne foi de mortels. Ces caprices du Temps ont quelquefois de la sagesse et ses partis-pris ont leur sens.

Si le Temps m'admettait un jour dans ses conseils, je lui proposerais une bonne gageure. Temps, mon seigneur, dirais-je, sire Temps, ayez soin d'oublier tout ce que l'école des Parnassiens a rimé. Perdez, noyez, anéantissez tous ces tomes gros ou petits, bien rythmés on cacophoniques. Ne gardez que Le Rameau d'or de M. Raoul Gineste, et ce Rameau nous suffira. Vous aurez tout sauvé, à très bon compte, ce Rameau ne tenant pas cent cinquante pages et tout l'essentiel des poètes du Parnasse s'y laissant saisir à l'œil nu. On a fait aussi bien, et l'on peut faire mieux ; aucun Parnassien n'a donné d'œuvre aussi caractéristique que celle-là.

Je n'ai pas besoin d'expliquer à nos lecteurs ce qu'ont été les Parnassiens. Nés de 1820 à 1850, leur dernière floraison fut l'année des Trophées, 1894. C'étaient des romantiques qui se rangeaient, mais qui tenaient à rester de purs romantiques. Ils gardaient les idées de Victor Hugo et, comme lui, le goût du pittoresque, de l'excessif et du désordonné. Qu'il s'agit de sentir les choses, de les imaginer ou de les composer, ils avaient, beaucoup plus que ce pauvre Émile Augier, le droit d'appeler l'auteur de Cromwell « le Père ». La critique universitaire, qui a tant déraisonné sur ce sujet moderne, a fort bien discerné comment Théophile Gautier et après lui Banville, Leconte de Lisle et la troupe des Parnassiens se sont appliqués à rendre le Père présentable en société. Ce que la critique universitaire n'a pas vu, parce qu'elle est aussi dénuée de doctrine littéraire que de doctrine philosophique et politique, c'est la raison de l'échec de ces tentatives : le Parnasse n'a réussi qu'à déterminer une réaction romantique violente, une sorte d'ultra-romantisme sous la forme « décadente », « instrumentiste », « symboliste », parce que le Parnasse s'était contenté de donner au romantisme quelques freins extérieurs, aussi gênants que peu logiques et qu'insignifiants. C'est dans le sentiment, dans la pensée et dans le style que résidait l'erreur hugolienne. Il m'est agréable de dire que, depuis Désiré Nisard 19, dont l'Histoire a vieilli mais dont on ne cite pas assez le beau petit pamphlet sur Les Poètes latins de la Décadence, les poètes et les écrivains de l'école romane, notre Jean Moréas en tête, ont été les premiers à sentir cette vérité. Dix ans ont passé sur nos antiques batailles, et la réforme que nous prétendions exiger s'accomplit peu à peu dans la plupart des bons esprits.

La réforme du Parnasse, étant incomplète, devait incliner les poètes à deux sortes de jeux : les chefs-d'œuvre de correction et les chefs-d'œuvre d'ingéniosité. Les vers carrés, retentissants et coruscants des maîtres de l'école restent dans toutes les mémoires ; on en trouverait à foison dans Le Rameau d'or. Mais le Rameau est surtout célèbre chez les amateurs pour les curiosités prosodiques.

Que dites-vous de ce problème : étant donné un vers de douze syllabes, faire entendre au lecteur un vers de treize ou un vers de onze, une sorte de vers boiteux ? Sans doute, ce n'est peut-être pas ainsi que M. Raoul Gineste, poète et bon poète, s'est d'abord posé la question. On peut penser, admettre qu'idée et rythme se présentèrent au même instant ; mais ce rythme précieux par son paradoxe une fois découvert, le poète s'y tint et, pendant neuf quatrains, il se plut à le répéter avec une joie d'inventeur. Songez qu'en changeant la césure de place il avait changé toute la vieille physionomie de l'alexandrin !

L'idée (une idée ultra-romantique !) était celle-ci : un homme rangé, un bourgeois, fait de la morale au coquin de neveu. Ce coquin de neveu est poète. Il a donc du génie. Ce qui suppose désordre et bohème ; tous les auteurs de 1840 nous en font foi. Si donc le poète pousse la condescendance jusqu'à transcrire dans la langue des dieux le prosaïque radotage qui lui est asséné, il faut bien que le vers garde un vestige de la tare originelle. Ce doit être un vers prosaïque, et ce doit être encore un vers.

Regardons d'un peu prés le procédé de M. Raoul Gineste. Il est admirable de simplicité. Mais il fallait le trouver ! D'autres personnes que Colomb avaient sans doute fait tenir des œufs sur leur extrémité concassée, et d'autres poètes que M. Raoul Gineste avaient utilisé la coupe 5/7, mais jamais d'une manière aussi consciente, directe, claire, convenable an sujet. Lisez ceci :

Le cuistre m'a dit : Il faut que je vous conseille,
La franchise est due à ceux que l'on aime bien.
Vous faites la noce, et votre vie est pareille
À celle des gens qui n'arriveront à rien.

Personne ne lira ces vers en plaçant la cadence après la sixième syllabe, car quels hémistiches étranges l'on composerait :

Le cuistre m'a dit : Il…
La franchise est due à…
Vous faites la noce, et…
À celle des gens qui…

Très artificieusement, le poète s'est appliqué à composer le sens et l'ordre grammatical de chacun de ces vers de manière qu'un repos nécessaire, fatal, inéluctable, eût lieu, mais eût lieu mécaniquement, après la cinquième syllabe :

Le cuistre m'a dit : / ll faut que je vous conseille,
La franchise est due / à ceux que l'on aime bien…

Mais le vers alexandrin se trouve donc ainsi découpé en deux fragments, dont l'un ne compte que cinq syllabes, tandis que l'autre en a sept. Il boitille, mais ce boitillement est régulier, car il est répété ponctuellement dans les trente-six vers du poème. De plus, dans chacun d'eux, si l'oreille ne manque pas de perdre le sentiment de l'équivalence rythmique, elle en a toutefois un certain souvenir, comme si le type normal se reconstituait dans une sorte de rêve au fur et à mesure que le type anormal se précise mieux ; ce désordre fait une allusion constante à l'ordre primitif. Enfin, l'impression du désordre est précisément celle qui s'allie le mieux à la donnée du morceau, telle qu'elle éclate dans certains vers des Conseils prosaïques :

… Au lieu de bûcher bravement sans relâche
Pour vous pénétrer des grands principes de l'art…
… Vous buvez des bocks, et vous fréquentez des filles,
Cela sans mesure, avec tant d'emportement…
… Vous perdez ainsi cette somme d'énergie
Qui fait qu'on devient un homme illustre en son temps.

Même une oreille experte peut se tromper à cette feinte de l'art. Il ne faut pas beaucoup de distraction pour croire entendre les gracieux boitillements du Crimen amoris de Paul Verlaine 20. Mais quel indice que cette entreprise ! Et que son succès ! et que la juste gloire qui en rejaillit voici vingt ans sur l'ingénieux auteur ! Produire l'impression de l'irrégulier avec du régulier, en donnant une entorse à la règle : l'âme parnassienne s'est définie.

Question sur les Parnassiens

Gazette de France, 13 juillet 1902.

Puisqu'il veut bien faire allusion, dans la Revue bleue, aux critiques qu'il m'arriva de diriger contre la poésie parnassienne, M. Emmanuel des Essarts 21 me permettra de lui adresser une courte réponse.

D'après M. Emmanuel des Essarts, les Parnassiens peuvent jurer qu'ils ont sauvé la poésie et la langue française de la corruption qui les menaçait toutes deux aux environs de 1866. Avant eux « les rythmes flottaient au hasard, la rime avait perdu non seulement toute sonorité, mais presque toute valeur ». « La poésie était devenue, pour la plupart, une prose assonancée ». « Les versificateurs en vogue laissaient prévaloir les débuts de Béranger, de Lamartine, d'Alfred de Musset, d'Hégésippe Moreau ». « L'art d'écrire en vers se perdait absolument ».

Il y a du vrai dans ce tableau de la poésie française au milieu du second Empire ; mais M. Emmanuel des Essarts oublie un trait. Aux dégénérés de Béranger, de Lamartine, de Musset, de Moreau, il néglige d'associer les dégénérés de Victor Hugo. M. Brunetière et M. Faguet l'ont noté pourtant ; si les Parnassiens ont apporté une espèce de règle, une manière d'ordre, ce fut respectueusement, mais très nettement, par un esprit de réaction contre les énormités, les licences et les fantaisies de leur commun père Hugo. Et ce mouvement de réaction ne commença point seulement, comme semble le dire M. des Essarts, avec Leconte de Lisle, Banville et Baudelaire ; déjà leur aîné à tous, Théophile Gautier, avait, en fils pieux, recouvert du manteau de Sem ce qu'il fallait cacher du libre géant endormi. Les Parnassiens sont nés de la retenue de Gautier, de son génie analytique et minutieusement descriptif. Pour M. Sully Prudhomme lui-même, le plus idéaliste de la troupe, il suffit de le lire d'un peu près pour apercevoir que la dure entaille des Émaux et Camées a décidé souverainement des procédés et même des matériaux de son art. Les Parnassiens ont surtout été les modérateurs de Victor Hugo, suivant une formule qu'avait imaginée Gautier. Et Gautier le savait ; qu'on relise, si l'on en doute, son rapport sur la poésie et la préface qu'il a mise aux Fleurs du mal. D'après M. Emmanuel des Essarts, la doctrine parnassienne tient en une double théorie « commune à tous les maîtres du vers français » et qu'il resserre en ces paroles : « D'une part, il n'existe pas de bonne poésie sans l'accord de la tradition et de la nouveauté, ni, d'autre part, sans l'harmonie de la forme et de la pensée. » Voilà des vérités bien vagues et que tout le monde admettra sans que personne se croie engagé par elles. Quel poète ou quel théoricien de la poésie n'a préconisé l'harmonie de la forme et de la pensée ou l'accord de la tradition et de la nouveauté ? Je suis plus à l'aise pour saisir la pensée de M. Emmanuel des Essarts et pour l'apprécier quand il s'échappe jusqu'à écrire que l’École parnassienne peut être définie « un romantisme classique ». Eh bien, non.

Je n'ai pas contesté les intentions régulatrices des poètes de 1866. Et je ne me sens pas disposé davantage à contester la verve naturelle de quelques-uns d'entre eux. On en citerait qui se distinguent à peine du romantisme originel. Vous est-il arrivé d'ouvrir jamais Ciel, Rue et Foyer, le petit recueil des poèmes de M. Louis-Xavier de Ricard 22 ? M. de Ricard fut des fondateurs du jeune cénacle, puisque c'est du salon de la marquise de Ricard sa mère que les Mendès, les Dierx, les Georges Lafenestre, les Glatigny prirent leur premier vol. Cependant M. de Ricard demeura toujours presque aussi anarchiste en littérature qu'il devait le devenir en politique plus tard. J'appellerai ses vers des vers proudhoniens, en ce sens que l'individualisme s'y déchaîne indéfiniment et que les beautés s'y succèdent avec l'étourderie et la magnificence qui sont propres aux compositions du hasard. Ordre nul, vue d'ensemble si lâche ou si vaste que personne ne la perçoit, mais, en revanche, alexandrins éblouissants, bouts de strophes magiques. Par exemple :

C'était un des matins de la vie éternelle,
La jeune aube riait sur le jeune univers 23

Okeanos, traînant son manteau dans les brumes 24

La nuit rêveuse et douce a ceint sa tête brune
D'un bandeau scintillant parsemé d'yeux ouverts
Les rayons d'argent froid qui tombent de la lune 25

Voilà, direz-vous, un poète prodigue. Les historiens de la poésie moderne le vieilliront de trente ans et le feront fleurir aux entours de 1836. Car les poètes de 1866 seront en effet reconnaissables à un certain aspect d'économie et de parcimonie. Pourtant, regardez mieux. Le désordre romantique subsiste aussi bien dans la conception et dans le style que dans l'expression de l'École parnassienne. Leurs rimes plus sonores, plus voyantes, plus riches, leurs poèmes serrés de contours plus précis accusent seulement, avec une netteté presque inconnue jusque-là, la misère de l'invention poétique, la prodigieuse monotonie des rythmes, les disparates et le clinquant du langage, enfin la qualité servile du goût général.

Tous les écrivains du Parnasse ont l'air écrasés par les objets qu'ils se sont proposé de nous peindre, par les instruments de leur art et par cet art lui-même. Un vers est tiré par sa rime, un paysage effacé et, pour ainsi dire, mangé par le brutal éclat d'un mot à effet. Au lieu de s'élancer des profondes sources de l'âme, accordée par de justes cadences aux figures de la réalité, la poésie des Parnassiens forme une suite de reflets papillotants, dénués de gradation naturelle, d'harmonie vraie, d'unité. Que de fois les critiques de ma génération ont eu le loisir de montrer, en termes de cliniciens, l'exactitude littérale de ces conclusions un peu dures. Je n'ai pas le loisir de recommencer le travail. Mais je peux y renvoyer M. des Essarts. Il se trompe lui-même en parlant de la « perfection » de ses maîtres et de ses amis. Avant d'être parfaites, il faut que les œuvres soient belles, et la beauté est bien absente de l'œuvre des Parnassiens. C'est dans la proportion où ces messieurs furent de bons, loyaux et verveux romantiques qu'il est permis d'accorder à leur poésie quelque attention ; si les sonnets de M. José-Maria de Heredia n'ont rien de la classique excellence dont ils furent loués le jour de leur apparition, on trouvera facilement dans le nombre de ces Trophées plus d'une strophe d'un lyrisme rude et fort qui, sans prétendre le moins du monde soit à faire partie d'un sonnet parfait, soit à être parfaite elle-même, amuse par le pittoresque, plaît par l'emphase ou enchante par un heureux et fluide concours de sons. L'art, le métier, le fini, la perfection, bref, ce qu'on y admire le plus, y est proprement détestable, et je crois qu'avant peu d'années on ne pourra plus le souffrir.

Non, les Parnassiens ne sont pas des écrivains formés à la règle classique ; ce sont des romantiques rangés et tempérés tantôt par la timidité, tantôt faute de verve. Des contraintes matérielles, comme la rime, leur faisaient oublier non seulement la pensée et le sentiment, ces générateurs du poème. mais encore le rythme, cette âme essentielle du vers. La beauté et l'ordre classiques sont des choses vivantes ; les Parnassiens ont conçu cet ordre à la manière de corps morts. Calligraphes laborieux, les Parnassiens ont imposé un étroit corset à leurs muses ; mais les vraies Muses ont quinze ans, et ces adolescentes fleurissent toujours sans soutien.

La mort de José-Maria de Heredia

Gazette de France, 5 octobre 1905.

José-Maria de Heredia ! Les Trophées ! 1893 ! La mort du vieux poète (car nous disions le vieux poète, qui n'avait alors qu'une cinquantaine d'années) ranimera quelques souvenirs de batailles. N'est-ce pas, Michel Salomon ? Oui, ici, ici même. Vous teniez ferme pour « le parfait sonnetiste », je faisais de mon mieux pour débrouiller les sentiments d'antipathie violente que m'inspirait son art. Rien ne put nous mettre d'accord, et je m'étonne que la conversation ait même été possible ! C'était des endroits les plus beaux, c'était des sonnets où votre auteur ressemblait le plus à lui-même et réalisait le type même de « sa beauté », que je vous confiais mon éloignement, mon ennui.

Ai-je fait de la peine à un excellent homme, érudit, lettré, passionné pour son art et qui ne connaissait pas de joie comparable à celle de chanter à voix haute les vers de Dante après les siens ? Il est pourtant certain que je ne pensais pas à lui, et l'idée du chagrin qui pût affecter sa personne vivante ne m'était seulement pas venue en l'esprit. Une haine toute abstraite me remplissait. Il me paraissait que personne ne représentait mieux que M. de Heredia l'asservissement de l'esprit aux liens du langage, aux procédés les plus matériels de l'art. Il était mené par la rime, il était mené par le mot et ses plus belles réussites résultaient d'une coïncidence, dont je ne nie pas l'agrément ni l'aventureux charme, entre une série de vocables agglutinés par des affinités de sons et tel sens romanesque ou sentimental quelconque. Il se cabrait à ce reproche, mais je ne crains pas de l'écrire, comme la Vérité, sur le marbre de son tombeau : il était le prédécesseur direct de Mallarmé. Un peu plus de liberté d'esprit, un peu plus d'audace ou de défi au bon sens lui aurait incontestablement suffi pour détacher son cœur (ou plutôt son goût) des tyrannies du « sens » et le livrer complètement, comme l'auteur de L'Après-midi d'un faune, aux incantations, funestes et divines, de la rime ou du mot. En définissant cette maladie de l'intelligence, il ne m'était pas possible de méconnaître que c'était là, pourtant, une crise d'un mal sacré. Je vénérais la folie en la détestant. Je l'admirais même. Tout ce bien, tout ce mal, tout ce beau, tout ce laid, tenait à des racines si profondes et si anciennes ! Et nous pouvions y voir les traces évidentes de tant de phases de l'histoire de notre esprit français !

Le Parnasse contemporain du second Empire perd en M. de Heredia son avant-dernière expression. Car la dernière est M. Catulle Mendès. M. François Coppée, qui tient par tant de traits à cette génération et à cet esprit, leur échappe à bien des égards qu'il serait curieux de faire apparaître. M. Sully Prudhommne mérite également d'être classé un peu à part. Celui-ci tient d'une technique plus ancienne : il y a du Musset, il y a même du Voltaire aux premiers essais de son lyrisme philosophique, et l'auteur des Intimités, qui de tous ses contemporains a peut-être le plus raffiné sur les inventions du Parnasse, est aussi celui qui s'est le mieux avisé de la priorité du sentiment en art. Parnassiens, certes, et même Parnassiens absolus, MM. Coppée et Sully Prudhomme l'ont été d'une façon très particulière, plus captifs en un sens, plus affranchis en l'autre. Ne croyons pas cette sottise qu'Heredia ne sentit rien ou sentit médiocrement. Mais ses sensations les plus vives, elles lui venaient d'un lexique, d'une vitrine de musée. Chartiste, disent les journaux. Oh ! oui. Ce n'est pas un reproche, mais s'il faut ajouter les chartes à la vie, je n'ai jamais pensé qu'il fallût annexer la vie humaine entière à l’École des Chartes.

Cette erreur de conduite n'était aucunement la faiblesse accidentelle d'une intelligence normale. Elle tenait à sa constitution essentielle. Si petite qu'on veuille faire, par respect, par considération, par sympathie et douceur de cœur, la place qu'il faut réserver aux influences de Santiago de Cuba, il faudra bien en tenir compte. Je ne méconnais pas l'élément variable et fuyant, difficilement calculable, qui se mêle à ces actions. La fille aînée de ce poète, elle-même poète et comblée de dons magnifiques, a réagi contre ces influences beaucoup plus qu'elle ne les a subies. Elle eût réagi davantage, si notre situation historique eût été meilleure, si nos lettres et nos arts n'eussent été, à sa naissance, en pleine décomposition ; l'auteur des Trophées lui-même eût été incontestablement beaucoup moins Cubain si le Paris de 1869 avait été plus parisien, la France d'alors plus française. Autrefois nous assimilions nos visiteurs et nos métèques par le déploiement naturel des vigueurs d'un noble génie. Le courant du grand fleuve enveloppait, mêlait et s'appropriait sans effort toutes les ondes adventices, torrent ou ruisseau, que les hauteurs prochaines jetaient dans sa carrière immense. Maintenant, ces eaux nous traversent presque pures, presque inviolées, d'une veine distincte que, sans qu'il soit besoin de la moindre analyse, l'œil démêle et saisit, comme le cours du Rhône dans la nappe bleue du Léman. M. de Heredia put-il s'imaginer que je le traitais en coupable ? C'était notre mollesse et la facilité de nos concessions que je déplorais.

Il a fait un beau vers, il a fait deux beaux vers, il a fait cent beaux vers ; a t-il fait un sonnet ? A-t-il même fait une strophe ? Ce n'est point le moment d'agiter ces questions. Mais il ne sera pas interdit, sur un tombeau, de se plaindre d'une influence. Celle-ci pèse lourdement, non seulement sur la poésie, mais sur toute la mentalité d'aujourd'hui. Il reste, par exemple, une critique parnassienne. Oui, les principes du Parnasse sont encore puissants, chez ceux qui les ont critiqués avec la plus violente amertume. L'un des effets du « parnassisme » aura été d'autoriser et de faire durer une des pires erreurs de l'école pseudo-classique, qui est l'institution d'une différence essentielle entre ce qu'on nomme le fond et ce qu'on appelle la forme. Le parnassisme aura rendu courante, peut-être indestructible, cette idée, cette fausse idée, et bien la plus fausse qui soit. La forme se conçut et se comprit comme une espèce de récipient ou de contenant extérieur, d'enveloppe étrangère, comme une draperie relativement à un corps ou, mieux, comme la solide courbe d'un vase relativement à la liqueur qu'on y a versée. Voici deux ans, dans son Traité de l'Occident, un jeune poète, d'avant-garde pourtant, M. Adrien Mithouard 26, en une allégorie qu'il m'avait fait l'honneur de me dédier, osait renouveler et même défendre, fort agréablement ma foi, ce vieux dualisme odieux, que j'eus la stupeur et la tristesse de retrouver chez un poète plus jeune encore et plus audacieux, qui est d'ailleurs de nos amis, M. Tancrède de Visan 27. Eh quoi ! la lecture des maîtres auxquels la réaction nationaliste qui se poursuit depuis quinze ans nous a reportés, cette lecture, cette méditation, le sentiment de plus en plus éclairci des beautés de Racine, du charme de Versailles ou de l'intelligence de Bossuet ne leur ont pas encore restitué en esthétique des vues générales un peu saines ! Nos plus jeunes amis, les derniers, les plus tard venus, ceux qui pourraient recueillir la moisson première du travail que nous fîmes à l'ingrate saison, ne se sont pas encore aperçus que, pour dire plus vrai que Buffon, au vrai sens de son mot célèbre, le style n'est pas seulement l'homme : c'est l'Âme même, et qu'il n'y a rien de plus foncier, ni, par conséquent, de plus essentiel, de plus spirituel et de plus humain qu'un rythme, qu'une « forme » ; que l'idée n'est pas d'un côté ni la forme de l'autre, comme d'une part une source et d'autre part une amphore où la source s'écoulera, mais que l'idée engendre, par opération spontanée, l'apparence brillante qui la rend manifeste au regard, claire à l'esprit, sensible au cœur !

J'aurais infiniment à dire sur ce sujet. Ce ne sont pas là des propos d'oraison funèbre. Nous y reviendrons quelque jour, un jour où nous devrons, soit à Mistral soit à quelque autre, le bonheur de fêter la naissance d'un beau poème. Il convient de laisser à son juste deuil une famille de lettrés, d'artistes et de poètes qui pleure l'auteur des Trophées.

Articles divers sur
Henri de Régnier

M. Henri de Régnier : Les Jeux rustiques et divins

Revue encyclopédique, 7 avril 1897.

Les Les Jeux Rustiques et divins, de M. Henri de Régnier, ne sont pas tout à fait inédits. La première partie en a paru l'année dernière dans le volume d'Aréthuse. Et cela se trouve fort bien, puisque nous avions laissé passer l'occasion de parler d'Aréthuse. Nous joindrons ces poèmes aux Roseaux de la flûte, aux Inscriptions pour les treize portes de la ville et à La Corbeille des heures, que nous ne connaissions que par des extraits publiés par les journaux et les revues.

Tel quel, tout cela cause beaucoup d'enthousiasme. Je me ferais scrupule d'en dissimuler le succès. Et j'ai même quelque intérêt à faire remarquer combien nous sommes peu à nous taire ou à protester, attitude qui nous vaudra beaucoup d'honneur chez nos petits-neveux. Mais, enfin, tout le discrédit qui a frappé cet écrivain auprès de quelques bons esprits reste fort au-dessous de la gloire dont il jouit auprès des autres. L'admiration, le culte de M. de Régnier unissent des fidèles de tout âge et de toute robe. C'est peu de dire que beaucoup de jeunes gens le suivent. Et si les rangs de ces derniers tendent, dit-on, à s'éclaircir, il faut vite ajouter qu'il est honoré des suffrages de M. Henri Chantavoine et de la considération de M. René Doumic. Tranchons le mot, il a pour lui l'Université ; avant peu de temps il aura l'Académie.

Le temps me manque pour tracer, même à grands traits, l'histoire du goût, du talent de M. de Régnier. Mais nul n'ignore que son hippogriffe, s'étant élevé du Parnasse, l'y ramène aujourd'hui, après avoir inscrit non un cercle parfait, mais un espace qui se resserre et se rétrécit à chaque repli de la courbe. Il rentre au Parnasse moins bon versificateur qu'il n'en était sorti ; même moins passable poète. À un instant de sa carrière ses lecteurs purent mettre en lui quelque espérance ; ce fut vers le moment des Scènes du crépuscule, quand il semblait courir la forêt de Shakespeare et retrouver le corps d'Adonis aimé de Vénus. Mais déjà il était dominé, conduit, terrassé par la fatalité du Mot. Mouvement, sentiment, composition, idée, il sacrifiait tout an mot. Les mots s'imposaient à son choix non par leur convenance et leur propriété, mais par leur grâce et leur musique strictement individuelles. Ainsi il commençait cet effroyable gaspillage d'allitérations et d'assonances qui bientôt marqua ce poète. Il écrivait : Quelqu'un songe d'aube et d'ombre. Quelqu'un songe de soir et d'espoir. Quelqu'un songe d'ombre et d'oubli… Il se donnait à la culture d'une symétrie verbale merveilleusement enfantine et insignifiante. Il réalisait de la sorte, par ses alexandrins comme par ses vers libres, le modèle assez bon d'une poésie d'opéra.

Opéra faiblement teinté d'on ne sait quelle vague aspiration symbolique et métaphysique. En se tenant très loin des choses, en usant d'un langage sans précision, sans nerf, sans force, on se donne aisément des airs de philosophe. Mais le moindre examen détruit vite cette apparence. O voi ch'avete gli intelletti sani 28, vous qui n'êtes point dupes de la devanture des choses, je vous supplie de faire un petit exercice de collation littéraire : conférez, je vous prie, à ces poèmes descriptifs que composait jadis M. Sully Prudhomme sur la Mémoire et la Liaison des idées tel poème à figurations emblématiques de M. Henri de Régnier, rudimentaire et ennuyeuse allégorie du Souvenir. Je crois prévoir les deux effets d'un parallèle si facile. En premier lieu, vous noterez des artifices, ici dans la minutie de l'étude analytique, là dans les procédés de synthèse verbale, d'où une impression de froideur dans l'un et l'autre ouvrage. Mais, en second lieu, les analyses très modestes de M. Sully Prudhomme vous paraîtront au moins animées d'un sentiment et d'une rêverie ; vous nommerez ce sentiment, vous serez charmé de ce rêve. Chez M. de Régnier, le sentiment est innommable tant il est peu précis, le rêve est trop pénible pour donner le moindre plaisir. Peu à peu vous cesserez de tendre l'esprit. Vous ne tendrez plus que l'oreille ; la suite et les relations des mots s'évanouiront. Vous ne percevrez plus que des mots isolés, dont quelques-uns font, en effet, écoutés de la sorte, tapage ou murmure assez beau : fontaine, flûte, joie, ébène, soir, tristesse.

Une sorte de fatalité semble peser sur les destins de notre poésie, depuis cent ans que l'on cherche à la ranimer. Les romantiques ont voulu la tirer de la mollesse et de l'ennui particulier aux faux classiques, et ils l'ont perdue dans la verbalité. Les Parnassiens veulent lui rendre un ordre plus précis et une tenue digne d'elle, ils n'ajoutent que des rimes et des épithètes. Paul Verlaine veut à son tour la délivrer de ces deux tyrannies du mot ; il affranchit la rime, il touche dans quelques poèmes à la vraie liberté. Par l'allitération et l'assonance, par la désorganisation naturelle de sa pensée, il retombe presque aussitôt sous le joug du mot détesté. Viennent les symbolistes. On attend d'eux une poésie autonome. On espère qu'ils sauront réorganiser la langue, le verbe, le rythme. Ils annoncent cette espérance. Sauf de très rares exceptions, ces messieurs recommencent à se faire les humbles serviteurs de ces sons qui n'auraient dû être que les esclaves et les hérauts de leur pensée. Dans cette servitude, ils mettent en oubli jusqu'à l'humble science, jusqu'au métier rudimentaire que gardaient leurs aînés, qu'eux-mêmes possédaient aussi dans leur en enfance et qui provenait d'un suprême respect de la vérité.

L'antithèse du vieil Hugo était déjà grossière en comparaison des délicats procédés de la bonne époque, mais elle est un miracle de finesse près de ce genre de balancements symétriques fondés sur de véritables synonymies où se plaît le lyrisme amplificateur de M. de Régnier. Non, les nègres d'Afrique n'ont rien imaginé qui soit plus dur, plus puéril ni plus proche du point où le chaos élémentaire se débrouille un peu du néant. Or y appelle argent, poupe y appelle proue ; amphore, urne ; clarté, flamme ; torche, lampe ; degré, seuil ; bruit, rumeur… Quelquefois apparaît dans ces frustes images une délicatesse : comme M. Willy, las de ses calembours parfaits, s'en permet d'approximatifs, notre poète juxtapose à la « corne » du pâtre le « chant » du rameur. Des poèmes entiers sont formés de telles beautés. Je citerai donc celui-ci, qui n'a pas été le moins admiré :

Moi, le Barreur de poupe et le Veilleur de proue,
Qui connus le soufflet des lames sur ma joue,
Le vent s'échevelant au travers de l'écume,
L'eau claire de l'amphore et la cendre de l'urne,
Et, clarté silencieuse ou flamme vermeille,
La torche qui s'embrase et la lampe qui veille,
Le degré du palais et le seuil du décombre
Et l'accueil aux yeux d'aube et l'exil aux yeux d'ombre
Et l'amour qui sourit et l'amour qui sanglote
Et le manteau sans trous que l'âpre veut fait loque
Et le fruit mûr saignant et la tête coupée
Au geste de la serpe ou au vol de l'épée ;
Et, vagabond des vents, des routes et des flots,
De la course marine ou du choc des galops,
Moi qui garde toujours le bruit et la rumeur
De la corne du pâtre et du chant du rameur,
Me voici, revenu des grands pays lointains
De pierre et d'eau, et toujours seul dans mon destin
Et nu, debout encore à l'avant de la proue
Impétueuse qui dans l'écume s'ébroue ;
Et j'entrerai, brûlé de soleil et de joie,
Carène qui se cabre et vergue qui s'éploie,
Avec les grands oiseaux d'or pâle et d'argent clair,
J'entrerai par la Porte ouverte sur la Mer ! 29

Dante disait que le dialecte génois disparaîtrait si on lui enlevait la lettre Z ; que pensez-vous qu'il resterait de ce « poème » si l'on y ôtait seulement la moitié des conjonctions et que l'on y trouve ?

— Mais, dit-on, cela a son charme.

— Hé, mon ami, tout a son charme. Même l'art du chromo, même la musique des Câfres. Mais juger. c'est classer. Quand je dis que les vers de M. Henri de Régnier sont mauvais, je veux dire qu'ils sont inférieurs ; je veux dire aussi qu'ils démentent ce que la critique officieuse nous conte de leur fluidité et de leur liberté. M. de Régnier prend des licences considérables avec la versification ordinaire ; bien éloigné de l'en blâmer, je l'en approuve de tout cœur. Toutefois ce n'est pas la peine de versifier si librement pour être asservi par les mots, et se laisser réduire à entasser un nombre prodigieux de locutions impropres et de tours prosaïques. En poésie comme en histoire, la liberté vaut par l'usage qu'on en fait.

Je lis dans la pièce de L'Exilé :

L'étang bleu me regarde au miroir de ses eaux
Et l'espalier me tend le bras et me regarde
Aussi de ses fruits mûrs et que l'automne farde.

Passons sur le regard des fruits mûrs, qui n'est que baroque. Vous ne me ferez point admirer un audacieux vers-libriste, capable de laisser toute rime pour l'assonance, capable même de se passer de la rime, et que la volonté du mot qui termine son vers conduit à me parler aussi disgracieusement des « fards » de l'automne.

On me demandera si M. Henri de Régnier n'a jamais de vers agréables. Si fait, il en a. Il en a comme tout le monde, comme en ont tous les versificateurs un peu adroits à ce métier. Mais il les gâte vite par les vers dont il les fait suivre. Preuve assurée qu'il ne les avait eus que par hasard.

Chante si doucement que j'entende
À travers ta voix d'autres voix 30

Il est impossible de poursuivre la citation. Elle gâterait le plaisir que donnent ces deux jolis vers. Ou encore :

La nymphe a poursuivi le cerf aux belles cornes 31

Quand M. de Régnier a découvert un vers pareil ou qu'il a entrevu la forme d'une idée touchante, il se hâte d'alambiquer et aussi de développer. Par là le poète donne l'idée d'un écrivain commun et précieux tout ensemble, allégorique et insignifiant, plus facile que le dernier des disciples d'Ovide, plus pénible que le plus difficile imitateur de Salluste du Bartas :

J'honore ici, venue au travers de mes songes
Par les routes de ma mémoire 32

ou :

Tristesse, j'ai bâti ta maison, et les arbres
Mélangent leur jaspure aux taches de tes marbres.
Tristesse, j'ai bâti ton palais 33

Il y en a ainsi deux pages et demie. Abondance stérile et symbolisme à bon marché.

M. Henri de Régnier : La Canne de Jaspe

Revue encyclopédique, 4 juin 1898.

La Canne de Jaspe est le titre commun de trois petits recueils d'histoires philosophiques et morales publiés jusqu'ici par M. de Régnier (Monsieur d'Amercœur, Le Trèfle noir et les Contes à soi-même) désormais réunis dans un même volume. Les personnes qui n'aiment point la poésie de L'Alérion ou de En allant vers la ville se montrent plus insensibles encore, s'il est possible, à cette prose compassée, maniérée, médiocrement significative.

Quelqu'un disait : « En vers, c'est un pingouin amputé d'une patte ; quand il écrit en prose, il n'a plus de pattes du tout.

— Mais, réplique un admirateur, il a des ailes.

— Les ailes des pingouins volent assez mal… »

Je pense qu'il y a en tout ceci bien de l'exagération. Rédigés « avec une patience et un soin infinis », ces petits écrits manquent tout à fait d'intérêt ; lors même que le ton y est vif, l'allure du style précipitée, il se trouve que le sens y languit douloureusement. Sous le costume emprunté aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans le bel appareil de la langue traditionnelle, on sent bien que le prosateur, comme le poète, ne donne guère d'attention qu'à la forme et à la nuance des mots. Mais cette forme, cette nuance semblent ici d'une incontestable supériorité pour la raison fort simple que M. de Régnier l'a prise et reprise au vestiaire classique ; je l'en loue de tout mon cœur.

À cette louange on mêlerait un défi. Dans l'un des Contes à soi-même (notez, je vous prie, cet usage d'un vocabulaire emprunté au jargon de l'idéalisme subjectif : Maison du Bel-en-soi-dormant, etc.), dans le premier de ces Contes, celui que M. de Régnier a appelé Le Sixième Mariage de Barbe-Bleue, on voit la jeune mariée aller nue à l'autel et, par là, éviter la mort prématurée et sanglante des premières épouses. Il est permis de défier la pensée de M. Henri de Régnier d'imiter jamais cette simple et heureuse fiancée ; on ne la verra jamais nue. Moins par pudeur que par niaiserie et fadeur de goût, elle se tramera perpétuellement sous des vêtements étrangers, comme ces Madones et ces Christs espagnols dont on peut bien changer la jupe et les atours, mais qu'on n'ose montrer à l'état naturel. Dites-moi si cette pensée a la moindre chance de plaire, je ne dis pas aux barbes-bleues de la critique, mais aux simples personnes qui ont gardé leurs yeux frais et clairs.

M. Henri de Régnier : Les Médailles d'argile

Revue encyclopédique, 17 mars 1900.

Un prologue avertit que ces Médailles d'argile sont de pures fictions, mais au secret desquelles l'auteur s'est efforcé de mettre son âme : « J'ai feint que les dieux m'aient parlé », et cette parole imaginaire des dieux, retenue et vibrant dans la plus souple des matières, c'était pourtant la voix de ce que le poète avait de plus intime, de plus cher, de plus passionné.

Le monde s'y est bien trompé !

Une à une vous les comptiez en souriant,
          Et vous disiez : Il est habile,
          Et vous passiez en souriant.
          Aucun de vous n'a donc vu
Que mes mains tremblaient de tendresse,
Que tout le grand songe terrestre
Vivait en moi pour vivre en eux…

À la suite de ce prologue, qui pose une manière d'énigme esthétique au lecteur, défilent les médailles votives, les médailles amoureuses, les médailles héroïques, les médailles marines, toutes ou presque toutes arrondies en sonnets. Le milieu du livre est tenu par des compositions d'un champ moins étroit : Le Bûcher d'Hercule, Hélène de Sparte, La Nuit des dieux. Ensuite recommence le défilé des petites scènes élégiaques, presque toutes disposées en quatorzains, mais groupées sous trois chefs : L'Arbre de la route, À travers l'an (ici beaucoup de vers libres) et Les Passants du passé, petits croquis d'histoire, dont plusieurs semblent inspirés d'une collection de portraits d'ancêtres.

Il faut, pour ces Médailles, comme pour Les Jeux rustiques et divins qui les ont précédées, constater la faveur extrême qu'elles ont obtenue. On les entend louer en beaucoup de lieux. On les trouve chez les jeunes gens et chez les jeunes filles, chez les professeurs et chez les journalistes, chez les ecclésiastiques de toutes les confessions. Un sceptique m'assure qu'on y goûte un esprit curieux de mille choses. Un doctrinaire y admire avec complaisance le reflet de sa rêverie magnanime et désenchantée. Enfin la troupe des poètes parle de M. de Régnier sans trop de malice, et, si les jeunes gens du Naturisme le trouvent froid et décharné, si M. Adolphe Retté lui décoche la juste épigramme d' « opportuniste du symbolisme », tous les autres font entendre un concert d'éloges ou gardent près de lui un silence respectueux. Il a pour lui les grandes revues, les grands journaux, les grands critiques ; il a les salons parisiens, l'Université presque entière, et l'Académie, qui l'a déjà couronné, le priera bientôt de s'asseoir.

Ces grandeurs sont intimidantes. Elles créent, en faveur de M. de Régnier, un préjugé considérable et fructueux. Mais, si elles annoncent ou font présumer que ce poète a fait de bons vers, peut-être ne suffisent-elles point à nous en assurer. Ces vers, il faut les voir ; il faut les écouter et les examiner. Je ne prétends point qu'il le faille absolument ; mais il le faut, si l'on m'accorde que l'office d'un critique ou l'avis d'un homme de goût ne sont point de simples échanges de politesses.

Examinons les vers de M. de Régnier. Deux de ses Médailles m'ont paru caractéristiques de sa manière, Le Buveur et L'Adieu.

Petite la maison et vaste le cellier
Pour que l'outre ventrue et que l'amphore obèse
Côte à côte dans l'ombre y reposent à l'aise ;
Maçon, n'épargne pas la brique du potier.

Qu'un autre m'équarisse en ce beau chêne entier
Dont les rameaux miraient leur feuillage au Galèse,
La poutre, et qu'on l'ajuste ensuite à la mortaise ;
N'épargnez rien, pas plus le bois que le mortier.

Toi qui sais imiter les figures humaines
Dans la glaise, fais moi pareil au vieux Silène,
Ivre et comme lui barbouillé de lie, et prends

La terre la plus rouge et la plus savoureuse
Pour qu'on voie, au-dessus de la porte, en entrant,
Mon image avinée en l'argile vineuse.

De tels vers, je l'avoue, ne font que raviver l'ancien désir de rouvrir quelque part cette clinique des poètes, où l'on enseignerait non, ce qui est impossible, à faire de bons vers, mais à éviter d'en produire de mauvais. Je ferais admirer combien l'intention générale de cette pièce (plan de la maison d'un solide buveur), indiquée dès les premiers vers, marquée et précisée sans cesse dans les autres, n'est toutefois sensible ni par conséquent poétique dans aucun. Je soulignerais (pour la centième fois) le procédé amplificateur de M. de Régnier, le monotone jeu de ses conjonctions symétriques, et je travaillerais à faire sentir comment le seul bon vers du sonnet, qui se trouve être le neuvième,

Toi qui sais imiter les figures humaines

vers harmonieux, d'un son et d'un sens également pleins, mais aussi très fluide, est tout à fait gâté par l'affreux rejet

Dans la glaise…

ce rejet funeste témoignant, en effet, à l'oreille comme à l'esprit que la plénitude rêvée tout à l'heure était fausse, que, bien loin d'avoir été libre, dispos et souverain dans l'expression de sa pensée au neuvième vers, le poète n'avait traduit que la plus petite part de cette pensée ; ce rejet détestable montre qu'il a fallu à M. de Régnier plus d'un alexandrin, un alexandrin et un tiers, en tout seize syllabes, pour invoquer en poésie, sans grâce poétique, le personnage d'un pétrisseur de Médailles d'argile :

Toi qui sais imiter les figures humaines
Dans la glaise…

En présence de tels malheurs ou de telles faiblesses, le clinicien n'a point le droit d'insister sur les différentes chevilles du morceau. Il y en a de trop voyantes. C'est tout ce qu'on peut affirmer.

Passons à L'Adieu.

Si la mer prend un jour mon corps en ses tempêtes
Et ne l'apporte pas aux rives où vous êtes,
Roulé dans son écume et ses algues, c'est bien ;
Oubliez-moi, ou si peut-être on se souvient
De celui qui partit jadis, à son aurore,
Battant le flot docile à sa rame sonore,
Qu'on se dise tout bas mon nom dans les veillées
Où, sur l'escabeau fruste et les ancres rouillées,
Assis à l'âtre, on parle à mi-voix des absents.

Mais si, dans ma maison, morose et chargé d'ans,
Le destin, satisfait de ma tâche remplie,
Veut que terrestrement je termine ma vie,
Construisez, pour brûler, selon l'antique usage,
Avant l'obscure escale et le sombre passage,
Ma dépouille longtemps errante, un clair bûcher
Fait d'épaves, en haut de quelque haut rocher,
Et d'où toute la mer verra la flamme énorme !

Et pour qu'au noir séjour tranquillement je dorme,
Dans mon urne d'argile ou mon urne d'airain
Mêlez ma cendre humaine à du sable marin.

Le poète m'excusera d'avoir introduit trois divisions dans l'ouvrage qui est présenté d'un seul bloc dans le volume. Bien qu'il ait fait de son mieux pour réunir les trois morceaux au moyen de la rime (absent, chargé d'ans ; énorme, dorme), la composition trilogique ne laisse pas d'être sensible. Premier point : si je meurs en mer, c'est parfait, vous n'aurez pas à vous occuper de moi, hormis, parfois, dans vos conversations du coin du feu. Second point : si je meurs dans mon lit, il faudra que vous me brûliez. Troisième point : si vous me brûlez, « Mêlez ma cendre humaine à du sable marin. »

J'ai démembré, pour vous obliger à relire et à considérer chaque tableau isolément ; est-ce que, vu de près, il ne parait point assez plat ? Le développement du premier si est pénible, lent, dénué de couleur ou de vigueur. Aux rives où vous êtes est ridicule. Ce qui suit, rythme et style, conviendrait aussi bien à la ronde d'un garçon de recettes à travers Paris qu'aux tribulations d'un marin sur la vaste mer. Battant le flot docile à la rame sonore semble fait à la mécanique. Dans le tableau suivant, j'admire d'abord un de ces latinismes à prix réduit qui fourmillent dans les derniers contes en prose de M. Richepin : … Que terrestrement je termine ma vie. On s'intéresse peu aux dimensions comparées du rocher, du bûcher et de la flamme. Après le mot énorme, M. de Régnier croit de son devoir de marquer un point d'admiration. À ce signe, on comprend qu'il a lu son Hugo.

Tout bien pesé, j'ai un regret : si le marin de M. Henri de Régnier eût, dès le premier jour, opté pour l'une des deux urnes qui étaient en sa possession, cet Adieu infini eût pu tenir dans un seul distique :

Quand vous la verserez dans mon urne d'airain,
Mêlez ma cendre humaine à du sable marin.

Ainsi allégé de dix-huit vers qui ne peignent rien, je ne dis pas que cet adieu, dont l'idée est ingénieuse et frappante, eût été éloquent ni même que, en dépit de sa platitude, il fût tout à fait dénué de redondance (l'épithète humaine est bien inutile) ; mais le lecteur aurait tout au moins la consolation de se dire tout bas : « Cela doit être charmant, en grec » et, ce qui est toujours agréable, de rêver à l'Anthologie. M. Henri de Régnier s'est donné un grand mal pour nous fermer ce double rêve.

Il me vient un scrupule. N'ai-je point choisi mes exemples à dessein ? Je vois, en consultant mes notes, que, si l'on garde un prudent silence sur Le Buveur, la pièce de L'Adieu est généralement citée parmi les chefs-d'œuvre du poète. Un subtil connaisseur, M. Henri Chantavoine, en a parlé dans les Débats avec admiration. Je n'ai pu m'élever à ce sentiment.

On cite de même Le Vétéran. Lisons :

Aux Priapes, gardiens du cep et de la fraise
J'ai consacré jadis le bornage et l'arpent
Et confié l'étable et le bercail à Pan
Qui fait croître la corne et préserve la laine…

L'envie de rimer et de mesurer excuse-t-elle ce quatrain ? Sans doute il faut en attendre la fin :

Mais un regret natal émeut mon cœur troublé
Si j'entends, du sol grec ou du sillon celtique,
Une caille qui chante au coin d'un champ de blé.

Et j'avoue que voilà, pardi, un tercet agréable ; sans dissimuler que l'agrément en est un peu commun et rappelle M. Fabié 34 beaucoup plus que Racine ou qu'André Chénier, il faut en somme aimer cela. De tous les finales de M. de Régnier, c'est peut-être le plus louable.

M. de Régnier est de ceux qui s'imaginent avoir mené à bien un poème quand ils l'ont terminé par un alexandrin rehaussé de beaucoup de consonnes liquides :

Un vol faible et léger de molles feuilles d'or. (La Danse.)

Toutes ces l, méthodiquement répétées, dansent devant nous comme de petites négresses avec un anneau d'or dans le nez.

Ce n'est pas que M. de Régnier soit réduit à ces enfantillages. Il a des pensées délicates. J'ai noté de jolies indications de sens :

Bilitis est pieuse à l'amour, qui, comme elle,
Subtil en sa caresse et souple dans ses jeux,
Semble être dans une autre à soi-même fidèle 35

L'intention de M. de Régnier a dû plaire à la grande Sapho. Mais l'illustre Lesbienne en aura blâmé le jargon.

Et ceci, faible et court de style et rythmé vaguement, me semble encore de grand sens :

Je n'aurais pas mêlé ma vie
À ton amour !
Offre-t-on à qui l'on aime
La fleur épineuse où les doigts saignent ?
Mène-t-on boire à la fontaine
Qu'on sait amère ?
Donne-t-on à filer aux belles mains
Faites pour tisser de la joie
Le chanvre dur et la grasse laine
Des filandières ? 36

Voilà, certes, qui est senti avec justesse.

Oui, pour l'amoureux qui connaît la vie, c'est une étrange idée d'associer à sa vie celle qu'il aime. Cette idée serait poétique si elle était venue à un poète. Telle quelle, c'est une idée de moraliste, affaiblie par les comparaisons d'ailleurs pittoresques dont on a cru la rehausser. Ce qu'il y a d'ingénieux, d'intéressant dans le volume est de même diminué par une énergique volonté de nous le mettre en vers.

On dirait que l'auteur a le soupçon confus, mais intime et secret, de la diminution que lui inflige l'habitude des formes poétiques. Dans l'étrange poème où il ose affirmer et prétend vérifier de ses yeux que les dieux sont morts, ce poète a fixé, non sans ressemblance, la figure hugolienne de son Pégase :

Et tous, d'un long regard, suivent pensivement,
En son vertigineux et morne tournoiement,
Pégase, qui, tué d'une course inutile,
Les crins au vent, galope en rond autour de l'île,
Et qui parfois bondit et qui parfois s'abat,
Et qui semble hennir et que l'on n'entend pas,
Et qui s'arrête et qui repart et semble attendre,
D'un quadruple sabot creusant le sol de cendre,
Et brusquement cabré, prodigieux et noir,
D'un élan furieux et d'un tragique espoir,
Écarte d'un seul coup ses deux ailes ouvertes,
Qui battent l'air trop lourd et retombent inertes
Et, rebelles encor, referment à son dos
L'effort désespéré d'un vol jamais éclos. 37

Les ailes que voilà sont plus que superflues, plus qu'inertes : elles n'existent pas. Qui regarde bien s'aperçoit que le Pégase de M. Henri de Régnier se bat les flancs de l'extrémité de sa queue.

M. Henri de Régnier : La Double Maîtresse

Revue encyclopédique, 17 mars 1900.

Je voudrais que M. Henri de Régnier comprit tout le mal qu'il faut penser de ses vers par le bien qu'il m'oblige à dire de sa prose. ou du moins de la prose de La Double Maîtresse, telle qu'il vient de la donner. Assurément, ce n'est pas un ouvrage sans défaut. En laissant de côté la composition (elle est d'une absurdité, d'une excentricité, qui défient à la fois l'éloge et le blâme et qui, à leur manière, sont quelque chose d'absolu et de supérieur), en s'en tenant à ce sujet du style et de la langue qui est commun à la prose et à la poésie, on relèverait, dans La Double Maîtresse, plus d'une erreur. Pourquoi nous faire (p. 183) du simili-Chateaubriand à propos de la campagne romaine ? « De longs aqueducs la traversent de leurs enjambées de pierre, et on croit entendre le pas éternel de leur marche gigantesque et immobile. » Il y a des critiques pour admirer cela. Les bons esprits en riront. C'est du clinquant. Et voici du Régnier tout pur, de celui des Médailles :

Mais M. de Portebize savait le peu de réalité dont parfois les comédiennes façonnent le masque apparent de leur illusion, le tout petit peu de chair, de nerfs et d'os dont elles composent leur fantôme charmant et ce qu'y ajoutent les aides matériels de la parure, l'appoint des fards et le secours des étoffes, dont elles se rehaussent, se griment ou se vêtent.

Ô rude et déplaisante recherche de la symétrie et dans un sujet si gracieux ! Mais, chose heureuse et curieuse, la prose de La Double Maîtresse se ressent très peu de cette recherche. Je gagerais que M. Henri de Régnier s'est beaucoup amusé à écrire ce livre. L'intérêt du jeu l'a gagné. Il a innocemment délaissé toutes ses manies. Son meilleur naturel a donné. Il y a retrouvé la simplicité dont il est capable.

Qu'est-ce que La Double Maîtresse ?

L'abrégé de beaucoup de Mémoires du XVIIIe siècle, la composition de beaucoup d'anecdotes, la résurrection de quantité de vieux tableaux. Donnons l'idée de tout cela.

Le jeune Portebize, pauvre et bon gentilhomme, apprend qu'il hérite de la fortune de M. de Galandot, Galandot le Romain, son grand-oncle, qui vient de mourir à Rome. Là-dessus M. de Régnier établit, dans un long récit, la généalogie de Portebize et le détail des liens qui l'unissaient au testateur. M. le comte de Galandot, ayant épousé Melle de Mausseuil, qui lui donna un fils unique, Nicolas de Galandot, « mourut assez subitement, pour être resté trop longtemps, un jour d'été, au gros soleil, chapeau bas et debout, auprès du cadran solaire, entre les miroirs d'eau, à y voir venir midi ». Le jeune Nicolas passa son existence, qui fut longue, dans une rêverie analogue à la contemplation qui avait tué monsieur son père. Belle, froide, vigoureuse, économe, ennemie déclarée des ardeurs de l'amour dont elle avait eu à souffrir, Mme de Galandot avait résolu de faire de son fils un homme et un chrétien. Elle y mit trop de soins. Elle en fit un dadais intéressant et doux, un lunatique sympathique et séduisant.

Après de longues solitudes, au cours desquelles Nicolas de Galandot eût certainement récité les plus douces stances de M. Sully Prudhomme si elles eussent été de sa connaissance, le démon entra dans sa vie, sous les apparences de Julie de Mausseuil, sa cousine. Ç'avait été sur la prière d'un homme de Dieu. Il avait fallu l'intervention d'un évêque pour que la diabolique petite orpheline fût recueillie par sa tante de Galandot. Julie passait auprès de Nicolas trois mois de l'année, pas une demi-journée de plus. Dès que ce laps de temps s'était écoulé, la sévère Mme de Galandot renvoyait Julie au Fresnay, chez un couple d'heureux déments qui, à la faveur d'une parenté éloignée, s'étaient improvisés tuteurs et éducateurs de l'enfant.

La tutelle de M. et de Mme du Fresnay ne consistait guère qu'à regarder dormir leur pupille, dont le sommeil était d'ailleurs « éclatant, comique et délicieux ». Quant à l'éducation qu'ils lui donnaient, le principal en consistait dans des airs de musique et de chansons que Julie attrapait au vol. Elle devint charmante. Quand elle eut quinze ans, un vieux coureur, M. de Portebize, vit la fleur et se mit en tête de la cueillir. Sans y réussir tout à fait, il se divertit à lui orner (un peu lestement) l'imagination. Mais Julie, ainsi transformée, resta délicieuse.

Elle avait au Fresnay, son séjour ordinaire, deux vieux amis. Peut-être toutefois, et en dépit de Mme de Galandot, préférait-elle Pont-aux-Belles, à cause de son vieux cousin. Je dis à cause de Nicolas. L'ennui aidant Julie à chercher dans les lieux et les personnes les plus tristes une âme de divertissement et de joie, Nicolas était devenu son ami, son précepteur, son camarade, son confident, mais surtout son souffre-douleur. Il approchait trente ans lorsqu'elle en touchait quinze. Ce vieux cousin, vierge et martyr, n'en partageait pas moins les plaisirs de l'enfant capricieuse. Un jour, ils allèrent tous deux mettre un chapeau de roses au triton de bronze du Petit-Bassin. Je citerai la scène. Elle est belle :

Julie posa sur la tête de la statue la couronne fleurie. La beauté des roses rajeunit le bronze sombre. À poignées, Melle de Mausseuil jetait les pétales de la corbeille ; ils s'éparpillèrent et jonchèrent le fluide miroir, puis les feuilles dociles, prises aux mouvements secrets qui anime les ondes les plus stagnantes, se réunirent et, par leur entrelacs, formèrent une arabesque mouvante. Comme le soir venait, il montait du bassin une odeur d'eau crépusculaire et de roses savoureuses, mais Nicolas de Galandot ne voyait que Julie qui, tenant le Triton par sa main de métal, se penchait sur le reflet de la double image où elle s'apercevait debout sur la croupe écailleuse du monstre, qui semblait l'enlever, rieuse et demi-nue, au bruit muet de sa conque triomphale.

Julie avait des desseins sur Nicolas. Cette Chloé précoce osa même tenter de déniaiser son Daphnis, mais Mme de Galandot mère, étant entrée au bon moment, sépara le couple, gifla et enferma l'amoureux trentenaire, renvoya la belle au Fresnay. Julie de Mausseuil ne tarda point à se marier. Elle épousa le Portebize, de qui elle tenait ses premières clartés sur la vie et l'amour. Elle eut de lui ou de tout autre (car elle passa gaiement sa jeunesse) un fils, François, ce même François de Portebize à qui Nicolas de Galandot laissa plus tard son bien, en souvenir de cette adorable Julie.

Nicolas n'avait eu de sa cousine qu'un baiser, ou plutôt le songe d'un baiser… Il vécut, dès lors, dans la possession de ce songe. Instruit par son précepteur, le bon abbé Hubertet, aux mystères de l'archéologie classique, il partit pour Paris et pour Rome après la mort de Mme de Galandot. Il vécut, même en Italie, dans la plus parfaite innocence, dans la vie la plus purement machinale qu'on puisse vivre, jusqu'au jour où, ayant aperçu une belle fille qui mangeait du raisin dans la même pose où Julie de Mausseuil avait à Pont-aux-Belles mangé du raisin devant lui, il devint le laquais et le serf de la beauté de carrefour. Eut-il du moins la joie du corps d'Olympia ? Nullement, car, à l'heure où Nicolas de Galandot s'apprêtait à montrer quelque vivacité, un petit chien poussa la porte d'Olympia de la même manière que Mme de Galandot l'avait fait à Pont-aux-Belles quand elle surprit Julie et Nicolas ; ce souvenir, qui se représenta par la suite, suffisait à jeter en syncope le vieux garçon. M. de Galandot mena une vie dégradée. Il périt misérablement, sans avoir rien goûté de ses idéales maîtresses.

Pendant ce temps, retirée du monde, Julie de Portebize couronnait avec convenance une inimitable carrière par une nuit passée, en tout bien, dans les bras de MM. d'Oriocourt et de Créange, officiers du roi. Si tout se paye dans ce monde, elle expiait ainsi la sagesse de son cousin, et, si tout se balance, au cousin à double maîtresse répondit la cousine aux deux cavaliers.

Voilà, en gros, le livre. J'en ai ôté, pour l'éclaircir, toute l'histoire des amours du jeune Portebize, tant avec la belle Melle Dambreville, de l'Académie royale de musique et de danse, qu'avec la fraîche Fanchon, premier sujet de cette Académie. J'en ai ôté l'image de ce nouvel abbé Coignard 38, M. l'abbé Hubertet, du cardinal Lamparelli, environné de son sacré collège de singes, de l'Anglais magnanime M. Tobyson de Tottenwood et de maint original des diverses familles de Mausseuil, du Fresnay et de Galandot… Le livre est abondant, plein de vie, de force. Traversé des plus belles réminiscences d'Anatole France et de Gabriel d'Annunzio. il respire une large, charmante, crue et saine senteur d'amour ; une brise venue des farces de Molière, des lettres de la Sévigné, des mémoires de Saint-Simon y ajoute un fumet d'herboristerie, de clystère et de médecine que certains délicats hument avec délices.

Pour ma part, je n'y connais rien et n'en ai ni goût ni dégoût.

M. Henri de Régnier : inutiles beautés

Revue encyclopédique, 14 décembre 1902.

M. Henri de Régnier a commencé ces jours derniers, de publier, dans Le Journal, un nouveau roman : « son premier roman moderne », assure l'affiche. Preuve éclatante que M. Henri de Régnier n'a pas l'intention de s'en tenir à ce Mariage de minuit. Il écrira d'autres romans, d'autres romans modernes. Beaucoup de bons esprits s'en féliciteront, en souhaitant que cette série d'œuvres en prose tarisse enfin la veine poétique de M. de Régnier, car celle-ci est détestable. Du train dont vont les choses, avec cette lente, sûre et profonde renaissance du goût français dans les ouvrages de l'esprit, ce sera quelque jour un grand problème littéraire d'expliquer comment des lettrés raffinés ou des critiques haut placés ont pu supporter les poèmes de ce « poète ».

Je sais que le fâcheux auteur des Poèmes anciens et romanesques, d'Aréthuse, des Médailles d'argile, etc., a bien eu deux ou trois manières. Mais la meilleure valait la pire et, qu'il donnât aux jeunes gens les plus ridicules modèles de vers libres (de malheureux alexandrins tantôt tronqués, tantôt allongés au moyen d'artifices énormes) ou que, étant devenu le gendre de M. de Heredia, il se fût rallié aux formules de son beau-père, cette lourde et laborieuse cacographie, que des blasphémateurs ont osé comparer aux poèmes d'André Chénier, sera l'opprobre du temps qui vient de passer.

M. Henri de Régnier cache sans doute un habile homme sous ses allures de grand garçon indolent, car il a senti que le vent allait tourner, et tourner contre lui. Il s'est mis au roman, il y a réussi, au point que les ennemis-nés de sa poésie, ceux à qui chaque vers issu de lui causait un redoutable crève-cœur, n'ont eu qu'à applaudir aux rares dons de prosateur et de conteur qui distinguaient l'auteur de La Double Maîtresse.

Le Bon Plaisir, qui parut deux ou trois ans après La Double Maîtresse, ne sembla point indigne de ce livre curieux, libre et charmant. C'est du moins ce que l'on m'assure. Je ne connais Le Bon Plaisir que par extraits. Ces extraits suffisent d'ailleurs pour m'assurer d'un assez curieux phénomène. En exécutant ces deux romans historiques, M. de Régnier à complètement renouvelé sa première façon d'user de la prose. Il était déjà l'auteur de quelques volumes de contes, Le Trèfle noir, Contes à soi-même, dont le mérite, déjà sensible, était voilé et comme annulé par un certain nombre de défauts agaçants, précisément les mêmes qui forment tout l'essentiel de sa poésie ; je ne sais quoi d'anguleux et de rigoureux, un air enfantin de mystère, l'exploitation d'analogies toutes verbales, un ton de précieux ridicule et, pour finir, un langage et un style de romantique forcené ou de dégénéré complet. En ce temps-là, dans sa prose à peu près autant que dans ses vers, M. de Régnier fut le prince de l'antithèse insignifiante, de l'opposition vaine et enfin des « fausses fenêtres pour la symétrie » d'un genre qui excita la juste bile de Pascal.

Nous fûmes tout surpris de voir un beau jour (d'un seul coup !) M. de Régnier renoncer à ces fausses beautés et s'exprimer d'un style rapide, ferme, net, dans une prose simple et, sans grand aspect de pastiche, assez pareille à celle des Mémoires du commencement du dix-huitième siècle. Il avait subi fort probablement la force de son sujet. La nécessité de la couleur historique l'avait contraint à renoncer aux plus mauvais exemples des derniers maîtres. Ce n'est pas que Chateaubriand, ni Flaubert, ni Zola fussent complètement absents de sa mémoire ; on en pouvait relever des traces légères, mais elles faisaient tache, et ainsi permettaient de juger exactement de quel progrès immense le reste témoignait. Je ne dis rien de la force de comique ni de la force d'invention accusées par certains caractères du premier plan ; et, si l'on pouvait bien reprendre dans La Double Maîtresse des défauts de composition, qui sont flagrants, l'intérêt d'un récit vivant emportait tout, ce qui est l'essentiel. Tout ce qu'on souhaitait d'un écrivain si bien doué, c'est qu'il s'imposât à lui-même un léger effort d'abstinence de manière à nous épargner des plaisirs trop mêlés ou trop laborieux. On l'avait vu d'abord se tenir sur une patte à la mode de 1885. Il s'était décidé à mettre les deux pieds à terre ; tout permettait donc de prévoir qu'il étendrait les ailes et se résignerait à ce pas demi-aérien qui convient à la prose des poètes insuffisamment doués pour la poésie.

Le Mariage de minuit commence bien, et les silhouettes des deux on trois personnages qui se présentent paraissent indiquées d'un trait convenable et heureux. Mais, si l'on était disposé à me pardonner la critique de détail (il n'est que les critiques de détail qui soient utiles, à condition d'être bien généralisées), je voudrais attirer l'attention de l'auteur, ou celle du public, ou celle de l'un et de l'autre tout à la fois, sur un détail choquant de la première page. Eh ! Quoi ! me suis-je dit, M. de Régnier va-t-il nous ramener à la prose métaphysique de ses débuts ? Je ne le crains pas trop et cependant voici un tableau plein de concordances d'une vivacité, d'une couleur, d'une précision que je voudrais bien ne pas appeler criardes, mais savez-vous un autre mot ?

… Et M. Le Hardois haussa les épaules, tandis Melle de Cléré sonnait en regardant le pendule. Elle marquait six heures un quart. C'était une petite pendule de voyage, posée, en sa gaine de cuir, sur le marbre nu de la cheminée. Du reste, ce petit salon n'avait guère d'autres meubles que des fauteuils d'osier et une de ces chaises longues, en paille tressée, comme on en voit sur le pont des paquebots. Les rideaux, en grosse toile grise, avaient l'air de voiles carguées. On entendait, aux vitres, le clapotement d'une de ces pluies d'avant printemps, intermittentes et redoublées. D'une maison qu'on construisait de l'autre côté de la rue, venait un bruit de marteaux. On eût dit des calfats radoubant une coque. La trompe d'un tramway imita la sirène marine.

On trouve de ces choses, en abondance, chez M. Émile Zola, qui, toute sa vie, fut mystique. Mais elles n'en sont pas plus belles, étant dénuées de toute utilité, ni supérieure, ni inférieure. J'entends bien l'objection. C'est un : attendez. Il se peut, en effet, que je me sois beaucoup pressé et que la suite de l'ouvrage m'explique pourquoi, sur les six heures de ce soir là, il fallut que non seulement la pendule, les fauteuils, les chaises et les rideaux de Mademoiselle de Cléré, mais encore le son de la pluie sur ses vitres, le bruit des marteaux constructeurs et la trompe-sirène nous missent dans l'esprit l'idée d'une excursion ou d'un voyage en mer. Eh ! si le premier groupe de ces analogies, celui qui est tiré des objets du mobilier, peut bien nous annoncer un trait de caractère propre à Mademoiselle de Cléré, par exemple, de quelle utilité peut être le second ? En quoi tout ce concours fortuit des murmures d'un jour pluvieux, d'un son de trompe dans la rue et d'une rumeur de chantier avec ce groupe d'images fondamentales offre-t-il le moindre intérêt ? C'est, me dira-t-on, le secret de M. de Régnier ! Oui, et du brave Polichinelle Zola, qui dans ces rencontres, avait l'honnêteté de mettre « Justement… », et l'on souriait du scrupule intellectuel que révélait le cher adverbe chargé de nous prédisposer, sans nous faire crier, à des concordances dénuées de justesse comme de naturel. M. de Régnier ne met pas de « justement », parce qu'il a perdu même le scrupule de M. Zola. Telle est la force des habitudes littéraires prises au cours des générations. Un jeu de couleurs et de lignes symétriques lui est venu à la pensée et il a rédigé ce petit morceau qui ravissait l'ingénuité de son mauvais goût en se disant peut-être que c'était bien tapé et que ça ferait bien.

Mais c'est affreux.

« Le beau qui n'est que beau 39… »

Il est vrai que M. de Régnier garde la ressource de rendre utile ce Beau-là. Il peut en tirer une espèce de refrain et de leit-motive. L'escalier de Pot-Bouille et la mine de Germinal lui fourniraient des modèles très purs.

Charles Maurras
  1. Charles de Mazade, né en 1820, publia divers travaux d'histoire, notamment dans la Revue des deux mondes, et fut élu à l'Académie en 1882. Peu avant sa mort il rédigea une étude sur l'opposition royaliste (Berryer, Villèle, Falloux) qui fut publiée en 1894. (n. d. é.) [Retour]

  2. Heredia, Les Trophées, Les Conquérants de l'or, II. (n. d. é.) [Retour]

  3. Mon collaborateur et ami de la Gazette de France, Michel Salomon, correspondant littéraire du Journal de Genève, écrivain du plus rare et du plus beau talent, qui été prématurément enlevé aux Lettres. [Note de Barbarie et Poésie.] [Retour]

  4. « La chute en est jolie, amoureuse, admirable », applaudit Philinte après qu'Oronte ait fini de lire son sonnet, alors qu'Alceste maugrée : « La peste de ta chute, empoisonneur au diable ! En eusse-tu fait une à te casser le nez ! » (n. d. é.) [Retour]

  5. Dans le Petit Traité de poésie française paru en 1872, sorte de missel du bon Parnassien. (n. d. é.) [Retour]

  6. Racine, Bérénice, acte I scène 5. (n. d. é.) [Retour]

  7. Heredia, Trophées, À une ville morte, sous-titré : « Cartagena de las Indias. 1532–1583–1697. » (n. d. é.) [Retour]

  8. Idem, Le Daïmio. (n. d. é.) [Retour]

  9. Frédéric Plessis, La Lampe d'Argile, La Couronne aganippide II, XII. (n. d. é.) [Retour]

  10. Le Pèlerin passionné. [Note de Barbarie et Poésie ; il s'agit du recueil de Jean Moréas.] [Retour]

  11. Moréas, Poèmes et Sylves, Énone au clair visage, I. (n. d. é.) [Retour]

  12. Henry Bauër (1851–1915), journaliste et homme de lettres, fut surtout connu comme critique dramatique. (n. d. é.) [Retour]

  13. Diminutif de la Béatrice de Dante. (n. d. é.) [Retour]

  14. Deux personnalités de la Commune. Jules Andrieu (1838–1884), un « modéré », se réfugia en Angleterre et finit après l'amnistie consul de France à Jersey. Raoul Rigault, ministre de la police puis sanguinaire procureur de la Commune, fut abattu pendant la Semaine sanglante. (n. d. é.) [Retour]

  15. Henry Becque (1837–1899), dont ces Souvenirs sont parus dix ans après son principal succès théâtral, La Parisienne (1885). (n. d. é.) [Retour]

  16. Il fut élu à cette distinction honorifique en 1898 après la mort de Stéphane Mallarmé. (n. d. é.) [Retour]

  17. Dernier vers du poème L'Art poétique, paru en 1874 dans le recueil Jadis et Naguère. Le sens que Verlaine donne à ces mots n'est pas du tout celui que l'on sous-entend quand on utilise cette expression sous sa forme banalisée, c'est-à-dire : « Je vous dis l'essentiel, le reste est sans importance ». Verlaine, quant à lui, après avoir énuméré ce qui ne doit pas selon ses canons figurer dans un poème, et notamment divers traits caractéristiques de l'univers hugolien, renvoie ceux-ci « à la littérature », c'est à dire à la prose. (n. d. é.) [Retour]

  18. Vers tiré du poème Leuconoé. Voir notre note complémentaire : « Anatole France, Maurras et Leuconoé » dans notre édition d'Aux mânes d'un Maître. (n. d. é.) [Retour]

  19. Désiré Nisard (1806–1888), adversaire acharné des romantiques. Il publia des Mélanges d'histoire et de littérature tout au long de sa vie et une monumentale Histoire de la littérature française (1844–1861). Le Discours sur les poètes latins de la Décadence est au contraire une œuvre de jeunesse, parue en 1834. (n. d. é.) [Retour]

  20. Crimen amoris est composé de vers de onze pieds : « De beaux démons, des Satans adolescents… » (n. d. é.) [Retour]

  21. Emmanuel des Essarts (1839–1909), alias Georges Marcy, ami de Stéphane Mallarmé. (n. d. é.) [Retour]

  22. Louis-Xavier de Ricard (1843–1911) fut un « rouge du Midi », fédéraliste et violemment anticlérical. Maurras le cite dans L'Idée de la décentralisation. (n. d. é.) [Retour]

  23. Dans Aphrodité anadyomené. Emmanuel des Essarts avait introduit les poèmes de Ricard dans une épaisse Anthologie des poètes français au XIXe siècle de Lemerre, en 1888 :

    Louis-Xavier de Ricard, fils du général marquis de Ricard, a publié deux volumes de poésies : Les Chants de l’Aube et Ciel, Rue et Foyer. Ces deux livres, pénétrés d’idées humanitaires, expriment, dans une langue mâle et hardie, souvent pleine d’ampleur, les tendances et les aspirations les plus généreuses de notre siècle. Ce poète se rattache à la fois à Leconte de Lisle et à Lamartine pour la solennité du rythme et l’harmonie continue de la phrase. Il s’est distingué par des élans fréquents d’indignation et de passion virile.

    Ses œuvres se trouvent chez A. Lemerre.

    (n. d. é.) [Retour]

  24. Idem. (n.d.é.) [Retour]

  25. Sérénité. (n. d. é.) [Retour]

  26. Le même qui fut président du Conseil municipal pendant la Grande Guerre. [Note de Barbarie et Poésie.] [Retour]

  27. Adrien Mithouard (1864–1918) publie ses premiers poèmes en 1888, et Tancrède de Visan (1878–1945), de son vrai nom Vincent Bietrix, en 1904. (n. d. é.) [Retour]

  28. « Vous qui avez l'intelligence saine. » Dante, La Divine Comédie, Enfer, IX, 62. (n. d. é.) [Retour]

  29. Les Jeux Rustiques et divins, Pour la porte sur la mer. (n. d. é.) [Retour]

  30. Les Jeux Rustiques et divins, Chante si doucement. Le poème de Régnier se poursuit ainsi :

    Sa tendresse sera plus tendre
    Si tu cueilles en une branche
    Le murmure de tout le bois.

    Écoute, cette vague m'apporte
    L'écho lointain de toute la mer,
    Et sa rumeur profonde et forte
    Déferle toute en ce bruit clair ;

    Ton pas, sur le seuil de ma porte.
    Sandales d'or, talon de fer,
    — Que la corbeille que tu portes
    Soit de jonc noir ou d'osier vert,
    Pleine de fleurs ou de feuilles mortes
    Ton pas sur le seuil de ma porte
    C'est la Vie et toute la Vie
    Qui entre et marche dans ma vie.
    Sandale souple ou talon lourd,
    Douce ou farouche,
    Et le baiser nu de sa bouche
    Éteint l'Amour.

    (n. d. é.) [Retour]

  31. Les Jeux Rustiques et divins, La Fontaine aux cyprès. (n. d. é.) [Retour]

  32. Les Jeux Rustiques et divins, Les Visiteuses. (n. d. é.) [Retour]

  33. Les Jeux Rustiques et divins, Le Faune au Miroir. (n. d. é.) [Retour]

  34. Sans doute François Fabié (1846–1928), poète rouergat. (n. d. é.) [Retour]

  35. Les Médailles d'argile, Trois sonnets pour Bilitis. (n. d. é.) [Retour]

  36. Les Médailles d'argile, À travers l'an, Odelette. (n. d. é.) [Retour]

  37. Les Médailles d'argile, La Nuit des dieux. (n. d. é.) (n. d. é.) [Retour]

  38. Personnage d'Anatole France. L'abbé Jérôme Coignard apparaît dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, en 1892, puis devient personnage principal, l'année suivante, des Opinions de Jérôme Coignard. Anatole France fait vivre cet abbé à la fin du règne de Louis XIV et le fait s'exprimer sur les questions de société dont l'on débat en 1890. (n. d. é.) [Retour]

  39. Allusion à une maxime de Fénelon, dans son Projet sur la poétique : « Le beau qui n'est que beau, c'est-à-dire brillant, n'est beau qu'à demi. » (n. d. é.) [Retour]

Textes parus dans la Revue encyclopédique ou la Gazette de France entre 1894 et 1905, repris dans Barbarie et Poésie (1925).

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