Avec leurs jupes et leurs corsages tout noirs, le vaste châle en pointe, fait de la même étoffe, qui pend des épaules aux talons, avec la rude et sombre cape qui enveloppe la tête et ne laisse paraître, comme dans le costume des plus austères communautés religieuses, qu’une très étroite lamelle du profil, elles inspirent une grande mélancolie. (…) Telles quelles, je ne nie point leur majesté, ni leur beauté, mais elles font rêver de tragédie plus que d’idylle…
Ce ne sont pas des femmes musulmanes voilées, telles que nous en croisons aujourd’hui, que Maurras décrit ainsi, mais les dames Corses qu’il rencontre en 1897 dans leur île et, pour commencer, sur le voilier qui l’amène de Marseille à Bastia. Dans ses notes de voyage, qui paraîtront en trois fois dans la Gazette de France avant d’être reprises en 1901 pour constituer le troisième « livre » d’Anthinéa sous le titre Figures de Corse, il nous livre bien d’autres traits de ce qu’était l’île de Beauté à cette époque : le clientélisme, le Conseil général, le mythe de Bonaparte…
Le lecteur contemporain y retrouvera en filigrane toute la Corse actuelle des faits divers et des préjugés communs, entendus comme surgeons vivaces ou réactions désordonnées de l’ordre ancien face au rouleau compresseur, niveleur et destructeur que sont la vie et les institutions modernes. Un siècle, 115 ans au moment où nous écrivons, de gâchis, d’incompréhensions et de marchés de dupes s’en trouvent ainsi largement éclairés.
Au moment où Maurras écrit, l’idée générale est que l’alignement des modes de vie, de travail et de consommation sur ceux du continent se fera de lui-même et en peu de temps, avec le progrès des communications et le raccourcissement des temps de trajet. L’expérience a largement montré qu’il n’en a rien été. Si la mode vestimentaire de la gent féminine insulaire s’est peu ou prou banalisée, si les pieds des enfants sont désormais correctement pourvus de chaussures et de chaussettes, bien d’autres caractères et notamment les comportements économiques ont fait de la résistance.
Le clientélisme existe toujours, et avec lui ses bienfaits et ses méfaits ; et sans doute les jeux de rue des bambins corses restent-ils cette école de discipline et de brigandage, aimable pépinière de gendarmes et de bandits que décrivait Maurras, dont le texte gagnerait à être lu et médité par tout cadre de métropole appelé à exercer des fonctions dans l’île.
Aucun historiographe n’avait, à notre connaissance, remarqué que les Figures de Corse ont subi quelques retouches de détail lors de la parution de l’édition populaire d’Anthinéa en 1926, chez Flammarion. Il y subsiste néanmoins quelques microbizarreries qui relèvent sans doute davantage de la fidélité scrupuleuse des typographes à leur modèle qu’à la volonté explicite de Maurras de conserver quelques tournures ambiguës. Nous nous sommes efforcés, moyennant quelques notes, de restituer une version conforme mais expurgée de tout risque de contresens.