Quand mon verre est vide
Je le plains
Quand mon verre est plein
Je le vide.
Il ne reste plus guère de Raoul Ponchon que ce couplet à la gloire du vin. Celui que plusieurs générations — car il vécut très âgé — ont tenu pour l’un des plus grands poètes est aujourd’hui bien oublié.
Même les manuels de littérature, qui ne sont d’habitude pas avares de gloires un peu passées, ne citent plus Ponchon.
Son œuvre, il est vrai, nous paraît assez mince. C’est qu’elle était toute de son temps : les poésies de Ponchon se récitaient entre amis, se débattaient dans des cercles littéraires, la primeur en était donnée à des gazettes et des revues bien avant qu’elles ne soient recueillies en un seul volume paru du vivant de leur auteur : il avait alors soixante-douze ans ! Pour ses contemporains, Ponchon était donc une figure étroitement mêlée à la vie intellectuelle d’alors mais dans ses expressions les moins durables et les moins institutionnelles. Lui-même se considérait indigne de publication, se décrivant comme un simple « rimailleur du quotidien ». Cela explique en grande partie l’oubli injuste où il est tombé.
C’est au point qu’aujourd’hui encore il n’existe guère d’ouvrages de référence sur Ponchon que ceux de Marcel Coulon, en tête desquels son Raoul Ponchon paru chez Grasset en 1927 et dont notre texte forme la préface donnée par Charles Maurras.
« Les souvenirs innombrables que me rappelle votre livre »
Et c’est bien toute la vie littéraire de sa jeunesse qui revient à la mémoire de Maurras à l’évocation de Ponchon. La figure tutélaire de Moréas est maintenant bien connue de nos lecteurs à force de citations et de mentions multiples : nous la retrouvons, presque familière.
De cette jeunesse poétique commune — « au même faisceau » — que reste-il entre Maurras et Coulon ? Il semble qu’en 1927 Marcel Coulon avait d’une part renié certaines choix esthétiques auxquels Maurras était resté fidèle, parfois au prix de quelques explications. Il semble surtout d’autre part qu’une différence de méthode gène Maurras qui semble mal à l’aise avec ce qu’il décrit comme des détours, des délices et des raffinements sans fin ni but chez son ami. La critique littéraire de Maurras tranche et choisit, n’hésite pas à prononcer, comme nous l’avons souligné récemment à propos de Baudelaire dans un texte plus tardif, là où Coulon semble se complaire dans une critique descriptive et moins décidée.
Jamais il ne vous semble que l’on puisse tenir un compte suffisant de tout. Ma seule réplique possible est qu’à compter sans cesse, le compte ne finira point.
Or il faut finir, c’est une question de santé : d’où l’évocation grecque de la figure d’Hygie, fille d’Asclépios. Choisir et trancher en critique, c’est dire ce qui est bon, c’est renouer avec une « hygiénique » norme classique et antique, pas tant dans la forme que dans le regard même porté sur la poésie et son statut.
« Sire, c’est Ponchon »
De là viennent les multiples allusions qui, dans la seconde partie du texte, tirent Ponchon vers le classicisme antique ou français, sans qu’il y ait à cela de raison particulière dans son œuvre. Le classicisme pour Maurras est bien dans le regard porté sur un texte, dans l’appréciation qu’il permet ou ne permet pas chez son lecteur. Sans doute Maurras défend pour lui ce qu’on appellera son atticisme. Mais la réconciliation avec Coulon sur l’excellence de Ponchon, « Bacchus indien » soutenu par des nymphes montre bien que l’auteur de la Muse du cabaret n’était pas jugé indigne.
Certes la forme de Ponchon n’est pas toujours très pure et son inspiration n’a souvent rien d’académique, mais c’est de « franchise » et de « vérité » qu’il est question ici bien plus que de rimes ou du respect pour des chinoiseries dont Maurras a souligné ailleurs la vanité et l’arbitraire parfois absurde.
Il revient même à ce compte sur ce qu’il appelle sa détestation pour les deux compagnons, Bouchor et Richepin, avec qui Ponchon avait formé le Groupe des Vivants. Il faut « rendre toutes les grâces dues à Messieurs Jean Richepin et Maurice Bouchor, ces membres bien heureux d’une incomparable amitié, pour la belle part qu’ils ont prise à la vie mentale de Raoul Ponchon, à ses lectures, à ses études, soucis littéraires, préoccupations philosophiques et morales. »
Alors, Ponchon, un classique ? sans doute. Au point que Maurras rapproche l’enfant de cette ville que l’on appelait encore Napoléon-Vendée des fils d’Athènes, comme Moréas, et de Provence, mentionnant même la haute figure de Goethe pour sceller l’expression de cette « merveilleuse vertu des races et des climats latins » qui prend dès lors figure d’excellence universelle plus que de gloriole de terroir.