Telle est la question qui sommeille en chacun de nous et dont l’éveil est mortifère. Maurras moque cet emballement de la sensibilité chez des auteurs comme la comtesse de Noailles ; il l’aura dénoncé en politique toute sa vie durant ; et dès son plus jeune âge, depuis la nuit du Tholonet, il en fait un thème récurrent de sa réflexion anthropologique.
L’un des contes du Chemin de Paradis, le second de la série « Voluptés », Eucher de l’île, est à ce propos sous-titré la naissance de la sensibilité. On y voit un rude pêcheur de Martigues nommé Eucher devenir sur le soir de sa vie un fin rhéteur, qui s’attendrit sur lui-même, puis tombe sous l’emprise totale de ses sentiments incontrôlés jusqu’à s’en donner la mort. Car, comme l’explique l’apparition marine qui le fascine :
… je distinguai que mon état allait encourir une déchéance, ma joie s’amoindrir d’un degré et je ne sais quel point douloureux s’y substituer ; vague et certain augure qui, sans rien enlever des présentes sérénités, me faisait concevoir nettement qu’elles périraient ! Tout à ma joie, j’en devinais la fin prochaine et, par un sentiment que connaissent bien tous les hommes, avant qu’eût seulement chancelé ma félicité, je la voyais déjà précipitée et périssante. C’est à quoi je ne pus tenter de résoudre mon cœur. Et, de ce centre de délices où je me tenais sûr de quelques minutes encore, plutôt que de subir une diminution, je gagnai l’eau mortelle en me traversant d’une épée.
Les Sybarites aussi connurent le plaisir suprême, qui précipita leur mort ; mais il s’agissait là de plaisirs objectifs, prodigués par les trois Grâces. Le noyé déliquescent que repêche le vieil Eucher ne tire sa félicité que de sa propre sensibilité. Et lorsqu’elle atteint un tel degré d’intensité, il ne faut pas comme Emma Bovary se résoudre à disparaître lorsque les événements viennent déchirer sa parfaite complétude, il faut le faire avant qu’elle ne menace de décliner, pour n’en point corrompre la splendeur immaculée.
Comme pour le conte du Jour des Grâces, et ceux qui suivront (sauf La Bonne Mort qui ne fut publié qu’en 1895), nous reproduisons le texte de 1922 en reportant dans les notes les changements opérés depuis la première édition de 1895 (une quarantaine en ce qui concerne Eucher), avec les illustrations de Gernez de l’édition de 1927.
Eucher fut également publié avec deux autres contes en 1928, en édition de luxe sous le titre commun de Contes philosophiques. Nous reproduisons ci-après les illustrations de Goor qui accompagnent cet ouvrage de bibliophilie :
Enfin, pour être complet, mentionnons que Le Jour des Grâces et Eucher furent les deux contes choisis par Rachel Stefani, alias Pierre Chardon, pour être repris dans le recueil Les plus belles pages de Maurras publié chez Flammarion en 1931.