Le troisième des contes du Chemin de Paradis, dernier de la série des Religions, s’intitule La Reine des Nuits. Cette reine n’est autre que la Lune, décrite ici comme la divinité du désir charnel, non celui qui s’exprime le jour, en conscience et dans la société, mais celui qui peuple les rêves et s’évanouit à l’éveil. Et voici que cette Lune s’éprend d’un vieux philosophe qui passe ses journées d’étude à percer les secrets de la Beauté et de l’Amour. Elle l’enlève et s’offre à lui, allant même jusqu’à se transfigurer pour prendre la forme des anciennes amours terrestres du vieillard ; mais celui-ci parvient à résister à la tentation. Le Songe et la Connaissance resteront donc à jamais étrangers l’un à l’autre.
Ce récit est, après Les Deux Testaments de Simplice, le plus long de tout le recueil. Le philosophe s’y exprime à la première personne, sans jamais dévoiler son nom. De multiples indices peuvent alerter le lecteur averti, l’inciter à imaginer quelque tiroir caché, à trouver dans d’autres textes de Maurras de quoi se focaliser sur telle ou telle symbolique particulière. Ainsi la Lune est-elle présente dans plusieurs poèmes ; ainsi le personnage brièvement entrevu de Lucie annonce-t-il celui, central, de la Marie-Thérèse du Mont de Saturne. Pierre Boutang y voyait une évocation faustienne.
Rien de tout cela n’est très convaincant, et mieux vaut sans doute se contenter de laisser flotter son imagination après une lecture au premier degré. Par exemple, à part l’âge, en quoi notre héros rappelle-t-il le docteur Faust ? Il n’a pas demandé à la déesse de le faire redevenir jeune et beau, quel qu’en fût le prix à payer, de façon à se montrer digne de son désir. Il a simplement constaté que sa décrépitude physique lui interdisait tout commerce charnel avec cette somptueuse Reine. Et son ralliement final à la chasteté n’est pas exempt de quelque regret. L’esprit n’a pas totalement vaincu la chair. Les trois souvenirs du vieux savant, ces amours de la terre, de l’enfer et du ciel, continueront de le hanter, comme tout homme de ce monde après lui, quel que soit son désir de philosopher.
Maurras ne cherche pas la précision logique. Son voyage interplanétaire (de la Terre à la Lune) se fait entre les bras d’une sirène, et notre vieillard n’aura passé que quinze ans à s’abîmer dans l’étude, ce qui est bien court pour se rider et perdre ses cheveux. Qu’importe !
Le conte de La Reine des Nuits n’a, semble-t-il, pas été publié avant le recueil. On ne sait donc pas le dater plus précisément qu’entre 1892 et 1894. Il n’a guère suscité de polémique ; on n’y distingue en effet aucun message politique, ni aucune agression contre le christianisme. Maurras l’aura réécrit de fond en comble pour l’édition de 1920, mais en conservant la structure des phrases et des paragraphes, à part la suppression des passages les plus lestes. Mais si les phrases de 1895 et celles de 1920 se correspondent, il en est bien peu qui n’aient pas été modifiées : le passé simple se substitue à l’imparfait, les répétitions disparaissent, les pronoms changent volontiers de catégorie. On imagine les pages de ratures en tous sens que Maurras a du imposer aux malheureux typographes, et il n’est pas exclu que des coquilles involontaires en soient sorties sanctuarisées.