Même abreuvés d’informations incessantes comme nous le sommes, on imagine mal ce qu’à pu être l’accélération des événements durant l’été 14 : le 18 juin, l’archiduc d’Autriche est assassiné, et pendant plusieurs semaines ce seront accusations, négociations avortées, tensions austro-serbes rapportées au jour le jour par tous les journaux ; le 15 juillet le parlement vote l’impôt sur le revenu, serpent de mer qui a animé la Troisième République pendant des décennies en produisant d’homériques batailles et de sourdes luttes d’influence entre socialistes et radicaux ; le 23 juillet l’Autriche-Hongrie lance son ultimatum à Belgrade ; le 27 juillet voit de considérables manifestations syndicales contre la guerre possible ; le 28 l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie et Henriette Caillaux est acquittée ; les 29 et 30 l’allié russe mobilise ; le 31 l’Allemagne lance un ultimatum à la France ; le 31 toujours Jaurès est assassiné. Le 1er août l’Allemagne déclare la guerre à la Russie ; le 3 l’Allemagne déclare la guerre à la France et elle envahit la Belgique le même jour ; l’Angleterre entre en guerre le 4 août.
On hésite à qualifier le 2 août de journée d’accalmie relative : l’Allemagne n’y déclare la guerre qu’à la Belgique, si l’on peut dire, et la France mobilise mais la nouvelle était connue dès la veille. Ce même jour, dans le tourbillon incessant des nouvelles catastrophiques, alors que la guerre semble inévitable, Maurras choisit pour son article quotidien de revenir sur la mort de Jaurès : on y trouve évidemment de concis propos de circonstance ou des précisions rapides sur l’innocence de l’Action française — le bruit avait courru que Raoul Villain, l’assassin de Jaurés, en était membre, c’était en réalité un ancien membre du Sillon de Marc Sangnier !
Mais pourquoi revenir sur Jaurès ?
Pour liquider le jaurèsisme.
Et pour nous qui connaissons l’image construite après coup de Jaurès assassiné alors qu’il aurait peut-être su sauver la paix, ou en tout cas préoccupé avec raison de ses rêves d’union des socialistes français et allemands pour empêcher la guerre, le propos de Maurras n’est pas superflu.
La question est simple : Jaurès a-t-il eu raison ou tort ? Pendant vingt ans il avait crié sur tous les tons que l’on allait à une paix inévitable, à l’effacement des nationalismes, à l’union des travailleurs pour empêcher toute guerre future… l’événement se chargeait brutalement de répondre à ces chimères peut-être touchantes et généreuses, mais hors de propos et de sens.
Ce n’est pas par cruauté que Maurras insiste ainsi, mais parce qu’il ne croit pas à une guerre rapide et facile. N’a-t-il pas prophétisé l’année précédente 500 000 jeunes français morts en restant très au dessous de ce qui sera la vérité, ne cesse-t-il pas de s’inquiéter de l’incurie d’une partie de la classe politique, ne crie-t-il pas depuis l’Affaire que déconsidérer l’armée et désorganiser les renseignements pour réhabiliter le capitaine Dreyfus est criminel envers le pays ? Convaincu qu’il faut unir la France autant que possible dans l’épreuve maintenant inévitable, il veut dissiper toute équivoque : non les rêves de Jaurès n’avaient aucune réalité, non les travailleurs ne s’uniront pas des deux côtés du Rhin pour empêcher la guerre, non, la grève générale n’aura lieu ni en France ni en Allemagne.
Une fois ces nuées dissipées par les événements auxquels répond la mort de Jaurès elle-même, la France, pense Maurras, pourra s’engager au mieux – ou plutôt au moins mal – dans un conflit que L’Action française mieux que tout autre parti sait périlleux, elle qui analyse les dangers depuis plusieurs années et ne cesse d’alerter sur l’énorme disproportion démographique entre la France et l’Allemagne.