Le 9 février 1904, dans la rade de Chemulpo (aujourd’hui Incheon, en Corée du Sud), la flotte japonaise attaque les deux navires de guerre russes qui s’y trouvent, et ceux-ci se sabordent après avoir été durement touchés. La guerre entre les deux pays ne sera pourtant formellement déclarée que le lendemain. Donc, en regard des lois internationales, cette agression relève de la piraterie. Mais elle vient également rappeler au monde que les traités ne sont que papier, et que quand ils ne reflètent pas les vrais rapports de force, ceux-ci reprennent vite le dessus, avec brutalité si besoin est.
Trois jours plus tard, le 12 février, l’Europe célèbre le centenaire de la mort de Kant, l’homme qui justement voyait dans le développement de la « juridicisation » des relations internationales la clef d’une paix perpétuelle.
Maurras ne manque pas de rapprocher les deux événements, et publie le 18 février 1904, dans la Gazette de France, un article vivement anti-kantien qui sera repris en 1916 dans le recueil Quand les Français ne s’aimaient pas sous le titre « À Chemulpo, ou le centenaire de Kant ».
En 2004, la renommée de Kant en France était réduite à bien peu de chose, par rapport à la situation que Maurras décrivait un siècle plus tôt. Le bicentenaire de sa mort est passé totalement inaperçu de ce côté-ci du Rhin. Le gouvernement fédéral allemand avait bien souhaité en faire son affaire, en forçant du même coup les Russes à ouvrir des négociations sur le statut de Kaliningrad. Ce fut peine perdue. Le Vert Joschka Fischer, alors ministre des Affaires étrangères, se contenta d’un discours où il qualifiait Kant de « fondateur de notre modernité » ; sans doute aurait-il pu, dans l’ex-Königsberg, traduire mot à mot les platitudes prononcées à Paris deux ans plus tôt pour le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo. Ces deux-là n’auront eu que deux ans de vie commune ici bas, mais les caricatures de vision prophétique du monde qu’on leur attribue à l’un et à l’autre ne se distinguent guère.
Kant est-il oublié parce que ses idées ont triomphé ? C’est ce que beaucoup pourraient penser, tant l’emprise du droit et des engagements réciproques semble désormais régir le monde et réglementer l’usage de la force… jusqu’au jour du prochain Chemulpo !