Jean Jaurès, qui a son avenue dans toutes les villes de France, est un mythe officiel, une statue du Commandeur, une référence omniprésente ; mais qui sait au juste ce qu’il fut, ce qu’il réalisa ?
Les points de repère sont rares. Jaurès n’a jamais été à la tête de l’État, il n’a jamais même été ministre. Il n’a pas tenté de prendre le pouvoir. Il ne laisse aucun livre culte, aucune poésie que tout un chacun a pu apprendre à l’école. On est bien en peine de citer quelque chose de lui, ou de lui attribuer quelque événement symbolique ; pas de bataille d’Hernani, ni de « J’accuse », ni de Déjeuner sur l’herbe. Les mines de Carmaux, la Verrerie ouvrière d’Albi, voilà qui relève plus du fait divers local que de la secousse planétaire. Alors, d’où vient la légende ?
Pour une part, à coup sûr, de son assassinat, la veille de la déclaration de guerre. Nous aurons à revenir sur ce triste épisode ; l’assassin qui était membre du Sillon a été acquitté, les ennemis de Maurras mettant en cause l’Action française qui, adversaire politique de Jaurès, aurait créé autour de lui un climat de haine propre à armer le bras d’un tueur, dont il n’importe plus guère, à ce niveau de polémique voisin du zéro absolu, qu’il ait été responsable de ses actes ou non.
Mais aussi et surtout parce que Jaurès, à travers son action souvent brouillonne et versatile, aura été le véritable fondateur de la gauche française, celui qui a uni les républicains et les socialistes, celui qui a implanté au cœur du socialisme la sensibilité romantique, la mystique des droits de l’homme, le culte de la victoire finale et inéluctable de la justice, de la paix, de la non violence, du progrès et de la fin des religions.
Jaurès y est parvenu grâce à ses capacités exceptionnelles d’orateur. N’oublions pas qu’il appartenait à l’époque de la culture orale ; il n’y avait alors ni radio, ni micro, ni sonorisation, ni enregistrement. L’homme, face à son auditoire, savait subjuguer. Jaurès était doué d’une sorte de magnétisme, qui le faisait entrer lorsqu’il était à la tribune dans un état second, et son discours le possédait lui-même autant qu’il possédait son public.
Certes, Jaurès a laissé également une œuvre écrite abondante. Mais c’est l’oral qui a fait Jaurès, et les paroles se sont envolées. Pour autant, les écrits sont-ils restés ? C’est à voir. Jaurès a écrit tout et son contraire. Pour fabriquer son mythe posthume, il n’a été nul besoin de triturer, de censurer tel ou tel ouvrage de référence ; il n’y en a pas. Il a suffi de composer une hagiographie à partir d’éléments épars. Allez aujourd’hui la contredire avec d’autres éléments épars, qui ne valent pas plus que les premiers ! C’est peine perdue. Quand on s’aperçoit par exemple que sous sa plume, les mots de socialisme, de collectivisme et de communisme étaient synonymes et interchangeables, il n’y a pas de place pour une véritable réflexion critique. Jaurès était un prédicateur, non un rhéteur, encore moins un technicien. Il siège sur le trône panthéonisé de père fondateur de la gauche française, et son culte actuel n’est fait que de dévotion irénique, sans analyse, sans apologétique, sans possibilité d’analyse, sans possibilité d’apologétique.
Ce qu’en écrivait Maurras au temps de Jaurès vivant n’en a que plus d’intérêt. Le texte que nous proposons aujourd’hui, « Mademoiselle Jean Jaurès », a été publié à la une du Figaro le 19 octobre 1901, sous le surtitre Notes d’un royaliste. Jean Jaurès est alors au centre d’une polémique car trois mois plus tôt, le 7 juillet exactement, sa fille Madeleine fit sa première communion. Or son père était le chef du parti le plus explicitement anticlérical ! Il fut violemment attaqué, notamment par ses amis socialistes qui crièrent à la trahison, et s’en sortit plus ou moins habilement en évoquant une cabale menée par les jésuites pour le déconsidérer. Maurras ne rentre pas dans les détails privés et familiaux de cette affaire, mais il s’attache à décrypter les rapports ambigus de Jaurès avec la religion. Jaurès combat certes les curés, les congrégations, l’école catholique, mais toute son action est empreinte de messianisme et de prophétisme, et son matérialisme athée s’en trouve bien attiédi.
Mademoiselle Jean Jaurès (le mot est d’Anatole France) sera repris en 1911 dans Une campagne royaliste au Figaro, laquelle sera à son tour annexée à l’édition définitive de l’Enquête sur la monarchie. Il en constitue le cinquième élément d’une série de douze. Nous avons repris ici la version originale de 1901, réservant la version refondue de 1911 pour la parution prochaine sur notre site de l’Enquête sur la Monarchie.
Presque tous les articles publiés par Maurras dans Le Figaro, en 1901 et au début de 1902, sont autant d’exposés de la doctrine royaliste. Celui-ci fait exception, et son principal mérite pour le lecteur d’aujourd’hui est de l’inviter à revisiter la formation de l’étrange mythe jaurésien.