Nous avons déjà eu l’occasion de dire, reprenant une formule de Maurras qui ne pouvait à son tour penser qu’à Lucrèce, que la politique maurrassienne se fondait ultimement sur « la nature des choses ». Principe presque paradoxal s’agissant de théorie politique, de ce que certains auraient peut-être taxé un peu vite d’idéologie.
Mais au juste qu’est-ce que cette nature des choses ? comment un principe aussi insaisissable et divers dans ses manifestations historiques et empiriques doit-il être compris ?
« La Politique » du 1er novembre 1924 nous le montre, d’abord en énonçant des évidences. « L’Angleterre est une île. » C’est que l’évidence a des conséquences pratiques et immédiates, qu’elles-mêmes s’imposent aux Anglais et circonscrivent les possibilités politiques qui sont ouvertes à la nation anglaise. Un parti national anglais est un parti maritime et impérial. Et Maurras nous donne dans ce texte deux autres exemples, celui de Venise, où cette politique déterminée par la nature des choses l’était encore plus fortement que dans l’Angleterre contemporaine, et Athènes, où précisément cette nature des choses était plus trouble, partagée entre l’Attique et le large, le continent et les îles alliées.
« La nature des choses légitimait, si j’ose dire, le conflit civique au cœur même de la cité. La division était fatale, éternelle. »
Qu’en tirer comme leçon pour la France ? il faut ici expliciter un raisonnement que Maurras ne prend pas la peine de dégager complètement dans son texte. La France n’est pas une démocratie. Ou si elle en a les procédés et certaines faiblesses qu’il pointe volontiers, elle est, en fait, du point de vue du « bien public », une aristocratie ratée. Reprenons : il faudrait, pour que la république eût une idée claire de l’intérêt national, qu’elle fût « conservatrice », ou « république modérée », au sens de modérément républicaine, comme le disait Kiel et Tanger qui démontrait après quantité d’autres textes que cette république modérée ou conservatrice était une chimère : la loi du régime le pousse, et le pousse au pire.
Dans ces conditions, la vue de l’intérêt national, du bien commun sous la forme de ce qu’imposent la géographie et la nature des choses, cette vue existe sans doute. Mais en république, l’action des « cinq millions de français éclairés » qui formeraient une sorte d’aristocratie consciente et dont parlait Fustel, à condition qu’on les suppose réunis, est annulée par les tares du régime.
Il faudrait donc une aristocratie, mais la France n’en a pas, et si elle en avait une, son action serait nulle. La faute au régime républicain. Mais ce régime ainsi incapable de comprendre l’intérêt commun et national tels que le formulerait la vue claire des choses, d’où sort-il ?
De la nature des choses à son tour, du caractère divers de la France, des rivalités et influences contraires qui y sont la chose la plus naturelle en raison même du pays et de sa géographie humaine. La nature de la France, c’est précisément de ne pas pouvoir avoir une vision claire de son intérêt national comme l’Angleterre y est forcée.
Ainsi ce qui est vrai de Venise ou de l’Angleterre ne l’est pas de la France, où le remède n’est pas la création d’une aristocratie, encore moins le rêve d’une aristocratie républicaine et démocratique qui serait une contradiction dans les termes. En France, ce qui est naturel, conforme aux conditions du pays, ce qui peut faire la synthèse des différentes influences, c’est la monarchie. Ainsi se termine bien l’article de Maurras.
On peut sans doute souligner deux conclusions implicites. D’abord que cette nature des choses n’est donc pas tant une détermination absolue qu’une série de causes qui imposent à la vie de la nation des conséquences. Un des ressorts les plus puissants de la politique maurrassienne est là : identifier les causes et les conséquences, assigner à chaque phénomène sa place dans cette série. Ensuite que si l’on va chercher vers l’étranger des enseignements, ils ne faut pas y chercher des modèles à transposer. Ce qui se passe à Athènes, à Venise ou à Londres est riche d’enseignements et nourrit la réflexion, mais ne permet pas de comparaisons simples, encore moins des emprunts. La nécessité de la monarchie en France ne provient pas d’une supériorité morale ou métaphysique d’un système politique sur un autre, mais bien d’abord de la nature de nos réalités nationales. Maurras le répétera inlassablement : il ne saurait y avoir d’« internationale blanche », c’est la monarchie française qui l’intéresse, pas une construction abstraite qui serait déclinée selon des particularismes locaux dont la France ne serait qu’un cas parmi les autres.