Le sixième des contes du Chemin de Paradis, troisième de la série des « Voluptés », est sans doute le plus secret de tout le recueil. Il fait partie des inédits, c’est à dire qu’il n’a été publié dans aucune revue avant la parution de l’édition de 1894 ; et dans l’édition de 1921, il est réduit de deux bons tiers de son volume, ne subsistant qu’à travers quelques tableaux privés de leur introduction et de leur fil conducteur. Pis encore : Maurras avertit le lecteur qu’il n’aura rien perdu à cette amputation, car « la pauvre donnée primitive mérite à peine les miséricordes muettes de l’oubli », affirme-t-il.
Alors que La Bonne Mort a été entièrement supprimée de l’édition de 1920 et des suivantes, mais avec une présentation qui en fait un objet d’autant plus précieux et désirable qu’il est interdit, Les Deux Testaments de Simplice sont massacrés et quasiment dénigrés. La Bonne Mort bénéficiera d’un tirage d’art en 1926 ; rien de tel pour Simplice qui ne sera accessible dans son intégralité qu’aux rares possesseurs de l’édition de 1895.
Ce traitement de défaveur est-il mérité ? Certes, en relisant Simplice avec l’idée d’y trouver quelque faille, on y détectera certaines longueurs, par rapport à la structure souple et alerte, par exemple, du Jour des Grâces ou de La Consolation de Trophime ; et l’on ne manquera pas de noter avec plus ou moins de regret que la multiplicité des clefs de lecture possibles, trait commun à tous les « mythes et fabliaux » du recueil, prend ici plus la forme de confus entrelacs de pensées enchevêtrées que de la découverte fortuite de nouveaux tiroirs secrets dans un meuble que l’on pensait avoir entièrement inventorié.
Mais on aurait tort de retenir ces éléments comme étant à charge, car ils tiennent largement au genre particulier de ce conte. Simplice est une analyse psychologique, bien plus encore que la Double Vertu de la Mer, alors que les autres textes du Chemin de Paradis sont des récits riches d’aventures et de rebondissements. Il faut certainement chercher ailleurs les raisons que Maurras pouvait avoir, en 1920, de ne plus reconnaître sien un texte composé plus d’un quart de siècle auparavant.
Le premier projet de Chemin de Paradis devait s’appeler la Douce Mort. Roger Joseph cite à cet effet une lettre « malheureusement non datée » adressée à un « ami et condisciple du collège catholique d’Aix ». Victor Nguyen (Aux origines de l’Action Française, page 587) assure que cette lettre est du 1er janvier 1892 et qu’elle était adressée à Henri Brémond, la sortie du recueil étant envisagée pour le printemps suivant. Pierre Boutang (Maurras, page 131) évoque quant à lui une lettre du 10 décembre 1892 adressée à Frédéric Amouretti. Il n’y avait plus de date prévue pour la parution du recueil, mais le titre envisagé était toujours la Douce Mort.
Acceptons l’existence de ces deux lettres. Cela veut dire que tout au long de l’année 1892 Maurras réfléchissait à ce projet de Douce Mort. Or le fait est que, dans l’édition de 1895, ces deux mots accolés n’apparaissent que dans un seul des Contes, et il s’agit justement de Simplice. Et cependant la Mort est omniprésente dans le recueil ; mais pour Eucher, pour Myrto et Trophime, pour Phidias, pour Syron et Euphorion, et bien sur pour le jeune Octave de La Bonne Mort, elle devient le faîte, le parachèvement de la vie, alors que pour Simplice elle est dès l’origine une divinité parée de tous les attraits, objet de dévotions continues, désirée, sublimée, et qui se dérobera au moment fatal.
De là on peut penser que Simplice a été composé dès 1892 par un Maurras âgé de vingt-quatre ans et qui était lui-même, à ce moment de sa vie, hanté par l’idée de la Mort. Puis les autres Contes sont venus, puis le recueil a changé de nom. Il ne paraît qu’en 1895. Et quand en 1920 Maurras en entreprend la réédition, il corrige, coupe, redessine, masque les passages les plus lestes pour ne pas heurter la partie de son public faite de dévots pudibonds… mais pour Simplice, cela ne suffira pas. Maurras sait qu’il y a là un ancien lui-même, qui n’existe plus et qu’il ne souhaite pas faire revivre.
Du moins le moment n’en est-il pas encore venu.
Il viendra plus tard… On sera frappé, en effet, de ce que la forme narrative de Simplice préfigure presque en tous points celle du Mont de Saturne. Mais c’est bien Pierre Boutang qui, sans l’avoir cherché, nous a mis sur la voie de cette interprétation. Il note (Idem, page 143) un parallèle frappant entre la description que fait Simplice de ce souvenir d’enfance où il resta fasciné par la beauté du corps de sa cousine qui venait de mourir, et celle que Maurras fera en 1925, dans la Préface de La Musique intérieure, de la rencontre qu’il fit, également jeune enfant, avec une jolie institutrice immobilisée par la maladie qui lui récita alors la Jeanne d’Arc de Casimir Delavigne.
Curieusement, Boutang écrit mademoiselle Élisa, alors que le texte donne Élise… mais quoi qu’il en soit, tout laisse penser que c’est la même scène qui a été écrite deux fois. Et, à n’en pas douter, le personnage de Simplice est bien celui, dans tout le Chemin de Paradis, qui s’inspire le plus de l’un des aspects de la personnalité du Charles Maurras de ces années, alors que ce serait, à notre sens, inconsistant et stérile d’aller chercher de semblables analogies chez Phidias, chez Trophime, chez Eucher ou a fortiori chez le jeune Octave de Fonclare.
Mais restons-en là ; il convient que commentaires et interprétations ne submergent pas trop un texte, a fortiori celui d’un conte, qui doit laisser libre cours à l’imagination de qui s’en nourrit…
À vous donc, chers lecteurs, de découvrir comment Ambroisie et Renée, les deux instruments de plaisir dont Simplice ne voulait faire que des jouets de sa comédie de contournement de l’Amour et de préparation du triomphe de la Mort, ont finalement été les bénéficiaires de la Douce Mort, tandis que Simplice n’aura connu que le supplice. D’ailleurs, le rapprochement phonétique des deux mots ne doit peut-être rien au hasard ?