À peine libéré par une « grâce médicale » après 2749 jours de détention, Charles Maurras publie dans Aspects de la France deux articles vengeurs qui seront réunis peu après dans une petite brochure de propagande dont nous ignorons aussi bien le chiffre du tirage que l’écho qu’elle a pu rencontrer.
C’est le contenu de cette brochure que nous avons pris comme référence pour notre publication, sous le titre résumé de Lettres à M. Vincent Auriol.
Le premier article, Lettre à M. Vincent Auriol, Président de la République, a paru le 28 mars 1952, et le second, Touchés, trois semaines plus tard, le 18 avril. Entre temps, des députés se déclarant scandalisés par le texte du 28 mars essayèrent d’obtenir, lors d’une séance à l’Assemblée nationale, que son auteur soit renvoyé dans sa prison de Clairvaux. Ces escarmouches n’auront pas de suites, et Maurras conservera sa résidence médicale à la clinique de Saint-Symphorien-lès-Tours jusqu’à son décès, le 16 novembre suivant.
Il faut dire que Maurras n’y était pas allé de main morte, puisqu’il réclama haut et fort la guillotine pour François de Menthon. Celui-ci, bien oublié aujourd’hui, fut avant la guerre le fondateur de la Jeunesse ouvrière chrétienne, et faisait figure en 1952 de personnalité intouchable de la Résistance, du MRP et de l’idée européenne. Mais en 1945, avant d’être nommé représentant de la France au Tribunal international de Nuremberg, il fut le Garde des Sceaux responsable de l’organisation de l’épuration. Maurras lui fait surtout grief d’avoir sciemment fait établir, au temps où il était chargé de la Justice au sein du gouvernement provisoire à Alger, des listes de suspects à faire abattre sans jugement dès les premiers jours de la libération du territoire.
Le personnage de François de Menthon avait, il est vrai, tout pour déplaire à Maurras. Aussi retors et fielleux que son maître à penser Marc Sangnier, il n’en avait ni les talents d’orateur ni le charisme. Hautain, timide et renfermé, ses titres de noblesse et sa grande fortune ne faisaient que l’enfermer davantage dans son incapacité à communiquer avec le commun des mortels, à susciter chaleur et empathie. Si l’on ne peut mettre en doute la sincérité de son engagement dans la Résistance, du moins ne fut-il pas comme d’autres atteint dans sa chair par la torture ou la déportation, ou touché par l’exécution d’un de ses proches ; mais la seule blessure qu’il reçut était pour lui la pire possible, une blessure d’orgueil. Il fut en effet précipité tout habillé le 1er mai 1942 dans un bassin de sa ville d’Annecy, par des membres du « Service d’ordre légionnaire » (qui allait devenir en 1943 la Milice). Et cette humiliation se fit « devant ses gens » ! Menthon en conçut une haine comme seuls les catholiques frustrés peuvent en éprouver. Pour venger son bain forcé, il aurait volontiers fait périr non seulement tous les miliciens, mais encore leurs familles et leurs amis, et selon la tradition biblique tous leurs descendants jusqu’à la septième génération. Et une fois devenu aparatchik chargé des basses œuvres des gouvernements de la Résistance, c’est ce qu’il s’attacha à faire.
Maurras en aurait sans doute moins voulu au Robespierre de l’épuration si celui-ci avait été gaulliste ou communiste. Mais Menthon était du plus pur démocrate-chrétien, véritable archétype de cette espèce si intimement liée à Maurras par une haine réciproque et inexpiable. S’il fallait un bouc émissaire, une tête de Turc, ce ne pouvait être que celui-là. Seul problème, mais de taille : on était maintenant en 1952, et énormément d’eau avait coulé sous les ponts de Paris et d’ailleurs depuis 1945. Le public était-il à même de saisir pourquoi s’en prendre à ce personnage rentré dans le rang et somme toute oublié, comme l’était toute cette période funeste dont on finissait par avoir chassé le souvenir ?
Pourquoi donc cette attaque de la part de Maurras, cette exigence décalée d’une victime expiatoire, pour solder des comptes que la société française avait, par nécessité, déjà largement soldés ? Ses ennemis eurent beau jeu de crier au blasphème. D’autres, à peine mieux intentionnés, pensaient ne voir qu’un effet malheureux de la vieillesse, et de l’isolement dû à la surdité, dans cette apparente façon de considérer que l’Histoire s’était arrêtée à l’armistice et au soutien au Maréchal. Certes, la lecture des articles du printemps 1952 peut donner ce sentiment. Mais ce serait vite oublier que le même Maurras tardif nous a également laissé des textes remarquables tant par leur documentation sur les enjeux contemporains que par leur vision prospective, comme par exemple dans Pour un Jeune Français et dans Votre Bel Aujourd’hui.
L’argumentation de Maurras qui aboutit à la demande d’exécution de François de Menthon repose sur deux piliers. Le premier, incontestable, est que la France au temps de l’Occupation n’était pas divisée en deux, mais en trois : une aile peu nombreuse de résistants des maquis, gaullistes et non gaullistes ; une aile symétrique, également peu nombreuse, de collaborateurs explicitement ralliés à la cause de l’Allemagne ; et une immense majorité de la population fidèle au Maréchal.
C’est donc, continue Maurras, une imposture historique que de fondre ensemble a posteriori les « proboches » et les « bons Français » maréchalistes dans une seule catégorie de vaincus et de réprouvés.
Maurras est plus partisan, donc plus sujet à controverse, lorsqu’il affirme que la politique de Pétain fut de bout en bout celle préconisée par l’Action française, celle de la Seule France, ni le clan des Yes ni le clan des Ja, et que cette politique fut la seule authentique Résistance à l’occupant. Et que la « dissidence gaulliste » eut comme effet désastreux de soustraire à cette seule Résistance efficace et populaire un certain nombre de soutiens précieux. Avec le recul, il est clair qu’une telle posture peut se défendre, avec des nuances, jusqu’à l’occupation de la zone Sud, mais qu’elle n’est plus tenable après. Or Maurras, sur ce point, reste en 1952 exactement dans la même ligne que celle qu’il défendait lors de son procès en 1945.
Le second argument de Maurras est que, comme l’avait d’ailleurs assuré Teitgen, le successeur de Menthon à la Justice, le nombre de tués lors de l’épuration est supérieur à cent mille. Et comme le nombre de vrais collabos fusillés est d’un ordre de grandeur dix fois inférieur, presque toutes les victimes de cette seconde Terreur étaient donc d’innocents maréchalistes, de bons patriotes dont le sang aura été versé sans autre raison que la furie meurtrière des terroristes. Pour que la France sorte apaisée de cette épreuve épouvantable, il faut un geste symbolique, et la tête de Menthon est toute indiquée pour ce rôle.
Or, si le nombre réel des victimes de l’épuration fait toujours débat, plus personne aujourd’hui ne tient pour un chiffre de l’ordre de cent mille. Teitgen a certes eu l’inconscience de s’en revendiquer, lors de controverses macabres avec des députés communistes ; et il ne semble jamais être revenu sur ses déclarations. Mais seul le contexte de l’époque explique ces dérapages ; les partis staliniens, en France comme en Italie et sans doute ailleurs où ils étaient moins puissants, avaient reçu mission de Moscou d’attaquer les partis démocrates-chrétiens, de les accuser de collusion avec la droite et donc avec les revanchards de la collaboration. Et tous les prétextes étaient bons.
Maurras était-il dupe ? Et pourquoi, à ce compte-là, ne fait-il pas le décompte des victimes des bombardements alliés ? Nous l’ignorons. Mais il est une hypothèse, qui ne fait aucunement fi de la réalité de l’enfermement de Maurras dans les remparts de ses certitudes et de sa surdité : c’est celle d’une amitié impérieuse et quelque peu désabusée pour ses proches.
Comment un homme qui toute sa vie a défendu le réalisme politique contre les chimères du droit et des bonnes intentions a-t-il pu être amené à penser que la France puisse rester en dehors du conflit mondial, et à arguer que la justesse des idées qu’il a développées dans son journal doit suffire à lui épargner les dures conséquences du bon plaisir du vainqueur ? C’est difficile à défendre, même en plaidant la vieillesse et la surdité.
Alors, faisons un détour par la préface de la réédition de La Bonne Mort. Maurras y constate, et y regrette, que même ses amis ne voient dans ce conte rien de ce qu’il a voulu y mettre. Et sans doute a-t-il, dès cette époque et peut-être déjà auparavant, constaté avec une certaine tristesse qu’il n’est pas toujours compris, et que l’armée qui le soutient est une troupe certes fidèle, mais conservatrice et sans trop d’imagination.
Ce qui ne l’empêchera pas, parenthèse ici nécessaire, d’exclure et d’excommunier, crise après crise, nombre de ses lieutenants qui auront manifesté quelque velléité de secouer ce conservatisme. Mais cela n’a rien de contradictoire. C’est là un paradoxe inhérent au système qu’était devenu l’Action française.
Sans trop d’illusions donc sur la troupe de ses amis, de ses abonnés, Maurras les aime néanmoins beaucoup. Il se doit de les conforter, d’être à leurs côtés. Les chemins qu’ils ont suivis, ceux qu’il leur a fait suivre, ne peuvent qu’être les bons chemins. Presque envers et contre tout, il restera fidèle à ses choix, parce que ses amis n’avaient pas la flexibilité qu’un Staline savait imposer aux siens, quel qu’en fût le coût. Ce faisant, Maurras condamnait de fait sa troupe à rester figée, après sa mort, dans ses positions de 1952, elles-mêmes reconduites depuis 1945 : refaire sans cesse l’Histoire, rejouer les mêmes scènes, afin de prouver que Dreyfus était coupable et que le Maréchal avait raison.
Hypothèse excessive sans doute si on la conserve seule, mais hypothèse vraisemblable, quand on la prend en conjonction avec d’autres. Ces textes de 1952 portent dès lors un peu plus qu’un seul intérêt historiographique ; ils éclairent toutes les limites, les enjeux et les espoirs souvent dérisoires d’une stratégie politique sans avenir : la relance de l’idée du royalisme, expression de la paix civile et du redressement national, en s’appuyant sur un « parti des épurés » porteur de toutes les rancœurs, les nostalgies et les frustrations.