Point n’est besoin de s’inventer un monde d’horreurs ou d’hallucinations pour nourrir son inspiration poétique, dès lors que ces horreurs ont bel et bien existé, et que leur réalité dépasse l’imagination la plus perverse.
Et lorsque c’est un poète de génie qui aura lui-même vécu, traversé ces épisodes d’épouvante avant d’y laisser sa propre vie, les vers qu’il aura laissés en témoignage resteront à jamais comme trop imprégnés de tragique pour être accessibles au lecteur. C’est toute la différence que fait Maurras entre la Charogne de Baudelaire, qui a fasciné son adolescence, et les Iambes d’André Chénier. On ne saurait cependant qualifier de malchance, pour Baudelaire, de n’avoir eu pour nourrir son inspiration que la répugnance qui lui inspirait le général Aupick, André Chenier ayant de son côté la « chance » de connaître les cachots et les exécutions de la Terreur…
Il y a donc autre chose. Baudelaire, pour qui Maurras aura toute sa vie oscillé entre admiration et rejet passionné, était comme Chénier un « poète savant », à la fois et au plus haut niveau artisan de l’agencement des mots, musicien de leur harmonie, érudit de leur sens et de leur histoire, et doté de cette rare qualité qu’est le goût, lequel doit être à la fois affirmé et original.
Un autre de ces « poètes savants » aura connu, non pas les prisons de Robespierre, mais l’affreuse vie des tranchées de la Grande Guerre : c’est Jean-Marc Bernard, qu’un obus raya de la liste des vivants en juillet 1915.
Avant la guerre, ce Jean-Marc Bernard dirigeait la revue poétique Les Guêpes qui, sans être explicitement liée au courant maurrassien, trouvait avec lui de nombreux recoupements.
La Revue fédéraliste lui consacra en hommage son numéro 34, d’avril 1921. Jacques Reynaud, lui même proche de Charles Maurras, demande à celui-ci une contribution ; Maurras s’en acquitte en commençant par s’excuser d’en faire si peu. Il est vrai qu’il a quitté la critique littéraire et poétique depuis plus de dix ans ; il se prend cependant au jeu, et développe à cette occasion diverses considérations sur l’art poétique qui annoncent la future préface de La Musique intérieure.
Ce texte, paru à l’origine sous le titre « Le regret de Jean-Marc Bernard », sera repris en 1923 dans le numéro spécial Poètes de la revue Le Divan sous le titre « Le poète savant ». Nous y découvrons le personnage de Jean-Marc Bernard, bien oublié aujourd’hui, comme tous les poètes du vingtième siècle qui n’auront été que poètes, et comme, de plus en plus, les scènes atroces de la der des ders.