On sait que Maurras perdit très tôt son père. Son enfance fut également marquée par le souvenir d’un frère aîné, Romain, mort en bas âge. La première des Quatre nuits de Provence évoque cette absence, que l’état-civil nous restitue dans toute sa sécheresse :
- 26 janvier 1866 : naissance de Romain Charles Aristide Maurras
- 25 janvier 1868 : décès du précédent
- 20 avril 1868 : naissance de Charles Marie Photius Maurras
- 3 septembre 1872 : naissance de François Joseph Émile Maurras
- 3 janvier 1874 : décès de Jean Joseph Aristide Maurras, père des trois précédents
On ne sait ce que fut réellement l’incidence de ces drames familiaux et de leurs réminiscences sur la vie affective et intellectuelle de Charles Maurras. Sa mère ayant choisi de rester seule après son veuvage, il dut grandir dans une famille sans homme. Ce qui est certain, c’est qu’il se chercha, et trouva un temps, des pères et des grands frères de substitution. Et ce que l’on peut constater a posteriori, c’est son incapacité à avoir des fils, même un seul ; s’il adopta ses neveux après la mort de son frère, il n’eut jamais d’enfant à élever, ni de disciple dont il aurait fait son continuateur attitré.
Les pères, Mistral, Moréas, Anatole France, Monseigneur Penon, furent plutôt, au moins pour les deux premiers, des grand-pères ; Maurice Barrès fut tout au plus un cousin ; Henri Vaugeois, grand frère tardif, arriva trop tard, quand Maurras avait atteint sa pleine maturité.
Mais avant Henri Vaugeois, Maurras vécut en compagnie et quasiment à l’ombre d’un véritable grand frère, guide et inspirateur, aussi bien de sa pensée politique, esthétique et philosophique que de son mode de vie et de ses frasques nocturnes : Frédéric Amouretti.
On sait peu de choses de ce Frédéric Amouretti (18 juillet 1863 – 25 août 1903), né et mort à Cannes où une rue porte aujourd’hui son nom, sinon qu’il se survécut en quelque sorte à travers Maurras, aussi bien par ses qualités que par ses insuffisances.
Comme plus tard Maurras, Amouretti était journaliste, avant tout journaliste, capable dans l’instant d’exprimer ses fulgurances dans une langue claire et cristalline, puis de rassembler toute l’étendue de son savoir encyclopédique dans une argumentation sans faille ; comme plus tard Maurras, c’était un militant fougueux, entier, batailleur, bondissant sur la polémique ; et comme plus tard Maurras, il éprouvait les plus grandes difficultés à composer avec les événements, à contourner les obstacles.
Maurras tenta quelques synthèses dont on peut regretter qu’elles ne soient que tardives ou partielles. Amouretti n’en eut pas le temps ; il ne sut jamais prendre le recul nécessaire pour s’échapper de l’actualité, et il ne nous laisse que des articles épars.
Maurras l’évoque abondamment. En plus de l’histoire, maintes fois racontée, de leur commune Déclaration des jeunes Félibres fédéralistes de 1892, il lui dédie la préface du Chemin de Paradis, composée en mai 1894, et consacre Kiel et Tanger à sa mémoire, reconnaissant en lui son initiateur à la politique étrangère :
À
FRÉDÉRIC AMOURETTI
PATRIOTE FRANÇAIS
FÉDÉRALISTE DE PROVENCE
ROYALISTE DE RAISON ET DE TRADITION
1863–1903À L’AMI DISPARU
QUI M’INITIAIT À LA POLITIQUE ÉTRANGÈREÀ
SON ESPRIT
À
SA MÉMOIREAU LIVRE QU’IL AURAIT ÉCRIT
À L’ACTION QU’IL AURAIT CONDUITESI
LE DESTIN DE L’HOMME
ET
LA COURSE DES CHOSES
NE S’ÉTAIENT PAS CONTRARIÉS
Héritier spirituel de Fustel de Coulanges dont il accompagna les derniers instants, Amouretti est de ce fait cité par Maurras à de nombreuses reprises, lorsqu’il est question de « remettre l’histoire de France à l’endroit » ou de traiter de nos rapports avec l’Allemagne.
Enfin, Maurras évoque abondamment Amouretti dans Le Mont de Saturne, sous son vrai nom et certainement à travers d’autres allusions et anecdotes.
Amouretti, qui fut l’aîné de cinq ans de Maurras, se retrouve donc en grande partie dans l’œuvre de son illustre cadet. Mais tout n’y est sans doute pas. Marras eut son Pierre Chardon ; Amouretti ne bénéficia de rien de comparable, mais un universitaire, André Cottez, publia en 1937 chez Plon la liste des titres et références de ses articles, accompagnée d’un essai de biographie. Il ressort de ces travaux qu’Amouretti ne limitait pas ses centres d’intérêt à la Provence, au fédéralisme, à Fustel de Coulanges et à la diplomatie ; il était également un observateur attentif de la question sociale et de la vie ouvrière, et il publia de nombreuses études sur les coopératives. Cet aspect « traditionaliste et proudhonien » de son œuvre mériterait d’être retrouvé !
Maurras et Amouretti se rencontrèrent aux fêtes félibréennes de Sceaux en juillet 1889 (on relira dans Dante et Mistral l’histoire de leur fausse première rencontre), et ils ne se quittèrent plus jusqu’en 1901 lorsqu’Amouretti, miné par la maladie, se retira de toute activité et retourna dans sa ville de Cannes où il devait mourir deux ans plus tard.
Dans le court article du 3 septembre 1905 que nous publions aujourd’hui, Maurras écrit qu’il est « indispensable de publier tout Frédéric Amouretti ». Le besoin de cette somme qui n’a jamais vu le jour, c’est aussi celui de la sienne propre, qui deviendra à son tour un leurre sans cesse poursuivi, toujours hors d’atteinte.