Avoir favorisé les entreprises de l’ennemi, telle est l’absurde accusation à laquelle Maurras doit faire face devant la Cour de justice de Lyon, du 24 au 27 janvier 1945.
Une seule phrase, dans sa longue défense, suffit à clore la question :
Pas une personne au courant des Lettres contemporaines ne me contredira si j’affirme qu’il n’existe pas un écrivain français qui ait manifesté par toute sa carrière, au même degré que votre serviteur, une semblable horreur de l’esprit allemand et de la domination allemande. Le fait matériel n’est pas contesté jusqu’au mois de juin 1940 ; et l’accusation veut qu’alors, à soixante-douze ans, j’aie changé de pensée, d’esprit et de langage ! Il faudrait qu’elle nous expliquât ce revirement.
Et pourtant, Maurras sera condamné. Et cette phrase d’évidence, il est vrai noyée dans un discours de plusieurs heures, a-t-elle seulement été entendue, en ces moments d’exception, par les jurés de ce tribunal d’exception ? L’intervention de Maurras, que nous reproduisons ici telle qu’elle a été publiée quelques mois plus tard, de façon quasiment clandestine sous le titre L’Allemagne et nous, n’était manifestement pas destinée qu’aux jurés. Était-ce seulement une défense ?
Maurras semble avoir accepté d’avance sa condamnation. Il ne cherche en rien à composer, encore moins à transiger. Il proclame haut et fort avoir toujours eu raison. Il y a du défi, de l’Alceste dans son attitude :
Je verrai, dans cette plaiderie,
Si les hommes auront assez d’effronterie,
Seront assez méchants, scélérats et pervers,
Pour me faire injustice aux yeux de l’univers…
voire, un peu plus loin dans le texte de Molière, cette bravade absolue :
Je voudrais, m’en coûtat-il grand’chose,
Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause.
Aussi ne cherche-t-il pas à se défendre, c’est à dire à trouver le meilleur système qui préserve ses intérêts, qui ménage l’avenir, qui permette une porte de sortie, qui ouvre les voies de l’indulgence.
Il va au contraire attaquer frontalement, raconter toute sa vie, tous ses combats, et tous les justifier. Des plus anciens souvenirs de l’enfance à Martigues, hantés par l’humiliation de Sedan, jusqu’aux attaques incessantes qu’il lance depuis quatre ans et plus contre Laval et Déat, ce sont deux tiers de siècle qui défilent en accéléré, chaque séquence imprégnée de la même haine du Boche !
L’incessant combat anti-allemand de Maurras, qui ne manque pas avec les yeux d’aujourd’hui d’apparaître excessif, partial, injuste… n’aura en tous cas jamais cessé, ni perdu de sa virulence. On pouvait reprocher tout à Maurras, tout, sauf d’avoir fait le jeu de l’Allemagne.
Mais ce n’était pas, bien entendu, le seul enjeu du procès.
Certes, nous ne sommes qu’en janvier 1945. Si l’issue de la guerre ne fait plus guère de doutes, elle n’en est pas terminée pour autant. Laval et Déat sont à Sigmaringen, de même que le maréchal Pétain qui s’y considère comme prisonnier. Seul Bichelonne, mort le 22 décembre, n’en est plus. Doriot sera mystérieusement abattu le 22 février ; à Paris, Brasillach attend son exécution qui aura lieu le 6 février, alors que Drieu se suicidera le 15 mars. Autrement dit, les comptes se règlent, les places se prennent. Et il en est de même partout autour du monde. Maurras et sa seule France sont devenus inaudibles. Les arguments de la raison et de l’histoire sont momentanément mis hors jeu.
D’une implacable logique, d’une cohérence sans faille, le plaidoyer de Maurras a manqué sa cible. Certains arguments ont certainement été des plus « contre-productifs », comme la justification des accords de Munich, ou la défense d’un antisémitisme français n’ayant certes rien à voir avec celui des nazis, mais qui se revendique néanmoins comme tel ! Surtout, le parallèle final avec la guerre de 1870, qui certes peut interpeller quelques historiens, n’était en rien susceptible d’intéresser les vainqueurs de 1945. Ceux-ci avaient bien d’autres choses à faire oublier que leur ancien pacifisme. L’occasion leur était donnée de se débarrasser d’un rival en situation de faiblesse ; Maurras était à terre, un geste leur suffisait pour achever une organisation, un système, une pensée, dont la renaissance au plus haut niveau aurait menacé leur hégémonie planifiée. Peut-on leur faire grief d’avoir agi en politiques ?
Maurras aurait-il pu prévenir cette situation ? Pas plus, sans doute, que ne pouvait, que ne voulait le faire Alceste… Alors que tant de royalistes, tant de maurrassiens, avaient pour certains dès juin 1940, pour d’autres plus tard mais tant qu’il était encore temps, soit rallié la Résistance, soit au moins pris les gages nécessaires à une sortie ailleurs que dans le camp des vaincus, la politique de la seule France menée par Maurras s’était peu à peu figée en une posture « ni les Yes, ni les Ja » rendant toute manœuvre impossible.
Le poème Ni peste, ni colère aurait été écrit un an avant le procès. Peu importe que cela soit ou non, qu’on y voie une prémonition ou non ; Maurras y décrit en finale toute sa résignation :
Lave tes froides mains dans l’écume de l’onde,
Mais ne maudis personne et tiens-toi de nourrir
De nouvelles douleurs les tristesses d’un monde
Où d’eux mêmes tes maux avec toi vont mourir.
Et cependant, que d’occasions auraient pu être saisies, pour prendre au moins un peu de ces gages… Tout était encore possible le 11 novembre 1942, et même encore en 1944… Maurras laisse échapper, non des regrets, mais tout le tourment né des situations qu’il lui a fallu traverser. Sa manière de décrire Montoire rappelle le ton d’accablement qu’on retrouve dans les Mémoires du général de Gaulle à propos de Mers el-Kébir. Mais nous n’y pouvons rien, les événements ont été ce qu’ils ont été, et il ne sert de rien de chercher à en rejeter la responsabilité sur la surdité de Maurras, sur son entourage, sur on ne sait quoi.
Deux nouveaux tiers de siècle après ce procès de tartufes, la révision s’impose et doit s’imposer.
Bien entendu, les enjeux ne sont plus ceux de 1945. Ni même ceux d’aujourd’hui, tant le climat actuel risque de rendre le succès encore plus improbable que du temps de la captivité de Maurras. Mais l’heure est à la prospective ; nous devons œuvrer à rendre le personnage de Maurras à la France et à la culture universelle, à faire vivre le patrimoine oublié, négligé, que représente sa pensée et sa critique du système démocratique. Avec la progressive extinction démographique de la classe d’âge dominante des vieux pays occidentaux, viendra la fin de l’ordre moral, humanitariste et hédoniste qui cimente son hégémonie. Et viendra le temps d’éclairer, d’émanciper les esprits plutôt que de les formater, de tirer les meilleures leçons de l’histoire plutôt que de l’enfermer dans la camisole des bons sentiments. Viendra le temps où le monde aura besoin de Charles Maurras.
Quelques mots, pour finir cette introduction, sur le texte lui-même. Une version issue de la sténographie est parue en 1946 ; elle ne comporte aucun sous-titre, et diffère par endroits de celle qui a été publiée sous le manteau en 1945. Nous avons respecté au plus près cette dernière, ne rectifiant que les erreurs les plus grossières, manifestement dues à une mauvaise relecture des épreuves du typographe : dates inversées, syllabes manquantes, etc. Il en résulte un texte très inégal, fourmillant d’incidentes, d’allusions, de mystères, de raccourcis.
On sait que Maurras n’a pas pu relire les épreuves, et que tout a été fait dans la précipitation. On ignore si les feuillets lus à l’audience ont été récupérés, ou si le travail a été fait à partir d’une autre version, antérieure ou postérieure. Manifestement il a fallu arbitrer entre les ratures… De ce fait nous nous sommes limités à des annotations plus réduites que d’habitude, notamment sur certains sujets sur lesquels nous reviendrons en détail — car ce sont rien moins que 50 ans de vie politique qui sont racontés d’un seul jet !