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Les Conditions de la victoire — I

Après vingt ans : paix ou guerre ?

La vie et la mort de M. Jean Jaurès 1.

2 août 1914

Nous nous sommes inclinés hier 2 devant la dépouille sanglante de M. Jean Jaurès, et nous avons immédiatement exprimé la réprobation que nous inspirait cet attentat deux fois criminel, puisqu'il est stupide. L'incomparable honneur qui vient d'être accordé à M. Jean Jaurès de tomber en signe de sa foi et de sa doctrine affranchit sa personne des jugements d'ordre moral sur sa politique et sur son action. Seules, ses idées restent exposées au débat qui ne peut mourir.

L'importante atténuation que les événements l'avaient contraint d'apporter à sa longue espérance d'une paix estimée éternelle et fatale, se charge de répondre, répond seule, mais sans réplique, à la grande question sur laquelle se jugent les intelligences humaines : — Eut-il tort ? ou eut-il raison ?

Depuis une vingtaine d'années, non seulement la France, mais le parti socialiste et démocratique français se trouvait au carrefour d'Hercule 3, entre le maximum et le minimum de l'effort national. Ma jeunesse a connu des socialistes presque chauvins. Il en était même d'antisémites, dont quelques-uns se retrouvèrent à l'affaire Dreyfus, contre Dreyfus ou bien sur un terrain de stricte neutralité. L'hypothèse d'un socialisme nationaliste n'était pas plus improbable qu'une autre vers l'année 1894. Le nationalisme sous-entend une idée de protection du travail et des travailleurs, et l'on peut même, au moyen de ces calembours qui sont fréquents en politique, y faire entrer l'idée de nationaliser le sol, le sous-sol, les moyens de production. Sans calembour, un sentiment national plus intense, avivé par une administration plus sérieuse des intérêts nationaux, en tant que tels, pouvait introduire dans l'esprit de nos lois un compte rationnel des fortes plus-values que la société ajoute à l'initiative et à l'effort des particuliers, membres de la nation. Cette espèce de socialisme nationaliste était viable à condition d'en vouloir aussi les moyens, dont le principal eût dépendu d'un gouvernement fortement charpenté. Si l'État doit être solide pour faire face à l'Étranger, il doit l'être bien davantage pour résister à cette insaisissable étrangère, la Finance, à ce pouvoir cosmopolite, le Capital !

Il fallait aussi renoncer à une bonne moitié de l'idée démocratique et convenir que le membre de la nation n'est pas le premier individu venu, qu'il est autre chose encore qu'un homme, à savoir un Français, né d'une famille française et que cette famille aurait comme lui-même des intérêts, des mœurs, des traditions, des droits particuliers. Auprès et au-dessous de lui, soumis à un droit particulier lui aussi, pouvaient exister des métèques, associés, sujets, hôtes, amis, mais non participants de notre communauté. Cette communauté tutélaire devait avoir les moyens d'être respectée si on lui donnait la charge de protéger. Ce respect était dû plus rigoureusement à l'armée dont les juridictions et l'autorité résument tant de responsabilités délicates, graves, vitales ! Le « communisme scientifique » ne répugnait aucunement, si on le prenait en lui-même, à cette discipline. Il y poussait même un peu. On l'accusait de préparer un avenir en forme de caserne. Eh ! bien, sur la caserne, il était naturel d'arborer le drapeau. À La Cocarde de Barrés, j'ai connu, il y a vingt ans, de ces socialistes d'abord français, particulièrement communs en Lorraine, et non sans de fortes raisons.

Raisons fortes qui pouvaient se réduire à une seule : la possibilité de la guerre. Mais ces raisons perdaient leur force, elles tombaient à plat si la guerre était impossible, si les progrès de la science, si le tribunal de La Haye, qui devait être établi en 1900, si l'unification socialiste qui devait se réaliser en 1904 nous assuraient une ère de paix européenne et planétaire. Sous une influence métaphysique « trop allemande », M. Jean Jaurès et ses amis embrassèrent cette hypothèse pacifiste. Ils adoptèrent tout ce que l'autre excluait : le parlementarisme, le jeu des partis, le gouvernement sans chef personnel et sans durée ni tradition. Marcel Sembat l'a dit de la façon la plus explicite : les actes républicains et démocratiques des Français ont toujours sous-entendu qu'ils n'envisageaient pas l'hypothèse guerrière ; devant un avenir guerrier, il eût fallu s'unir au lieu de se quereller et donner à l'union pour vivant emblème, le Roi. M. Jaurès et ses amis se montraient donc fidèles à la tradition républicaine ; à peine s'ils se distinguèrent, en en prenant une conscience absolue, en jouant tout, absolument tout, sur cette carte de la paix future, sur l'absurdité qu'ils prêtaient un peu gratuitement à nos retours au moyen âge,comme disaient, il y a quinze ans, ceux qui nous traitaient d'esprits attardés et visionnaires du passé.

Visionnaires, nous ! C'était eux qui nous le disaient ! Et, comme, au contraire, la nécessité d'être forts, en tant que nation, s'imposait de plus en plus à nos esprits ou plutôt à nos yeux et à tous nos sens, par son évidence grossière, nous recherchions avec une anxiété profonde les conditions et les moyens de la force de la patrie. Cette recherche nous avait aiguillés tout droit à la nécessité de l'action royaliste. On lit dans une page de l'introduction à l'Enquête sur la monarchie :

Cela est très sensé, me disait un socialiste à qui je communiquais nos premiers travaux, seulement vous raisonnez comme s'il ne devait pas se produire de transformations…

Eux, raisonnaient comme si les transformations devaient se produire dans le sens de la pacification graduelle, caractérisée par un état de consommation pure.

Évolutionnistes de formation, concevant l'avenir suivant un développement unilinéaire, à la manière de M. Léon Bourgeois 4, ce fut pour eux un simple jeu d'écriture ou de langage que de prouver par a plus b de combien de façons nous marchions, nous courions au régime de la société des nations, les idées nationales, les faits nationaux devant se décomposer avant même qu'une génération d'hommes eût vécu !

Nous soutenions la thèse contraire, nous montrions que, partout, grandes, petites, avancées, arriérées, les nationalités contemporaines frémissaient, se tendaient vers l'indépendance, vers l'influence ou, pour les plus fortes, vers la domination. Nous attestions toutes les couleurs de la carte. Nous invoquions tous les récits des observateurs attentifs. Nous priions le public de se rendre compte de l'énorme pression exercée devant nous, sur nous, à Paris, par toutes les races de l'univers. Était-ce le moment de permettre à notre nationalité de fléchir ? Nous était-il permis de la laisser s'affaiblir ?

« Cela nous est permis, répondait-on. Cela nous est même prescrit. Oui, c'est bien le moment ! Nous devons cheminer à la tête de tous les peuples, auxquels, comme en 48, il faut déclarer la paix. »

Voilà l'erreur qui a plus ou moins dominé depuis vingt ans la politique française. Elle l'a menée absolument pendant les quatorze ans qui s'étendirent entre Fachoda (1898) et Agadir (1911). Si cette erreur ne l'eût pas emporté, l'État-Major général de l'armée française, ni le Service de renseignements n'auraient eu à subir les affronts, les persécutions et les ruines qu'on leur infligea ; on n'eût pas offensé de parti-pris les arrêts de la juridiction militaire ; on n'eût pas infligé aux armées de terre et de mer l'humiliante direction des André-Picquart-Pelletan 5 ; on ne se fût pas privé, au dehors, de la magnifique influence européenne représentée par notre ambassade du Vatican, on ne se fût pas lancé dans ces vexations religieuses ni dans ces luttes de classe qui, pour être caractéristiques du régime démocratique et républicain, d'après Marcel Sembat, n'en détruisent pas moins les ressources intérieures d'un État qui doit manœuvrer au dehors. C'est parce que le souci extérieur n'existait point que l'on a pu persévérer dans ce régime démolisseur. Depuis 1911, on n'y a persisté que par habitude, et faux point d'honneur, nécessité de manœuvres parlementaires ou électorales : le cœur n'y était plus. Mais que de fois magistrats ou chefs responsables parurent murmurer des sommets du pouvoir : « Si nous avions su ! et si nous avions mieux prévu ! »

Il eût été possible de prévoir comme de savoir. L'histoire mieux interrogée aurait dû prévenir M. Jaurès et les socialistes qui le subissaient tous qu'ils tournaient le dos à leur siècle. L'évolution, comme ils disent, ne va pas à l'unité, mais bien à la diversité. Nous sommes moins près des États-Unis d'Europe, Bainville vous l'a souvent dit, qu'aux temps des Vergennes et des Choiseul, qui en étaient moins près qu'Henri IV, au moment du projet de paix perpétuelle 6, dont le simple rêve était de beaucoup inférieur à cette Unité du monde chrétien que le moyen âge a réalisée. Cette diversification croissante emporte des risques de guerre croissants. Ceux qui ne font que les découvrir d'aujourd'hui ont bien mal lu les avertissements que leur donnaient, dès 1897, la première guerre des Balkans, puis la guerre de l'Espagne et de l'Amérique, la guerre du Transvaal, la guerre de Chine, la guerre russo-japonaise et ce coup de Tanger que nul ne comprit, semble-t-il, si l'on s'en rapporte à l'histoire du parti socialiste et même de tout le parti républicain !… Il fallut l'envoi du Panther 7 pour rouvrir enfin l'entendement d'une moitié environ du monde officiel. L'autre moitié fut irréductible jusqu'à ces derniers jours : ni la guerre de Libye, ni les deux dernières guerres balkaniques, animées d'un nationalisme si décisif, ne réussirent à convaincre un pacifisme invétéré. Les concessions faites à l'évidence l'ont été, pour ainsi dire, sous la pression aiguë de ces dernières heures, Guillaume II avait contraint nos modérés à la loi de trois ans 8 : ce même Guillaume a acculé les jaurésiens à la sensation de la patrie en danger.

Il y avait même un vif contraste entre l'étendue des brutalités germaniques et la modicité des concessions de M. Jean Jaurès. Ce qu'il accordait était, je dois le dire, infiniment moins sensible que ce qu'il réservait encore. Plusieurs lui surent gré de son adhésion partielle à la vérité, mais l'immense majorité continuait de mesurer avec épouvante la gravité immense de son erreur. Sa mort tragique en de tels jours prend donc figure de symbole.

Avec M. Jean Jaurès, s'évanouit l'ancienne façon, humanitaire, révolutionnaire, romantique, de rêver les rapports du présent et de l'avenir. L'homme meurt dans la défaite de son rêve. On dirait même qu'il en est mort. C'est la grande pitié de sa brusque agonie. La balle indigne et sotte tirée contre lui par un fou 9 était pourtant d'un fou que menait l'accumulation des passions du moment, des épreuves de la veille, des aventures politiques suivies depuis vingt ans par Jaurès et par l'importante fraction du pays qui le suivait.

Et si, comme on le dit, le jeune assassin a passé par le Sillon, s'il a été bercé là-bas par la chanson non moins pacifiste et non moins humanitaire d'un autre Jaurès 10, il n'est pas impossible que ce coup de folie tire en partie son origine d'un coup de déception et que son acte de désespoir criminel soit né des désillusions radicales d'un esprit mal équilibré.

Villain eût été contenu en d'autres temps par la crainte de la vindicte publique : la situation révolutionnaire, la guerre privée, rendue possible par le scandaleux acquittement de l'assassin de Gaston Calmette 11, venait d'emporter ce frein social salutaire. Que pouvait-il rester en ce point, le plus faible de la société humaine, dans le tendre et farouche cerveau d'un agité dément ? Il y restait le vent qui passe, le souffle des angoisses et des soucis du jour. Je n'explique, ni je n'excuse. Je constate. Au degré le plus bas de l'échelle de l'être, à ce point d'intersection du crime et de la folie, dans ce domaine de l'irréflexion et de l'inconstance sinistres, la nature des choses françaises contemporaines est venue porter un témoignage, aussi douloureux que certain, de la profondeur de l'évolution nationaliste telle qu'elle était annoncée par la sagesse, par le patriotisme et par la raison depuis un laps de plus de vingt ans !

Charles Maurras
  1. Cet article a paru dans L'Action française du 2 août 1914. Ce sous-titre n'apparaît qu'en recueil, dans le premier volume des Conditions de la victoire, en 1916. On sait que Jaurès est mort assassiné par Raoul Villain le 31 juillet 1914. (n. d. é.) [Retour]

  2. Dès le soir de l'assassinat de Jaurès et dans son numéro du 1er août L'Action française avait énergiquement démenti les bruits qui attribuaient à un camelot du roi un attentat contraire à l'esprit et à la lettre des instructions données à nos amis. En raison de la crise extérieure, ils avaient été avertis d'avoir à éviter toute tentative de représailles même envers M. Caillaux, dont le procès venait de finir. « Nous nous inclinons devant la mort », ajoutait la note de L'Action française. (Note de 1916.) [Retour]

  3. Réminiscence de la figure classique d'Hercule à la croisée des chemins. (n. d. é.) [Retour]

  4. Léon Bourgeois (1851–1925), est un homme politique français, député radical élu contre le général Boulanger, plusieurs fois ministre, président de la Chambre des députés de 1902 à 1904, théoricien du solidarisme. Il est le premier président de la Société des Nations en 1919 ce qui lui vaut le prix Nobel de la paix en 1920. (n. d. é.) [Retour]

  5. Toutes allusions à l'affaire Dreyfus. (n. d. é.) [Retour]

  6. La mention d'Henri IV est une allusion au Grand Dessein d'Henri IV, titre qui désigne un projet de confédération européenne progressivement élaboré par Sully entre la fin du règne d’Henri IV et sa mort en 1641, projet précurseur des autres rêves de paix perpétuelle, en particulier ceux de l'abbé de Saint-Pierre (1713) et de Kant. (n. d. é.) [Retour]

  7. Le cuirassé allemand Panther lors du « coup d'Agadir » en 1911. (n. d. é.) [Retour]

  8. La loi portant le service militaire à 3 ans. (n. d. é.) [Retour]

  9. C'était le bruit qui courait alors. (Note de 1916.) [Retour]

  10. Marc Sangnier. (n. d. é.) [Retour]

  11. C'est avec l'appui de Jaurès et contre Clémenceau que Joseph Caillaux devient, le 9 décembre 1913, ministre des Finances dans le gouvernement Gaston Doumergue. Appuyé par l'extrême gauche contre les forces de gauche bourgeoises et liées aux intérêts financiers, il reprend le vieux thème que constitue l'établissement d'un impôt sur les revenus. Au début de 1914, Gaston Calmette, directeur du Figaro, engage une violente campagne de presse contre Caillaux et sa proposition, compromettant au passage sa femme Henriette. Excédée, Henriette Caillaux se rend le 13 mars au bureau de Gaston Calmette, sort un revolver de son manchon et tue le journaliste. Arrêtée, elle est inculpée de meurtre avec préméditation mais son défenseur, Fernand Labori — ancien défenseur de Dreyfus —, réussira à la faire acquitter le 28 juillet 1914 en plaidant le crime passionnel, invoquant « un réflexe féminin incontrôlé ». On évoqua plus sérieusement diverses collusions susceptibles d'expliquer le verdict : plusieurs jurés étaient liés au parti radical et Caillaux était en rapports anciens avec le juge d'instruction Boucart. (n. d. é.) [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 2 août 1914.

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