En 1950 paraît aux éditions des Quatre Jeudis un livre atypique de Maurras, Le Mont de Saturne, sous titré Conte magique, moral et policier. Magique, il l’est certainement, par la place majeure qui y est faite à l’occultisme, plus précisément à la chiromancie. Moral, il l’est peut-être, si toutefois l’on entend ce mot au sens de roman de mœurs ; car, au sens usuel, Le Mont de Saturne n’est en rien moral, même si son contraire, l’amoralité, s’y trouve mise en échec. Enfin, il n’est policier que dans son prologue et son épilogue, que nous ne publions pas aujourd’hui.
Il nous reste donc un conte magique. C’est en fait une autobiographie, rédigée d’une seule traite en guise de testament, par un écrivain nommé Denys Talon qui se suicidera après en avoir tracé les derniers mots. Et ce Denys Talon ressemble comme un frère jumeau à Charles Maurras ; mais un Maurras qui n’aurait jamais touché à la politique.
Il est donc tentant d’en inférer que c’est la politique qui a permis à Maurras d’échapper au nihilisme, à la passion des sciences occultes, à une vie de débauche, et finalement au suicide. Contrairement à Alfred de Musset, par exemple, il aura trouvé l’équilibre, il aura réussi à contrôler l’embrasement de son génie littéraire et de ses passions terrestres, grâce à son engagement politique provençal et royaliste. Denys Talon met fin à ses jours à quarante ans ; or c’est justement l’âge où Maurras décide « de rentrer en politique comme on entre en religion », en cette année 1908 où la revue d’Action française se transforme en quotidien.
Mais cette interprétation en appelle mécaniquement d’autres, complémentaires d’abord, puis vite contradictoires. Le texte fourmille d’éléments permettant d’enrichir le scénario. Maurras met en scène des personnages qui ont existé, dont lui-même d’ailleurs, par un curieux dédoublement ; il restitue des faits réels, à peine romancés, si bien qu’on se persuade vite que tous les personnages cités, que tous les faits relatés, ont participé effectivement à la vie, privée, sentimentale, intérieure, de Charles Maurras. Denys Talon arbore, revendique tant de traits caractéristiques de Maurras que l’on se convainc vite que Maurras a souffert de tous les dérèglements de Denys Talon. D’ailleurs, s’il n’en donne pas de preuves, il fait plus que les suggérer.
Or Denys Talon connaît une première « mort », lorsqu’il prend conscience de la malédiction qui pèse sur lui : sur sa main, le mont de Saturne lui signifie sa condamnation à l’échec, à l’échec inéluctable. À force de trop vouloir, de tout vouloir, de ne pas se satisfaire de ses succès qui font l’admiration et l’envie de tous, il n’aura rien. Et effectivement, il en voudra trop. Il exigera que Marie-Thérèse s’abandonne entièrement à lui, alors qu’il sait que c’est impossible. Cela durera dix ans, dix ans de marche inexorable vers le désastre annoncé, dont il ne se sauve que par un suicide en forme de bravade. Et là, le parallèle avec Maurras prend une toute autre signification.
L’entrée de Maurras en politique, n’est-ce pas l’entrée de Denys Talon en chiromancie ? Le combat politique absolu de Maurras, n’est-ce pas la passion absolue de Denys Talon pour Marie-Thérèse, allégorie à travers laquelle Maurras entend représenter, peut-être la France, peut-être la Monarchie, peut-être l’Église catholique, pourquoi pas les trois à la fois, dans leur fusion tant désirée ? Quant à Messimine, le mari indigne que Marie-Thérèse ne peut quitter, n’est-ce pas l’adversaire de toujours, le pacifiste, le républicain, le démocrate-chrétien ? Surtout le démocrate-chrétien !
Il est particulièrement éclairant de lire comment Denys Talon définit sa pratique de la chiromancie ; on croirait lire Maurras exposer ses principes de science politique…
Mais les efforts de Denys Talon seront vains : Marie-Thérèse partira. Ceux de Maurras le seront aussi : après quarante ans de lutte, non seulement la France est toujours en République, mais il est, lui, condamné et emprisonné.
Alors, que faut-il en conclure, Maurras sauvé par la politique, ou Maurras tué par la politique ? L’une comme l’autre des deux thèses peut trouver, dans le récit « magique » de la vie de Denys Talon, toutes les justifications que l’on voudra. À condition de ne pas voir celles de la thèse inverse ! Ni toutes les fantaisies, les anachronismes, les inversions de traits de caractère dont Maurras truffe son texte à plaisir, comme pour égarer son lecteur.
Ainsi, en dix ans, les deux garçons de Marie-Thérèse n’ont pas changé d’âge. Le naufrage du Saint-Philibert, qui a lieu en 1931 et dans lequel Maurras voit une prémonition du désastre de 1940, est évoqué par Denys Talon dans une scène qui doit se passer vers 1900…
Maurras aurait-il cherché à tromper Sainte-Beuve en personne qu’il ne s’y serait pas pris autrement !
Il vaut donc mieux, sans doute, se laisser bercer par les aléas du récit, et prendre les personnages et les séquences tels qu’on les lit. Si Denys Talon prend beaucoup à Maurras, un peu à Musset, il n’y a dans sa vie ni Affaire Dreyfus, ni George Sand à Venise. Il est, aussi, Denys Talon et rien d’autre.
Il vaut mieux, également, ne pas chercher en tout nom, en toute phrase, en toute scène, un sens caché, quelque fil conducteur d’une histoire initiatique cachée derrière l’histoire banale. Il n’y a aucune gnose dans Le Mont de Saturne. Il semble que Maurras ait eu l’idée d’écrire ce conte dès le tournant du siècle ; à l’époque, les sciences occultes étaient très à la mode, elles faisaient partie du débat intellectuel, de la vie littéraire.
Il suffit de rappeler le rôle central que joua la graphologie naissante dans l’Affaire Dreyfus, fait d’évidence que les historiens postérieurs ont cru bon de passer par profits et pertes. Millénaristes, kabbalistes et illuminés de toutes sortes tenaient alors le haut du pavé. Maurras lui-même, évoquant en 1902 le centenaire de Victor Hugo, ne peut éviter, même s’il convient ne guère y croire, un long développement sur la forme du crâne de l’auteur des Misérables ; la rivalité sociale entre dolichos et brachys prenait alors chez certains autant d’importance que la lutte des classes pour d’autres.
Il n’y a donc rien d’étonnant que Maurras ait eu l’idée de composer un conte sur la chiromancie, et que ce projet, qu’il n’eut jamais le temps de réaliser, se soit enrichi dans son esprit, au fil des ans, d’idées complémentaires venant en complexifier la trame et faire naître de nouveaux retours, de nouvelles coïncidences, de nouvelles clefs d’interprétation. En 1911, un certain Georges Meunier publie chez Albin-Michel un livre-enquête Ce qu’ils pensent du merveilleux, dans lequel les auteurs de l’époque livrent leur sentiment sur l’occultisme. Maurras y cite explicitement son projet de conte, avec son titre, Le Mont de Saturne. Mais il lui faudra attendre septembre 1944 et son incarcération provisoire à la prison Saint-Paul-Saint-Joseph de Lyon pour passer à l’écriture. Isolé, attendant qu’on lui signifie un chef d’inculpation, anxieux des nouvelles de la libération du territoire, il juge alors que la meilleure manière de tuer le temps et l’angoisse est de rédiger enfin ce conte qu’il mûrit dans sa tête depuis quarante ans. Il en fait passer les feuillets à l’extérieur, des amis le dactylographient ; l’aura-t-il ensuite relu, retouché ? cela n’est pas clair. La publication ne se fait qu’en 1950, et vu le nombre de coquilles qu’on y trouve, on est au moins certain que Maurras n’a pas revu les dernières épreuves. Le texte s’orne d’un appendice en forme de conversation-justification dans lequel Maurras répond aux questions d’un certain Amicus qui lui reproche de faire paraître un livre scandaleux qui ne pourra que nuire à son image ; d’après Roger Joseph, cet Amicus n’est autre que le très catholique Xavier Vallat. Les vives polémiques ayant entouré ce personnage ne doivent pas interférer sur notre jugement ; Maurras refuse toute censure comme toute auto-censure, mais doit passer par des explications alambiquées qui ne sont pas sans rappeler la dernière préface du Chemin de Paradis.
Car Le Mont de Saturne est aussi, pour un Maurras proche de sa fin, l’occasion de réaffirmer son droit à l’écriture libertine. Denys Talon y fait en effet clairement référence au conte de La Bonne Mort, publié dans Le Chemin de Paradis de 1895 et retiré des éditions ultérieures. Ce n’est pas un tirage d’art, confidentiel, de 1927 qui lui aura assuré une large diffusion ; peu de lecteurs du Mont de Saturne en 1950 connaissent La Bonne Mort autrement que par les violentes accusations de scandale et de blasphème que ce conte de jeunesse aura values à son auteur.