Termes modernes, débats actuels et sensibles. Faut-il accueillir tous les réfugiés qui se présentent à nos frontières ? Et une fois qu’ils sont sur notre sol, faut-il les intégrer ? Les assimiler ? Les contraindre d’emblée à adopter nos mœurs, nos institutions, à se fondre dans le peuple hôte ? Et quant à celui-ci, les gens de souche et les arrivés de plus fraîche date, faut-il lui demander son acquiescement, et se soucier de son avis ?
Prenons un exemple, car l’Histoire n’en est pas avare. Voici deux cent bougres qui fuient leur pays en proie à des troubles et des pillages. Soixante-dix familles en tout. Après avoir traversé la Méditerranée à bord d’un rafiot de fortune, ils accostent sur les rives occidentales. On les place dans un camp d’accueil où ils survivent comme ils peuvent. Puis vient une révolution qui renverse le pouvoir local. Les habitants du cru, désormais maîtres de leurs terres, s’en prennent aux réfugiés et détruisent leurs maigres biens. Mais cette révolution tourne vite court, une nouvelle puissance s’installe, et installe son administration. Le gouverneur, empli de sentiments humanitaires, accorde aux réfugiés spoliés un nouveau territoire. Les allogènes s’y installent, rebâtissent derechef une cité, et y prospèrent pendant un siècle et plus, en conservant leur langue, leur religion, leurs coutumes.
Que penser de cette aventure ? Modèle, ou anti-modèle ?
Nous arrivons à la fin du dix-neuvième siècle. L’école publique, le machinisme, le service militaire, ont commencé à brasser les populations et nos descendants d’émigrés se métissent petit à petit. Ils conservent néanmoins une forte originalité et gardent la mémoire tenace de leur terre d’origine. Intégrés ? Ils le sont, mais pas vraiment selon les canons de la doxa républicaine d’aujourd’hui. Assimilés ? Encore moins, sans doute. Leur ville reste comme un enclave en pays tiers.
C’est alors qu’un jeune journaliste provençal, ouvertement nationaliste, pourchasseur de toute influence étrangère en son pays, vient visiter ladite ville, et tombe sous son charme. Il constate le métissage en cours, en comprend les déterminants inéluctables, mais il regrette cette évolution qui tend à estomper la force des traditions vivantes. Et il rend hommage au sens politique de ce gouverneur éclairé, monsieur de Marbeuf, qui a su accueillir sans contraindre au déracinement. Maurras, car il s’agit bien sur de lui, esquisse ainsi à propos de Cargèse le paradigme d’une intégration non jacobine, d’un multiculturalisme sans métissage, d’un communautarisme sans ghettos, aux antipodes de l’assimilation par une république unitaire et centralisatrice.
Il est vrai qu’il s’agissait de Grecs et que Maurras, qui ne manqua pas de trouver chez eux de quoi évoquer en lui le souvenir de l’Athènes antique, ne pouvait être que séduit. La façon dont il décrit le zèle au travail des Cargésiens, par rapport aux paresseux Corses du cru qui les entourent, aurait du mal à être publié aujourd’hui !
Plus d’un siècle de nouveau a passé depuis la rencontre de Charles Maurras et de Cargèse. Le rouleau compresseur de l’intégration républicaine a fait son œuvre, la déchristianisation aussi, qui a touché aussi bien les orthodoxes grecs que les catholiques corses. Et les immigrés d’aujourd’hui ne viennent pas de Laconie. Le récit de Maurras n’en montre pas moins que l’on peut chercher des voies politiques en dehors du métissage multiculturaliste et du jacobinisme assimilateur.
Paru sous le titre Une ville grecque et française, ce texte fait partie du recueil Anthinéa dont la première édition date de 1901. Il est possible qu’il ait auparavant été publié dans une revue, comme plusieurs autres chapitres d’Anthinéa, mais nous n’en savons pas plus. Les illustrations que nous reproduisons sont issues d’une édition de luxe de 1927, illustrée par Renefer.