« Ce vocabulaire sentimental présente assez mal la question. Voyons les faits. »
Voilà, sur le sujet des colonies, un texte tiré des Cahiers de la république des lettres en 1928, et qui résume non seulement les préoccupations de Maurras sur ce sujet, mais qui illustre aussi comment sa démarche est comprise.
Car comment expliquer que l’on nous rabatte si souvent les oreilles du fameux empirisme organisateur, dont Maurras parle somme toute très peu, sinon dans les Trois Idées politiques ? Sans doute une certaine fossilisation de la lecture de Maurras en est responsable. Mais cette fossilisation même, où a-t-elle bien pu prendre sa substance ? au point qu’on entend parfois parler de l’empirisme organisateur comme si Maurras y avait consacré des volumes entiers, comme s’il l’avait théorisé de la même manière que le matérialisme historique l’a été par Marx ou le « libéralisme » — au sens anglo-saxon — par Rawls ?
D’abord la source de toutes les présentations de l’empirisme organisateur comme thèse primordiale du « maurrassisme » — Maurras n’aimait pas ce néologisme – tient dans des textes comme celui que nous vous proposons aujourd’hui : il s’agit bien de « voir les faits » de se laisser guider par eux, sans faire intervenir un vocabulaire sentimental. Rien ici n’est de l’ordre de la détestation, de l’indisposition, ou d’un mouvement de l’âme si cher aux politiques romantiques et, plus tard, aux démagogues électoraux qui y trouvent le moyen de remuer les foules d’électeurs ou d’émeutiers. Ce mouvement est si naturel à Maurras et son contraire si naturel à ses ennemis qu’il l’applique avec constance à quantité de sujets, comme en témoignent d’innombrables articles. En l’absence même de grands textes théoriques sur le sujet, cela dessine assez bien une sorte de méthode, assez définie pour qu’on la reconnaisse quand elle est convoquée, assez souple pour qu’elle s’applique largement. De là à en faire le cœur du maurrassisme, peut-être pas complètement à tort, et à baptiser un peu vite le tout empirisme organisateur en croyant que ces deux mots expliquaient et résumaient tout, il n’y avait qu’un pas.
Une autre source nous est donnée expressément dans ce texte, qui inscrit la démarche de Maurras dans une filiation expérimentale qui explique qu’on y ait vu une méthode et qu’on ait pensé pouvoir y réduire de proche en proche tout le propos de Maurras : ce n’est pas un hasard si Francis Bacon est cité ici, avec ses célèbres tables, ancêtres de la méthode scientifique. En politique aussi, selon l’adage de Bacon, ne conduit-on pas les choses qu’en leur obéissant, en s’éloignant des lubies et des sentimentalités pour ne faire de politique que sur des réalités ? Une bonne partie de l’œuvre de Maurras se borne à expliquer ces considérations et à en développer les conséquences en toute rigueur.
Ce court texte sur les colonies illustre donc ce qu’on doit bien appeler, tant le terme est reçu, l’empirisme organisateur comme méthode essentielle de la réflexion de Charles Maurras : les colonies ne sont ni bonnes ni mauvaises métaphysiquement, elles sont dans un temps déterminé, avec leur histoire, qui en France est contrastée depuis les colonies de l’Ancien Régime jusqu’aux aventures financières nées dans l’entourage affairiste de Jules Ferry en passant par la Restauration, et ce sont les conditions objectives de leur développement, de leur maintien, de leur profit pour la nation qu’il s’agit d’examiner.