Toute sa vie, et il l’aura assez répété au cours de son procès, Charles Maurras a été l’adversaire de l’Allemagne. Il a dénoncé sur tous les tons la politique allemande d’expansion et d’agression, moqué la barbarie teutonne, vitupéré tant la Réforme de Luther que le Kantisme, tant le Romantisme que les relais de l’influence allemande en France. Intarissable sur ce sujet, il en a noirci des milliers de pages où la polémique la plus vive côtoie l’érudition la plus affirmée.
Or voici qu’en 1945 des gens qui manifestement ne l’ont pas lu, et qui ne veulent pas l’entendre, l’envoient finir ses jours en prison pour « intelligence avec l’ennemi ». Maurras qui se défend pied à pied, ou plutôt qui attaque et contre-attaque, maîtrise chaque point particulier mais se heurte, sur l’ensemble, à un mur d’incompréhension. Comment se peut-il qu’un tel chef d’accusation soit retenu contre lui ? Lui qui pendant plus de cinquante ans n’a cessé de combattre l’Allemand, ses pompes et ses œuvres ! Lui qui encore quelques mois plus tôt était la cible principale des partisans de l’Europe allemande, lesquels dénonçaient en lui le principal obstacle à leur propagande collaborationniste ?
Jusqu’à la fin de sa vie, Maurras restera arc-bouté sur ses certitudes. Un bon résumé de sa pensée d’alors nous est donné par un petit livre peu connu qu’il fait paraître à la fin 1948, Le Parapluie de Marianne. Le tirage en est confidentiel, mais contrairement à d’autres parutions de la même époque, l’édition est soignée et exempte de coquilles.
Maurras a alors 80 ans révolus et il purge sa peine à la maison centrale de Clairvaux. Pour des raisons d’opportunité, l’ouvrage est signé « Octave Martin », et l’auteur y est mis en scène à la troisième personne. Le Parapluie de Marianne est une réponse à un livre qui vient de sortir, Les Écrivains français et le Mirage allemand, 1800-1940, œuvre d’un universitaire spécialiste de littérature comparée, M. Jean-Marie Carré.
En soi, le livre de M. Carré semble être un honnête travail académique. Composé peu après la guerre, et n’abordant pas la période d’occupation, il ne participe en rien de ces écrits récents où tout se réduit, même au prix des anachronismes les plus invraisemblables, à un face à face entre hitlérisme et démocratie. S’il avait été publié dix ans plus tôt, Maurras y aurait sans doute relevé quelques insuffisances, mais ne serait pas allé plus loin. Seulement voilà ; M. Carré est un homme de l’établissement, et en 1948 il a pris acte du fait que Maurras est désormais un pestiféré.
Et non seulement il reprend contre lui des arguments de bien mauvaise facture, mais il croit bon de l’opposer à Jacques Bainville, dont la lucidité serait « bouleversante », alors que lui serait « aveuglé » par sa haine de la république. On imagine avec quelle détermination Maurras prit alors la plume pour le démolir pierre après pierre.
On a souvent dit, et Maurras le suggère lui-même dans divers souvenirs, que l’antigermanisme maurrassien trouve ses fondements dans les séquelles de la guerre de 1870 et que l’évocation de cette période ne l’a jamais quitté. C’est certainement en grande partie vrai ; Maurras ne donne pas aux deux guerres mondiales du vingtième siècle un statut à part, mais y voit une répétition des mêmes événements, une confirmation de ses thèses, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Mais le Parapluie révèle que Maurras a également beaucoup médité sur la période antérieure. Au détour d’une note en bas de page sur ce qu’il appelle « l’historiole Musset », il fait grief à M. Carré de ne pas savoir qu’il s’agit d’une fable. Or il semble bien que pour les auteurs d’aujourd’hui cette fable soit restée vérité d’évidence.
Quelle est cette « historiole Musset » ? Il faut remonter à la Question d’Orient, dont le tout jeune Maurras avait apprécié l’analyse faite par Thureau-Dangin. Le 15 juillet 1840, les vainqueurs de 1815 apportent leur soutien à l’Empire Ottoman, contre le pacha d’Égypte Mehmet Ali, protégé par Louis Philippe. Ceci déclenche alors en France une poussée nationaliste exploitée par Thiers. La revendication de la rive gauche du Rhin, frontière dite « naturelle » est alors largement partagée par l’opinion. La fièvre diplomatique sera calmée par le remplacement de Thiers par Guizot.
Dans ce climat tendu, un poète allemand nommé Becker publie le 18 septembre 1840 un poème qui deviendra de suite, sur une musique de Robert Schumann, un chant de guerre anti-français au succès fulgurant : le Rheinlied, au refrain :
Sie sollen ihn nicht haben, den freien deutschen Rhein
« Ils ne l’auront pas, notre libre Rhin allemand ». Lamartine y répondra dans un souci d’apaisement par sa Marseillaise de la paix, publiée le 1er juin 1841 par la Revue des Deux Mondes.
Mais, et c’est là que commence l’historiole, tout le monde ne partage pas ce souci d’apaisement. Au cours d’un dîner chez Mme de Girardin, en présence de Balzac, Théophile Gautier et Musset, la maîtresse de maison déclare :
Pour ma part, je professe un égoïsme national féroce, j’ai le préjugé de la Patrie et j’aurais aimé répondre à cet Allemand en vers cruels.
Alors Musset prend deux cigares, sort dans le jardin et compose en quelques minutes sa réponse.
De fait, le poème de Musset « Nous l’avons eu, votre Rhin Allemand… » qui répond sinon mot pour mot, du moins image pour image, au chant de Becker, n’est pas qu’une prouesse de versificateur surdoué répondant à un défi de salon ; c’est une déclaration altière de supériorité de la civilisation sur la barbarie, dont on retrouvera les accents dans la Bataille de la Marne de Charles Maurras.
L’antigermanisme de Maurras ne se réduit donc pas à l’influence de Barrès, a fortiori à celle de Déroulède. Il s’alimente à bien d’autres sources et ne peut se réduire à une affirmation nationaliste contre un courant pacifiste. Or c’est un peu ainsi que, depuis M. Carré, on a tendance à décrire les positions des intellectuels français face à l’Allemagne. Les guerres, jusqu’en 1914, n’ont été qu’une longue série d’accidents regrettables, conséquences du militarisme et du nationalisme, celle de 1939 ayant, elle, un statut spécifique et irréductible de combat final entre la liberté et la Bête immonde.
Aujourd’hui il n’est même plus vraiment question de réhabiliter les tenants du philogermanisme pacifiste du XIXe siècle, tant cela paraît aller de soi, tant la mémoire de l’expansionnisme prussien s’est estompée ; il s’agit de traquer, dans une histoire sectionnée, revisitée et recomposée, les écrits précurseurs de l’union européenne, et plus particulièrement de l’union franco-allemande. C’est ainsi que l’on a fait dire n’importe quoi à ce brave Hugo, qui certes a le dos bien large ! Mais à ce jeu, Maurras n’est pas prêt d’être audible.
En revanche, que l’on s’attache à rendre à notre histoire littéraire sa réelle diversité, et on aura, au moins sur un plan patrimonial, prononcé sa réhabilitation.